Hommes d’état de l’Angleterre - William Ewart Gladstone
On n’a pas eu souvent de spectacles politiques d’un intérêt plus sérieux que celui qu’offre aujourd’hui l’Angleterre. En moins de trois ans, il s’y est accompli une réforme qui, en créant d’un seul coup 1,119,000 électeurs nouveaux, dont plus de 800,000 dans les bourgs, modifie d’une manière profonde la source de l’autorité publique ; l’établissement de l’église d’Irlande a disparu pour faire place à l’égalité religieuse ; enfin la chambre des communes vient de soumettre la propriété foncière dans ce pays à un régime nouveau qui pourrait bien contenir en germe une révolution sociale.
Ainsi l’énorme vaisseau, si longtemps immobile sur ses deux ancres, l’aristocratie et l’église, s’ébranle, ou, pour mieux dire, vogue à pleines voiles. Un des hommes qui lui ont donné l’élan et qui lui servent en ce moment de pilotes est le très honorable William Ewart Gladstone, premier lord de la trésorerie, membre de l’Institut de France, administrateur de la Galerie nationale des portraits de Londres, etc. Ces titres, et beaucoup d’autres que j’y pourrais joindre, indiquent des aptitudes fort diverses dont je ne m’occuperai point. Sans parler de l’amateur et du lettré, je me propose, et c’est bien assez, d’exposer et d’apprécier les travaux qui ont signalé la carrière de l’homme d’état.
Quelqu’un que l’expérience des contradictions de la nature humaine avait rendu prudent écrivait un jour : « Je n’aime pas à parler des vivans, parce qu’on est exposé de temps en temps à rougir du bien et du mal qu’on en a dit, — du bien qu’ils gâtent, du mal qu’ils réparent. » Heureusement pour moi, des juges nombreux, d’une autorité incontestable, placés à des points de vue très différens, Macaulay, le chevalier Bunsen, l’archevêque Manning, sir George Cornewal Lewis, lord Lytton, — je ne nomme pas ceux dont les paroles pourraient être soupçonnées d’adulation, — se sont exprimés sans réserve sur les hautes facultés, sur le caractère de M. Gladstone, et sa conduite a jusqu’ici fait honneur à leurs témoignages. A soixante et un ans, chargé de la responsabilité attachée à des actes d’une suprême importance, dans une situation qui engage sa vie, M. Gladstone peut être considéré comme désormais à l’abri de cette instabilité qui a compromis la gloire de tant d’hommes politiques et trompé tant de prévisions.
M. Gladstone est cependant une nature compliquée. Il a pour le moins deux âmes : l’une est celle de l’homme d’affaires et de l’homme pratique, attentif et docile aux exigences du temps, avec la fécondité d’esprit qui trouve les moyens et la décision de volonté qui les met en œuvre ; l’autre est l’âme spéculative, amoureuse de théologie, qui s’oublie parfois dans la contemplation de ses chimères, facilement emportée par une logique décevante, tournée non sans quelque regret vers le passé, comme la première se tourne avec une confiance un peu forcée vers l’avenir. Encore mêlées et confondues dans sa jeunesse, ces deux âmes se sont un instant querellées, et la seconde a failli l’emporter. Depuis qu’elles sont parvenues à se séparer, contentes d’avoir chacune leur part de l’existence et des affections de M. Gladstone, elles vivent en paix côte à côte, et il n’est pas probable que leurs dissensions troublent de nouveau sa vie.
C’est un mérite assurément, et qui n’est pas médiocre, de se montrer digne de son bonheur et de ne pas se croire dispensé de tout effort par les complaisances de la fortune. Ce mérite, personne ne peut le contester à M. Gladstone. Le travail sans relâche, un courage qu’aucun combat n’épuise, même ceux qu’il faut livrer contre ses amis, le courage plus rare encore de résister à ses propres préjugés et d’en faire à propos le sacrifice, l’application la plus vigilante à étudier les besoins publics, la sagacité qui les reconnaît, la bonne volonté de les satisfaire coûte que coûte ! voilà quelques-unes des qualités déployées par M. Gladstone dans une carrière qui dure depuis bientôt quarante ans. Il a été chargé pour la première fois de diriger le parti libéral en 1865, après la mort de lord Palmerston, et deux années à peine se sont écoulées depuis qu’il est devenu premier ministre. Ce n’est pas là sans doute une de ces fortunes qui étonnent par leur rapidité. Tout en admirant le concours de circonstances favorables qui l’ont conduit pas à pas, avec lenteur, mais par un progrès certain, au poste qu’il occupe aujourd’hui, le plus élevé peut-être et certainement le plus enviable auquel puisse aspirer une ambition politique, il faut rendre justice aux talens supérieurs et à l’infatigable énergie dont il a fait preuve avant d’y parvenir.
Il n’en est pas moins vrai qu’avec tous ces mérites il lui manque celui d’avoir connu les obstacles. Ces efforts pour se faire jour, où se dépense si souvent le meilleur de la vie, M. Gladstone n’en a pas eu besoin ; il est entré de plain-pied, par la porte d’ivoire, sans le moindre noviciat, et il a pu dès la première heure exercer utilement ses facultés sur le théâtre politique que tant d’autres rêvent longtemps en vain et n’atteignent que trop tard, déjà fatigués, parfois à bout de forces ; Son père, John Gladstone, un des princes, du commerce à Liverpool, grand ami de George Canning, qu’il avait fait élire par son influence à Liverpool en 1812 contre Brougham, d’une fermeté de jugement et d’une décision de caractère dont témoignent certains traits de sa jeunesse, n’avait pas moins d’ambition ; non content de léguer à ses trois fils une fortune opulente, il avait destiné presque dès L’enfance le plus jeune à donner l’éclat politique à son nom. En père prévoyant, il se plaisait à le mettre, âgé de douze ans à peine, sur les matières de politique et de finance pour l’intéresser aux affaires, le rompre à la discussion, aiguiser son jeune esprit en débattant avec lui les questions du jour. On assure même que parfois il ne se refusait pas après dîner la satisfaction d’émerveiller ses hôtes, — et parmi eux se trouvait souvent George Canning, — par la précoce pénétration de l’enfant. Heureux apprentissage pour un futur chancelier de l’échiquier ! on s’étonne moins en y songeant de sa dextérité prodigieuse à manier les chiffres et de l’aisance avec laquelle il se meut dans les questions d’affaires les plus compliquées.
