Historique de l’analyse spectrale
HISTORIQUE
DE
L’ANALYSE SPECTRALE
Messieurs,
Notre devoir à tous est de contribuer le plus possible aux progrès de la science à laquelle chacun de nous s’est voué, et nos efforts doivent avoir pour but soit d’en étendre le domaine, soit d’en propager les acquisitions. Aux savants, aux vrais savants la première tâche, à eux aussi toute la gloire et toute notre admiration. Mais s’il n’est donné qu’à un petit nombre de compter parmi les maîtres, il en est d’autres que l’on veut bien encore honorer dans le monde du nom de savants, parce qu’ils marchent à la suite des premiers et s’attachent à répandre et à populariser leurs découvertes. Ceux-ci ont un rôle plus modeste, une tâche plus facile et contribuent aussi à faire aimer la science.
Pour moi, je ne me fais pas d’illusions sur les titres que votre indulgence a jugés suffisants pour m’admettre dans votre compagnie, et je m’explique bien mieux ma présence au milieu de vous par la bienveillance que vous n’avez cessé de témoigner au professeur qui, depuis plus de seize ans, s’efforce de faire passer dans le cœur et dans l’esprit de vos jeunes générations l’amour de l’étude : non pas cet amour passager, égoïste, qui ne voit dans les choses que le produit qu’on en peut tirer, mais l’amour pur, désintéressé, qui fait aimer la vérité pour elle-même, qui trouve sa joie à tout surmonter pour la conquérir, qui nous ravit enfin quand il nous est donné de gravir un nouveau degré de cette échelle, qui joint le ciel à la terre et nous fait monter jusqu’à Dieu.
Voilà, Messieurs, à défaut de ces éclatants travaux qu’il n’est pas donné à tout le monde de produire ce qui m’a concilié vos suffrages. Je suis heureux de pouvoir vous en exprimer publiquement ma reconnaissance, malgré l’embarras où me jette le rôle d’orateur académique que je dois remplir aujourd’hui. Mais en cela encore je compte sur votre indulgence qui pardonnera à mon insuffisance littéraire en faveur des sentiments que je viens vous témoigner et des faits dont je me propose de vous entretenir.
J’aurais voulu, Messieurs, faire passer sous vos yeux le tableau des conquêtes récentes de la science, mais je sens qu’il faudrait pour cela un talent de généralisation qui me manque.
En vous transportant dans les cieux, je vous aurais montré ces satellites nombreux et nouveaux du soleil, que l’on découvre tous les jours, et ces étoiles doubles, dont les mouvements désormais connus, confirment la généralité de la grande loi Newtonnienne, qui domine la création, et par sa simplicité et la multiplicité de ses effets conserve et entretient l’harmonie des mondes.
Descendant sur la terre, nous y aurions vu l’activité humaine, dans une surexcitation et une émulation admirables, bravant avec succès les obstacles en apparence les plus insurmontables, partout l’industrie aidant la science et la science sans cesse perfectionnant l’industrie. Nous aurions admiré ces travaux gigantesques, ces hardis et solides ponts de fer jetés sur les grands fleuves, ce tunnel qui doit traverser la chaîne des Alpes, ce canal géant reliant deux mers entre elles, détachant l’Afrique du vieux continent asiatique et changeant les relations des peuples dans l’intérêt de l’humanité. En suivant les phases diverses de ces grandes entreprises, qui ont toutes pour point de départ la science pure, on s’arrête saisi d’enthousiasme et on ne sait ce qui étonne le plus du génie qui invente ou de l’audace qui exécute.
Et si nous tournions nos regards d’un autre côté nous verrions partout des résultats aussi surprenants. Ici, MM. Sainte-Claire-Deville et Debray créant la chimie du feu et faisant couler de leurs fournaises embrasées des flots de platine en fusion ; là, M. Pasteur, multipliant les expériences les plus ingénieuses et les plus nettes pour combattre une doctrine qui, pour certains esprits, ne tendrait à rien moins qu’à conférer à la matière les attributs du Dieu qui la domine. Partout, en un mot, les plus grandes questions théoriques et pratiques abordées de front et souvent résolues.
