Historiettes (1906)/Racan

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Texte établi par Louis MonmerquéMercure de France (p. 88-91).

RACAN

Racan est de la maison de Bueil. Son père étoit chevalier de l’ordre et maréchal de camp. Il portoit le nom de Racan, à cause que son père acheta un moulin qui est un fief, le propre jour que ce fils lui naquit, et il voulut que ce petit garçon en portât le nom. Racan commandoit les gendarmes de M. le maréchal d’Effiat. Cela le faisoit subsister, car son père ne lui laissa que du bien fort embrouillé ; puis il avoit toujours quelque chose de madame de Bellegarde, dont à la fin il hérita de vingt mille livres de rente en fonds de terre, de quarante qu’elle avoit. Elle étoit de la maison de Bueil. Racan étoit marié quand cette succession lui vint. Il a été quelquefois bien à l’étroit. Bois-Robert le trouva une fois à l’ours : la cour y étoit alors ; il étoit a près à faire une chanson pour je ne sais quel petit commis qui lui avoit promis de lui prêter deux cents livres. Bois-Robert les lui prêta. Il a logé longtemps dans un cabaret borgne, d’où M. Conrart le voulant faire déloger : « Je suis bien, je suis bien, lui dit-il : je dîne pour tant ; et le soir on me trempe pour rien un potage. »

Jamais la force du génie ne parut si clairement en un auteur qu’en celui-ci car, hors ses vers, il semble qu’il n’ait pas le sens commun. Il a la mine d’un fermier ; il bégaie, il n’a jamais pu prononcer son nom, car, par malheur, l’r et le c sont les deux lettres qu’il prononce le plus mal. Plusieurs fois il a été contraint d’écrire son nom pour le faire entendre. Bon homme du reste et sans finesse.