Ce n’est pas tout : John Gladstone, tout fils de ses œuvres qu’il fût ou plutôt en cette qualité même, était un homme d’opinions correctes. Sans affecter l’immobile rigidité du vieux torisme, il se rangeait parmi les conservateurs déterminés, et à la chambre des communes, où les instances de Canning l’avaient décidé, non sans peine, à entrer, s’il suivit jusqu’au bout celui-ci dans l’évolution de ses dernières années, il n’alla pas plus loin. Il avait naturellement transmis ces sages idées à son fils comme un legs précieux, il lui avait inculqué cet amour respectueux de l’autorité qui est une garantie de succès et un acheminement au pouvoir. Ces opinions s’étaient affermies, raffinées dans l’atmosphère d’Eton et d’Oxford, de sorte qu’avant d’avoir quitté les bancs le jeune Gladstone, chargé de ses lauriers de collège, au premier rang parmi les orateurs de l’Union debating society, cette arène où se mesurent entre deux parties de cricket les ambitions des députés en herbe, tout brillant des honneurs universitaires, était déjà une des espérances du parti conservateur. Par sa gravité naturelle et acquise, par ses opinions irréprochables, par ses talens présumés, par sa tenue, il était de ceux que l’aristocratie aimait alors à prendre pour favoris, un de ces purs diamans qu’elle s’empressait de tirer de leur gangue bourgeoise pour s’en parer. Aussi ne fit-il qu’un saut de Christ-Church à la chambre des communes. En décembre 1832, le duc de Newcastle, père du jeune lord Lincoln, un des amis de W. E. Gladstone, le désigna au choix des électeurs de Newark, un bourg à sa dévotion. M. Gladstone avait alors vingt-trois ans.
En 1859, à l’occasion du bill de réforme proposé par M. Disraeli, M. Gladstone prit courageusement en main la cause discréditée des petits bourgs. Il fit valoir habilement les services rendus par eux ; il rappela que les petits bourgs avaient fourni le moyen d’introduire dans la chambre des communes, à l’honneur du parlement et au grand avantage du pays, non-seulement des « maîtres de la sagesse civile, » comme Burke et Mackintosh, des hommes éminens et fiers auxquels il eût toujours répugné d’affronter les dégoûts de la lutte électorale sérieuse, mais encore des talens jeunes qui auraient dû frapper longtemps à la porte de la vie publique avant de la voir s’ouvrir devant eux. « Si l’on ne peut entrer au parlement, dit-il, que par les suffrages d’une grande masse d’électeurs, la conséquence sera d’établir un niveau de médiocrité funeste à l’honneur et à la force de cette chambre, mais destiné, qui plus est, à devenir en définitive fatal aux libertés de la nation. Et si vous voulez des faits à l’appui de ce qui vous paraît un paradoxe, je vais en produire. M. Pelham entra dans cette chambre pour le bourg de Seafoxd en 1719, il avait vingt-deux ans ; lord Chatham y entra en 1735 pour Old-Sarum, il avait vingt-six ans ; M. Fox en 1764 pour Midhurst, il avait, je crois, vingt ans ; M. Pitt en 1781 pour Appleby, il avait vingt et un ans ; M. Canning en 1793 pour Newport, à l’âge de vingt-deux ans ; sir Robert Peel en 1809 pour la ville de Cashel, il avait vingt et un ans. » Après un coup d’œil jeté sur la carrière de ces personnages, tous devenus dans la suite leaders de leur parti et la plupart premiers ministres, il ajoutait : « Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que les petits bourgs, dans lesquels dominaient des influences particulières, ont été le sol nourricier d’où ces hommes sont sortis, — des hommes destinés non-seulement à conduire cette chambre, à gouverner le pays, à être la force de l’Angleterre à l’intérieur et sa gloire au dehors, mais qui, après avoir eu l’occasion de montrer ici leur puissance, sont devenus les élus des grands collèges et les favoris de la nation. » Paroles curieuses dans la bouche de celui qu’on allait, cinq années plus tard, accuser de vouloir le suffrage universel ! Cette défense était un témoignage de gratitude que M. Gladstone, dont le nom pouvait être ajouté dès lors à cette glorieuse liste, devait bien aux petits bourgs. Cependant ces argumens spécieux, avidement accueillis et cent fois répétés, même en France, par ceux à qui une certaine corruption ne déplaît pas, et qui se font volontiers un jeu de la sincérité des élections et du système représentatif, étaient-ils dignes d’un esprit comme le sien ? Ces génies dédaigneux que la lutte publique humilie, que le contact des foules, dont ils prétendent représenter les intérêts, blesse ou révolte, sont-ils indispensables dans les assemblées politiques ? On a pu voir en 1866 que les vues de M. Gladstone à ce sujet se sont gravement modifiées. Les faits cités par lui subsistent néanmoins. On ne peut nier que cette précoce initiation à la vie politique n’ait certains avantages, qu’elle ne soit propre à faire des hommes de gouvernement, à maintenir l’organisation et la vigueur des partis en les rajeunissant. J’ajoute que dans un système qui attribuait à peu près exclusivement l’exercice du pouvoir à une classe très restreinte et ne permettait pas de compter sur l’épanouissement libre et la recrue spontanée des talens, ce patronage était un contre-poids nécessaire ; mais en revanche, réservée aux jeunes gens qui ne craignent pas de donner des gages, flattant l’impatience de leurs ambitions, devançant l’expérience et les services, engageant presque à leur insu des hommes qui n’ont pas eu le temps de se connaître et de fixer leurs idées, cette faveur anticipée des partis n’est pas, il faut en convenir, très favorable à la fermeté des convictions et à la consistance de la conduite. Elle fait des intrigans bornés lorsqu’elle tombe sur des hommes résolus à soutenir avec une obstination aveugle le credo du parti ; elle impose aux âmes droites et aux esprits bien trempés un joug qu’ils ne supportent pas longtemps. De là des transformations qui font quelquefois scandale, et qui portent toujours atteinte à la moralité politique. Ces transformations, que les partis appellent des apostasies, sont souvent un affranchissement légitime ; on sait que la nécessité n’en a été épargnée ni à George Canning, ni à Robert Peel, ni à M. Gladstone.