Dans cet aperçu rapide, je n’aurais pas passé sous silence ces travaux profonds et plus abstraits sur la corrélation de tous les phénomènes, ces études persévérantes sur la nature des forces que l’homme guide à son gré, enfin toutes ces tentatives du génie, qui nous conduisent à l’unité dans l’œuvre de la création. Car, bien qu’on le dise quelquefois, l’étude de la nature n’a pas seulement pour but la satisfaction de nos besoins matériels : si elle leur accorde une place légitime dans ses préoccupations, il serait injuste de ne pas reconnaître qu’elle aspire à quelque chose de plus élevé.
Au milieu de tant de richesses, il faut me borner et choisir, et ce que je veux faire aujourd’hui, en restant dans mon rôle, c’est essayer de vous retracer l’histoire d’une grande découverte aussi remarquable par les procédés d’expérimentation auxquels on la doit, que par l’importance des problèmes qu’elle a résolus, car il semble que le doute ne soit plus possible.
Vous savez, Messieurs, les secours que la lumière prête à la peinture, à la sculpture même : je veux vous la montrer trônant dans le laboratoire du chimiste, chassant cornues et fourneaux, fioles et réactifs, et docile à nos exigences, nous décélant sans ambiguité, sans fatigues pour nous, la présence des substances les plus rares, tout en charmant nos yeux par le spectacle des plus brillantes couleurs. Elle nous montrera au doigt les erreurs commises avant qu’on ne l’ait interrogée, nous aidera à les réparer, enrichira nos collections de substances inconnues et nous entraînant sur ses ailes de feu jusqu’à sa source même, nous divulguera la nature de l’astre splendide qui est l’âme de notre monde. Certes, l’imagination la plus féconde ne pourrait inventer tout cela, et nous pouvons dire ici avec Arago : il y a mille fois plus de poésie dans la réalité que dans la fable.
Mais auparavant, permettez-moi de rendre un public hommage aux deux savants, qui ont fait faire ce pas immense à l’esprit scientifique. Si MM. Bunsen et Kirschoff ne nous appartiennent pas comme français, ils sont à nous comme savants : la science n’a pas de patrie, car elle appartient à l’humanité tout entière. Soyons donc fiers et honorons les auteurs, qui méritent d’autant plus notre respect, qu’ils unissent au plus beau génie, l’âme la mieux douée, le cœur le plus noble et la bienveillance la plus grande pour les jeunes esprits qui se pressent autour d’eux et qu’ils initient à leurs travaux.
De tous nos sens, celui de la vue nous procure sans contredit les plus douces sensations. Sous le charme de ces mille couleurs si diversement et si harmonieusement répandues dans toute la nature, on s’est demandé depuis longtemps à quoi il fallait les attribuer. Sont-elles propres aux corps ou dépendent-elles de la lumière qui les frappe ? Il faut arriver à l’année 1675 pour avoir en réponse à cette question autre chose que les hypothèses plus ou moins vagues des anciens. C’est Newton qui a résolu le problème : ces belles couleurs variées qu’on remarque quand la lumière scintille dans un brillant, ou un cristal à facettes l’ont mis sur la voie. Il a démontré que ce rayon du soleil, qui s’élance en ligne droite et traverse en huit minutes les millions de lieues qui nous séparent de sa source, est multiple dans son extrême ténuité, qu’il est formé de rayons élémentaires, plus déliés encore, caractérisés chacun par une couleur propre. Un faisceau de lumière solaire produit sur l’écran blanc, qu’il rencontre, une image également blanche ; mais interpose-t-on sur son trajet un prisme de cristal, le faisceau primitif en sortant du milieu diaphane s’étale en ses rayons composants et offre à nos yeux étonnés une image oblongue, continue, colorée des vives nuances de l’arc-en-ciel depuis le rouge vif et foncé jusqu’au violet le plus pur, en passant par le jaune, le bleu et toutes les teintes intermédiaires, avec une perfection que le pinceau le plus habile ne saurait imiter. C’est cette image que Newton appelle le spectre, et c’est de cette décomposition de la lumière blanche qu’il part pour donner une explication scientifique de la coloration des corps. Mais les travaux de l’illustre anglais n’étaient que les préludes de plus grandes découvertes.
