Hommes d’état de l’Angleterre - John Bright

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Hommes d’état de l’Angleterre - John Bright
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 85 (p. 952-987).

HOMMES D’ÉTAT
DE L’ANGLETERRE

JOHN BRIGHT.

Speeches on questions of public policy, by John Bright, edited by James E. Thorold Rogers ; 2 vol. in-8o ; London 1869.

« Nous tenons donc, Brutus, celui que nous cherchons, mais en esprit seulement ; car, s’il était à la portée de ma main, son éloquence même ne me persuaderait pas de le laisser aller. » Ces paroles, que Cicéron applique à l’orateur idéal, me revenaient à l’esprit en lisant le recueil de discours dont je viens de transcrire le titre. Sans doute M. Bright n’est pas l’orateur idéal, et nous ne manquons pas en France d’hommes bien disans que, pour ma part, j’admire fort. Cependant puisque nous entrons dans une ère où les foules gouvernent, ne serait-il pas heureux pour nous d’avoir, pour gouverner les foules, un orateur qui eût, comme M. Bright, l’autorité, la conviction et le bon sens ?

Ces discours, choisis avec beaucoup de goût par M. Thorold Rogers, forment seulement une faible partie de ceux que M. Bright a prononcés depuis trente ans. Comme œuvres d’art, ils sont presque tous de premier ordre, et il y aurait plaisir et profit à étudier les secrets de cette éloquence politique, essentiellement moderne par les procédés, qui ne ressemble ni à celle des anciens ni même à la notre. Par malheur dans ces discours, et c’en est à mon sens un des mérites, le fond est inséparable de la forme. Si les beautés y abondent, les morceaux de bravoure, délices des amateurs de rhétorique, y font absolument défaut. En revanche, ils expliquent à merveille un phénomène peut-être trop peu remarqué, bien qu’il s’accomplisse presque sous nos yeux. Il y avait dans l’histoire parlementaire de l’Angleterre depuis 1815 trois dates solennelles, celle de l’émancipation des catholiques, celle du premier bill de réforme et celle de la victoire des principes de liberté commerciale dans la législation : 1829, 1832, 1846. On peut maintenant y en inscrire deux autres, l’une signalée par le nouveau bill de réforme, l’autre par la suppression de l’église établie en Irlande. Les conséquences de ces graves changemens se déroulent sans bruit. Le fleuve continue de couler avec une lenteur majestueuse, sans présenter aux regards de l’observateur aucun signe inquiétant ; mais il vient de faire un coude et s’avance vers un autre point de l’horizon. Les discours de M. Bright nous donnent ce grand spectacle ; ils en font comprendre le sens et la portée.

M. Bright a eu la fortune d’être porté aux affaires sans l’avoir voulu, par la seule force des idées qu’il travaillait à propager, en sorte qu’il n’a eu ni un mot à effacer de ses discours, ni une démarche à désavouer dans son passé. Tant qu’il conservera sa position nouvelle, son éloquence devra s’y approprier. Je doute qu’elle y gagne ; mais s’il est vrai, comme le dit Cicéron, que dans l’éloquence aussi bien que dans la vie le comble de l’art soit de voir ce qui convient, on peut attendre d’un homme si plein de tact qu’il modifie quelque peu son langage. Modifiera-t-il ses idées ? Il faudrait pour cela qu’il modifiât son âme et sa nature tout entière, car ses idées en sont sorties, et pour le bien connaître, sans entrer dans des révélations biographiques dont il convient presque toujours de s’abstenir avec les vivans, il suffit de voir ce qu’il pense. D’ailleurs ses idées sont, on peut le dire, celles que l’Angleterre respire. M. Bright, rangé si longtemps de parti-pris parmi les agitateurs excentriques, exprime mieux peut-être que personne à cette heure l’Angleterre d’aujourd’hui et même l’Angleterre de demain, en cela bien différent de ceux qui défendent ce qui est déjà mort, vrais représentans du néant et conservateurs des ombres.


I.

On ne se figure pas aujourd’hui sans un certain effort d’imagination l’Angleterre de 1835. L’aristocratie, un moment alarmée par la révolution de 1830, conservait encore la plénitude du pouvoir ; elle jouissait de ses privilèges héréditaires avec une profonde sécurité de conscience, et voyait sans s’émouvoir le travail, affamé par les lois qu’elle avait faites, mourir d’inanition sur la charrue et sur le métier. Les gouvernemens les plus rétrogrades du continent étaient sûrs de trouver en elle une fidèle alliée. C’est cette année-là que John Bright, qui avait alors vingt-quatre ans, se rencontra pour la première fois dans une visite d’affaires avec M. Cobden à Manchester. Il se forma dès ce jour entre eux une amitié que la mort seule de M. Cobden a dénouée. Tout le monde sait ce que l’amitié de ces deux hommes, devenue bientôt une indestructible alliance, a produit. Portés, par leur activité et par leur talent, à la tête de la ligue établie en 1839 pour obtenir la diminution des tarifs et la suppression des lois sur les céréales, ils ont renversé un système qui condamnait le peuple à une misère éternelle. Je n’entrerai pas dans des détails trop connus ; je ne puis que rappeler en passant cette lutte de six années où l’énergie, doublée par le sentiment du droit, la puissance de la parole au service du bon sens et de l’humanité, l’efficacité d’un labeur continu que la lenteur des succès obtenus ne décourage pas, l’emportèrent à la fin contre toute espérance. La lutte se termina, en 1846, par la conversion pathétique d’un grand ministre, Robert Peel, dévoué jusqu’alors aux intérêts de l’aristocratie. Cédant à l’évidence, il y puisa tout à coup la force de braver les clameurs de son parti et le reproche de trahison. Lorsque cette victoire fut remportée, M. Bright était entré depuis trois ans à la chambre des communes pour la ville de Durham : elle l’avait élu sans le connaitre, sur la foi des services qu’il avait rendus à la ligue. Le lendemain du jour où Robert Peel exposa devant ses anciens amis indignés les raisons qui avaient déterminé son changement, M. Bright eut l’occasion de prendre la parole. « Vous accusez, dit-il, le premier de trahison. Il me siérait mal d’oser le défendre après le discours digne d’une éternelle admiration que vous avez entendu la nuit dernière. Je le suivais hier des yeux lorsqu’il retournait dans sa demeure, et pour la première fois j’enviais les sentimens qu’il devait éprouver. Ce discours circule à cette heure par millions d’exemplaires dans le royaume et dans le monde entier, et partout où il existe un homme épris de la justice et un de ces travailleurs que vous avez foulés aux pieds, ce discours porte la joie au cœur de l’un et l’espérance au cœur de l’autre. » Il paraît qu’on vit en ce moment une vive émotion se peindre sur le visage de Robert Peel et deux larmes couler le long de ses joues. Celui qui parlait ainsi n’était pas alors, il s’en faut bien, l’orateur qu’il est devenu depuis. Il passait et il a passé longtemps pour suivre uniquement les inspirations de M. Cobden. Son amour-propre n’en prenait pas d’ombrage. Heureux de combattre à côté d’un tel homme, il ne songeait pas à revendiquer l’originalité de ses idées et à faire montre d’indépendance. Tant que M. Cobden a vécu, John Bright s’est contenté, malgré l’incontestable supériorité de son talent, de figurer en second parmi les représentans de ce qu’on est convenu d’appeler l’école de Manchester.

Cette dénomination est celle d’un groupe qui est bien près aujourd’hui d’appartenir à l’histoire. Qu’était-ce que l’école de Manchester ? Un rejeton légitime, quoique indépendant à plusieurs égards, du parti radical né en Angleterre sous l’influence de la révolution française. Comme le parti radical, elle rompait en visière à des préjugés puissans, elle entendait modifier au profit des classes laborieuses les fondemens aristocratiques de la société anglaise, elle voulait subordonner aux droits et aux intérêts du travail les traditions d’une politique de classe ; mais tandis que les radicaux s’attachaient avec raideur à quelques principes négatifs ou se complaisaient dans des affirmations absolues, s’interdisant les transactions nécessaires et se réduisant ainsi à l’état de non-valeur politique, l’école de Manchester, qui invoquait aussi volontiers la morale, prenait son point d’appui dans les faits ; elle ne craignait pas de paraître trop terre à terre, elle tenait grand compte des habitudes, des répugnances et des instincts de la société anglaise, elle se montrait facile aux compromis. Cependant ses principes rencontraient une égale opposition chez les tories et chez les whigs ; ceux qui les professaient, ne pouvant entrer dans le cadre des anciens partis, avaient dû en constituer un nouveau, dans lequel les deux autres trouvaient tour à tour un auxiliaire d’occasion. Ce troisième groupe, leur servant d’appoint nécessaire sans sortir de son apparente faiblesse, les a modifiés peu à peu jusqu’au jour où il s’est absorbé dans le parti libéral. Ce jour est celui où son chef, M. J. Bright, a pu trouver place dans un ministère.

Il n’est pas douteux que la victoire obtenue par la ligue, cette victoire qui est l’orgueil de M. Bright et le plus cher souvenir de sa vie, ait contribué pour beaucoup à la direction qu’il a suivie : on s’engage par les services rendus. Cependant ses idées procèdent, je crois, d’une autre source encore et d’une source plus intime. Cette intrépidité dans la lutte, cette activité que rien n’épuise, ces discours d’un accent si particulier ne décèlent-ils pas quelque chose de plus qu’une conviction purement politique ? M. Bright est quaker, et quelque part il avoue que cette secte ne passe pas pour être en progrès ; mais il ajoute que ses principes gagnent peut-être plus de terrain qu’on ne croit. En effet, le besoin chaque jour plus senti de la paix, l’incompétence de plus en plus reconnue de l’état dans tout ce qui intéresse la conscience religieuse, le respect de la dignité humaine jusque dans les plus déshérités, j’ajoute un certain positivisme d’idées qui se manifeste par la faveur croissante dont jouissent les sciences utiles et par la place d’honneur faite à l’industrie, ce sont bien là des traits de la société actuelle ; ce sont aussi les idées professées dès l’origine par la secte à laquelle M. Bright appartient et dont s’inspire son éloquence. Je prie qu’on m’entende bien, et qu’on n’exagère pas un fait que ses adversaires ont souvent essayé de tourner contre lui. Il a trop de sens pour oublier jamais que les argumens de l’orateur doivent être, comme les sentimens mis en œuvre par le poète dramatique, humains avant tout, c’est-à-dire de ceux qui peuvent avoir prise sur les hommes assemblés. Ce que je veux indiquer, c’est que dans ses discours, même lorsqu’il traite les sujets les plus arides, on devine un courant souterrain d’émotion religieuse qui jaillit de loin en loin comme par une force involontaire. M. Bright n’est pas, à proprement parler, un lettré, il a quitté de trop bonne heure les bancs de l’école : à quinze ans, il entrait dans la filature de son père, à Rochdale ; mais il a des traits d’une imagination ordinairement gracieuse et quelquefois biblique ; les emprunts aux poètes anglais remplacent chez lui l’abus assez commun en Angleterre des citations classiques. Il n’a pas même renoncé jusqu’à présent à un certain quakérisme de langage, j’entends une verdeur d’expressions qui peut n’être pas sans inconvénient chez un ministre. Il n’y a guère plus d’un an qu’il est au ministère, et ses libertés en ce genre ont déjà nécessité deux ou trois fois l’intervention de ses collègues pour calmer l’émotion excitée dans une partie du public par ces légères incartades. D’où vient cela chez un homme si maître de sa parole, qui possède un tact si parfait des convenances, et dont le caractère est au fond si bienveillant ? Je croirais que M. Bright ne fait alors que mettre en pratique, sans y penser, les lois de la Société des amis, qui proscrivent le luxe humiliant des précautions convenues et l’hypocrisie des formules.

