Historiettes (1906)/Mondory ou l’histoire des principaux comédiens françois

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 271-278).

MONDORY OU L’HISTOIRE DES PRINCIPAUX COMÉDIENS FRANÇOIS[modifier]

Agnan a été le premier qui ait eu de la réputation à Paris. En ce temps-là, les comédiens louoient des habits à la friperie ; ils étoient vêtus infâmement, et ne savoient ce qu’ils faisoient. Depuis, vint Valeran, qui étoit un grand homme de bonne mine ; il étoit chef de la troupe ; il ne savoit que donner à chacun de ses acteurs, et il recevoit l’argent lui- même à la porte. Il avoit avec lui un nommé Vautray, que Mondory a vu encore, et dont il faisoit grand cas. Il y avoit deux troupes alors à Paris ; c’étoient presque tous filous, et leurs femmes vivoient dans la plus grande licence du monde ; c’étoient des femmes communes, et même aux comédiens de l’autre troupe dont elles n’étoient pas.

Le premier qui commença à vivre un peu plus réglément ce fut Gaultier-Garguille : il étoit de Caen, et s’appeloit Fleschelles. Scapin, célèbre acteur italien, disoit qu’on ne pouvoit trouver un meilleur comédien. Gaultier étudioit son métier assez souvent, et il est arrivé quelquefois que comme un homme de qualité qui l’affectionnoit l’envoyoit prier à dîner, il répondoit qu’il étudioit.

Belleville, dit Turlupin, vint un peu après Gaultier-Garguille, et ils ont longtemps joué ensemble avec la Fleur, dit Gros-Guillaume, qui étoit le fariné, Gaultier le vieillard, et Turlupin le fourbe. Turlupin, renchérissant sur la modestie de Gaultier-Garguille, meubla une chambre proprement ; car tous les autres étoient épars çà et là, et n’avoient ni feu ni lieu. Il ne voulut point que sa femme jouât (elle a joué depuis sa mort, étant remariée avec d’Orgemont, dont nous parlerons ensuite), et il lui fit visiter le voisinage ; enfin il vivoit en bourgeois.

La comédie pourtant n’a été en honneur que depuis que le cardinal de Richelieu en a pris soin, et, avant cela, les honnêtes femmes n’y alloient point. Il trouva Bellerose sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne avec sa femme, bonne actrice, la Beaupré et la Valiotte, personne aussi bien faite qu’on en pût trouver ; elle a eu bien des galants, et, lorsqu’elle ne valoit plus rien, l’abbé d’Armentières, qui devint après l’aîné, par la mort de son frère, la tira du théâtre, et en fit le fou à un point si étrange qu’après sa mort il eut long-temps le crâne de cette femme dans sa chambre.

Mondory commença à paroître en ce temps-là. Il étoit fils d’un juge ou d’un procureur fiscal de Thiers, en Auvergne, où l’on faisoit autrefois toutes les cartes à jouer ; pour lui, il se disoit fils de juge. Son père l’envoya à Paris chez un procureur. On dit que ce procureur, qui aimoit assez la comédie, lui conseilla d’y aller les fêtes et les dimanches, et qu’il y dépenseroit et s’y débaucheroit moins que partout ailleurs. Il y prit tant de plaisir qu’il se fit comédien lui- même ; et, quoiqu’il n’eût que seize ans, on lui donnoit des principaux personnages, et insensiblement il fut le chef d’une troupe composée de Le Noir et de sa femme, qui avoient été au prince d’Orange. Cette Le Noir étoit une aussi jolie petite personne qu’on pût trouver. Le Noir mourut, et sa femme s’en tira. Le comte de Belin, qui avoit Mairet à son commandement, faisoit faire des pièces, à condition qu’elle eût le principal personnage ; car il en étoit amoureux, et la troupe s’en trouvoit bien. La Villiers y étoit aussi. On dit que Mondory s’en éprit, mais qu’elle le haïssoit ; et que la haine qui fut entre eux fut cause qu’à l’envi l’un de l’autre ils se firent deux si excellentes personnes en leur métier. Le comte de Belin, pour mettre cette troupe en réputation, pria madame de Rambouillet de souffrir qu’ils jouassent chez elle la Virginie de Mairet. Le cardinal de La Valette y étoit, qui fut si satisfait de Mondory, qu’il lui donna pension. Il en donnoit comme cela aux hommes extraordinaires qui lui plaisoient.