À la fin du siècle dernier, en 1799, un pauvre orphelin entrait comme apprenti chez un fabricant de glaces : quelques vieux livres de sciences qu’il cherchait à déchiffrer la nuit furent ses premiers maîtres. Sauvé seul par miracle de l’écroulement de la maison qu’il habitait, il employa les 18 ducats que lui octroya la générosité de Maximilien Joseph, encore simple électeur de Bavière, à se racheter de 6 mois d’apprentissage et à se procurer une machine à polir les lentilles. Il croyait avoir acheté sa liberté et des loisirs pour satisfaire sa passion pour l’étude ; mais ses lectures et ses essais ne lui rapportaient pas de quoi vivre et la guerre acheva de le réduire à la dernière détresse. Il fallut bien se décider à rentrer chez des maîtres. Il eut le bonheur d’en trouver qui surent apprécier son génie. Reçu comme simple ouvrier dans une fabrique d’instruments de mathématique à Benedictbeurn, en Bavière, son nom se répandit bientôt en Europe, et Frauenhofer ne tarda pas à tenir le premier rang parmi les opticiens. Trouvant enfin la juste récompense de sa persévérance dans le travail et de son ardeur à l’étude, il devint le propriétaire de l’établissement où il était entré comme ouvrier et put se livrer à ses travaux de prédilection. Malheureusement les misères de sa jeunesse, les fatigues des longues veilles de travail avaient usé sa santé : une longue et douloureuse maladie le ravit à la science, alors que son génie était dans toute sa vigueur : il mourut à 39 ans, au même âge que noire immortel Fresnel, qu’il devança d’une année dans la tombe.
Frauenhofer, qui avait apporté un perfectionnement considérable dans la fabrication du verre employé pour les instruments d’optique, reprit l’examen du spectre solaire de Newton. Cette image allongée et vivement colorée, au lieu d’être continue, lui apparut sillonnée d’une multitude de raies noires, parallèles, transversales à la longueur du spectre, inégalement disséminées de l’extrémité rouge à l’extrémité violette, les unes assez larges, mais le plus grand nombre fines, nettes et accentuées comme si elles étaient tracées à la plume. Wollaston en avait bien aperçu quelques-unes en 1802, mais le savant allemand ignorait cette particularité, et il publia en 1814 un mémoire remarquable dans lequel il traite cette question avec l’autorité que lui donnent son talent et la perfection des instruments qu’il avait appris à construire.
Cette découverte inattendue fit sensation dans le monde savant, et Frauenhofer en variant ses expériences, montra qu’on ne pouvait attribuer ce fait qu’à la nature même de la lumière.
L’explication de la présence de ces raies était facile après les travaux de Newton : là où elles se forment, c’est l’obscurité, c’est l’absence de lumière : c’est donc que parmi les rayons en nombre illimité, ou plutôt en nombre très-grand qui forment la lumière blanche, et que le prisme divise et sépare, il n’y a pas continuité non interrompue du rouge au violet extrême. Mais si l’on pouvait dire à quoi tiennent ces raies, il était plus difficile d’assigner leur cause première. Quoiqu’il en soit le fait avait une grande importance ; il permettait entre autres choses, de comparer les flux lumineux des diverses sources et de chercher s’ils étaient identiques. On se livra avec ardeur à ces recherches.