Le fait est que M. Bright n’avait pas dû se croire, jusqu’à la fin de 1868, un sujet très ministériel. Il est peu probable qu’aucun gouvernement eût sollicité de sitôt son concours, ou qu’il se fût décidé lui-même à l’accorder, sans la grande part qu’il avait prise aux luttes qui ont préparé et accéléré la réforme électorale. La réforme accomplie, la présence de M. Bright au ministère a été jugée nécessaire pour convaincre l’opinion que le bill avait une portée sérieuse, et que l’Angleterre venait de faire un pas décisif dans la voie de l’égalité politique. Le bill de 1832, malgré son importance, n’avait pas modifié essentiellement l’assiette de l’autorité ; les classes moyennes, affranchies d’une longue exclusion, avaient obtenu l’ombre du pouvoir, tandis que l’aristocratie en conservait la substance. Le nouveau bill n’a pas produit de changement immédiat, et cela devait être prévu ; mais il assure à bref délai la prépondérance de la volonté nationale. Les classes moyennes ont trouvé dans l’accession d’une partie du peuple un renfort nécessaire plutôt qu’une rivalité qui les diminue. Aussi les mêmes hommes qui faisaient tout, il y a trente-huit ans, pour tenir les classes moyennes à l’écart, ont eu beau s’évertuer à jeter l’alarme parmi elles et à exciter leur jalousie pour les soulever contre cette nouvelle invasion ; leur zèle s’est déployé en pure perte. L’entrée de M. Bright au ministère a marqué publiquement la portée de la réforme.

M. Bright était, depuis 1858, à la tête du mouvement réformiste. L’action exercée par lui pendant ces dix années était plus profonde que lui-même ne l’imaginait. Peut-être se flattait-il d’avoir conquis l’opinion libérale, et il ne se trompait pas ; ce qu’il n’eût point deviné, c’est que le parti conservateur se sentît assez entamé pour se résoudre à réaliser, cette fois avec sincérité, la réforme. Rien de plus curieux, parfois de plus amusant, que la surprise de M. Bright lorsqu’il a vu ce parti, dont il se défiait, contre lequel il se croyait obligé de tenir l’opinion en éveil, adopter ses idées à lui, exécuter assez largement le plan dont il était l’auteur, pour désarmer son opposition et réduire son tonnerre au silence. Il est vrai qu’en adoptant ses idées, les conservateurs lui reprochaient avec amertume d’avoir créé dans le peuple un besoin factice. Ce reproche était faux, car il existe toujours au sein des masses une inquiétude qui, pour n’être autre chose que le vague sentiment de malaise attaché à leur situation, n’en sollicite pas moins l’attention de l’homme d’état, et cette inquiétude s’était fait jour en Angleterre dès le lendemain de la réforme de 1832. Elle ne prenait pas la couleur d’un besoin politique, ou du moins ce besoin, qui se manifestait quelquefois avec énergie le jour des élections, sommeillait dans l’intervalle, et rien de plus naturel : le peuple ne voit pas du premier coup à quel point les satisfactions qu’il réclame ou qu’il rêve dépendent de la politique générale. Sa pensée court follement au but sans s’inquiéter des moyens, sans répugner dans l’occasion aux entreprises de la force. Son éducation consiste à comprendre que la voie détournée, mais unique, par où le but auquel il aspire peut être atteint est l’exercice des droits politiques, et ce qu’il faut dire, c’est que M. Bright a contribué plus que personne en Angleterre à cette éducation. Il a proposé un but précis à l’inquiète agitation des masses ; il a donné une forme politique à un malaise dangereux, parce qu’il était vague ; il a fait comprendre au peuple quel est le moyen pacifique et légitime d’obtenir cette protection de ses intérêts qu’il ambitionne.

Il est incontestable qu’en ce sens le bill de 1867 est en grande partie son œuvre. Nul n’a travaillé avec plus de suite et de succès à éclaircir les difficultés, à vaincre les résistances, à populariser la solution. Quand je lis ces harangues prononcées dans de grands meetings populaires, à Birmingham, à Manchester, à Glasgow, à Londres, devant des foules faciles à enflammer, qui tentent si puissamment l’orateur par leurs applaudissemens, je m’étonne d’y trouver une allure si grave et un caractère si didactique. Ces discours sont-ils d’un agitateur ou d’un instituteur politique ? Je reconnais bien à certains momens l’accent passionné du tribun, par exemple dans les discours prononcés en 1866, après le rejet du bill de réforme proposé par lord John Russell. C’est qu’à ce moment la cause de la réforme est gagnée dans les esprits, la nécessité en est reconnue, les principes en sont étudiés à fond, les conditions élucidées et généralement admises. De quoi s’agit-il à cette heure ? De vaincre la résistance d’une classe accoutumée à fatiguer par sa force d’inertie les prétentions les plus fondées, et à ne céder qu’à une volonté aussi obstinée que la sienne ; mais avant ce dernier effort, qui doit être à la fois décisif et sans péril, car il vise un but nettement déterminé, il a fallu faire comprendre au peuple les difficultés et les moyens, l’éclairer sur son intérêt, lui donner la conscience de sa volonté et le sentiment de son droit. Or nulle part les questions que la réforme soulevait, questions si complexes, hérissées de tant de détails, ne sont mieux démêlées, exposées avec plus de lucidité que dans les discours de M. Bright. On ne croirait jamais que ces discussions appuyées sur tant de chiffres, de détails minutieux, d’analyses approfondies, ont eu lieu non pas dans une assemblée de politiques de profession, mais devant d’immenses auditoires presque entièrement composés d’hommes qui n’étaient pas même électeurs. Au reste, ces improvisations étaient profondément méditées, — et M. Bright s’en vante avec raison. Trouvant partout ses adversaires aux aguets pour découvrir dans ses paroles des contradictions, des inexactitudes ou des exagérations, il disait un jour : « S’imaginent-ils donc par hasard, ces hommes, que j’aie l’effronterie de me présenter devant plusieurs milliers de mes concitoyens, sachant depuis plusieurs semaines que je dois être appelé à cet honneur, pour m’y abandonner simplement aux inspirations de l’humeur et à la passion du moment ? Ils ne savent guère, s’ils peuvent supposer qu’il en soit ainsi, quel sentiment de responsabilité pèse, selon moi, sur quiconque se charge en pareille circonstance d’interpréter les opinions ou de guider les délibérations de ses concitoyens. »

J’ai dit que, malgré la réputation d’orateur impétueux faite à M. Bright, la modération était ce qui frappe au premier abord dans la plupart des discours prononcés par lui en faveur de la réforme. Je ne prétends pourtant pas qu’il se soit toujours abstenu de prendre un ton agressif, et que ses adversaires dans cette longue campagne n’aient jamais eu à souffrir entre ses mains. Il faut convenir aussi qu’ils se sont montrés souvent bien injustes et bien provoquans, et qu’ils l’ont forcé quelquefois par la nature de leurs raisonnemens à des récriminations cruelles. Le grand argument des partis opposés à la réforme était qu’après tout les assemblées issues du système établi, qu’on dénonçait comme la citadelle du privilège, avaient accompli toutes les réformes auxquelles l’Angleterre doit sa liberté et ses progrès. M. Bright ne le nie pas, mais il se demande ce qu’il faut admirer le plus, ou que le parlement ait accompli ces réformes, ou qu’il ait fallu pour les lui arracher tant d’efforts et de temps. De quoi faut-il, par exemple, s’étonner le plus, que les lois sur les céréales aient à la fin succombé, ou bien qu’une législation si odieuse ait pu s’établir, — affamer plusieurs générations, résister pendant trente ans à l’évidence du droit, aux progrès de la misère, aux assauts multipliés du bon sens, et qu’une telle trahison des intérêts de la nation presque tout entière, consommée dans un intérêt de classe, ait été ratifiée par tant de législatures successives, qu’enfin pour en avoir raison, c’est-à-dire pour que le peuple eût le droit de payer son pain ce qu’il vaut et pas davantage, il ait fallu presque une série de miracles, la menace d’un cataclysme, une famine épouvantable en Irlande, la conversion imprévue d’un ministre de l’aristocratie, la dislocation d’un parti puissant ? Qu’on ne se fasse donc pas illusion. Ce n’est pas à l’esprit de justice et aux lumières des pouvoirs publics que cette réforme a été due, non plus que chacune de celles qui l’ont précédée ou suivie ; c’est au contraire malgré les résistances des pouvoirs constitués pour être les gardiens des intérêts de la nation et l’interprète de ses besoins que la plupart de ces réformes se sont accomplies. L’honneur en revient à l’initiative nationale ; c’est l’opinion, instruite et soulevée par quelques hommes courageux, qui a prévalu à la longue sur l’inertie des législateurs, et voilà pourquoi, tandis que le peuple est réduit à exprimer ses vœux et à défendre son droit par des manifestations, quelquefois menaçantes parce qu’elles sont désordonnées, M. Bright réclamait pour lui le droit électoral. Il le réclamait non pas au péril de la constitution, mais au nom de cette constitution mêlée à toute l’histoire d’Angleterre et passée dans le génie anglais, bien qu’il ne soit pas facile d’en citer les articles, qui assure à chacun d’inviolables garanties. La première de ces garanties est, à ses yeux, l’exercice des droits politiques.

On conçoit qu’en rappelant les iniquités commises ou défendues si longtemps par l’égoïsme des partis sa voix ait eu, en plus d’une rencontre, des accens indignés. Il se proposait toutefois moins de passionner les âmes que d’opérer la conviction dans les esprits, et ce qui prouve qu’il a réussi, c’est que les idées essentielles de son plan ont été introduites dans le bill de 1867. Il n’avait pas de peine à démontrer, après beaucoup d’autres, que le système établi en 1832 ne pouvait produire une assemblée qui fût l’expression vraie des volontés du pays et l’organe impartial de tous les droits. Les conditions étroites auxquelles était attachée la franchise électorale, une choquante inégalité dans la distribution des sièges, qui donnait à des bourgs de poche, à la fois corrompus et asservis, une prépondérance scandaleuse sur les grands collèges plus indépendans et plus éclairés, enfin la publicité du vote, qui est une atteinte à la liberté des opinions, étaient les vices principaux de la loi, et c’est là-dessus que portait le plan de M. Bright. Les deux premiers points sont, comme on sait, les seuls qui aient été modifiés par le bill de 1867. Le scrutin secret n’y a pas été introduit, et la réforme est, même en ce qui concerne l’extension du droit électoral et la distribution des sièges, moins large que ne l’aurait souhaitée M. Bright ; mais M. Bright n’est pas un homme de parti, dans le sens du moins où on l’entend chez nous. Il n’a pas un programme invariable, il ne se cramponne pas au droit absolu. Il a donc accepté le bill, sans toutefois y borner ses espérances. Quelque incomplet qu’il soit à ses yeux, le bill a ouvert la brèche par laquelle entrera l’égalité politique, et dès à présent, si l’on considère non pas la composition, mais l’origine de la chambre des communes, on est en droit d’y voir une représentation vraiment nationale.

Aux yeux de M. Bright, l’exercice des droits politiques a par lui-même un très grand prix. Bien loin de mettre en lutte les diverses classes de la société et de les asservir toutes à la plus nombreuse, il les rapproche par l’habitude d’une action commune, il dissipé les préventions qui les divisent, il fait naître jusque chez les plus humbles le sentiment salutaire de leur dignité et de leur responsabilité de citoyens ; il calme ceux qui souffrent par la certitude d’obtenir justice, il les réconcilie par l’espérance avec le travail et l’inégalité. Toutefois les droits politiques conférés au peuple sont avant tout une garantie contre les privilèges de classe et un moyen d’introduire dans les institutions une plus grande part de justice. Pour que le gouvernement n’oublie pas ce devoir ou du moins ne le remplisse pas avec une mollesse calculée, la plus sûre condition est évidemment que ceux qui sont les premiers intéressés à la justice concourent au choix des législateurs dans une juste mesure.

Si la langue nouvelle qui a cours aujourd’hui parmi nous était de mise ici, je dirais que pour M. Bright les droits politiques sont le moyen de résoudre la question sociale ; mais cette langue n’est pas à son usage, et l’on sent en lisant ses discours ce que cette distinction, qui trouble chez nous tant d’intelligences, renferme d’artificiel et de futile. Deux choses semblent avoir principalement contribué à la faire passer chez nous des livres, où elle a été posée d’abord, dans un grand nombre d’esprits : l’une est l’habitude, adoptée par beaucoup d’écrivains, de soutenir en termes absolus l’incompétence de l’état en ce qui touche au régime du travail et à la répartition de la richesse, comme si la législation et la politique générale n’avaient pas sur la situation matérielle des travailleurs et sur les fortunes privées les contre-coups les plus directs ; l’autre est la longue exclusion politique des classes populaires : sous l’empire d’une préoccupation fort naturelle, elles se sont accoutumées à ne voir qu’une seule question, à ne se proposer qu’un seul but, l’amélioration de leur condition, et les rapports qui lient cette condition avec l’état politique leur ont échappé. Cette distinction, fâcheuse et fausse, disparaîtra par le progrès de l’éducation politique des masses, et c’est pour cela que M. Bright a raison de croire que, au point où en sont aujourd’hui les choses dans les pays civilisés de l’Europe, cette éducation, développée par une large participation des masses au gouvernement, est le moyen le plus assuré de rétablir l’ordre dans les esprits et l’harmonie entre les classes.