Etant fait comme je le viens de dire, le chevalier de Bueil et Yvrande, sachant qu’il devoit aller sur les trois heures remercier mademoiselle de Gournay, qui lui avoit donné son livre, s’avisèrent de lui faire une malice, et à la pauvre pucelle aussi. Le chevalier s’y en va à une heure. Il heurte ; Jamyn va dire à mademoiselle qu’un gentilhomme la demandoit. Elle faisoit des vers, et, en se levant, elle dit : « Cette pensée étoit belle, mais elle pourra revenir, et ce cavalier peut-être ne reviendroit pas. » Il dit qu’il étoit Racan ; elle, qui ne le connoissoit que de réputation, le crut. Elle lui fit mille civilités à sa mode, et le remercia surtou de ce qu’étant jeune et bien fait il ne dédaignoit pas de venir visiter la pauvre vieille. Le chevalier, qui avoit de l’esprit, lui fit bien des contes. Elle étoit ravie de le voir d’aussi bel humeur, et disoit à Jamyn, voyant que sa chatte miauloit : « Jamyn, faites taire ma mie Piaillon, pour écouter M. de Racan. » Dès que celui-là fut parti, Yvrande arrive, qui, trouvant la porte entr’ouverte, dit en se glissant : « J’entre bien librement, mademoiselle ; mais l’illustre mademoiselle de Gournay ne doit pas être traitée comme le commun. — Ce compliment me plaît, s’écria la pucelle. Jamyn, mes tablettes, que je le marque. — Je viens vous remercier, mademoiselle, de l’honneur que vous m’avez fait de me donner votre livre. — Moi, monsieur, reprit-elle, je ne vous l’ai pas donné, mais je devrois l’avoir fait. Jamyn, une Ombre pour ce gentilhomme. — J’en ai une, mademoiselle, et pour vous montrer cela, il y a telle ou telle chose en tel chapitre. » Après, il lui dit qu’en revanche il lui apportoit des vers de sa façon ; elle les prend et les lit. « Voilà qui est gentil, Jamyn, disoit-elle ; Jamyn en peut être, monsieur, elle est fille naturelle d’Amadis Jamyn, page de Ronsard. Cela est gentil ; ici vous malherbisez, ici vous colombiser ; cela est gentil. — Mais ne saurai-je point votre nom ? — Mademoiselle, je m’appelle Racan. — Monsieur, vous vous moquez de moi. — Moi, mademoiselle, me moquer de cette héroïne, de la fille d’alliance du grand Montaigne, et de cette illustre fille de qui Lipse a dit : Videamus quid sit paritura ista virgo ! — Bien, bien, dit-elle, celui qui vient de sortir a donc voulu se moquer de moi, ou peut-être vous-même, vous en voulez-vous moquer ; mais n’importe, la jeunesse peut rire de la vieillesse. Je suis toujours bien aise d’avoir vu deux gentilshommes si bien faits et si spirituels. Et là-dessus ils se séparèrent. Un moment après, voilà le vrai Racan qui entre tout essoufflé. Il étoit un peu asthmatique, et la demoiselle étoit logée au troisième étage « Mademoiselle, lui dit-il sans cérémonie, excusez si je prends un siège. » Il fit tout cela de fort mauvaise grâce et en bégayant. « Oh ! la ridicule figure, Jamyn, dit mademoiselle de Gournay. — Mademoiselle, dans un quart d’heure, je vous dirai pourquoi je suis venu ici, quand j’aurai repris mon haleine. Où diable vous êtes-vous venue loger si haut ? Ah ! disoit-il en soufflant, qu’il y a haut ! Mademoiselle, je vous rends grâce de votre présent, de votre Omble que vous m’avez donnée, je vous en suis bien obligé. » La pucelle cependant regardoit cet homme avec un air dédaigneux. « Jamyn, ditelle, désabusez ce pauvre gentilhomme ; je n’en ai donné qu’à tel et qu’à tel ; qu’à M. de Malherbe, qu’à M. de Racan — Eh ! mademoiselle, c’est moi. -Voyez, Jamyn, le joli personnage ! au moins les deux autres étoient-ils plaisants. Mais celui-ci est un méchant bouffon. — Mademoiselle, je suis le vrai Racan. — Je ne sais pas qui vous êtes, répondit-elle, mais vous êtes le plus sot des trois. Merdieu ! je n’entends pas qu’on me raille. » La voilà en fureur. Racan, ne sachant que faire, aperçoit un recueil de vers. « Mademoiselle, lui dit-il, prenez ce livre, et je vous dirai tous mes vers par cœur. »Cela ne l’apaise point ; elle crie au voleur ! Des gens montent, Racan se pend à la corde de la montée, et se laisse couler en bas. Le jour même elle apprit toute l’histoire ; la voilà au désespoir ; elle emprunte un carrosse, et le lendemain de bonne heure elle va le trouver chez M. de Bellegarde, où il logeoit. Il étoit encore au lit ; il dormoit ; elle tire le rideau ; il l’aperçoit, et se sauve dans un cabinet. Pour l’en faire sortir, il fallut capituler. Depuis, ils furent les meilleurs amis du monde, car elle lui demanda cent fois pardon. Bois- Robert joue cela admirablement ; on appelle cette pièce les Trois Racans. Il les a joués devant Racan même, qui en rioit jusqu’aux larmes, et disoit : Il dit vlai, il dit vlai.

Racan dit qu’ayant promis une pistole à une maquerelle pour une demoiselle qu’elle lui devoit faire voir, au lieu de cela elle lui fit voir une guenippe, et qui n’avoit rien de demoiselle. Racan ne lui donna qu’une pièce de quatorze sous et demi, le quart d’une pièce de cinquante-huit sous ; elles n’étoient pas communes alors. « Qu’est-ce là ? dit- elle. —C’est, lui dit-il, une pistole déguisée en pièce de quatorze sous, comme vous m’avez donné une demoiselle déguisée en femme de chambre. »