Mondory eut toujours de la reconnoissance pour madame de Rambouillet ; car ce fut de ce jour-là qu’il commença à entrer en quelque crédit. Sa femme n’a jamais pensé à monter sur le théâtre, et lui n’a jamais joué à la farce ; c’est le premier qui s’est avisé de cela : Bellerose y jouoit. Il ne laissa voir sa femme à personne, et il disoit aux gens : « C’est une innocente qui ne bouge des églises. » Il tiroit part et demie. Il étoit de certaines conversations spirituelles chez Giry et chez du Ryer, et faisoit des vers passablement : il ne manquoit point d’esprit, et savoit fort bien son monde. Je me souviens qu’on fit une certaine pièce qu’on appeloit l’Esprit Fort, où l’on avançoit, en contant les visions de l’Esprit Fort, qu’il disoit que Mondory faisoit mieux que Bellerose ; et Bellerose, car c’étoit à l’hôtel de Bourgogne et en parlant à lui qu’on disoit cela, faisoit la plus sotte mine du monde à cet endroit-là, au lieu de ne faire pas semblant de l’entendre. Cependant le monde fut bientôt de l’avis de l’Esprit fort ; mais le feu Roi, peut-être pour faire dépit au cardinal de Richelieu, qui affectionnoit Mondory, tira Le Noir et sa femme de la troupe du Marais (c’est où jouoit Mondory), et les mit à l’hôtel de Bourgogne. Mondory prit Baron, et dans peu sa troupe valoit encore mieux que l’autre ; car lui seul valoit mieux que tout le reste : il n’étoit ni grand, ni bien fait ; cependant il se mettoit bien, il vouloit sortir de tout à son honneur, et pour faire voir jusqu’où alloit son art, il pria des gens de bon sens, et qui s’y connoissoient, de voir quatre fois de suite la Marianne. Ils y remarquèrent toujours quelque chose de nouveau ; aussi, pour dire le vrai, c’étoit son chef-d’œuvre, et il étoit plus propre à faire un héros qu’un amoureux. Ce personnage d’Hérode lui coûta bon, car, comme il avoit l’imagination forte, dans le moment il croyoit quasi être ce qu’il représentoit, et il lui tomba en jouant ce rôle une apoplexie sur la langue qui l’a empêché de jouer depuis. Le cardinal de Richelieu l’y obligea une fois ; mais il ne put achever. Si ce cardinal eût voulu, au moins Mondory en eût-il pu instruire d’autres ; mais pour cela, il eût fallu lui donner de l’autorité, car il n’y avoit si petit acteur qui ne crût en savoir autant que lui. Ce fut lui qui fit venir Bellerose, dit le Capitan Matamore, bon acteur. Il quitta le théâtre parce que Desmarets lui donna, à la chaude, un coup de canne derrière le théâtre de l’hôtel de Richelieu. Il se fit ensuite commissaire de l’artillerie. et y fut tué. Il n’osa se venger de Desmarets, à cause du cardinal, qui ne le lui eût pas pardonné.

Le cardinal, après que Mondory eût cessé de monter sur le théâtre, faisoit jouer les deux troupes ensemble chez lui, et il avoit dessein de n’en faire qu’une. Baron et la Villiers,, avec son mari, et Jodelet même allèrent à l’Hôtel de Bourgogne. D’Orgemont et Floridor, avec la Beaupré, soutinrent la troupe du Marais, à laquelle Corneille, par politique, car c’est un grand avare, donnoit ses pièces ; car il vouloit qu’il y eût deux troupes.

D’Orgemont, à mon goût, valoit mieux que Bellerose, car Bellerose étoit un comédien fardé, qui regardoit où il jetteroit son chapeau, de peur de gâter ses plumes : ce n’est pas qu’il ne fît bien certains récits et certaines choses tendres, mais il n’entendoit point ce qu’il disoit. Le Baron de même n’avoit pas le sens commun ; mais si son personnage étoit celui d’un brutal, il le faisoit admirablement bien. Il est mort d’une étrange façon. Il se piqua au pied, en marchant trop brutalement sur son épée, comme il faisoit le personnage de don Diègue, au Cid, et la gangrène s’y mit. Floridor était amoureux de la femme de Baron, et une fois qu’il sembla au mari qu’elle avoit parlé trop passionnément à Floridor, au sortir de la scène, il lui donna deux bons soufflets. Elle est encore fort jolie ; et n’est pas une merveilleuse actrice, mais elle est fort bien, et elle réussit admirablement pour la beauté ; cependant elle a eu seize enfants.