Il n’est pas besoin d’ajouter que M. Bright n’entend pas que le gouvernement se substitue aux individus. Voilà trop longtemps qu’il est le champion de la liberté, et il a trop de confiance en celle-ci pour ne pas la regarder comme le plus infaillible organe de la justice. Je ne sache pas qu’on ait jamais parlé en termes plus forts qu’il ne l’a fait des bienfaits de l’initiative individuelle. « S’il est au monde un principe certain, dit-il quelque part, c’est que tout ce que les individus peuvent faire eux-mêmes, le gouvernement ne doit pas y toucher. Rien ne tend davantage à fortifier un peuple, à l’agrandir et à l’ennoblir, que l’exercice constant des facultés des individus et l’application de celles-ci aux grands objets d’intérêt social. » Maintenant le gouvernement n’en a pas moins sa puissance, que rien ne peut remplacer, et le législateur sa tâche, que nul ne peut remplir pour lui. Celle que M. Bright lui impose est, il faut bien l’avouer, d’une immense portée. Elle ne tend à rien de moins qu’à modifier les bases mêmes sur lesquelles la société anglaise repose encore. Plus on l’étudie, plus l’Angleterre présente une physionomie distincte et à certains égards singulière : nation admirable assurément, où cependant bien des traits paraissent peu d’accord avec les idées que la civilisation fait partout prévaloir. Par la constitution aristocratique de la propriété, elle semble avoir quelque chose de féodal ; par l’importance politique de l’église établie, elle garde je ne sais quoi de théocratique, et ces deux institutions se trouvent associées à la liberté la plus étendue et aux garanties politiques les plus précieuses. Ce mélange de privilèges surannés avec le respect inviolable de certains droits, cette immobilité dans des traditions condamnées partout, abandonnées presque partout, avec la vie publique la plus intense et la plus large liberté de discussion, lui font revêtir, aux yeux des autres peuples et surtout aux nôtres, un caractère en quelque sorte paradoxal. Elle nous paraît, ici, en tête de la civilisation, là, traînant encore les entraves du passé. Elle est un scandale et une énigme. Elle force l’admiration, elle déconcerte la sympathie. Elle offre le spectacle de tous les extrêmes dans l’opulence et dans la misère. Elle excite l’enthousiasme par le plus noble développement de l’individu dans une région de la société, et l’horreur par sa complète abjection dans une autre. Cependant ces deux institutions qui vous paraissent si choquantes ont pour elles le temps et l’histoire ; elles sont protégées non-seulement par l’intérêt qu’ont les classes conservatrices à les défendre, mais aussi par le respect héréditaire dont la nation les entoure. Pour en obtenir la transformation, il faut triompher de tout cela.

M. Bright ne s’est pas laissé intimider. Il leur a déclaré la guerre, non pas en leur opposant quelque système artificieusement combiné ni en invoquant des principes abstraits, mais au nom de la sagesse et de la sécurité, du bon sens et du véritable esprit de conservation. Que voudrait-il donc ? En ce qui concerne la distribution du sol, le but qu’il poursuit est de créer en Angleterre une classe moyenne de propriétaires et de fermiers qui n’existe pas aujourd’hui. Cette classe, il la regarde comme un élément constitutif et nécessaire à tous les points de vue dans une nation bien équilibrée : au point de vue politique, car une telle classe, attachée à l’ordre par les biens dont elle jouit, ouverte par la médiocrité de sa fortune à l’idée des réformes que la justice commande, est le lest et le gouvernail de la société ; au point de vue moral, parce qu’il est bon que la terre appartienne à celui qui la féconde de ses sueurs, et plus encore parce que l’existence de cette classe rendrait au travailleur l’espérance, première condition de la moralité, sans laquelle l’homme glisse sur la pente d’une dégradation inévitable ; au point de vue économique enfin, car elle est le seul moyen de retenir le paysan dans les campagnes par l’appât d’un travail abondant et d’une juste rémunération, et de l’empêcher d’aller grossir dans les villes la masse effrayante du paupérisme. M. Bright estime donc que l’avenir de l’Angleterre est attaché à l’émancipation du sol et à une meilleure répartition de la propriété.

Il est facile d’imaginer ce que ces idées causèrent d’indignation, sincère ou feinte, chez une certaine classe la première fois qu’elles furent exposées, en 1863 et 1864, dans la langue retentissante et franche de M. Bright. Le scandale fut grand ; on y vit l’indice d’un complot contre la propriété. M. Bright n’a pas l’habitude d’être ménagé par ses adversaires ; peu d’invectives et d’imputations lui ont été épargnées, et d’ordinaire il ne s’en émeut pas. Cependant en 1864 le Times, dépassant toute mesure, accusa MM. Cobden et Bright de menées communistes. « Supposez, répondait M. Bright, que l’écrivain de ce journal eût accusé Adam Smith, le grand apôtre de l’économie politique, d’approuver la piraterie, ou Jean Wesley d’encourager l’ivrognerie et de prêcher l’impiété, cela ne serait pas plus extraordinaire que de nous accuser, M. Cobden et moi, de je ne sais quelles pensées de violences agraires, de je ne sais quels projets de prendre la propriété des uns pour la distribuer aux autres. » Puis, saisissant l’occasion pour s’expliquer sur le Times, il flétrit « l’athéisme pratique de cette feuille sans vergogne, » et il la déclara le fléau de l’esprit public en Angleterre. Le Times eut lieu de regretter son imprudence ; mais il avait été plus injuste encore qu’imprudent. La vérité est qu’aux yeux du plus modéré des Français les réformes demandées par M. Bright n’ont rien d’excessif. Que demandait-il en effet ? L’abolition du droit de primogéniture et du régime des substitutions. Il n’entendait même pas que la loi portât la moindre atteinte à la liberté testamentaire ; ce qu’il voulait, c’est que cette liberté, mal comprise, n’allât pas jusqu’à ôter aux vivans le libre usage du sol qu’ils sont chargés de faire fructifier et de transmettre en bon état aux générations suivantes ; c’est que, lorsqu’un homme meurt intestat, la loi, interprète de l’équité naturelle, partageât entre ses enfans sa propriété réelle, comme elle partage dès à présent sa propriété personnelle. Il y a plus encore : il n’espérait pas que cette législation nouvelle, dont l’effet pouvait être si aisément empêché par la prévoyance du génie aristocratique, eût la puissance de modifier immédiatement la répartition de la propriété et de couper court à l’accumulation du sol dans un petit nombre de mains. Non, ce qu’il espérait avant tout, c’était une modification de l’opinion. La loi ne régit pas seulement les actions, elle gouverne aussi les esprits ; elle n’est pas seulement une règle, elle est encore une puissante éducatrice ; elle exerce sur les intelligences une autorité salutaire ou funeste selon qu’elle parle le langage de la raison ou qu’elle le méconnaît, mais une autorité irrésistible. Que la loi cessât de sanctionner le mal, de se prêter aux fantaisies et aux ambitions déréglées d’une certaine classe, et les intelligences, éclairées par cette lumière du droit, reviendraient d’elles-mêmes au sentiment de l’équité. Les lois en vigueur n’ont pas même pour elles l’illusion de la justice. Elles sont un débris du passé engagé dans l’édifice de la société nouvelle, le reste d’un système inventé pour maintenir la puissance sociale et, par elle, l’ascendant politique entre les mains d’un petit nombre, un moyen d’éterniser ainsi la dépendance du cultivateur et, par une suite de contre-coups faciles à comprendre, la plupart des maux qui pèsent sur la société anglaise. « Prenez garde, disait-il en 1864 », un accident politique peut survenir : ces accidens sont aussi peu prévus que les autres. Vous n’entendez pas l’approche du tremblement de terre qui renverse les monumens les plus solides, et vous ne voyez pas, — les possesseurs du sol ne voient pas, — l’approche du danger, de la catastrophe peut-être, qu’appelle inévitablement le maintien obstiné d’une législation injuste. Un temps peut venir, et j’ose affirmer qu’il viendra, où il se produira dans ce pays un mouvement pour y réaliser non pas le plan que je recommande, parce que je le crois juste, modéré, suffisant, mais un plan d’accord avec les dispositions du code Napoléon en France et avec des idées qui s’étendent à vue d’œil sur l’Europe entière. » Ces paroles sont curieuses à noter ; elles nous donnent la mesure des ambitions que nourrit M. Bright. Le code Napoléon, voilà le châtiment dont il menace l’obstination des conservateurs qui ferment l’oreille à ses avertissemens ! Nous savons par expérience que l’on peut s’accommoder d’un tel régime.

M. Bright est aujourd’hui ministre, mais les classes conservatrices ne sont pas pour cela familiarisées avec des idées qu’il n’abandonne certainement pas. Elles envisagent avec défiance les réformes qu’il demande, et peut-être n’ont-elles pas tort d’y voir une révolution. Ce qui est sûr, c’est que cette transformation de la propriété n’atteindrait pas seulement l’aristocratie, elle atteindrait du même coup l’église établie. L’aristocratie et l’église sont en Angleterre deux sœurs de figure différente, facies non omnibus una, mais nécessaires l’une à l’autre. L’aristocratie est le rempart de l’église. L’église façonne les esprits au régime aristocratique ; elle pénètre de son génie, par la religion qu’elle explique, par la morale qu’elle prêche, par l’enseignement, qu’elle domine, les classes appelées à gouverner. On devine ce qu’un homme comme M. Bright, un dissident, un quaker, pense de cette institution. Cependant il a toujours abordé la question avec des ménagemens particuliers, et cette réserve n’est pas timidité, elle est une preuve de tact. « J’ai souvent souhaité, disait-il en I864 à propos de la taxe d’église, pouvoir m’adresser à cette chambre, ne fût-ce que pour une demi-heure, en qualité de membre de l’église d’Angleterre. » Je suis sûr qu’en effet cette demi-heure eût été bien employée. Toutefois, si sa qualité de dissident lui impose de la réserve, sa pensée perce partout, et l’on voit que pour lui l’église est un symbole et un instrument des privilèges qui doivent disparaître. Il regarde l’église d’Angleterre et la chambre des lords non pas comme des appuis, mais comme des obstacles pour un gouvernement complètement libre. Seulement il laisse faire au temps. Il les attaque, l’église surtout, avec mesure ; il se contente de les observer d’un œil vigilant et de s’opposer avec énergie à leurs empiétemens. Il résiste surtout à ceux qui voudraient augmenter l’influence de l’église sur l’enseignement. « Affranchissez-vous, disait-il en 1847, des entraves de votre église, délivrez la religion de toute intervention de l’état ; si vous voulez doter l’enseignement aux frais de la nation, qu’il ne dépende pas des doctrines d’une confession particulière. Vous trouverez alors dans ce pays toutes les sectes d’accord sur l’éducation comme elles le sont en Amérique. » Si l’éducation populaire est une condition de liberté, une garantie sociale, une forme de l’émancipation, c’est une raison de plus pour qu’il ne veuille pas armer l’aristocratie d’un si puissant levier.