Le vent propice qui l’avait porté à la chambre des communes ne l’abandonne pas lorsqu’il y est entré. Il ne montre aucune impatience de briller : la réserve était à la fois une preuve de tact et une preuve d’habileté chez un jeune homme dont on attendait beaucoup, sur lequel sa réputation d’université et les grâces mêmes de sa personne attiraient les regards. Il avait eu la première année l’occasion de prendre la parole pour repousser certaine allusion aux prétendues rigueurs que lord Howick accusait M. Gladstone le père, grand propriétaire à. Demerara, d’exercer à l’égard des esclaves occupés sur ses plantations. Son premier grand discours est seulement de 1838 ; jusque-là, il se prononce sur les questions qui se produisent, notamment sur celle du vote secret, avec décision, mais sans éclat. Cependant lors de son premier ministère, en 1835, Robert Peel l’appelle dans les conseils du gouvernement en qualité de lord junior de la trésorerie et bientôt de secrétaire du bureau des colonies. Cette avance de Robert Peel, inspirée par sa sympathie pour un talent déjà réel et peut-être par l’analogie de ses propres débuts avec ceux de M. Gladstone, a peut-être décidé de la carrière de celui-ci. Quelle aurait été la conduite de Robert Peel dans les circonstances que l’Angleterre traverse depuis quelques années ? jusqu’où serait-il allé ? à quel point aurait-il fait halte ? quelle part aurait-il prise aux réformes qui s’accomplissent, et, s’il ne s’en était pas chargé lui-même, y aurait-il du moins donné son adhésion ? Questions auxquelles il est impossible de répondre. Ce qu’on peut dire, c’est que même après la dislocation de son parti Robert Peel resta conservateur ; mais il est un point où il se distingua toujours du parti de la résistance outrecuidante et de l’immobilité aveugle : il eut autant que le comportait son époque, — si loin, à ce qu’il semblait, de l’invasion démocratique, et si près encore de ce qu’on appelait les excès de la révolution, — le sentiment des obligations du pouvoir envers les masses. Il ne se fit jamais un point d’honneur de fermer l’oreille à leur voix quand il la reconnut d’accord avec la voix de la justice. C’est pourquoi, après avoir été l’adversaire persévérant de plusieurs réformes considérables, on le vit les accepter avec loyauté lorsqu’elles furent accomplies, ou les entreprendre malgré tous les obstacles. Il existe entre Robert Peel et M. Gladstone des différences profondes de caractère et d’esprit : M. Gladstone a particulièrement un côté chimérique dans la tête qui, sous les apparences de la logique, aurait pu le mener loin ; mais qu’on ne s’y trompe pas, il est conservateur comme Robert Peel. Seulement il a su apprendre à son école que la conservation ne consiste pas à ne rien faire, à écouter exclusivement les suggestions passionnées des partis, à regimber contre l’aiguillon de la nécessité. Sans être ce qu’on peut appeler une intelligence libre, il s’est accoutumé, quoi qu’il lui en coûtât parfois, à plier sa pensée aux circonstances et à subir la loi dû temps.
En outre M. Gladstone est, comme financier, le disciple ou plutôt l’héritier direct de Robert Peel, l’heureux continuateur de son œuvre, mais un continuateur qui a singulièrement étendu l’application de ses principes. S’il ne compte pas parmi les génies inventeurs dans cette branche de la science politique, M. Gladstone passe avec raison pour un financier de premier ordre. Il mérite la place qui lui est assignée non-seulement par cette clarté loyale qui est la condition première de sécurité pour les peuples chargés de leurs propres affaires, par cette intrépide sincérité d’un homme qui ne veut ni s’abuser lui-même ni donner le change aux esprits irréfléchis, mais par une qualité plus éminente et plus rare. Au lieu de s’absorber dans l’unique préoccupation de réduire les besoins ou d’y pourvoir par des ressources ingénieuses, mérite précieux, mais subalterne, qui est celui d’un excellent majordome, il porte sa vue plus loin : les finances du pays, sous leur double aspect d’application des deniers publics et de répartition des charges, sont pour lui l’expression résumée de la politique ; en un mot, il est du petit nombre des financiers qui, supérieurs à la pensée des besoins du moment et au génie des expédiens, opèrent d’après des principes constans, et ses principes, dictés par la prudence et la justice, sont de ne se préoccuper ni de l’intérêt de l’agriculture, ni de l’intérêt de l’industrie, ni de l’intérêt de la navigation, ni de l’intérêt du commerce, mais du seul intérêt de la nation[1], d’effacer entre les classes de la société les divisions nées de l’égoïsme des unes et de l’ignorance des autres, et pour cela de ménager les sources du revenu public de manière à soulager les classes laborieuses sans constituer toutefois aucun privilège en leur faveur, à les pacifier par le sentiment d’une législation équitable, à les émanciper par l’abondance et la sécurité du travail. Nulle part on ne reconnaît mieux que dans les procédés adoptés par M. Gladstone et dans ses magnifiques exposés l’esprit nouveau qui pénètre dans la législation anglaise, et auquel il a contribué pour une si grande part à frayer la voie. Je crois donc à propos d’esquisser tout d’abord l’ensemble de ses travaux financiers pour en dégager la pensée dominante et en faire apprécier la portée.
Lorsque Robert Peel revint au pouvoir en 1842, chargé de rétablir l’équilibre dans les finances, de réparer les fautes commises par les whigs, d’accomplir leurs promesses, au milieu de l’agitation contre les lois sur les céréales qui gagnait à vue d’œil, M. Gladstone jouissait déjà d’une autorité véritable, que le bruit fait autour de son nom à l’occasion de son livre sur les Rapports de l’église et de l’état avait accrue plutôt que diminuée. Personne ne s’étonna que Robert Peel se l’associât en lui confiant un poste, modeste encore, mais important en raison des projets qu’il allait accomplir, celui de vice-président du bureau du commerce et de maître de la monnaie. Robert Peel arrivait au ministère pénétré de la nécessité de compter avec les exigences de l’opinion et d’arracher à son parti des concessions qui ne pouvaient pas être ajournées sans péril. M. Gladstone fut le témoin du travail qui s’opérait dans son intelligence, peut-être le confident de ses perplexités, certainement le plus actif auxiliaire des premières mesures qu’il proposa, et qui devaient aboutir à des réformes radicales. Dès le début de la session, Robert Peel soumit à l’approbation du parlement deux mesures connexes, l’établissement de l’income-tax, exigé par l’état des finances, et la révision des tarifs des droits imposés à l’entrée des produits étrangers. Par un coup hardi, des douze cent cinquante articles que comprenait ce tarif, sept cent cinquante étaient affranchis de tout droit ou l’objet d’une réduction considérable. Au moment où Robert Peel se levait pour faire son exposé dans la chambre des communes, on le vit prendre avec une intention marquée des mains de M, Gladstone les documens qui contenaient les détails du projet. Ce mouvement, que tout le monde comprit, était une manière de rendre publiquement à son jeune collaborateur un honneur qui lui était dû. Ce grand travail était en effet l’œuvre à peu près personnelle de M. Gladstone, et il était si bien entendu dans toutes ses parties qu’il passa presque sans aucune modification. M. Gladstone fut naturellement chargé d’en soutenir les détails au comité ; il le fit de manière à confondre d’étonnement les hommes du métier, qui ne s’attendaient guère à rencontrer dans un lauréat d’Oxford cette connaissance précise des faits et à le voir traiter avec la parfaite aisance d’un négociant consommé la question de la farine de manioc ou celle des oignons, de la viande salée et des harengs secs. Quels sont les principes qui avaient présidé à cette grave réforme ? Robert Peel les avait indiqués rapidement, et M. Gladstone a eu plus tard l’occasion de les exposer d’une manière complète. En 1852, les tories les plus obstinés ayant jugé habile, pour colorer d’un vernis de libéralisme certaines réformes qui leur tenaient au cœur, de se donner par la bouche de M. Disraeli pour les continuateurs de Robert Peel, M. Gladstone repoussa vivement cette prétention ; il rappela, en homme qui avait le droit d’en parler, quelle avait été la pensée de ce grand ministre : le but qu’il n’avait cessé de poursuivre était la suppression de toute prohibition absolue ou l’abaissement des droits d’un effet prohibitif, — la plus grande réduction possible des droits dont se trouvaient frappées les matières premières et les substances alimentaires. Ces diverses réductions se ramenaient à une même pensée et à la pensée la plus contraire au régime tant regretté par les tories, celle de favoriser le développement de l’industrie nationale, non par des privilèges, mais par l’abolition de toute faveur accordée à une classe ou à un intérêt spécial au détriment du travail et du bien-être populaires.
