Historiettes et fantaisies/Artilleur de la garde

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ARTILLEUR DE LA GARDE



C’était un original que colonel Pion des Loches, de l’artillerie de la garde de Napoléon I, tellement à part du commun des mortels qu’il avait un nom impossible : Pion des Loches !

S’il eut dit le mot Cambronne à Waterloo, nul ne s’en serait occupé, à cause du nom bizarre, flasque et pâle de l’auteur.


Mais Cambronne,
Cela sonne
Et personne
Ne s’étonne.


Voilà au moins des vers qui ne seront pas couronnés par l’Académie. Je les ai faits dans ce dessein.



Pion avait la louable habitude d’écrire de longues lettres à sa famille, à travers le fer, le feu, les bataillons, les marches et les avaries de la guerre. On a tiré de ces papiers la matière d’un volume intitulé : Mes campagnes.

Ce qu’il voit des grandes opérations stratégiques et des combats auxquels il a été mêlé, ne dépasse pas un rayon de cent pieds autour de sa propre personne, mais cela il le voit bien et le raconte de même.

La vie du soldat et du petit officier est peinte sous sa plume ; pas moyen de s’y tromper. Les hauts panaches ne ressemblent pas aux simples coiffures que porte la masse des troupes. De même, dans les arrangements et les combinaisons des chefs, on ne voit que des manœuvres à grand effet, mais rien des mouvements de ces êtres qui grouillent en bas et gagnent des batailles sans savoir comment ils arrivent à de pareils triomphes.

La vie du troupier est toute d’obéissance et de sacrifice. La conception des autres choses ne lui est pas interdite ; elle ne lui est pas demandée non plus. Simple rouage dans une immense machine, il va jusqu’à ce qu’il casse — et alors on le remplace.

Très amusant, la guerre !

Pion allait son chemin, entraîné ou poussé, avec une tranquillité parfaite, ce qui implique la bravoure et le savoir-faire. On l’avait mis là : « très bien, j’y suis ; comptez sur moi. » Voilà tout.



— Portez vos quatre batteries au flanc de ce côteau, pour commander la route !

Les batteries partaient à fond de train et pointaient leurs canons en plongeant sur le lieu indiqué. À quoi cette manœuvre pouvait-elle servir ? Pion ne se le demandait même pas, vu qu’il ne connaissait en rien le plan d’ensemble de l’affaire. On lui eût dit : « Faites-vous tuer ici, afin que l’ennemi ne passe pas, » il se serait fait tuer, pour la bonne raison que c’était l’ordre.

— Qui diantre vous a fiché ici avec des pièces de six ! c’est absurde.

— Mon général, c’est un aide-de-camp de l’empereur.

— Ah ! Parfaitement. Les mazettes parlent ordinairement au nom de l’empereur. Rétrogradez au galop et plantez-moi vos canons sur cette pointe, là, voyez-vous ? et tirez à feu roulant sur les colonnes qui vont déborder de ce côté.

Pion, docile, rassemble ses attelages, lance toute la boutique en avant et prend possession de la pointe de terre. Aussitôt arrive une ordonnance :

— Pas de ça ! descendez la côte. Barrez l’avenue où passent les convois de l’ennemi !

— Triple galop ! En avant ! houp !

On barre l’avenue et on attend. Pas de convois visibles, parole de Pion !

Trente minutes plus tard, l’empereur survient, s’arrête et dit :

— Qu’est-ce que c’est que cette manigance ? Repliez-vous sur la Garde ! Rien à faire ici.

La bataille était gagnée.



Ordres et contre-ordres, c’est le service. Rester impassible et obéissant, au milieu de ce bazar, caractérise le vrai soldat.

Les hauts panaches savent ce qu’ils font ; les soldats doivent songer à bien faire ce qu’on leur ordonne.

Pion ne regardait Napoléon que comme un général connaissant sa besogne ; empereur, il ne l’aimait pas. À la tête de l’armée, il l’acceptait. Aussi, jusqu’à 1808, il est assez content — mais dès que les guerres de conquêtes commencent, il écrit à sa femme que tout va mal tourner — et il était prophète. Napoléon, de 1796 à 1807, se défendant, est sublime. De 1808 à 1812, attaquant, c’est un autre homme. De 1813 à 1815, il est de toutes formes et couleurs. Tombé, il fut grand encore une fois.

Pion nous dit que l’armée pressentait la chute, dès 1812, en marchant sur Moscou. Et il va plus loin, il affirme que, en 1808, les officiers supérieurs exprimaient déjà leur mécontentement, si bien que, de grade en grade, en descendant toujours, ce sentiment atteignit le dernier rang. Il devait en être ainsi, du moment que les favorisés du sort étaient les premiers à se plaindre de la continuité des guerres.

La bataille de la Moskowa (7 septembre 1812), racontée par Pion, est à lire. J’abrège, je condense le récit en peu de lignes :

Depuis trois jours, on disait : « C’est visible, une grande affaire va avoir lieu. » Cela ne nous faisait ni chaud ni froid. Quand on a vu Rivoli, Austerlitz, Iéna, Wagram, etc, c’est toujours la même sarabande : à droite, à gauche, en arrière, en avant, immobile, pressez le pas, tirez, ne tirez plus ! Eh bien ! vous concevez, on ne tient pas compte de ceux qui tombent autour de nous.