« Je ne me sens pas très démocratique, » disait M. Bright lors de la discussion du bill de réforme de lord Derby. Ce mot signifiait dans sa bouche qu’il n’a pas l’idolâtrie du nombre, et qu’il ne veut pas asservir aux masses laborieuses les autres classes de la société anglaise, lorsque celles-ci auront abjuré leurs privilèges légaux. Dans une autre et meilleure acception, la démocratie est une question de confiance, et c’est proprement à ce point que se réduit toute la différence entre ceux qui voudraient maintenir l’exclusion politique du peuple et ceux qui la combattent. Les uns ne peuvent admettre que le peuple, condamné au travail sans relâche, ignorant le loisir et le bien-être, puisse cesser un seul instant de tourner sa meule et se mêler du gouvernement sans vouloir se constituer à lui-même des privilèges et sans ébranler les colonnes de justice et de liberté qui supportent l’édifice social. De là l’inquiétude que le peuple leur inspire, de là leurs dédains plus irritans pour lui que leurs privilèges, et cette inquiétude et ces dédains ne sont pas le propre des tories. On se rappelle les excès de langage auxquels s’est maladroitement porté contre le peuple, pendant la discussion du bill de lord Russell, un député libéral, éloquent, M. Lowe, dont les circonstances ont fait depuis un collègue de M. Bright au ministère. Il y a toute une école de politiques qui regardent la peur du peuple comme le premier article de la sagesse ; il y en a d’autres au contraire, et M. Bright est de ceux-là, qui croient la justice seule capable de rallier la majorité des intelligences. Ils sont persuadés que la civilisation ne s’est pas développée en vain, que la raison est équitablement répartie, que le sentiment de la responsabilité a pour première vertu de mettre les esprits en garde contre leurs propres exagérations. C’est pourquoi ils voient sans s’alarmer les masses entrer en partage du gouvernement, ou plutôt ils considèrent cette accession comme le moyen le plus efficace de dissiper les rêves inquiétans, de calmer les sourdes colères que la foule nourrit en silence quand elle se sent exclue ou méprisée. Est-ce là, comme on le dit, vouloir livrer imprudemment l’avenir des sociétés au hasard sur la foi d’une illusion souvent châtiée par les faits ? ou bien l’histoire ne prouve-t-elle pas que les vrais auteurs des révolutions les plus funestes sont ceux qui, à force de vouloir refouler le peuple dans son néant, ont provoqué les fureurs par lesquelles tant d’états ont péri ? M. Bright en est persuadé, et c’est pourquoi il déclare que la défiance des gouvernemens à l’égard des gouvernés est un crime. À ceux qui l’accusaient de faire naître le danger en l’annonçant, il répondait en 1866 : « Supposez que je sois au pied du Vésuve ou de l’Etna, et que, voyant un hameau ou une chaumière plantée sur la pente, j’aille dire aux habitans de ce hameau ou de cette chaumière : Vous voyez cette vapeur qui monte du sommet de la montagne ; elle deviendra une fumée épaisse et noire qui obscurcira le ciel. Vous voyez ces gouttes de lave qui sortent des crevasses ou des fissures sur le flanc de la montagne ; ces gouttes deviendront un fleuve de feu. Vous entendez ce murmure au sein de la montagne ; ce murmure se changera en tonnerre et sera la voix d’une convulsion violente qui ébranlera la moitié d’un continent. Vous savez que sous vos pieds sont ensevelies de grandes cités pour lesquelles il n’y a pas de résurrection, comme l’histoire nous apprend que des dynasties, des aristocraties ont passé sans qu’il reste une trace de leur nom. Si je parle ainsi à ceux qui habitent sur le flanc de la montagne et qu’ensuite éclate une catastrophe qui fasse trembler le monde, suis-je responsable de la catastrophe ? Ce n’est pas moi qui ai dressé la montagne, qui l’ai remplie de matières explosibles. J’ai averti du danger, voilà tout. »

M. Bright est convaincu que la suprématie aristocratique est ce qui maintient la mésintelligence entre les classes, pervertit la liberté anglaise, creuse le gouffre du paupérisme, et paralyse les efforts d’une société laborieuse incessamment et inutilement acharnée à le combler. Il croit que l’aristocratie a grossi, par une politique extérieure subordonnée à des vues égoïstes, le fardeau que porte l’Angleterre, et qu’elle est le principal obstacle au triomphe de la justice. N’y a-t-il pas quelque exagération oratoire dans ces reproches et quelque rêve dans l’espérance des bienfaits que M. Bright attend de la victoire ? Toujours est-il que là est l’unité de sa vie, et la preuve que ses travaux n’ont pas été tout à fait inutiles, c’est qu’il est au ministère.


II.

Il y a quelques années, je causais avec un officier anglais qui est aujourd’hui membre de la chambre des communes. Comme il me voyait très frappé de la puissance que conserve encore l’aristocratie en Angleterre, il se prit à dire : « Bah ! elle est encore modeste ici ; pour savoir ce qu’elle est, il faut l’avoir vue dans l’Inde et en Irlande. » Ce mot, qui me parut alors exagéré, m’est revenu bien des fois à l’esprit. En Angleterre, les libertés légales dont tout le monde jouit, le sentiment des garanties assurées à chacun, tempèrent ou voilent jusqu’à un certain point l’excès de l’inégalité ; ce sont des freins à l’orgueil de l’aristocratie. Dans les dépendances de l’Angleterre, où les violences de la conquête ancienne ou récente continuent de se faire sentir, l’aristocratie, restée maîtresse jusqu’à présent par l’art de s’assurer, sous prétexte de la grandeur anglaise, la complicité ou l’indifférence de l’opinion, donne carrière à ses défauts comme à ses qualités. C’est en Irlande et dans l’Inde qu’elle apparaît dans tout l’entêtement de son orgueil, dans l’égoïsme de son dur génie. M. Bright a été, voilà déjà bien longtemps, conduit à l’attaquer sur ce double théâtre de sa puissance, et à déclarer la guerre à ses traditions de gouvernement au nom des principes populaires qu’il professe et de la morale, qu’il semble s’être proposé d’introduire dans la politique.

Les rapports de l’Inde et de l’Irlande avec l’Angleterre paraissent au premier coup d’œil fort différens, comme le sont d’ailleurs l’histoire de ces deux pays et l’avenir qui leur est réservé. L’Irlande fait partie du royaume-uni ; malgré les antipathies natives des deux peuples, malgré les haines vivaces semées par la conquête et entretenues par les privilèges qu’elle a créés, il n’est douteux pour personne que la réconciliation doive un jour s’opérer entre eux. Cela ne sera pas très facile ; mais déjà nul ne songe plus au rappel de l’union, et le temps viendra certainement où l’Irlande, à la place d’une indépendance dont les avantages pour elle ne seraient aujourd’hui rien moins qu’assurés, trouvera le bien-être et, ce qui n’est pas moins nécessaire, la paix de l’esprit sous l’abri des libertés anglaises. L’Inde est un pays tout autrement étranger à l’Angleterre par la race et le génie ; c’est un empire immense et lointain, où quelques milliers d’Anglais, perdus au sein d’une population innombrable, ne forment guère d’établissement sans esprit de retour. Quoi que fasse l’Angleterre, tout le monde regarde comme certain qu’elle devra tôt ou tard renoncer à cette possession, si elle ne veut pas qu’elle lui échappe. Heureuses l’Angleterre et les populations de l’Inde si celles-ci emportent alors, pour prix du long asservissement qu’elles subissent, quelques germes de civilisation !

Toutefois, à côté de ces différences, on aperçoit d’assez grandes analogies dans les conditions de l’Irlande et de l’Inde. On trouve également à l’origine de la domination anglaise sur ces deux pays une conquête accompagnée d’extrêmes violences, et dont les suites persistantes s’opposent jusqu’à présent, non pas seulement à la fusion, mais à la réconciliation des gouvernans et des gouvernés. Ce n’est pas tout encore. Lorsqu’on regarde aux modifications produites dans l’état social par cette double conquête et à l’esprit du gouvernement qu’elle a fondé, ces deux pays semblent ne travailler et pour ainsi dire n’exister qu’au profit d’une classe privilégiée, ici d’une aristocratie terrienne à laquelle s’ajoutait hier encore une aristocratie ecclésiastique, là d’une classe de fonctionnaires que l’aristocratie choisit, patronne et recrute en grande partie dans son sein. La question est donc fort analogue pour ces deux pays et présente des difficultés de même nature. Il s’agit de ménager et de consommer entre les maîtres et les sujets, entre les conquérans et le peuple conquis, un accord nécessaire ; il s’agit de ramener au principe de justice un gouvernement issu de la force, une administration fondée jusqu’ici sur l’antagonisme des races, sur l’orgueil et les rancunes d’une puissance qui s’irrite de se sentir toujours contestée ; il s’agit de faire disparaître de l’état social des iniquités qui choquent à la fois la politique et l’humanité. Telles sont les idées dont M. Bright s’est fait l’organe dans plusieurs discussions sur l’Irlande et sur l’Inde auxquelles les circonstances ont donné souvent un intérêt tragique. Il a joué dans ces discussions un rôle prédominant, il s’y est acquis une autorité qu’on peut dire sans rivale, et s’il n’a pas obtenu au profit de l’Inde le succès qui a couronné ses efforts en faveur de l’Irlande, il n’en a pas moins, soutenu la lutte avec la même énergie et ne s’est pas moins inspiré des mêmes principes.

Le gouvernement anglais dans l’Inde porte avec la dernière évidence la marque du génie aristocratique. Il n’a pas la rudesse du gouvernement militaire qui caractérise notre domination en Algérie, bien qu’après tout il repose aussi sur la force et la crainte ; mais, au lieu de s’afficher, la force s’efface, l’armée disparaît. Il se compose d’un corps de fonctionnaires civils largement payés, qui offre aux cliens et aux cadets de l’aristocratie une ressource assurée. Ces fonctionnaires, choisis par la faveur, sont à peu près exempts de responsabilité ; ils relèvent d’un premier fonctionnaire qui ne regarde pas à l’arbitraire chez les autres, parce qu’il l’exerce sans cesse, et que son pouvoir, de beaucoup supérieur à celui d’un roi, n’a pas un autre caractère. « Souvenez-vous que vous êtes moins que la poussière sous mes pieds. » Ces mots, adressés à un prince qui comptait parmi ses ancêtres une longue suite de monarques révérés, au souverain héréditaire de plusieurs millions de sujets, et par qui ? par un fonctionnaire anglais que le plus obscur des citoyens peut dans son pays traîner devant les tribunaux pour l’injure la plus légère, ces mots donnent la mesure de la puissance que possède le gouverneur de l’Inde et de l’idée qu’il s’en fait. Il est vrai que ce fonctionnaire gouverne 150 millions d’hommes, c’est-à-dire un sixième et plus de la race humaine, que son pouvoir s’étend sur un pays dix fois grand comme la France, qu’enfin, bien que soumis nominalement à ceux qui le choisissent, il exerce son autorité dans une indépendance de fait qui le met à l’abri de toute recherche ; car qui peut, je ne dis pas contrôler, mais connaître des actes dont il est le seul à rendre compte ? Quelle enquête utile peut-on faire sur sa conduite, et à quoi pareille enquête aboutirait-elle, lorsqu’il est assuré du concours ou du silence de tout un peuple de subordonnés, lorsque ceux dont il tient son pouvoir sont disposés, comme lui, à voir dans cette possession une proie légitime, lorsqu’il est presque invariablement pris parmi les premiers de la classe qui gouverne l’Angleterre, et qui est si intéressée à entretenir le respect de la hiérarchie ?

Ce gouvernement est, pour ainsi parler, la plus extrême concentration du privilège, et il n’est pas étonnant que les discussions élevées au sujet de cette organisation et des abus qui en résultent aient toujours ému jusqu’au cœur la classe aristocratique et soulevé les passions des partis. En effet, ces discussions rappellent à l’esprit les plus fameuses soirées oratoires du parlement et les plus grands noms de la tribune anglaise. Les noms de Fox, de Burke, de Sheridan, sont attachés à l’histoire de ces luttes. Ils ont épuisé, surtout les deux derniers, tout ce que l’imagination, exaltée par la pensée de ce vaste empire si étrangement improvisé, des audacieuses entreprises et des crimes auxquels il devait sa naissance, pouvait suggérer de tableaux saisissans. Les procès de lord Clive, de Warren Hastings, prêtaient aux développemens pittoresques et dramatiques de l’éloquence parlementaire autant et plus encore qu’à la discussion politique. On ne trouve rien de pareil dans les discours de M. Bright ; les circonstances sont changées : plus de héros à mettre en scène, plus d’actions téméraires ou criminelles à soumettre au tribunal de l’opinion, plus d’accusé en faveur duquel ou contre lequel passionner les esprits. Il y a, ce qui n’est pas moins grave, tout un système à combattre ; mais le pathétique n’est pas de mise contre un système, il n’y a plus de place ici pour les moralités éternelles et pour les passions humaines, qui sont le réservoir de l’éloquence. Il faut entrer dans le détail d’un mécanisme, en analyser les effets, proposer ce qui est possible pour le modifier ou pour lui en substituer un autre. Il faut montrer ces qualités d’homme d’affaires qui l’emportent de plus en plus dans les assemblées et s’interdire, pour se faire écouter, ce qui éblouit et ce qui passionne ; se faire écouter, premier succès, le plus indispensable de tous, dont nul rhéteur n’a donné la recette, et de plus en plus difficile devant ces auditoires sceptiques, impatiens, bruyans par calcul et dédaigneux de parti-pris.