La présence de ces lignes obscures, que l’on devait attribuer à l’absence de certains rayons d’une couleur particulière, était-elle due à une modification de la lumière traversant quelque substance soit dans notre atmosphère, soit ailleurs ? La découverte de Brewster sur l’action absorbante des gaz, les remarquables expériences de Miller sur le mème sujet, suggéraient une explication dans ce sens, et l’on se demandait si ces rayons, dont l’absence produit la discontinuité lumineuse du spectre, ne pourraient pas avoir été arrêtés, éteints dans notre atmosphère. D’autant plus que Brewster avait reconnu que les raies sont plus nombreuses pendant l’hiver que pendant l’été, le matin et le soir qu’à l’heure de midi, lorsque les rayons traversent une couche d’air plus épaisse, plus chargée de vapeurs. Certes, quelques-unes de ces raies peuvent bien être produites par une action de notre atmosphère, mais cela ne peut avoir lieu pour toutes ; car un grand nombre d’entre elles, et précisément celles qu’à indiquées Frauenhofer, restent toujours les mêmes, avec leurs positions relatives, leur netteté, en quelque lieu, dans quelque circonstance et dans quelque état de l’atmosphère qu’on étudie le spectre. Leur origine est donc ailleurs. C’est un des deux savants d’Heydelberg, M. Kirschoff, qui s’appuyant sur des faits simples, positifs et des déductions d’une logique rigoureuse a eu la hardiesse de répondre et a prouvé que la cause que nous cherchons depuis longtemps est dans le soleil lui-même.
Nous voici arrivés à la troisième phase de la solution du grand problème commencée il y a deux siècles par Newton. Il me reste à essayer, Messieurs, de vous analyser l’admirable travail des deux savants allemands, et nous n’avons pas à nous étonner de l’immensité des résultats, quand nous considérons les deux génies qui ont réuni leurs efforts pour les obtenir : de part et d’autres les connaissances les plus profondes en chimie et en physique ; chez l’un une habileté étonnante dans l’art des expériences, un esprit d’invention surprenant pour disposer les moyens d’investigation les plus délicats, et chez l’autre la rigueur mathématique, le maniement facile de toutes les ressources des calculs les plus abstraits, ce puissant auxiliaire dans la recherche des grandes lois naturelles.
Depuis longtemps on savait que certaines substances introduites dans la flamme en modifient la nuance : la soude la colore en jaune, la potasse en violet, le cuivre en vert, etc., et l’art de la pyrotechnie tire un heureux parti de ces propriétés. Mais ce que cherchent Bunsen et Kirschoff, c’est la relation entre la nature chimique de la substance colorante et son action sur la lumière. Ayant donc pris une flamme de température élevée, mais donnant peu de lumière et l’ayant examinée à travers un prisme, ils aperçurent un spectre faible, continu, dont les nuances sont à peine visibles. Introduisant alors dans cette flamme une petite quantité de sel ordinaire, de sel de cuisine, ils virent aussitôt dans ce spectre pâle et terne, une magnifique raie jaune resplendissant du plus vif éclat. Ce fait seul n’était pas nouveau. John Herschel l’avait déjà constaté, mais sans s’y arrêter autrement que pour le consigner avec quelques autres phénomènes analogues. Bunsen et Kirschoff vont plus loin ; ce sel est formé de deux substances que la chimie regarde comme simples : un métal, le sodium et un corps non métallique, le chlore. Lequel des deux produit cet effet, ou sont-ils tous deux nécessaires ? Or nous avons bien d’autres substances renfermant ce même métal : le sel de glauber, le borax, les cristaux de soude, etc. Ils les introduisent donc successivement dans la même flamme et reconnaissent que constamment la même raie brillante jaune se produit aussitôt et toujours seule et à la même place. Voilà donc une nouvelle propriété spécifique de ce métal, dévoilée par la lumière et une propriété bien caractéristique, puisque les autres éléments associés au sodium ne modifient ni l’éclat, ni la dimension, ni la position de cette raie particulière. Et cette propriété est-elle difficile à constater, faut-il de grandes quantités de matière pour la mettre en évidence ? J’ose à peine énoncer la vérité, de peur d’être taxé d’exagération : et cependant il faut bien se soumettre à la logique brutale des faits. Une seule goutte d’eau prise dans 90 000 litres additionnés d’un gramme de sel, renferme assez de soude pour en trahir la présence à l’aide du prisme.