Le matin en question, calme complet dans l’artillerie de la garde — et pourtant, il y avait des tremblements de terre sur notre gauche : c’était la cavalerie de Murat qui se démenait.

La bataille était engagée avec les Russes, sur quatre lieues de terrain, où l’ennemi se présentait partout, et nous n’en savions rien.

J’ordonne la soupe, comprenant bien que nous ne pouvions nous battre le ventre vide. La soupe servie, à midi juste, l’empereur arrive, la goûte, la trouve bonne, en mange et la Garde (trente-six mille hommes de toutes armes) commence à chanter victoire : il avait mangé de la soupe du soldat !

Napoléon les remercie d’un geste amical et, choisissant un tout petit monticule de sable, il s’y asseoit, en nous regardant, comme s’il eut été dans un salon.

Le canon se mettait à gronder avec fureur sur notre droite. Je comprenais très bien que nos deux ailes étaient engagées contre l’ennemi et que la Garde, placée au centre et en arrière de cette longue ligne de bataille, servait de réserve pour porter le coup de la fin.



Les aides de camp arrivaient, de minute en minute, rendre compte de ce qui se passait, et souvent ils demandaient le secours de toute ou partie de la Garde, mais l’empereur fouettant le sable de sa cravache, répondait toujours :

— Non, non ! suivez le plan convenu.

Le temps s’écoulait. Napoléon avait l’air bien ennuyé ; de fait, il était malade. Nous attendions les événements — à peu près aussi rassurés que des hommes exposés à être pendus.

Très amusant la guerre !



Les nuages de poussière, le fracas de l’artillerie, les trépidations du sol sous les pas des chevaux, tout cela se rapprochait et nous devenions le milieu d’un capharnaüm difficile à décrire. Le froid était déjà piquant, le 7 septembre !

Sans quitter sa butte, le Petit Caporal donne un ordre, à peu près comme qui dirait : « Servez les huîtres » et, tranquillement, les hommes de l’artillerie de la Garde cessent de jouer aux cartes et de conter des contes ; on reforme les rangs plus ou moins ; nos canons s’alignent sur le rebord d’un terrain qui va un peu en pente. Entre chaque batterie on fait un large vide, de manière à laisser passer notre cavalerie qui est au deuxième rang. En arrière, les soldats d’infanterie se placent — mais tout cela se fait avec mollesse : nous n’éprouvons pas encore l’empoignement du combat.

Reprenons nos sièges sur le canapé des vaches. Moi je fais un somme, songeant que la fortune et l’ennemi viennent en dormant.



Arrivent encore des aides-de-camp, qui repartent emportant le même mot :

— Suivez le plan. Je ne veux pas faire démolir la Garde.

Le tas de sable, avec son homme dessus, était à voir, foi de Loche !

La bataille rageait, à droite et à gauche. Petit à petit, nous nous dégourdissions ; le moment de partir en guerre arrivait.

À quatre heures, devant nous, sur les terres un peu plus basses, des masses de troupes se dessinèrent, semblables aux vagues de l’océan, avançant avec menace de notre côté. Le tapage était devenu infernal. Murat d’un bord, Ney de l’autre culbutaient les deux flancs de l’ennemi sur son centre et celui-ci formait un point d’appui pour tous les Russes qui, maintenant, voulaient percer, par le milieu, la ligne de bataille des Français. Si ce n’est pas cela, si je n’ai pas bien vu ce qui se passait, prenez-vous-en à la poussière dont l’air était chargé.

Napoléon fit signe d’amener son cheval et monta en selle avec nonchalance. Je l’avais vu plus alerte que cela en Italie !



Le maréchal Lefebvre duc de Dantzig qui commandait la Garde, adressa des ordres aux chefs de corps. Tout se redressa : le frisson qui animait nos vétérans électrisait jusqu’aux chevaux.

Un nuage immense, composé de poussière et des fumées de la poudre s’étendait partout, mais nous distinguions la marée montante des Russes qui arrivait sur nous.

Napoléon se tournant vers le maréchal Lefebvre, lui dit : « Allez ! »

Lefebvre sauta à cheval, tira son épée et d’une voix éclatante, avec des éclairs dans les yeux, il cria

— En avant, la Garde ! toute la Garde !

Ce fut un coup de théâtre. Mes canons crachèrent trois fois sur la marée russe, puis les cavaliers passèrent, comme des torrents déchaînés, entre nos batteries pour se ruer sur les masses sombres que la mitraille et les boulets avaient arrêtées un instant dans leur marche. Après cela vinrent les corps d’infanterie, l’arme au bras, graves, alignés, marchant au pas mesuré, comme à la parade, et comptant sur la baïonnette pour terminer la journée.

Très amusant la guerre !



Pion des Loches se borne à ajouter que, le lendemain, on connut que c’était une victoire.

J’ai tâché d’imiter les allures de l’auteur, tout en abrégeant ses récits. Que je voudrais donc avoir assez d’espace pour parler de la retraite de Moscou jusqu’à Wilna ! Pion des Loches s’y est montré habile à soigner sa table, lorsque toute l’armée mourait de faim. Un type, ce Pion !