Ces questions avaient pourtant leur côté pathétique en 1858, quand l’Inde était en combustion. M. Bright avait toujours aperçu et souvent signalé les dangers qui menacent presque incessamment cet empire soutenu par une poignée d’hommes. Cinq ans avant l’insurrection, il suppliait qu’on écartât de la discussion l’esprit de parti. « Ce n’est pas, disait-il, une question de Manchester contre Essex, de ville contre comté, d’église établie contre sectes dissidentes ; c’est une question où nous sommes tous intéressés et où nos enfans peut-être le seront plus que nous. Si les finances sont mal administrées, c’est nous qui porterons le fardeau ; si les peuples de l’Inde sont poussés par notre faute à l’insurrection, il nous faudra reconquérir ce pays ou en être ignominieusement chassés. Dieu me garde de discuter dans un esprit de parti un état de choses qui peut introduire quelque page sanglante dans l’histoire de nos relations avec cet empire ! » Il voulait dès lors qu’on changeât de système. Il montrait d’un côté un peuple dont les institutions héréditaires sont anéanties, les gouvernemens renversés, toutes les habitudes détruites, — de l’autre une invasion d’étrangers qui l’épuisent et ne lui donnent rien ; partout la misère, des taxes accablantes et pas de travaux publics, pas de routes, pas de ponts, pas d’écoles, pas de justice, rien de ce qui fait l’orgueil et la force de la civilisation occidentale. Cependant, si quelque chose peut excuser une domination d’une légitimité si douteuse et souillée par tant d’excès, ce ne peut être que les bienfaits qui en diminuent le poids. Si quelque gouvernement a le droit ou plutôt le devoir de se conduire en providence, c’est celui d’un peuple qui vient, sans autre titre que la supériorité qu’il s’arroge, imposer son joug à un autre. Et quel terrain pour implanter les principes de la civilisation, pour fonder de bonnes institutions, pour répandre les germes fécondés avec tant d’efforts et de génie dans les sociétés d’Europe, que cette vieille terre si riche encore, que ces contrées couvertes d’une population docile qu’on calomnie en vain, et qui n’est dépourvue d’aucune des qualités de l’intelligence et de la volonté !

Non-seulement le gouvernement n’a jusqu’à présent rien fait pour ces peuples, mais, tout en les ruinant, il n’est pas même parvenu à couvrir ses frais, tant ses principes étaient faux et son organisation vicieuse. Son premier tort est d’être un gouvernement d’égoïsme et de privilège, d’exister pour ceux qui le composent et non pour ceux qu’il régit, de méconnaître ainsi la condition suprême d’un gouvernement civilisateur. Le second est d’être exempt de toute responsabilité ou de n’en avoir qu’une illusoire et insaisissable. Or rien ne remplace le sentiment de la responsabilité, ni les bonnes intentions, ni même le génie ; dans la responsabilité réside la seule sauvegarde contre les folies d’une activité sans frein et contre l’incurie ; savoir qu’on vit sans cesse sous l’œil des autres et qu’on aura des comptes à rendre est ce qu’il y a de plus propre à inspirer la pensée du bien et le courage de le faire, comme à réprimer les tentations dangereuses. En outre cet empire si vaste est sans proportion avec les facultés humaines ; ce pouvoir prodigieux est trop grand pour l’intelligence, pour la volonté, pour l’attention d’un seul homme ; quelle tête serait assez forte pour régir avec sagesse ces populations innombrables qui parlent vingt idiomes différens, et même pour comprendre leurs besoins ? Et quel gouverneur ou quel conseil ne se sentirait accablé d’avance en abordant une pareille tâche ? Il faut diviser cet empire, et M. Bright proposait de le répartir en provinces indépendantes les unes des autres et relevant du gouvernement de la métropole, d’établir, par exemple, cinq présidences avec leur armée, leurs finances, leur justice, leur administration propre, de manière à exciter le zèle de chaque gouverneur en lui donnant une tâche proportionnée à ses forces, à lui imposer une responsabilité réelle, à faire naître entre ces provinces une salutaire émulation. Enfin il faut combler l’abîme qui sépare le gouvernement des gouvernés en ouvrant à ceux-ci l’accès des fonctions publiques. Il est juste qu’ils participent au gouvernement qu’ils paient, et c’est le moyen à la fois de les initier aux principes de la politique occidentale et de se concilier leur affection ou du moins leur confiance, d’amener entre les conquérans et les sujets une entente nécessaire au bien de tout le monde. Pour réaliser ces principes, il faut avant tout que l’Inde soit considérée comme autre chose qu’une mine de richesses pour l’aristocratie et un moyen de caser ses favoris.

Ces réformes ne sont pas un nouveau système. M. Bright, en les proposant, ne se flattait pas d’inventer ; elles sont l’application des idées sur lesquelles reposent les sociétés civilisées, telles que le sentiment du droit et l’expérience les ont peu à peu constituées. Il s’agit de transporter ces idées dans le gouvernement de l’Inde, et c’est à quoi M. Bright s’est appliqué non-seulement avec une suite admirable, mais avec un sentiment pratique, une connaissance du détail et des difficultés, une prévoyance des périls, qui font de ces discours une école de bon sens et des chefs-d’œuvre de discussion. Les événemens ne lui ont donné que trop raison ; mais il n’a pas usé de récriminations, et cet orateur, dont l’indignation est si redoutable, n’est pas sorti des bornes de la modération. En s’abstenant de déclamer, il ne put toutefois s’empêcher de rappeler au gouvernement anglais la responsabilité qui pèse sur lui. « Dans ces vastes régions, il y a des millions d’hommes désarmés et sans ressources, privés de leurs anciens chefs, qui lèvent avec un faible reste d’espérance les yeux vers la puissance irrésistible et partout présente qui les a subjugués. Je vous adjure en faveur de ce peuple,… et si vos cœurs sont de fer contre ces infortunés, si rien ne peut exciter en vous un sentiment de sympathie pour leurs misères, ayez pitié du moins de vos compatriotes ; soyez sûrs que peu d’années passeront avant que l’état de choses qui existe dans l’Inde devienne sérieux pour vous. Je souhaite que vous ne fassiez pas voir au monde que, si vos pères ont su conquérir ce pays, vous êtes, vous, incapables de le gouverner. » Malgré cela, les réformes ont été lentes à s’accomplir ; les choses en sont à peu près où elles étaient lorsqu’il prononçait ces paroles. L’obscurité qui en 1833 couvrait aux yeux inquiets de Macaulay l’avenir de la domination anglaise n’a fait que s’épaissir. Le gouvernement, toujours le même dans son esprit, prépare-t-il à l’Inde et à l’Angleterre de nouvelles épreuves ? Il faudrait bien, si de mauvais jours revenaient, se résigner enfin à la justice, et il sera pour y arriver difficile de s’écarter beaucoup de la voie que M. Bright a indiquée.

On est souvent exposé à confondre le bien dire avec l’éloquence, l’homme simplement disert avec le véritable orateur politique ; mais il y a des momens où cette confusion n’est pas possible. Lorsque des périls prochains et graves jettent le trouble dans les esprits, il ne s’agit plus pour l’orateur de faire montre de son talent ou de sa force, ni de vaincre ses adversaires. Celui qui dans le trouble général conserve le plus de sang-froid, de résolution, de ressources, qui dit nettement ce qu’il faut faire et le dit de manière à calmer les craintes et à retenir les impatiences, qui excite et qui rassure en même temps, est le seul éloquent. M. Bright, qui avait déployé ces qualités dans la question de l’Inde, les a montrées à un degré supérieur encore en 1868 dans celle d’Irlande. On peut dire sans exagération que c’est lui qui a conduit la bataille. Aussi personne ne s’est-il étonné qu’après la victoire M. Gladstone ait voulu se fortifier en le faisant entrer au ministère ; il avait trouvé en lui plus qu’un allié, un instigateur, et pourquoi ne pas l’avouer avec tout le monde ? presque un guide.

Cette fois, comme toujours, M. Bright a prouvé qu’il est un grand maître dans l’art de manier les esprits ; on ne trouvera pas néanmoins dans les discours qu’il a prononcés un seul de ces morceaux saillans qui sont l’ornement des anthologies. Il est positif et précis, voilà tout ; nul étalage de brillant et nul effort, pas de couleurs ambitieuses, rien qui soit de nature à sophistiquer la pensée ; il est toujours clair parce qu’il est franc, et toujours ému parce qu’il se sent dans le droit. On se rappelle dans quelles circonstances et sous l’empire de quelles nécessités la question se posait ; tout retard aggravait la crise ; un orateur passionné pouvait abuser facilement de l’inquiétude générale pour surprendre les esprits. M. Bright ne voulait que les convaincre. Il abordait la discussion avec cette grande force d’une certitude depuis longtemps acquise ; il y apportait des idées mûries par une conviction de vingt-cinq ans. Soutenant les résolutions de M. Gladstone en 1868, il pouvait rappeler textuellement les paroles prononcées par lui en 1845 à propos de la dotation du collège de Maynooth, et dire : « Voilà ce que je pense ! » et ce que la majorité avait alors accueilli par des risées, il fallait bien qu’elle l’écoutât cette fois non-seulement avec déférence, mais avec avidité. Le danger la forçait à l’attention ; elle se sentait dominée par l’autorité de cette parole loyale, et elle était obligée de reconnaître qu’il n’y avait pour elle rien de mieux à faire que de se con-fier à la direction d’un homme qui avait prévu de si loin.

Cette petite humiliation n’a-t-elle rien coûté aux amours-propres ? Certes les remèdes proposés par M. Bright non comme les meilleurs, mais comme les seuls, n’étaient pas sans amertume. Il demandait des réformes qui touchaient aux parties les plus sensibles de l’Angleterre, les privilèges de l’église établie et la constitution aristocratique de la propriété ; on ne pouvait nier qu’il fût dans le vrai en indiquant les causes du mal, mais le moyen que de tels remèdes n’excitassent pas de vives répugnances ? Il y avait si longtemps qu’on se complaisait dans une illusion volontaire sur l’état des choses en Irlande, on était si accoutumé à ses plaintes, on s’était fait un si ingénieux système pour se dispenser de les écouter et de faire quelque chose ! On accusait le caractère du peuple irlandais, on accusait les agitateurs, on accusait le catholicisme, et là-dessus on édifiait tout un système de justification pour l’Angleterre ; puis, lorsque ces reproches étaient réduits à néant ou ces atténuations démontrées insuffisantes, on recourait à un argument suprême, le plus insolent de tous : on niait les griefs. L’Irlande n’avait-elle pas les mêmes lois que l’Angleterre et l’Ecosse ? Et si ces lois n’empêchaient pas ici la prospérité de s’accroître, comment auraient-elles produit là tant de misères ? Mais les crimes qui jetaient l’épouvante parmi les propriétaires, les agitations incessantes, les tentatives désespérées comme celles des fenians, ne permettaient plus l’illusion ; il fallait bien reconnaître que tant de soupirs qu’on voyait, comme dans la description du Dante, « crever à la surface du lac désolé, trahissaient les souffrances des damnés qui étaient au fond. »

Ed anche vo’che per certo credi
Che sotto l’acqua ha gente che sospira
E fanno pullular quest’acqua al summo.

En 1868, le moment d’accuser était passé ; il fallait se défendre, et M. Bright ne marchandait pas plus alors qu’il ne l’avait fait en 1847 au gouvernement les pouvoirs nécessaires pour maintenir l’ordre ; mais il n’avait jamais admis que la compression fût un moyen naturel de gouverner, ou du moins il trouvait vulgaire et méprisable ce procédé qui permet « au pouvoir civil de ronfler à l’aise quand le soldat travaille pour lui. » Il soutenait qu’en réprimant il faut au moins imiter cet empereur chinois qui, après avoir écrasé une insurrection, s’humiliait devant son peuple, et lui demandait pardon des fautes par lesquelles il l’avait poussé à la révolte. Il fallait maintenant sonder les plaies et s’appliquer à les guérir. Combien d’imputations n’a-t-il pas encourues ! Que de fois ne s’est-il pas entendu dénoncer comme un ennemi de la religion et de la propriété ! Il n’a pas fléchi ; il a continué de signaler le mal et d’indiquer le remède en toute occasion, à la chambre, dans les banquets, dans les meetings ; il a triomphé enfin du préjugé public et des répugnances les plus invétérées.