Un principe si fécond impliquait des conséquences auxquelles ceux qui le professaient ne pouvaient réussir bien longtemps à se soustraire. « Beaucoup de partisans déclarés de la liberté du commerce, avait dit Robert Peel dans le discours même où il annonçait la révision des tarifs, penseront que je ne suis pas allé assez loin sur le principe général de la liberté du commerce ; il n’y a plus maintenant, je crois, grande différence d’opinion, et tout le monde est d’accord qu’il faut acheter au plus bas et vendre au plus haut prix possible… » Et comme à ces paroles une approbation bruyante éclatait dans une partie de la chambre, Robert Peel avait cru devoir répudier ces applaudissemens parce qu’il n’était pas disposé à réaliser l’espérance qui les inspirait ; mais la situation des classes laborieuses, la fermentation qui se manifestait sur tous les points du pays par les projets de la jeune Angleterre, par les rêveries des socialistes, par les essais de R. Owen, par le programme révolutionnaire des chartistes, les discussions de la chambre et ses propres réflexions devaient triompher promptement de l’indécision de Robert Peel. À la fin de 1845 il annonçait à ses collègues la résolution d’en finir avec les lois sur les céréales, et quelque temps après il remettait sa démission à la reine. À ce moment, M. Gladstone ne faisait plus partie du cabinet ; par suite d’un honorable scrupule, il en était sorti à son grand regret, comme à celui de ses collègues et à l’étonnement de tout le monde, pendant que l’œuvre de la révision dont il était le principal auteur s’accomplissait lentement. Lorsque après l’inutile tentative de lord John Russell pour constituer un ministère Robert Peel fut appelé, M. Gladstone rentra dans le cabinet comme secrétaire des colonies. Malgré le silence qu’il fut forcé, par une indisposition prolongée, de garder pendant la discussion relative aux lois sur les céréales, sa complète adhésion à la politique de Robert Peel était connue. Cette complicité dans ce qu’un grand nombre de tories appelèrent la trahison de l’ancien chef du parti lui coûta les bonnes grâces du grand seigneur auquel il était redevable de son entrée au parlement. Il ne fut pas réélu à Newark, mais il eut de quoi se consoler par l’honneur tout autrement envié qu’il obtint en 1847 de représenter à la chambre des communes l’université d’Oxford.
Il est rare, dans les questions d’intérêt, qu’un parti se résigne, même après une défaite irréparable, à désarmer sur-le-champ. Pendant combien d’années et sous combien de formes les partisans de la protection ont-ils essayé de recommencer la lutte, se livrant sans relâche aux plaintes les plus amères, multipliant les protestations, suscitant à plaisir les difficultés ! Ce n’est guère qu’en 1852, après la chute du ministère Derby, qu’ils ont renoncé enfin à l’espoir de regagner le terrain perdu. Les amis de Robert Peel étaient détachés du gros du parti conservateur sans avoir néanmoins passé au parti libéral. Pendant les six années qu’il fut assis à côté d’eux sur les bancs de l’opposition, M. Gladstone se chargea plusieurs fois de répondre aux diatribes ardentes et aux lamentations calculées des protectionistes. Il donna son appui indépendant au gouvernement dans toutes les questions qui touchaient à la liberté commerciale. Le rappel de l’acte de navigation proposé en 1848 par lord John Russell, et qui passa l’année suivante après les plus vives résistances, était une de ces questions. Cet acte, auquel l’Angleterre attribue à bon droit sa suprématie commerciale et sa souveraineté sur les mers, rencontra d’ardens défenseurs ; ils ne s’apercevaient pas que le plus grand des bienfaits dus à l’acte de navigation était précisément d’avoir mis l’Angleterre en état de conserver et d’étendre par la liberté ce qu’elle avait gagné sous le régime de la protection. M. Gladstone prit une part très active aux débats. En discutant avec sévérité les détails de la mesure, en avouant qu’il l’eût voulue moins brusque et moins radicale, entourée de plus de ménagemens pour les intérêts qu’elle atteignait, en demandant des modifications, il applaudit à la pensée générale du projet, et il alla jusqu’à dire qu’en définitive il préférait le plan du gouvernement, même sans modification, au système en vigueur ; il se refusa de plus, en dépit des instances du parti conservateur, à présenter lui-même son plan, persuadé que ce parti n’avait nullement l’intention de le soutenir jusqu’au bout, et ne voulait qu’y trouver un moyen de tenir en échec le projet du gouvernement. Les conservateurs avaient persisté jusqu’alors à faire fond sur M. Gladstone, quelques graves dissidences qu’il y eût entre eux et le groupe auquel il appartenait. Dès ce moment, les plus pénétrans présagèrent une complète séparation, et M. Disraeli s’empressa de se faire l’interprète de ces alarmes en déclarant ne rien comprendre à la conduite de M. Gladstone.
Il n’y a plus aujourd’hui de rivalité personnelle entre M. Disraeli et M. Gladstone, ou du moins cette rivalité, si elle subsiste encore, se confond désormais avec l’antagonisme naturel des partis dont ils sont les chefs ; mais elle a duré longtemps, et elle était, qu’on me passe le mot, préétablie par la supériorité de leurs talens, par l’égalité de leurs ambitions, par la ressemblance de leurs origines, par la précocité de leurs succès au sein du même parti, et plus encore par la secrète opposition de leur caractère et de leurs idées. Sortis l’un et l’autre de la classe moyenne, joignant au même degré l’énergie de la volonté à l’intelligence, ils sont arrivés à peu d’intervalle, mais dans les genres les plus opposés, à la notoriété littéraire. Plus âgé que M. Gladstone, mais entré cinq ans après lui à la chambre des communes, précédé d’une notoriété qui devait rendre ses débuts difficiles, M. Disraeli a pourtant fini par distancer M. Gladstone, il a été avant lui leader de son parti et premier ministre. Chose non moins curieuse, celui des deux auquel on reconnaît l’esprit le plus caustique et le plus de talent pour l’invective a toujours gardé, par une rare violence faite à son humeur, une extrême déférence à l’égard de l’ancien rival devenu son adversaire, tandis qu’il avait à essuyer de la part de celui-ci d’impitoyables rigueurs. Il est arrivé, si je me souviens bien, à M. Disraeli d’appeler M. Gladstone « son honorable ami, » formule qui dans leur situation réciproque prenait une certaine valeur ; je ne sache pas que M. Gladstone ait jamais répondu à cette courtoisie, mais je me rappelle vingt occasions où il n’a pas ménagé à M. Disraeli les sévérités sans parvenir à troubler sa philosophie. Cette rivalité, très marquée en 1849, n’était pas sans quelque analogie avec celle de Robert Peel et de George Canning en 1822, sauf toutefois cette différence, entre plusieurs autres, qu’en 1822 c’était le plus brillant et le moins grave qui était à la veille de se séparer de ses amis, tandis qu’en 1849 c’était le plus versatile d’humeur qui devait rester attaché à son parti, et le plus sérieux par le caractère, par le talent, par les opinions, qui donnait les signes d’une prochaine évolution.