Après la soude, MM. Bunsen et Kirschoff étudièrent les autres métaux, et qu’il me suffise de dire, sans entrer dans de trop longs détails, que chaque métal fut caractérisé par une ou plusieurs raies brillantes. Plusieurs métaux, il est vrai, en donneront de la même couleur, mais la place de ces raies dans le spectre n’étant pas la même, la ressemblance des couleurs ne permettra pas le moindre doute, à cause de la différence des positions. Les expériences variées de mille manières ont conduit les deux savants à cette certitude, désormais acquise à la science, que la lumière devenait un réactif d’une sensibilité qui dépasse tout ce que la chimie aurait pu souhaiter dans ses plus beaux rêves. Les sels métalliques seuls ou mélangés, introduits dans une flamme, donnent aussitôt soit la raie du métal unique, soit simultanément celles des métaux composant le mélange. Une seule substance pourra bien produire plusieurs raies : ainsi, le fer n’en offre pas moins de 70 : le cuivre un nombre aussi fort grand, mais qu’importe ? Elles sont toutes classées, étiquetées en quelque sorte, grâce à l’active persévérance et à l’infatigable patience de M. Kirschoff.
Certes, cette méthode encore toute nouvelle se perfectionnera et s’étendra probablement à l’ensemble de tous les corps simples : bien des faits de détail viendront sinon la modifier légèrement, du moins mettre en garde contre quelques conclusions erronées, auxquelles pourrait conduire tout d’abord son extrême délicatesse : c’est ainsi que déjà un de nos confrères a montré que parfois la présence d’un métal en certaines proportions pouvait masquer la réaction lumineuse d’un autre. Mais ces rares exceptions, ces petits tours de main, en quelque sorte, qu’il reste à acquérir, n’infirment en rien cette grande et précieuse découverte. Et voyez quels changements dans les travaux du chimiste. À la place de tout cet attirail en verre, en porcelaine, en platine, de ces nombreux flacons, de ces réactifs, dont la pureté pouvait toujours rester suspecte, plus rien qu’un prisme, un bec de gaz, quelques fils de platine et la carte du spectre de Kirschoff. Ces longues, difficiles et souvent fastidieuses opérations sont remplacées par un traitement simple et un coup d’œil jeté dans une lunette. On dira tout de suite la nature complexe des minéraux, des eaux naturelles, des roches de toutes sortes, et cela en quelques minutes, quand auparavant il fallait des journées. Enfin ces quantités infinitésimales, qui échappaient au plus savant ayant à sa disposition les méthodes anciennes déjà si délicates, se trahiront grossièrement aux yeux des plus inexpérimentés.