La suppression de l’église établie d’Irlande était un acte de justice, il était aisé de le démontrer ; mais cela ne suffisait pas, car il y a des injustices si intimement unies au réseau vivant de l’organisme politique, qu’à vouloir les supprimer il semble qu’on va mettre l’existence du corps social en péril. Telle n’était pas l’église d’Irlande, et pour le faire sentir M. Bright montrait par des raisons évidentes qu’elle avait manqué entièrement le but de son institution : bien loin d’entamer le catholicisme, elle l’avait exalté jusqu’au fanatisme ; au lieu de faciliter ou de resserrer l’union des deux peuples, elle avait fait de la séparation un abîme. Alors s’élevait une objection : la suppression de l’église d’Irlande serait un exemple grandement à redouter pour l’Angleterre ; une voie périlleuse était ouverte par là, qui pourrait conduire à ébranler l’église anglicane, c’est-à-dire un des fondemens de l’état. L’objection était grave, et de plus elle portait en plein contre un homme dont les principes connus sont contraires non-seulement à l’existence d’une église nationale, mais à toute intervention de la loi dans les choses religieuses. M. Bright avait trop de loyauté pour désavouer ses principes, même en vue du succès le plus ardemment souhaité, et trop de droiture pour éluder l’objection. Il ne nia pas la gravité du précédent, mais il établit que, si jamais l’église anglicane était mise en péril, ce ne serait pas aux attaques du dehors qu’elle succomberait, ce serait aux dissidences nées dans son propre sein. Et si cela devait arriver, qui peut dire si la société anglaise aurait à le déplorer ? Puis il énumérait les nombreuses révolutions longtemps repoussées, redoutées, ajournées, qui se sont accomplies depuis vingt-cinq ans et n’ont fait que consolider l’édifice. « On vous disait hier que vous voyez toujours des lions sur la route ; le nom de lions est trop beau, ce que vous voyez, ce sont des lutins. Quand vous les avez vus, touchés, comme il vous est arrivé tant de fois depuis que je parle devant vous, vous les avez reconnus pour des lutins, vous avez découvert en eux des êtres inoffensifs. Après nous avoir pris pour des ennemis et avoir cru que nous en voulions à la constitution, vous avez reconnu que nous vous avions fait du bien et que la constitution était plus forte qu’auparavant. »

Jamais sujet plus délicat n’avait été traité par un orateur plus suspect. M. Bright le savait bien. Aussi quelle prudence, quels ménagemens, quel art pour gagner la confiance ! Il mit dans ses paroles un mélange de prière, d’enjouement, de bonhomie, de séduction, de raisonnement, qui a fini par l’emporter sur le préjugé ; mais au prix de quels efforts ! Ce n’était là cependant que la moitié des réformes nécessaires, et certainement la moins difficile à réaliser. L’autre question est celle de la terre. On pouvait la croire encore assez lointaine en 1868. Elle s’est posée plus vite qu’on ne le pensait. M. Bright a sur ce point des idées qui probablement ne changeront pas beaucoup, elles tiennent trop étroitement à tous ses principes ; mais à la réserve qu’il a montrée dans quelques occasions récentes où il a été appelé à s’expliquer à ce sujet, on voit qu’il mesure toute l’étendue des difficultés et qu’il n’entend pas engager ses collègues. L’église établie d’Irlande, c’était l’invasion morale ; la propriété aristocratique, c’est l’invasion matérielle toujours subsistante, et l’ordre ne renaîtra pas sans qu’elle subisse de sérieuses modifications. En Irlande comme en Angleterre, M. Bright est persuadé que le salut consiste dans la création d’une classe moyenne admise à la possession du sol, intéressée au travail, à la paix, et qui envisage l’avenir avec sécurité. Il faut que la terre devienne la caisse d’épargne du paysan ; nul autre moyen de réconcilier le peuple irlandais avec l’ordre, et de rappeler en Irlande le capital, dont les canaux, depuis longtemps à sec, doivent être remplis pour alimenter le travail, pour féconder la terre, vouée dans ce malheureux pays à un perpétuel sabbat. Seulement, tant que la propriété sera immobilisée par le système des substitutions, le sol aggloméré dans un petit nombre de mains par la loi de primogéniture, tant que, pour garder dans sa dépendance le fermier électeur et rester maître des suffrages, le propriétaire lui refusera la garantie d’un bail et se réservera le moyen de l’évincer au gré de son caprice, tant que la vente de la terre sera entourée de difficultés par la confusion, l’obscurité et l’incertitude des titres de propriété, on ne fera pas naître en Irlande cette union, et, comme dit M. Michelet, cet amour de l’homme et de la terre qui est la condition de la paix. C’est à la fois sur la culture, sur la tenure, sur la transmission et sur la répartition de la terre que doivent porter les réformes. Elles sont, comme on voit, immenses ; on peut y procéder avec lenteur, on le doit peut-être ; mais, jusqu’à ce qu’elles soient réalisées, le mal dont l’Irlande est atteinte, et dont l’Angleterre ne peut se croire innocente, défiera tous les palliatifs, et l’Irlande restera ce qu’on l’a vue jusqu’à cette heure, oisive, malheureuse et criminelle.

Ces réformes ont la portée d’une révolution sociale. Elles sont prescrites par l’intérêt, avouées par la justice, elles peuvent s’accomplir d’une manière légale, pacifique et progressive, comme l’exige le génie anglais ; mais, il n’y a pas à s’y méprendre, elles sont une révolution. L’aristocratie propriétaire se décidera-t-elle à la subir ? On se rappelle ce que les honnêtes gens qui voulaient à tout prix sauver l’église établie d’Irlande ont imaginé de recettes ingénieuses pour remplacer la suppression. Des procédés de même valeur sont inventés tous les jours pour résoudre la question territoriale. M. Bright répond à ces inventeurs en racontant l’histoire d’un charlatan, — ce n’était pas un ministre, — qui fit fortune dans les foires au temps d’Addison en vendant des pilules contre les tremblemens de terre. D’autres ont proposé des remèdes efficaces, mais violens, et M. Mill en a suggéré un qui, de sa part, a étonné à plus d’un titre. Il ne s’agirait de rien moins que d’une vaste expropriation, avec indemnité bien entendu, pour cause d’utilité publique. M. Mill donne lui-même ce procédé pour héroïque, mais il croit qu’il y a des temps où les principes de l’économie politique peuvent souffrir une violation passagère. M. Bright repousse un tel plan, mais il a le sien. S’il est opposé en principe à toute intervention de l’état et s’il croit que la liberté est le plus savant des médecins, il sait aussi que la liberté, comme la terre, a besoin de temps, et la situation présente n’admet point de retard. Il voudrait donc qu’une commission parlementaire fût chargée de traiter de gré à gré avec les propriétaires à des conditions capables de les tenter, et qu’elle revendît les propriétés acquises de cette manière par lots payables en annuités. Cette idée du moins repose sur la liberté des contrats, sur le respect de tous les droits, et M. Bright l’expose avec un détail qui prouve la maturité de sa pensée et sa sincérité.

Quels changemens les circonstances et la discussion y apporteront-elles ? M. Bright n’est pas un esprit qui abonde dans son propre sens, quoiqu’il ne soit pas exempt d’impatience. Pendant qu’on discutait à la chambre des lords le bill relatif à l’église établie, il ne put s’empêcher d’exprimer, dans une lettre rendue publique, son sentiment sur la conduite de cette chambre, sur son imprévoyance et son peu de sagesse. La lettre fit du bruit ; c’était la seconde fois depuis son entrée au ministère que M. Bright sortait de la correction officielle. L’inopportunité d’une résistance absolue peut lui arracher un mouvement de cette nature ; mais il n’est pas entêté dans ses idées. D’ailleurs la résistance sera-t-elle aussi vive qu’on le croit ? Ne verra-t-on pas l’aristocratie, devenue plus facile, laisser porter une seconde fois la main sur l’arche sainte, se prêter en Irlande au mariage du paysan et de la terre, qu’elle a regardé jusqu’à présent comme une mésalliance ? Il faudra bien qu’elle ce le ; on ne peut disconvenir cependant que cette réforme intéresse directement l’aristocratie anglaise : sua res agitur. Serait-il dans l’ordre du destin que l’Irlande se vengeât des souffrances que lui a infligées le privilège aristocratique en y introduisant un germe de destruction et en préparant la ruine de ce privilège jusqu’en Angleterre ?


III.

Il n’est jamais sans danger pour un orateur populaire d’avoir à combattre un grand entraînement national. Ce danger, M. Bright l’a plusieurs fois affronté. Il s’est élevé contre les paniques produites à diverses reprises chez nos voisins par les projets qu’on prêtait au gouvernement français, et rien, comme on sait, n’est plus désagréable au peuple que d’entendre traiter ses terreurs de visions absurdes. Il s’est élevé avec obstination contre la guerre de Crimée, au risque d’encourir quelque chose de l’impopularité qui s’attachait à la Russie. Enfin il est resté le champion de l’Union américaine et des états du nord, lorsque tant de gens se flattaient d’en avoir fini avec ce fantôme incommode.

M. Bright a un autre malheur, c’est d’appartenir à une secte dont les principes religieux semblaient en l’une au moins de ces circonstances dominer sa conduite politique, puisqu’ils impliquent la condamnation absolue de la guerre. On est souvent parti de là pour récuser son opinion, et l’historien de la guerre de Crimée, M. Kinglake, explique ainsi pourquoi l’opposition de M. Bright à cette guerre n’exerça jamais aucune influence dans le parlement. Ce qu’il y a de curieux, c’est que plus tard, en le trouvant parmi les défenseurs de l’Union américaine, on ne manqua pas de le mettre en contradiction avec lui-même, et de s’armer, pour le combattre, de ses opinions religieuses sur la guerre. La logique de l’esprit de parti a des artifices qu’il n’est pas facile d’éluder.

En réalité, M. Bright n’invoque jamais que des argumens politiques. À vrai dire, le droit des gens, tel que l’ont fait les Vattel et les Grotius, n’a pas pour lui beaucoup d’autorité, et il n’hésite pas à déclarer qu’il le trouve assez souvent odieux. Peu lui importe qu’une guerre soit ou ne soit pas justifiable par les principes que ces théoriciens ont posés dans leurs ouvrages, il la juge sur les règles d’une moralité plus haute dont il voudrait que la politique s’inspirât ; mais il ne s’en tient pas là, il interroge l’expérience, il examine l’histoire en la dégageant des illusions et des sophismes qui l’ont presque toujours falsifiée. Pendant un siècle et demi, l’Angleterre a fait métier d’intervenir partout, ici pour protéger l’intérêt protestant, là pour défendre les libertés de l’Europe, ailleurs pour maintenir entre les puissances un équilibre nécessaire ; — depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon et à Nicolas, elle a combattu toute ambition qui lui paraissait menaçante. Eh bien ! soutenir que ces prétextes ont été souvent mensongers, et qu’en tout cas aucun de ces buts n’a été atteint, que ces interventions n’ont eu pour effet que d’ajouter à l’ascendant des grandes familles intronisées en 1688, d’augmenter les taxes, d’imposer au pays le fardeau d’une dette formidable, et surtout d’empêcher à l’intérieur le développement de la justice et de la liberté, de sorte que ces guerres, même les plus heureuses, ont été un fléau ; condamner cette politique par l’énumération des échecs qu’elle a valus au pays, des alliances funestes qu’elle a nécessitées, des traités inutiles ou onéreux auxquels elle a toujours abouti, montrer enfin que ces interventions, colorées de fallacieux prétextes, se sont faites aussi souvent au profit du despotisme qu’à celui de la liberté, c’est à coup sûr déranger l’histoire telle qu’en général on la présente ; mais c’est certainement user d’argumens politiques, et lorsque M. Bright conclut à la nécessité de rompre avec cette tradition et de renoncer désormais à toute intervention, on peut lui reprocher d’être trop absolu et d’aller trop vite, mais non pas de parler en sectaire, ni même d’innover, car cette politique est celle qu’ont professée les Robert Walpole, les James Fox, les Grey et les Robert Peel.