C’est dans une question de finances que la rupture allait éclater, et M. Disraeli, devenu chancelier de l’échiquier, devait en éprouver le premier contre-coup. Le parti conservateur sapait incessamment par une guerre occulte le système de liberté qu’il avait combattu sans succès en 1846 ; il employait pour y réussir une tactique bien ancienne, mais souvent heureuse, qui consiste à se faire, contre un état de choses nouvellement établi, un argument des perturbations inséparables de toute réforme. Ainsi M. Disraeli avait proposé en 1850 une grande enquête sur la situation de l’agriculture, afin d’utiliser au profit de la politique conservatrice une détresse passagère, et M. Gladstone avait soutenu cette proposition avec la pensée bien différente de montrer que cette détresse, exagérée à dessein, diminuait de jour en jour, et d’atténuer, sans revenir en arrière, ce qu’elle pouvait avoir de réel. En 1852, le ministère de lord John Russell tomba, disloqué par la retraite de lord Palmerston, et lord Derby se chargea de le remplacer. Pour couper court à des tentatives dont on se défiait à bon droit, lord Palmerston introduisit, aussitôt après l’ouverture de la session, une résolution qui consacrait la liberté commerciale en déclarant qu’elle avait été un bienfait pour le pays. Cette proposition, préparée de concert par lord John Russell et sir James Graham, chef de ce qu’on appelait le groupe des peelites, avec l’assentiment de M. Gladstone, et acceptée par le cabinet, fut votée par 468 voix contre 53. Ce premier acte semblait sceller la réconciliation définitive des conservateurs avec la politique nouvelle.
Malheureusement le second acte ne répondit pas à cet heureux début, et précipita d’une manière imprévue le dénoûment de la comédie. Il s’ouvrit par la présentation du budget. Le plan du nouveau chancelier de l’échiquier n’était point un plan ordinaire ; il impliquait au fond l’abandon des principes protectionistes ; c’était une retraite véritable que M. Disraeli dissimulait habilement sous la poussière de sa propre cavalerie et la fumée de ses propres canons. Seulement, en abandonnant la protection, on n’abandonnait pas les protégés. La situation financière léguée par le dernier cabinet présentait un large excédant, que M. Disraeli était forcé de reconnaître ; cet aveu de sa part était un hommage rendu aux effets de la politique libérale. Que faisait cependant pour son début ce singulier enchanteur ? — Il changeait d’une manière inattendue cet excédant en déficit, mais quoi ! ne fallait-il pas venir au secours des victimes que la liberté avait faites ? Il offrait donc un dédommagement aux intérêts qui avaient souffert des réformes introduites depuis dix. ans dans la législation. Ces intérêts étaient ceux de la navigation : on lui accordait pour soulagement la réduction de certains droits, et par exemple des droits d’éclairage maritime ; — ceux des planteurs des Indes occidentales : on les autorisait à raffiner dans les docks ; — enfin ceux de l’agriculture, qui avait, comme toujours, la première place dans la commisération des conservateurs : on réduisait en sa faveur les droits sur la drèche et le houblon. Ces réductions étaient compensées d’abord par le doublement de la taxe sur les maisons, qu’on étendait en outre aux maisons d’un produit annuel de 10 livres seulement ; en second lieu, tout en proclamant les vices de l’income-tax et en annonçant une refonte de cet impôt, on retendait à certaines catégories de revenus qu’il n’atteignait pas jusque-là.
M. Disraeli avait prononcé, dans le cours de son exposé, quelques paroles un peu vives contre les peelites et contre leur chef, sir James Graham ; il avait eu tort, car les peelites, en votant contre une résolution de M. Villiers, bien plus accentuée que celle de lord Palmerston, et qui eût entraîné la chute immédiate du ministère, avaient assez témoigné de leur modération. M. Gladstone prit le dernier la parole. Il commença par repousser cette agression avec une véhémence qui souleva dans la chambre un violent tumulte. « Malgré les efforts de quelques gentlemen de cette partie de la chambre qui profitent de l’obscurité pour m’interrompre, dit-il, ils devront se résoudre à voir leur chancelier de l’échiquier, qui commente si librement la conduite des autres, traduit à la barre de l’opinion de la chambre et jugé d’après les règles de la convenance… Nous sommes accoutumés ici à attacher aux paroles d’un ministre de la couronne une grande autorité, et cette disposition, commandée par l’intérêt public, a été jusqu’à présent justifiée en général par le caractère et la conduite de ces ministres ; mais je suis forcé de dire à l’honorable gentleman qu’il n’a pas le droit d’accuser avec insolence… » Ici sa voix fut couverte par les cris. « Je dois l’avertir, reprit-il au bout de quelques instans, qu’il ne lui est pas permis de déclarer que mon honorable ami, le membre pour Carlisle (sir James Graham), a droit à ses ménagemens, mais non à son respect. Je dois dire à l’honorable membre, qui sait tant de choses, qu’il ignore au moins la réserve imposée au langage et à la conduite d’un membre de cette chambre, réserve dont l’oubli, regrettable chez le moindre d’entre nous, est dix fois plus grave lorsqu’il est commis par un leader de la chambre des communes. »
Cet orageux début présageait une lutte sans merci. M. Gladstone prouva par une discussion irrésistible que la réduction des droits sur la drèche, fatale au revenu public, insensible au consommateur, ne profiterait pas même à cette catégorie de producteurs, dignes en effet d’intérêt, auxquels on l’offrait comme soulagement. Il prouva que le doublement de l’impôt sur les maisons et l’extension de l’income-tax atteignaient surtout la même classe, et laquelle ? Celle dont M. Disraeli et ses amis avaient l’habitude de se constituer avec tant d’affectation les bruyans avocats, celle de l’humble clergé des campagnes, celle des petits propriétaires ruraux, des yeomen, la classe anglaise par excellence. Il démasqua d’une main dédaigneuse ces prétendus héritiers des principes de Robert Peel, et désavoua en son nom ces disciples bâtards qui, après l’avoir tant combattu, se couvraient de son nom. Si Robert Peel ne craignait pas de lever de larges sommes pour les besoins publics, il ne dérogeait point à la salutaire tradition de ménager un excédant ; s’il réduisait les droits, les réductions qu’il adoptait étaient de celles dont profitait la nation tout entière, et il les compensait par des taxes qui portaient sur les favoris de la fortune. Au contraire que faisait-on aujourd’hui ? On apportait un budget en déficit, puisque l’excédant dont on se vantait ne fût que de l’argent emprunté ; on imposait des taxes qui frappaient les masses pauvres, tandis qu’on offrait à des intérêts spéciaux un soulagement illusoire pour des souffrances imaginaires. On se livrait à la critique facile de l’income-tax, qu’on étendait néanmoins, et l’on se donnait le plaisir de faire briller aux yeux de la nation un vague projet de reconstruction future. Ce procédé qu’on blâmerait à bon droit dans l’opposition, on ne