Mais, Messieurs, le cachet d’une grande vérité naturelle n’est pas seulement la constatation et l’explication des faits connus : elle doit aller plus loin et elle ne devient réellement inamovible dans la science que lorsqu’elle nous conduit naturellement, sans efforts, par déduction logique à des conséquences que l’observation ou l’expérience ainsi guidée vient consacrer par la réalité d’un fait nouveau inconnu auparavant. Les lois de l’attraction Newtonnienne ont reçu leur consécration par la planète que M. Leverrier a fait d’abord sortir de sa plume et que le télescope ensuite a trouvée dans le ciel à la place assignée d’avance. MM. Bunsen et Kirschoff ont également voulu soumettre leur méthode à cette épreuve délicate. Pleins de confiance dans leurs premiers résultats, convaincus que la rigueur et la sensibilité de leur procédé devaient reculer les limites déjà si étendues de l’analyse, ils cherchent une confirmation expérimentale dans la découverte de quelque substance nouvelle. Les procédés délicats de la chimie actuelle avaient déjà appris que certaines substances connues se trouvaient disséminées çà et là : de l’iode dans l’air, du fluor dans certaines eaux, etc. ; mais tous ces corps sont connus, on sait les caractères auxquels on les reconnaît, il suffit d’opérer sur des quantités considérables des mélanges dans lesquels on les soupçonne. Ici c’est tout différent, et malgré cela, les savants allemands se demandent s’il ne se pourrait pas qu’il y ait des substances nouvelles inconnues jusqu’à ce jour, par cela seul qu’elles sont en quantités infinitésimales et dont la chimie en outre n’a pu reconnaître la présence parce qu’elle en ignore les caractères essentiels. Le succès le plus éclatant vient confirmer leurs prévisions. Armés de leur puissant moyen d’investigation, de leur microscope chimique, ils étonnent le monde savant non pas tant par l’existence de deux nouveaux métaux que par le génie qu’ils ont déployé pour arriver à cette découverte.
Vous comprenez, Messieurs, comment ils y sont parvenus. En observant le spectre de la flamme dans laquelle ils introduisent diverses substances, ils remarquent avec les eaux-mères de la source minérale de Durkheim deux lignes bleues remarquables ne correspondant à aucun corps simple connu : sans hésiter, ils en concluent là l’existence d’un métal nouveau. D’un autre côté avec la lépidolithe, minéral commun en Saxe, ils obtiennent également un certain nombre de raies nouvelles, mais entre autres deux magnifiques d’un beau rouge foncé. Les voilà sur la voie ; les métaux existent, ils n’en doutent pas, ils leur donnent même des noms : le premier s’appellera Cœsium, le second Rubidium, à cause des couleurs qui les caractérisent. Mais ici commencent les difficultés : il ne suffit pas d’avoir conclu rigoureusement, il faut une preuve plus palpable, il faut montrer ces corps nouveaux, les extraire des masses dans lesquelles ils sont engagés, et on ignore complétement leurs propriétés chimiques. Qu’importe aux deux savants ? Ils sont trop certains des vérités qu’ils annoncent pour s’arrêter devant de tels obstacles. Ils se mettent à l’œuvre : d’une part plus de 40 000 litres d’eau de Durkheim sont évaporés, d’autre part plus de 150 kilogrammes de lépidolithe sont attaqués, et la nature cédant à leurs nobles efforts leur livre enfin quelques parcelles des deux précieux métaux.
Je me figure la joie que cette nouvelle dut répandre dans la petite ville d’Heydelberg, ce charmant nid de savants, posé dans un bouquet de fleurs et d’arbustes, où tout réjouit l’œil et si bien fait pour reposer l’esprit après de longues heures de travail et de méditations. La ville fut en fête, car on venait d’y remporter une grande et belle victoire, et l’Allemagne venait d’avoir son Newton et son Volta.
L’élan était donné : de tous côtés on se mit à l’œuvre pour exploiter ce nouveau filon qui promettait tant de richesses. Il y eut bien quelques déceptions, mais il y eut aussi des heureux : sans entrer dans des débats de priorité, disons seulement qu’une raie nouvelle conduisit presqu’en même temps deux chimistes, l’un anglais, M. Crookes, l’autre français, M. Lamy, à la découverte d’un troisième métal fort répandu, quoique partout en très-petite quantité, mais assez commun toutefois pour qu’on puisse se le procurer en lingots, en frapper des médailles, mais si bizarre dans l’ensemble de ses propriétés que M. Dumas l’a surnommé le métal paradoxal. C’est le thalium.