Elle est aussi celle que préconisent les partisans du régime industriel, pour qui la terre est avant tout un grand et pacifique atelier, et M. Bright fait valoir éloquemment leurs raisons en faveur de la paix. Supputant un jour devant un auditoire populaire ce que la guerre a coûté depuis un siècle à l’Angleterre, il l’estimait à la somme de 2 milliards sterling. « Et quand je pense, s’écriait-il, à cette somme de 2 milliards, aussi incompréhensible à mon esprit que les distances astronomiques que la science nous a rendues familières, une étrange vision passe devant mes yeux. Je vois le paysan bêcher et labourer, semer et récolter, suer sous le soleil de l’été, vieillir avant l’âge au souffle du vent d’hiver. Je vois l’ouvrier anglais, avec sa mâle contenance et son incomparable habileté, travailler sur son banc ou à sa forge. Je vois une ouvrière de nos manufactures du nord, une femme, une jeune fille peut-être, douce et bonne comme le sont vos sœurs et vos filles, je la vois suivant du regard le va-et-vient incessant de la navette, ou penchée sur la broche dont les révolutions rapides échappent à ses yeux ; puis je pense à une partie de votre population qui, plongée dans les mines, y oublie le soleil, et je vois l’homme qui, du fond des entrailles de la terre, élève à sa surface les matériaux de la richesse et de la grandeur de son pays. Et quand je vois tout cela, j’ai devant les yeux une masse de produits que je n’imagine pas mieux que les 2 milliards dont je parlais ; mais j’aperçois dans sa plénitude l’odieuse erreur de vos gouvernemens, dont la politique funeste dévore parfois la moitié, jamais moins du tiers des produits de cette industrie que Dieu destinait à répandre l’aisance à chaque foyer, et prodigue ces fruits de bénédiction sur tous les points de la surface du globe sans procurer le moindre bien au peuple d’Angleterre. » Voilà certes une manière admirable de passionner l’arithmétique. Qu’est-ce à dire cependant, et la cause de la paix est-elle à jamais gagnée ? Quand on considère l’enchevêtrement des intérêts sur cette terre et les difficultés insolubles auxquelles il conduit, on a beau refaire en imagination le roman de l’histoire, on comprend la fatalité de la guerre, et en pesant les résultats qu’elle a fait payer si cher, on se demande néanmoins si elle a toujours été un obstacle et si elle n’a pas concouru quelquefois à la création de l’ordre dans l’humanité.

Il n’en est pas moins certain que ces idées pacifiques ont gagné du terrain en Angleterre, qu’on y est moins disposé qu’autrefois aux interventions hasardeuses ; mais, lorsque la guerre éclata en 1854, il existait une opinion établie et représentée par des hommes d’état populaires, des principes qu’on regardait comme supérieurs à l’examen et que fortifiait à ce moment une antipathie violente contre la Russie. Lorsqu’il osa s’élever contre cette puissance d’opinion, M. Bright n’espérait pas en triompher. Le torrent était trop fort pour qu’il se flattât de le détourner ; mais il pouvait signaler le péril, et il n’hésita pas. La guerre était déjà déclarée quand il intervint, l’esprit en proie à de sombres prévisions et le cœur navré. On admire chez Démosthène tel récit d’ambassade où chaque mot est une passion ou un argument ; M. Bright est presque aussi beau lorsqu’il expose, avec sa lucidité habituelle, la suite des négociations depuis l’origine, lorsqu’il montre que la guerre pouvait être évitée, et que, de la part du gouvernement anglais, chaque démarche indique la faiblesse, la sottise ou la duplicité. Quant au but poursuivi, il s’efforçait d’établir qu’on s’attachait à prévenir un danger chimérique, à refouler un fantôme de puissance qui ne pouvait rien contre l’Europe, qu’on entreprenait vainement de soutenir un empire condamné, oppressif, avili, ennemi dans tous les temps et à jamais incapable de toute civilisation, qu’on s’efforçait de le soutenir contre un gouvernement non moins despotique, il est vrai, mais non pas inaccessible aux principes du progrès véritable. Son raisonnement était moins contestable encore lorsque, se plaçant sur un terrain différent, il établissait qu’on prétendait maintenir une chose qui n’existe pas, qui n’exista jamais, une combinaison illusoire, aussi impossible que le mouvement perpétuel, à savoir l’équilibre des états, car l’équilibre ne dépend ni du nombre des habitans, ni de l’étendue des territoires, ni même des forces maritimes et militaires, mais de mille causes intérieures sur lesquelles on ne peut rien. En somme, on allait encore une fois prodiguer la richesse et la vie humaine, imposer au pays d’immenses sacrifices pour un client digne de mépris, pour un intérêt que personne ne définissait avec précision, en vue d’un but qu’il était impossible d’atteindre.

Il y a des temps de prévention universelle où la Vérité même ne trouverait pas audience, et d’ailleurs on ne manquait pas de réponses plausibles aux objurgations de M. Bright. Il le sentait, et pourtant sa voix s’éleva, solennelle et menaçante, en toute occasion, pour hâter la fin d’une lutte meurtrière. On se souviendra longtemps de cette soirée où, peu de temps après Balaklava et Inkerman, décrivant le deuil qui avait pénétré dans tant de maisons, comptant les vides que la mort avait faits jusque dans les chambres et attachant un regret funèbre au nom de chacun de ses collègues tombés sur le champ de bataille, il obtint un succès bien rare dans les assemblées parlementaires en arrachant des sanglots à tous les cœurs ; puis tout à coup il opposa aux calamités que l’imprudence du ministère avait attirées sur la nation la légèreté dont semblaient faire parade quelques-uns de ses membres, il flétrit leur sécurité insolente. « Personne, dit-il, ne suppose que le gouvernement ait voulu étendre sur le pays ce linceul de douleur ; mais on a le droit d’attendre qu’en un sujet dont les conséquences peuvent être horribles pour la nation et pour chaque individu tous les ministres montrent la gravité convenable. » Ce jour-là, lord Palmerston dut baisser la tête ; son génie humilié fut réduit à se taire devant une moralité qu’il ne connaissait pas.

C’est le même jour que M. Bright prononça ce mot : « je ne suis pas un homme d’état, » aveu qu’on s’est empressé de lui rappeler lorsqu’il est entré au ministère, et que beaucoup de personnes seraient tentées peut-être, sur ce que j’ai dit, d’entendre à la lettre. Si la principale partie de l’homme d’état consiste à prendre ses semblables tels qu’ils sont à l’heure présente, à gouverner avec leurs erreurs en y cédant, et à obtenir coûte que coûte un résultat immédiat, l’homme qui rompt en visière à leurs préjugés et qui sait attendre, en s’attachant à préparer de loin une révolution d’opinion, n’a pas droit à ce titre. Si l’homme d’état est celui qui renonce à l’ambition de résoudre les questions, qui se contente de gagner du temps, qui vit au jour le jour, léguant à l’avenir le soin d’en finir ou de lutter encore avec les difficultés qu’il élude, M. Bright, qui aurait voulu, lui, une solution héroïque de la question d’Orient, n’est pas un homme d’état ; mais si le génie politique consiste surtout à proportionner l’effort au résultat possible, à calculer les chances et à prévoir, on ne peut le refuser à M. Bright. La Turquie n’a pas été régénérée, fortifiée, affranchie ; la protection dont elle ne peut se passer s’est appesantie sur elle. La puissance russe n’est pas détruite, et si elle se gouverne avec plus de mesure, elle n’a pas cessé pour cela d’être menaçante en Orient. La question est toujours agitée et nous agite toujours. M. Bright ne s’est donc pas complètement trompé ; on commence du moins à s’en douter dans son pays.

Sa position isolée avait fait de lui une sorte de paria politique. La députation envoyée par les quakers à l’empereur Nicolas pour solliciter la fin de la guerre au nom du Dieu de paix l’exposa, quoiqu’il fût étranger à cette démarche, aux railleries de ses adversaires. Il essuya sans s’émouvoir les plus folles imputations. Aux élections de 1857, il fut frappé d’ostracisme avec MM. Milner Gibson, Cobden et plusieurs autres ; mais il fut élu la même année à Birmingham. Cette leçon ne l’avait pas changé, et lorsque la guerre de la sécession éclata, on ne le trouva pas moins intrépide dans sa résistance à l’erreur publique.

La rupture des États-Unis d’Amérique causa tout d’abord en Angleterre une satisfaction sans mélange. À voir une telle audace de la part du sud et tant de désarroi dans le nord, on s’imagina que la séparation s’effectuerait à peu près pacifiquement. On ne croyait pas à la guerre, et l’on jouissait d’un événement où l’on trouvait deux avantages également précieux : convaincre la grande république d’être faible et incapable de se défendre, continuer à recevoir en abondance, et désormais sans perturbation possible, le coton, aliment des manufactures. L’illusion fut courte. Lorsqu’on vit le nord commencer la guerre, confiant dans sa force et dans son droit, on s’irrita. Des gens qui n’auraient pas eu assez de railleries contre lui, s’il avait cédé sans combat, feignirent l’indignation, et lorsque M. Bright embrassa résolument la cause abandonnée de l’Union, les mêmes personnes crièrent au scandale.

Je ne puis m’empêcher ici d’être frappé, chez M. Bright, d’un bonheur qui a manqué à bien des politiques, même parmi les plus illustres : jusqu’à présent, il ne s’est trompé dans aucune grande question. La liberté du commerce, l’extension du droit du suffrage dans le peuple, la suppression de l’église d’Irlande, la destruction de l’esclavage, le maintien de l’Union américaine, sur tous ces points les faits sont venus successivement justifier ses prévisions et donner raison à sa conduite. Il a rencontré le vrai sans avoir prétendu au don de prophétie, ce qui est pourtant un ridicule assez commun chez les hommes d’état. Combien en avons-nous vus, combien en connaissons-nous encore de ces prophètes, et de combien d’espèces ! Il y a ceux qui croient à ce qu’ils annoncent et ceux qui n’y croient pas, ceux qui enveloppent leurs oracles d’une obscurité savante de manière à avoir sûrement raison, quoi qu’il arrive, et ceux qui précisent hardiment et qui se trompent toujours sans être jamais déconcertés. Il y a encore les pessimistes, et c’est la classe la plus commune, qui ne prédisent que catastrophes, les optimistes, qui promettent le salut jusqu’au milieu de la ruine, et ce sont les plus amusans. Combien, depuis Napoléon Ier et Chateaubriand, avons-nous entendu de ces prédictions tombées d’une bouche illustre et qui ne se sont pas vérifiées ! Il n’y a pas vingt-cinq ans qu’un homme d’état s’écriait : « Le suffrage universel n’aura jamais son jour, » et moins de trente ans se sont écoulés depuis qu’un autre, s’opposant à l’établissement des chemins de fer, les déclarait « bons pour les marchandises, mais mauvais pour les voyageurs. » Le hasard, la présomption, l’ignorance, expliquent ces témérités de langage. Tout homme d’état devrait, pour apprendre la tolérance et la modestie, s’imprimer dans l’esprit ces sages paroles de M. Bright en 1862 : « je sais que tout ce qui n’est pas absolument impossible peut arriver, que par conséquent les choses peuvent prendre un cours différent de celui qui me paraît vraisemblable ; je dis seulement qu’à voir les faits que nous connaissons et à les juger avec la faible intelligence départie aux mortels, vous ne devez plus attendre qu’une récolte de coton considérable ou même suffisante pour vos manufactures vous vienne jamais du travail esclave. »

Tout en s’exprimant avec réserve, M. Bright n’a jamais hésité sur les questions capitales. À quoi peut-il être redevable de la chance rare de ne s’être jamais trompé ? Il la doit sans doute à l’habitude d’écouter avant tout le bon sens, « ce maître de la vie humaine, » qui seul enseigne l’art de conjecturer ; mais il la doit encore à une inspiration non moins sûre, celle du sentiment moral. Il croit au triomphe pénible, mais certain, du bon droit, à l’existence dans l’homme d’un instinct que la civilisation développe, et qui, lui faisant traverser l’erreur, l’achemine sûrement vers la justice. Il n’est pas de ceux qui font consister la pénétration politique uniquement à se défier des hommes. Cette foi dans un gouvernement moral des choses humaines est ce qui l’a soutenu, presque seul, contre tout le monde, ou du moins contre ceux de sa classe, dans sa campagne en faveur de l’Union américaine. Ce sujet, il est vrai, lui tenait au cœur ; il s’agissait d’un pays qu’il aime, qu’il admire, qu’il offrirait volontiers comme un idéal aux sociétés nouvelles ; mais aussi il avait contre lui bien des préjugés, des sophismes, des rancunes, des intérêts : il avait contre lui le ministère et le public, les journaux et les chambres. Jamais question plus simple n’avait été plus perfidement embrouillée, et jamais plus d’ombre répandue à dessein sur la vérité. Quelques-uns trompaient sciemment, le plus grand nombre se laissait sottement tromper. On en était venu à ne voir dans la sécession qu’une affaire de rivalité entre états, presque une lutte de préséance, puis une simple question de tarifs : le sud était, disait-on, ruiné par le nord. Rien de plus admirable que l’art avec lequel M. Bright dissipe ces sophismes, fait éclater les vraies causes de la lutte, qu’on s’attachait à cacher justement parce qu’elles sautaient aux yeux. Et quant aux dispositions d’où procèdent ces erreurs et ces sophismes, il ne s’y trompe pas, il les dénonce crûment ; c’est, sous mille formes, l’intérêt, et non pas celui du pays, mais celui d’une classe qui méconnaît cyniquement la morale et l’humanité.