saurait le qualifier avec trop d’énergie dans le gouvernement, car, si le charlatanisme démagogique revêt toutes les formes, l’art de flatter des préjugés populaires n’est jamais plus révoltant qu’employé par un ministère qui tend ainsi des pièges à l’intérêt et qui enveloppe de promesses captieuses ses pensées rétrogrades. « Si, dit-il, parce qu’il sait qu’une grande partie du pays nourrit des préférences pour tel ou tel mode particulier d’impôt, un gouvernement déroge à la règle salutaire qui lui commande d’apporter des propositions précises et d’accepter non-seulement la responsabilité des idées générales sur lesquelles ces propositions reposent, mais celle des moyens par lesquels il entend les mettre à exécution, si un gouvernement croit bon de capter les esprits en faveur de ses principes sans affronter la difficulté de les appliquer, que d’autres apprécient comme ils voudront la politique financière d’un tel gouvernement : il me trouvera, quant à moi, parmi ses adversaires résolus, car je sais que cette manière de flatter les pires élémens de l’opinion et les passions grossières est pleine de dangers. On nous dit qu’il est nécessaire de modérer et d’arrêter le progrès de la démocratie ; mais il n’existe pas de moyen plus sûr de l’accélérer que de jeter en pâture au monde des plans chimériques et des projets financiers que ceux qui les énoncent ne savent comment réaliser. » Puis, après avoir adressé un éloquent appel à ceux dont le courage et le désintéressement avaient soutenu Robert Peel, en 1842, dans la voie nouvelle qu’il tentait d’ouvrir, il disait : « Je vote contre le budget du chancelier de l’échiquier, non-seulement parce que je réprouve les principes généraux de ce budget, mais encore et surtout parce que dans ma conscience, — puisse ma conviction être erronée ! — je le considère non pas comme le plus libéral ou le plus radical, mais comme le plus subversif dans ses tendances et dans ses derniers effets qui ait jamais été soumis à la chambre… Si je vote contre le budget, je le fais pour maintenir ces principes conservateurs, communs, grâce à Dieu, à toutes les parties du parlement britannique, mais dont je m’imaginais.que le parti conservateur revendiquait comme une gloire qui lui était propre d’être le champion et l’organe. »
Le ministère de lord Derby ne résista pas au coup qui lui était porté. Quelques phrases à la fin du discours de M. Gladstone étaient une sorte d’adieu qu’il adressait, non sans une certaine mélancolie, au parti conservateur. Les liens qui l’y retenaient encore, relâchés depuis longtemps, venaient de se briser, et il se sentait entraîné désormais vers d’autres rivages. Quelques semaines plus tard en effet, le cabinet de lord Aberdeen, formé de whigs et de peelites, était constitué, et le 18 mai 1853 M. Gladstone, chancelier de l’échiquier, présentait son premier budget.
Les budgets sont comme les pièces de théâtre, ils intéressent surtout dans leur nouveauté. Cependant je viens de lire la plupart des discours prononcés par M. Gladstone sur les questions de finances de 1853 à 1864, et je me suis étonné d’y trouver tant d’intérêt. C’est qu’ils n’ont pas seulement une valeur historique ; ils roulent en grande partie sur des questions qui touchent aux principes mêmes de l’impôt ou plutôt aux principes de toute société, tels, par exemple, que la question si grave et tant débattue jusqu’à présent de la taxe des revenus. L’income-tax, établi en 1842 pour une période de dix années, qui venait d’expirer, pouvait-il être aboli d’un seul coup ? Était-il possible de renoncer d’un jour à l’autre à un impôt qui comptait pour plus d’un dixième dans le revenu public ? Telle est la question que M. Gladstone rencontrait en 1853. Le ministre anglais se déclare à la fois l’admirateur de l’income-tax et son adversaire : il serait même difficile de dire lequel de ses sentimens l’emporte en lui. Et certes on comprend sans peine l’espèce d’enthousiasme auquel il s’abandonne en décrivant les effets de ce formidable instrument d’action. L’histoire d’Angleterre dépose par d’éclatans témoignages en faveur de sa puissance. C’est l’income-tax qui a permis à l’Angleterre de soutenir la lutte contre Napoléon Ier ; mais il y a plus, on ne peut douter qu’une application plus prompte et plus large de l’income-tax ne lui eût épargné ou du moins n’eût allégé dans une proportion considérable le fardeau de la dette que cette lutte a imposée à la nation. Qu’on divise en effet la durée de la guerre en trois périodes, la première de 1793 à 1799, pendant laquelle l’income-tax n’existe pas ; la seconde de 1799 à 1802, pendant laquelle l’income-tax, à peine établi, ne fonctionne pas encore avec toute sa fécondité ; la troisième enfin de 1802 à 1815, pendant laquelle il agit dans la plénitude de sa puissance : que trouve-t-on ? Les chiffres ont ici une éloquence irrésistible, ils montrent qu’entre la première période et la dernière la dépense annuelle augmente d’à peu près de moitié, tandis que le déficit diminue des neuf dixièmes. Après avoir contribué si puissamment au triomphe de l’Angleterre, à la délivrance de l’Europe, à l’anéantissement de la plus lourde tyrannie qui ait jamais existé, l’income-tax, rétabli vingt-sept ans plus tard, a rendu des services d’un autre ordre et non moins efficaces. On conçoit qu’en résumant cette étonnante histoire M. Gladstone pût dire : « Sir Robert Peel en 1842 a éveillé de son sommeil ce géant qui nous avait autrefois servi dans la guerre, il l’a évoqué au secours de nos travaux industrieux dans la paix, et si le premier income-tax a produit des résultats mémorables, je puis dire qu’avec bien moins de dépense en argent et sans ces funèbres accompagnemens de trouble et de sang répandu le second en a produit d’également admirables ; il a été l’instrument au moyen duquel vous avez commencé et vous achèverez, j’espère, avant longtemps la réforme de votre système commercial et financier. Et je ne crains pas d’affirmer qu’en réformant ainsi vos lois vous avez posé les fondemens de réformes analogues, — d’un effet lent peut-être, mais inévitable, — dans tous les autres pays du monde civilisé. »