D’Orgemont mourut bientôt après. Floridor, qui y est aujourd’hui, lui succéda. Il jouoit encore au Marais (1649) avec la Beaupré, vieille et laide, quand il arriva une assez plaisante chose. Sur le théâtre, elle et une jeune comédienne se dirent leurs vérités. « Eh bien ! dit la Beaupré, je vois bien, Mademoiselle, que vous voulez me voir l’épée à la main. » Et en disant cela, c’étoit à la farce, elle va quérir deux épées déjà épointées. La fille en prit une, croyant badiner. La Beaupré, en colère, la blessa au cou et l’eût tuée, si on n’y eût couru. Depuis, M. de Beaufort donnant certaine comédie où cette fille étoit nécessaire, il l’alla prier de venir. Elle y alla embéguinée, quoiqu’elle eût juré de ne jouer jamais avec la Beaupré. Plusieurs personnes lui parlèrent d’accommodement ; elle dit qu’elle n’en vouloit rien faire, et elle s’en alla dès qu’elle eut fini, car son rôle ne duroit pas jusqu’à la fin de la pièce. Cette Beaupré quitta le théâtre il y a six ans, et présentement elle joue en Hollande.

Floridor, las d’être au Marais avec de méchants comédiens, acheta la place de Bellerose avec ses habits, moyennant vingt mille livres ; cela ne s’étoit jamais vu. Le chef ayant part et demie dans la pension que le Roi donne aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, c’est ce qui faisoit donner cet argent. (le Floridor est fils d’un ministre ; il s’appelle Josias. Autrefois, quand il paroissoit, du temps de Mondory, les laquais crioient sans cesse : « Josias, Josias. » Ils le faisoient enrager. C’est un médiocre comédien, quoi que le monde en veuille dire ; il est toujours pâle ; cela vient d’un coup d’épée qu’il a eu autrefois dans le poumon ; ainsi point de changement de visage. Montfleury, s’il n’étoit point si gros, et qu’il n’affectât point trop de montrer sa science, seroit un tout autre homme que lui. Jodelet, pour` un fariné naïf, est un bon acteur ; il n’y a plus de farce qu’au Marais, et c’est à cause de lui qu’il y en a. Il dit une plaisante chose au Timocrate du jeune Corneille (1656), dont la scène est à Argos ; on lui avoit dit qu’il y avoit dans cette ville-là une fontaine où Junon, tous les ans, revenoit prendre une nouvelle virginité. Il vint conter cela après que la pièce fut achevée, et dit : « S’il y avoit une fontaine comme cela au Marais, il faudroit que le bassin en fût bien grand. » Il fait bien un personnage de valet, et Villiers dit Philippin, mari de la Villiers, ne le fait pas mal aussi, mais n’est pas si bien. Jodelet parle du nez, pour avoir été mal pansé de la v.., et cela lui donne de la grâce. Gros-Guillaume autrefois ne disoit quasi rien ; mais il disoit les choses si naïvement, et avoit une figure si plaisante qu’on ne pouvoit s’empêcher de rire en la voyant ; peut-être s’il fût venu du temps de Trivelin, de Scaramouche et de Briguelle, qu’il n’auroit pas tant fait rire les gens.

Il faut finir par la Béjard. Je ne l’ai jamais vue jouer ; mais on dit que c’est la meilleure actrice de toutes. Elle est dans une troupe de campagne ; elle a joué à Paris, mais ç’a été dans une troisième troupe, qui n’y fut que quelque temps. Son chef- d’œuvre, c’étoit le personnage d’Epicharis, à qui Néron venoit de faire donner la question.

Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre ; il en fut long-temps amoureux, donnoit des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. Il fait des pièces où il y a de l’esprit ; ce n’est pas un merveilleux acteur, si ce n’est pour le ridicule. Il n’y a que sa troupe qui joue ses pièces ; elles sont comiques. Il y a dans une autre troupe un nommé Filandre qui a aussi de la réputation ; mais il ne me semble pas naturel. La Bellerose est la meilleure comédienne de Paris ; mais elle est si grosse que c’est une tour. La Beauchâteau est aussi bonne comédienne ; elle ne manque jamais, et fait bien certaines choses.

Le théâtre du Marais n’a pas un seul bon acteur, ni une seule bonne actrice.

Il y a à cette heure une incommodité épouvantable à la comédie, c’est que les doux côtés du théâtre sont tout pleins de jeunes gens assis sur des chaises de paille ; cela vient de ce qu’ils ne veulent pas aller au parterre, quoiqu’il y ait souvent des soldats à la porte, et que les pages ni les laquais ne portent plus d’épées. Les loges sont fort chères, et il y faut songer de bonne heure. Pour un écu, ou pour un demi-louis, on est sur le théâtre ; mais cela gâte tout et il ne faut quelquefois qu’un insolent pour tout troubler. Les pièces ne sont plus guère bonnes.