Pendant que M. Bunsen poursuivait avec ardeur l’examen chimique de la grande découverte faite en commun avec M. Kirschoff, celui-ci l’analysait plus profondément en physicien, et en tirait comme conséquence hardie l’analyse chimique de l’atmosphère du soleil.
Nous avons dit que le prisme étale les rayons élémentaires du rayon complexe envoyé par le soleil ou tout autre source, et nous donne avec chaque lumière naturelle ou artificielle un spectre dans lequel nous trouvons soit des raies brillantes, soit des raies obscures. Quelques savants, M. Foucault, entre autres, avaient déjà vu que les raies brillantes observées dans le spectre de la lumière électrique et correspondantes à celles de la soude, se transformaient en raies obscures, lorsqu’on faisait passer la lumière vive du soleil à travers l’arc lumineux voltaïque, et que ces raies obscures, coïncidaient avec quelques-unes de celles que Frauenhofer avait découvertes. On s’était contenté de la simple observation du fait, on en avait remarqué la singularité, mais on n’avait cherché ni à l’étendre, ni à l’expliquer. Guidé par une étude approfondie sur la propriété qu’ont les corps d’émettre et d’absorber la chaleur et la lumière, propriétés corrélatives, M. Kirschoff a repris ces observations et a démontré par des expériences décisives que toute flamme qui émet de la lumière d’une certaine nature, d’une certaine couleur, a aussi la propriété inverse d’absorber, d’éteindre la lumière de même nature qui tombe sur elle et devrait la traverser. Un corps solide incandescent, un morceau de platine chauffé à blanc, donne à travers le prisme un spectre continu, sans aucune raie ni obscure, ni brillante ; c’est une nappe de lumière non interrompue, offrant toutes les couleurs. Interpose-t-on entre cette source et le prisme une flamme renfermant de la soude, aussitôt une raie noire apparaît dans le spectre, là où se formerait la raie jaune brillante de la lumière de la soude. Si l’on supprime le corps chauffé à blanc, c’est cette dernière qui apparaît dans tout son éclat ; si l’on ramène la source vive de la lumière du métal incandescent, aussitôt une raie noire remplace la raie brillante. De ce fait et de bien d’autres que l’on peut varier de mille façons, nous concluerons avec M. Kirschoff que chaque vapeur incandescente affaiblit par absorption et peut même éteindre complétement les rayons de même nature, de même couleur que ceux qu’elle est apte à émettre. Si donc un corps incandescent donne par lui-même, directement, un spectre continu, sans aucune raie obscure, et si dans une circonstance particulière, nous apercevons en analysant cette lumière par le prisme des lignes sombres ou noires, nous en pouvons conclure avec certitude que les rayons disparus ont été absorbés par des substances en vapeurs capables de les émettre. Si ces raies noires apparaissent aux points où devraient se produire les raies lumineuses caractéristiques du sodium, du fer, du cuivre, etc., c’est que la lumière du corps incandescent a traversé de la vapeur de sodium, de fer, de cuivre.