Et cependant M. Gladstone n’admet pas que l’income-tax soit un impôt normal. Il insiste sur les deux vices de cet impôt, son inégalité d’abord, ensuite la nécessité qu’il impliqué de se fier, au moins pour plusieurs catégories de revenus importans, à la déclaration du contribuable ; nécessité doublement fâcheuse parce que d’une part elle offre un appât à la dissimulation, et que de l’autre elle accroît l’inégalité aux dépens des revenus qui ne peuvent se dissimuler. Y a-t-il moyen de remédier à ces inconvéniens ? M. Gladstone le nie, et complétant ici les vives critiques qu’il adressait au budget de M. Disraeli, dévoilant par une impitoyable analyse les anomalies de cet impôt, les mettant l’une après l’autre dans un jour qui peut-être les exagère un peu, il fait ressortir les conditions, inégales où se trouvent les revenus de la terre et des maisons, fixes et certains, mais condamnés à l’évidence, et les revenus du commerce et de l’industrie, précaires, indéterminables, mais qui se dissimulent facilement et qu’on ne peut atteindre avec certitude sans recourir aux procédés d’une intolérable inquisition ; il énumère les prodigieuses difficultés soulevées par les revenus sur les fonds publics et par la question de savoir s’il faut établir la taxe sur l’intérêt fixe ou sur la valeur mobile des titres ; il fait sentir la distinction nécessaire et pourtant pleine de périls entre les revenus qui viennent de la propriété et ceux qui procèdent du travail et de l’intelligence, — cette autre distinction, prescrite aussi par l’équité, entre le revenu brut des maisons et des terres et le revenu net, qui est le seul réel. Que sais-je encore ? Il ouvre des abîmes à chaque pas, il amasse de tous côtés des ténèbres où l’esprit ne peut discerner la justice et se mouvoir sans heurter le bon sens ou menacer la liberté. Quelle est la pensée de M. Gladstone en se livrant à cette critique ? Il se propose de décourager en même temps et ceux qui voudraient maintenir l’income-tax comme une ressource régulière et permanente, et ceux qui tenteraient de le réformer en vue d’une justice parfaite qu’il est impossible d’atteindre et même de poursuivre sans tout bouleverser. L’income-tax est une arme d’un emploi légitime lorsqu’il est indispensable ; il ne faut ni la briser ni la refondre, mais il faut la réserver pour parer aux dangers pressans, pour faire face aux nécessités redoutables contre lesquelles la société la mieux ordonnée ne peut se flatter de se tenir toujours à l’abri. Le pire dans tous les cas serait de tâtonner, d’hésiter et d’expérimenter en une matière qui touche de si près aux rapports des classes, qui intéresse d’une manière si directe ce sentiment de la justice qu’il faut se garder avec le plus grand soin de troubler par des doutes, intempestifs. En 1798, quelques jours après le discours où Pitt proposait l’établissement de l’income-tax, Mallet du Pan écrivait, sous l’impression vive encore de ce mémorable exposé, dans le Mercure britannique : « Depuis qu’il existe des assemblées délibérantes, je doute qu’aucune ait jamais entendu un développement de cette nature, également étonnant par son étendue, sa précision et les talens de son auteur. Ce n’est pas un discours qu’a prononcé le ministre, c’est un cours complet d’économie politique, et l’un des plus beaux ouvrages de finance politique et spéculative qui soient sortis de la plume d’un philosophe et d’un homme d’état. » Je n’oserais parler en de tels termes du discours de M. Gladstone, et pourtant je ne crois pas qu’on ait jamais pénétré plus avant et répandu plus de lumière dans cette grande question. Les objections qu’il élève contre cet impôt sont-elles pour cela décisives ? Ne s’est-il pas laissé gagner, de très bonne foi, personne n’en saurait douter, aux préventions intéressées des classes dirigeantes contre l’income-tax ? Il dit lui-même que la vraie base de tout impôt est le revenu : si cette donnée de la théorie ne peut être une règle absolue, ne doit-elle pas au moins servir de boussole au financier ? M. Gladstone distingue ailleurs entre la justice morale, qui est à la portée de l’homme, et la justice mathématique, qui se dérobe à lui presque toujours et qui peut couvrir bien des iniquités : cette distinction est profondément vraie, mais ne réduit-elle pas à leur juste valeur la plupart de ses critiques ? Il est permis de présumer que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, sa pensée s’est modifiée depuis dix-sept ans. Ce qu’on ne saurait nier dans tous les cas, c’est qu’en dépit des objections cet impôt s’acclimate peu à peu en Angleterre, arrive insensiblement à la permanence, et qu’à mesure qu’il s’enracine, malgré les imperfections qu’on est forcé d’y reconnaître, la raison générale est moins choquée de ses anomalies et se réconcilie de plus en plus avec lui.
Quoi qu’il en soit, M. Gladstone proposait de le conserver provisoirement en l’associant à des réductions de droits progressives, mais sérieuses, afin de poursuivre sans relâche l’établissement de la liberté commerciale. Toutefois en maintenant l’income-tax il voulait qu’on en marquât le caractère temporaire par une diminution graduelle, qui devait aboutir en 1860 à la suppression. Enfin il s’efforçait d’atténuer la plus choquante inégalité de cet impôt, celle qui consiste à frapper également les revenus de l’intelligence ou du travail et ceux de la propriété ; mais il prétendait y parvenir sans en bouleverser l’économie et sans y introduire une distinction capable de susciter la jalousie entre les classes. Il proposait pour cela d’établir un droit de succession sur la propriété personnelle (biens meubles et effets mobiliers) analogue à celui qui pesait sur la propriété réelle. Ce droit avait, selon lui, l’avantage de constituer en faveur de l’intelligence et du travail une exemption dont personne ne pourrait s’offenser, car elle est réglée par la nature elle-même. « Telles sont, dit-il en finissant, les propositions du gouvernement. Vous pouvez les accepter ou les rejeter ; mais vous reconnaîtrez, j’en ai la confiance, que nous n’avons pas cherché à éluder les difficultés, à nous les dissimuler à nous-mêmes, à les atténuer à vos yeux, que nous n’avons pas recouru, pour en sortir, à des expédiens misérables, que nos plans, si vous les adoptez, aideront peut-être à clore des débats qui ont trop longtemps duré, à hâter une solution dont l’ajournement peut avoir à la longue ses inconvéniens et même un jour ses périls, à effacer toute démarcation odieuse entre les classes, qu’enfin nous nous sommes efforcés, par les plans que nous vous soumettons, de laisser à nos successeurs une route moins ardue plutôt qu’un surcroît d’embarras. »
Après s’être acquitté de sa tâche, M. Gladstone se donnait la satisfaction de rêver un peu sur l’avenir. Quand il s’agit des mesures à prendre immédiatement, on reconnaît en lui un esprit amoureux d’exactitude et de lumière, on voit à travers ses calculs comme à travers un cristal ; s’agit-il simplement de conjecturer, on y voit comme à travers un prisme, il ne montre plus que le côté brillant des choses. On accuse M. Gladstone d’avoir l’imagination froide comme orateur et comme écrivain, on ne fera pas le même reproche au financier : l’arithmétique conjecturale lui cause une sorte d’ivresse et le jette dans des illusions qu’il a dû confesser plus d’une fois. Il montrait donc les revenus croissant d’une manière continue, tandis que les dépenses s’arrêtaient, si même elles ne commençaient à diminuer ; on pouvait dès lors songer à de larges réductions de droits,
- La chose allait à bien par son soin diligent,
et la richesse générale augmentait en proportion. Au moment où il se livrait à ces riantes prévisions, il ne pouvait pas savoir que son prochain budget serait un budget de guerre, qu’après la guerre de Crimée viendrait la révolte de l’Inde, après celle-ci la guerre avec la Chine ; il ne se doutait pas que la fièvre des armemens gagnerait toute l’Europe, et qu’il serait appelé en 1860 à proclamer lui-même, en dépit de ses promesses, la nécessité de maintenir l’income-tax.