Certes, au moment où la disette du coton réduisait dans le Lancashire un demi-million d’hommes à la faim, il était dur de déclarer que le maintien de l’Union, même au prix d’une longue guerre, était dans l’intérêt de l’Angleterre. Ses adversaires avaient alors beau jeu contre M. Bright. Eh bien ! jamais il n’a été plus triomphant. Il pouvait se faire honneur de sa prévoyance lorsqu’il rappelait qu’il avait, quinze années auparavant, signalé le premier à l’industrie anglaise le danger qu’il y avait pour elle à se reposer sur le travail esclave, et sommé le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour développer dans l’Inde la culture du coton. Il ne s’arrête pas à cette juste récrimination ; ne songeant qu’à l’avenir, il prouve que la substitution du travail libre au travail esclave en Amérique est le seul moyen de prévenir à jamais la disette, et il n’est pas moins décisif lorsqu’il démontre que l’intérêt politique de l’Angleterre au maintien de la république américaine est d’accord avec son intérêt industriel et avec l’intérêt moral.

Trop de gens étaient impatiens de voir crever « cette bulle de république » pour qu’on prêtât l’oreille à de pareilles idées. « Il faut que la séparation s’opère, autrement dans cinquante ans l’Amérique ferait la loi à toute l’Europe, » tel était le sentiment dont presque tous les journaux et tous les orateurs se faisaient les interprètes. M. Bright s’appuya sur une autre partie de l’opinion qu’il trouvait mieux disposée. La plupart de ses discours sur cette question ont été prononcés dans des meetings populaires, à Rochdale, à Birmingham, à Londres, et il ne faut pas croire qu’ils soient pour cela moins travaillés, moins modérés ni moins élevés. Il prend la question sous toutes ses faces, mais il s’applique surtout à dégager des mensonges dont on est parvenu à la couvrir la vérité vraie ; puis, les préventions une fois dissipées, il s’efforce de faire aimer cette grande république, « la patrie intellectuelle de ceux qui souffrent, » et il ne craint pas de manquer aux devoirs du patriotisme en opposant les grandeurs et les libertés de l’Amérique aux préjugés et aux privilèges dont la libre Angleterre traîne la chaîne à son pied. Après avoir demandé qu’au moins on ne se montre pas hostile, il ose davantage : en présence d’un si grand intérêt pour la civilisation, il interdit au cœur et à la raison de rester neutres.

Je crains bien que, si M. Bright n’était pas aujourd’hui ministre, de sages esprits, un peu trop amoureux de la correction, ne fussent tentés de voir là moins la conduite d’un vrai politique que les procédés d’un agitateur ou même d’indignes flatteries adressées aux passions de la foule. Ils seraient dans l’erreur, M. Bright ne flatte pas, et je me permettrai d’affirmer qu’en s’appuyant sur l’opinion populaire, en encourageant les sympathies de la foule pour l’Amérique, il a fait l’acte le plus politique de sa vie. On ne songe pas assez que la division de l’opinion anglaise a seule peut-être sauvé l’Angleterre d’une guerre désastreuse, et dont les suites ne sauraient être calculées. On oublie à quel degré l’excitation des esprits était parvenue. Le ministère réussit à garder assez de réserve pour ne pas céder à l’entraînement général, mais ses dispositions étaient connues : c’étaient celles de toutes les classes élevées ; il y eut tel moment, par exemple au lendemain de l’arrestation des envoyés du sud à bord du Trent, où la prudence fut près de l’abandonner. On put voir en une autre occasion combien la passion troublait des têtes si froides, lorsque M. Roebuck vint proposer à la chambre des communes, le 30 juin 1863, de reconnaître la confédération du sud, et se porta garant des dispositions de l’empereur Napoléon III. La garantie était bien étrange, moins étrange toutefois que la démarche du député anglais allant de son autorité privée négocier avec le chef d’une nation voisine, et que l’irréflexion du souverain qui avait accueilli un tel ambassadeur. Que ce député fût un radical, un homme qui s’était maintes fois expliqué sur le compte de Napoléon III en termes plus que sévères, et qu’il invoquât devant une assemblée anglaise, comme une raison décisive en faveur de la guerre, les sentimens de ce souverain, cela prouve assez qu’on était bien près, en Angleterre, de passer les bornes. M. Bright n’abusa pas des avantages que la situation lui donnait, mais il en usa largement ; il traita M. Roebuck de telle sorte que ce personnage ne s’en est pas relevé, et son ironie atteignit en passant l’impérial confident de M. Roebuck. « Lorsqu’on me dit d’un côté que l’empereur Napoléon va faire la guerre à la Russie, de l’autre qu’il va faire la guerre à l’Amérique, je suis tenté de songer à ce qu’il a déjà sur les bras. Je vois qu’il occupe Rome contre l’opinion de toute l’Italie. Ses soldats sont en train de conquérir le Mexique, marquant chacun de leurs pas par la dévastation et le sang. Il fait la guerre à bâtons rompus en Chine, il fait je ne sais trop quoi au Japon. Je dis que, s’il entreprend la tâche de démembrer le grand empire du nord et en même temps la grande république occidentale, il a une ambition plus vaste que Louis XIV, plus vaste que le premier de son nom ; je dis que, s’il veut faire cela, sa dynastie peut tomber et être ensevelie sous les ruines entassées par sa propre ambition. » Cette fois encore les partisans de la guerre se continrent ; mais que serait-il arrivé, s’ils étaient parvenus à faire passer dans les classes populaires leur irritation et leurs chimères ? Ces sentimens, qui se sont par bonheur dissipés en fumée, n’auraient-ils pas allumé l’incendie, si les masses n’avaient pas eu plus de sagesse, et si cette sagesse n’avait pas arrêté, dominé leurs prétendus tuteurs ? M. Bright fit bien de s’appuyer et d’agir sur elles, et les discours qu’il prononça pour encourager leurs sympathies en faveur du nord sont des monumens qui ne fon ! pas moins d’honneur à son sens politique qu’à l’élévation de son âme.

Il lui a été donné de recueillir à pleines mains les fruits de son courage. À la fin de 1867, dans un banquet public offert à M. William Lloyd Garrison, un des vétérans du parti anti-esclavagiste en Amérique, qui était dès 1829 enfermé dans les prisons du sud, il passait en revue, dans une énumération d’une grandeur épique, tous ceux qui avec M. Garrison avaient préparé la victoire, orateurs et écrivains, journalistes et soldats, hommes et femmes, dont les actions, les délaites et les souffrances remplissent, selon l’expression de miss Harriet Martineau, l’âge des martyrs ; puis, pour mieux célébrer tant de courage dépensé pour la bonne cause, il ajoutait magnifiquement : « Quand je parcours en esprit cette noble armée, je ne sais pourquoi je me rappelle un passage certainement familier à la plupart d’entre vous, car il se trouve dans l’épître aux Hébreux. Après avoir caractérisé les grands hommes et les pères de la nation, l’écrivain sacré dit : « Le temps me manquerait pour parler de Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et des prophètes qui par la foi ont conquis des royaumes, accompli la justice, reçu l’effet des promesses, fermé la gueule des lions, arrêté la violence du feu, échappé au tranchant de l’épée, qui de faibles sont devenus forts et vaillans dans le combat, et ont mis en fuite les armées des étrangers. » Je vous demande si ces paroles de l’auteur inspiré ne peuvent pas s’appliquer à l’héroïque troupe de ceux qui ont fait de l’Amérique le séjour perpétuel de la liberté ? » M. Bright n’oubliait pas non plus ceux qui en Angleterre avaient soutenu la même cause, Clarkson, et Wilberforce, et Buxton, et Sturge ; mais, comme de juste, il s’oubliait lui-même. L’histoire ne l’oubliera pas ; son isolement pendant la guerre le signale assez à son attention, sa place est marquée à côté de ceux qu’il a nommés. Qu’importerait après tout qu’il fût oublié ? À pouvoir chanter ainsi le triomphe que tant d’autres avaient espéré en vain, et le chanter aux applaudissemens de son pays tout entier, n’était-il pas assez récompensé ?

Parfois, à considérer nos vastes sociétés modernes, livrées à des puissances collectives dans lesquelles la fatalité domine, l’esprit se prend à douter avec tristesse de l’action individuelle, et presque à ne plus croire qu’à la force des choses. Ici, l’impulsion acquise, le cours tranquille de la tradition paraît irrésistible ; là, le torrent des passions de la multitude semble tout entraîner. La presse, discordante et tumultueuse, organe des ambitions aux prises, des doctrines adverses et quelquefois des plus vils intérêts, suit la puissance régnante plutôt qu’elle ne la gouverne, et est souvent elle-même la plus fatale des puissances collectives. Le gouvernement, dominé par les nécessités de sa nature, ou par l’ascendant de l’opinion particulière qui le soutient, ou par les exigences de la foule, est rarement en état, malgré la force dont il dispose, de régir à son gré la marche des événemens. Que peut faire entre ces puissances diverses, quelle action réelle peut exercer sur ses contemporains un homme réduit à ses seuls moyens ? Cette pensée a quelque chose d’humiliant pour l’orgueil, mais de plus accablant encore pour l’esprit et de plus décourageant pour la bonne volonté. On reprend confiance lorsqu’on voit ce que M. Bright a fait presque seul. La veille du jour où il fut appelé au ministère par M. Gladstone, et même longtemps auparavant, il était plus puissant qu’un ministre. Il n’était rien dans l’administration, mais il participait réellement au gouvernement, et il en exerçait la partie la plus haute, celle qui se fait sentir aux esprits. D’innombrables échos répondaient à sa voix, et lui-même n’était le servile écho d’aucune passion populaire, car en mainte occasion il avait résisté aux entraînemens des masses, et sur bien des points essentiels ses idées étaient en contradiction avec leurs tendances. Sa persévérance toute seule n’expliquerait pas l’action que M. Bright a exercée ; il a un mérite non moins efficace et plus difficile : il s’est toujours livré. C’est chose rare parmi nous et presque introuvable chez les hommes publics dans le temps où nous vivons, lorsqu’à chaque parole et à chaque pas les considérations accessoires s’imposent impérieusement, qu’un homme assez désintéressé ou assez convaincu pour aller jusqu’au bout de ses convictions. La crainte de se compromettre et de se rendre impossible, les petits calculs, le besoin de succès infimes, mais immédiats, la peur de la défaite, tout cela, sous les beaux noms de circonspection et de prudence, commande la conduite, inspire les paroles, se mêle à toutes les démarches des hommes politiques. De là ces habiletés de partis, ces manèges parlementaires, ces souplesses de langage et ces savantes réticences, ces intrigues souterraines pour atteindre des fins médiocres, où s’épuise le génie des hommes publics. Ces procédés, utiles aux succès personnels, et qui ne sont pas incompatibles avec le talent, le sont avec une action profonde sur l’esprit des contemporains. Ces qualités, cette science mesquine empruntée aux politiques italiens, sont peut-être conformes au génie de certains partis, mais elles paralysent et condamnent à un insuccès certain ceux qui assument la grande responsabilité et qui ambitionnent le grand honneur d’initier le peuple au gouvernement et à la justice. Lorsque M. Bright s’entendait de toutes parts accuser de manquer aux devoirs du patriotisme à cause de son admiration avouée pour les institutions de l’Amérique, lorsqu’on déversait sur lui le ridicule parce qu’il faisait la guerre à la guerre, lorsqu’on lui imputait de rêver des bouleversemens, et qu’on lui attachait l’étiquette des utopies les plus décriées, il se serait arrêté, s’il avait eu peur de se compromettre ; il aurait louvoyé pour ne pas s’exposer au naufrage, et il est possible, il est probable que cette prudence eût marqué le terme de son action utile. Il a continué, il ne s’est ni intimidé ni impatienté, il est resté intrépide sans cesser d’être sage. Le succès personnel, qu’il n’attendait pas, est venu, et en forçant la considération de ses nouveaux amis, il a gardé toute son autorité sur les anciens.


P. CHALLEMEL-LACOUR.