La conséquence, Messieurs, nous la déduisons tous sans efforts, mais non sans admiration. Un grand nombre des raies noires que Frauenhofer a découvertes dans le spectre solaire coïncident exactement, et par leur place, et par leurs dimensions, et par leur groupement avec les raies brillantes que donnent certains métaux, le sodium, le chrôme, le métal de la chaux : les 70 raies brillantes du fer se rapportent exactement avec 70 raies obscures. Or, pourquoi attribuer au hasard une coïncidence si parfaite, dans des conditions si variées, quand surtout nous en avons l’explication toute naturelle : la lumière du soleil doit avoir traversé des vapeurs de sodium, de calcium, de chrôme, de fer, etc. Et ces vapeurs où sont-elles ? Dans notre atmosphère ? mais d’abord la quantité qu’il en faudrait admettre n’aurait pas échappé à l’analyse. En outre ces raies, nous l’avons dit, n’éprouvent pas de changement quand le soleil s’approche de l’horizon, et surtout enfin elles ne se retrouvent pas toutes dans la lumière des différentes étoiles fixes. Rien ne s’oppose au contraire à les attribuer à l’action de l’atmosphère solaire. Revenant donc aux idées anciennes, M. Kirschoff établit que le soleil est formé d’un noyau central solide ou liquide, porté à la plus haute température qu’on puisse imaginer et enveloppé d’une atmosphère moins chaude. Ce noyau envoie des rayons lumineux de toutes les couleurs, de toutes les espèces, mais les vapeurs de l’atmosphère solaire arrêtent les rayons de même nature que ceux qu’elles émettent ; seulement ceux-ci étant bien moins intenses que ceux qui échappent à l’absorption ils produisent dans le spectre des bandes étroites bien moins lumineuses, des raies plus ou moins noires. Si le noyau central n’existait pas ou était obscur, toutes ces raies noires du spectre seraient remplacées par les raies brillantes caractéristiques de chaque métal en vapeur dans l’atmosphère lumineuse. Et vous voyez, Messieurs, qu’en cherchant les raies de nos métaux connus qui coincident avec les lignes de Frauenhofer, M. Kirschoff a eu raison de conclure avec toutes les probabilités de certitude possibles que l’atmosphère solaire renfermait en vapeurs du fer, du cuivre, du zinc, du sodium, du chrôme et quelques autres, mais jusqu’ici on n’y a reconnu ni or, ni argent, ni mercure.
Et comme tout se simplifie avec cette idée nouvelle que je regrette de ne pouvoir vous démontrer aussi clairement que l’a fait M. Kirschoff dans ses remarquables mémoires. Ces fameuses taches du soleil, qui ont tant exercé la sagacité des savants, ne sont plus que des nuages, semblables à ceux que la condensation de la vapeur d’eau produit au-dessus de nos têtes, seulement ce sont des nuages de fer, de cuivre, etc., fournis par des refroidissements locaux qu’occasionnent probablement des courants analogues à ceux que les températures élevées des régions tropicales de notre globe produisent dans notre atmosphère. Et quoi de surprenant à ce que l’on retrouve dans le soleil, sinon tous au moins un grand nombre des éléments matériels qui composent notre atome terrestre ? Toutes ces questions se lient, s’enchaînent, servent de solution les unes aux autres. L’astronomie, la mécanique céleste, conduisaient à admettre que notre système planétaire était formé par la condensation graduelle d’une vaste nébuleuse, et voilà l’analyse chimique de ces astres qui vient constater entre eux une sorte d’identité de composition.
Mais je m’arrête, Messieurs, car je vois que je me laisse entraîner trop loin pour un goût qui vous semblera peut-être exagéré pour ces magnifiques travaux. Les profondeurs des cieux sont interrogées avec autant d’ardeur que les profondeurs de la terre : et pendant que d’infatigables géologues cherchent à repeupler les solitudes de notre jeune planète et à nous montrer nos premiers ancêtres, luttant contre ces animaux gigantesques disparus de la surface du globe depuis des milliers d’années, d’aussi ardents physiciens, ayant à leur tête l’illustre père Secchi explorent les splendeurs du ciel pour découvrir la structure et la constitution de ces astres suspendus sur nos têtes. Que nous réserve donc cette science née d’hier, qui nous a déjà donné de pareils résultats ? L’avenir nous l’apprendra, mais nous n’avons pas à envier ici le bonheur de nos fils, car nous avons la foi dans l’immortalité de notre intelligence et de notre cœur.
Reconnaissons donc, Messieurs, que la science comme je le rappelais en commençant, a aussi sa poésie, aussi grande, aussi belle que le monde qu’elle chante, et mon regret est de n’avoir pu faire passer dans mes paroles l’enthousiasme que je ressens pour ceux qui trouvent de si grandes choses et mon admiration pour l’auteur de tant de merveilles !