Au début de la guerre avec la Russie, faisant encore partie du cabinet, il s’était prononcé résolument contre le système des emprunts. « S’il existe en ce pays un homme plus intéressé que personne, sauf peut-être quelque capitaliste, à recommander la ressource de l’emprunt, c’est à coup sûr celui qui a l’honneur de remplir la place de chancelier de l’échiquier. Cette charge est de celles qu’on peut être heureux d’occuper lorsqu’on a pour fonction de distribuer ce que je puis bien appeler les largesses du législateur, puisqu’elles résultent de la sagesse du parlement, entre les différentes classes de la nation, je veux dire d’opérer des remises de taxes ; mais la situation change quand arrive la guerre. Ce n’est pas seulement alors un emploi sans plaisir, c’est une charge pénible et misérable que d’avoir à inventer sans cesse les moyens de poursuivre la guerre et de puiser dans la bourse des citoyens. Les motifs louables et ceux qui ne le sont pas n’ayant pour contre-poids que la rectitude, la conscience et le désir d’être approuvé des honnêtes gens, toutes les raisons de tranquillité, de facilité, de paresse, d’irresponsabilité, se dressent dans l’esprit d’un chancelier de l’échiquier pour l’induire à recommander la ressource de l’emprunt. » Il n’en usa pas ; mais, étant sorti du ministère pour un motif que j’indiquerai plus loin, il ne s’opposa point à l’emprunt qui fut contracté par sir George Cornewall Lewis. Lorsque M. Disraeli fut redevenu chancelier de l’échiquier en 1858, M. Gladstone ne combattit pas non plus son budget ; mais sans doute, en le voyant immobile comme toujours, le chapeau sur les yeux, les bras croisés, les jambes étendues, avec un air d’inattention qu’accentuait de temps à autre un bâillement prolongé, recevoir sans sourciller l’averse des complimens qu’il lui prodiguait, M. Disraeli se souvint avec inquiétude des coups de son adversaire de 1853.
Lorsque M. Gladstone se trouva l’année suivante à son tour chargé des finances, comment l’effet avait-il répondu à ses calculs ? Il faut bien le dire, la plupart de ses prévisions étaient tristement déçues ; le budget de 1860, loin de permettre les suppressions espérées, offrait au premier abord un déficit considérable. Certes les raisons ne manquaient pas pour excuser les erreurs de M. Gladstone : la guerre de Crimée avait grevé le budget de 1,400,000 livres par an ; les excédans, qui devaient dans sa pensée être réservés à la diminution de la dette, avaient reçu des applications différentes, etc. Une explication meilleure encore était dans cet esprit de dépense qui, comme l’esprit d’accumulation, se développe en s’exerçant, trouve toujours des prétextes, exagère les besoins, les crée bien souvent, et dont l’accroissement des sommes consacrées aux services publics témoignait hautement. Sans doute à cet accroissement de dépenses répondait une augmentation de la richesse publique, mais dans quelle proportion ? M. Gladstone établissait, par un calcul fondé sur le rendement de certaines catégories de l’income-tax, qu’entre 1853 et 1859 la richesse nationale s’était accrue de 16 1/2 pour 100, tandis que les dépenses pour les services publics avaient, dans le même laps de temps, augmenté de 58 pour 100 : avertissement grave. En somme, il fallait ou maintenir l’income-tax tel qu’il était, ainsi que les droits sur le sucre et le thé établis pendant la guerre, ou bien se résoudre, si l’on voulait supprimer ces droits, à une notable élévation de la taxe sur les revenus.
Heureusement ce budget se rattachait à un événement qui le signalait entre tous, à savoir la conclusion du traité de commerce avec la France, complément de la vaste entreprise commencée, dix-huit années auparavant, par sir Robert Peel. Quoi qu’on puisse dire de l’esprit mercantile de l’Angleterre, s’il faut lui faire une part dans la conclusion du traité de commerce, il est certain que les promoteurs du traité, M. Bright[2], M. Cobden, M. Gladstone, ont obéi avant tout à une pensée politique ; ils se proposaient de resserrer entre les deux nations un accord qu’ils considéraient comme essentiel à la civilisation. M. Gladstone avait raison de dire que, si les prohibitions étaient nées de la guerre entre les deux pays, la suppression de ces barrières, élevées par l’antagonisme et la haine, devait non-seulement profiter à la richesse et à l’industrie des deux peuples, mais augmenter l’accord qu’il est à souhaiter de voir régner entre eux. Il était dans le vrai en ajoutant : « Il y eut un temps où d’étroites relations d’amitié étaient établies entre les gouvernemens d’Angleterre et de France, c’était sous le règne des derniers Stuarts, et ce temps forme une tache dans nos annales, parce que cette union reposait sur un esprit d’ambition dominatrice d’un côté, de basse servilité de l’autre. Il ne s’agit pas à cette heure d’une union entre les gouvernemens, ce sont les nations qu’il faut unir, et j’affirme avec confiance qu’il n’y eut jamais d’union entre les nations d’Angleterre et de France qui ne fût un bienfait pour le monde, parce qu’au moment même où l’une des deux conçoit des plans d’agrandissement égoïste, la jalousie de l’autre réagit énergiquement, de sorte que leur seule harmonie sera toujours la preuve décisive qu’elles ne méditent ni l’une ni l’autre aucun projet dangereux pour l’Europe. »
Si parfaitement gagnée cependant que fût auprès des esprits éclairés en Angleterre la cause de la liberté, il ne faut pas s’imaginer que le traité ne soulevât point d’objection. Les inébranlables partisans de la protection, — ils n’avaient pas tous disparu, — ne voyaient que le déficit et demandaient si le moment était bien choisi, en présence d’une situation qui était presque une crise, pour bouleverser le système des douanes et courir les hasards d’un nouveau régime. Les patriotes ombrageux, encore sous l’impression des exigences peu mesurées du gouvernement français en 1858, après l’attentat d’Orsini, qui se rappelaient et les harangues de M. de Morny, et les lettres des colonels insérées au Moniteur, et le bill de lord Palmerston, croyaient voir dans le traité un excès de complaisance, quelques-uns disaient un acte de servilité à l’égard de la France. Les théoriciens absolus y découvraient des engagemens qu’ils répudiaient comme une infraction à la rigueur du principe de liberté. D’autres enfin, scrupuleux jusqu’à la chicane, faisaient observer que quelques-unes des plus importantes réductions de droits portant sur des articles de luxe, sur le vin par exemple, étaient une faveur nouvelle accordée à la fortune. A ceux-ci M. Gladstone répondait que le vin était un article de luxe à cause des droits, à ceux-là que le traité ne renfermait pas une seule clause qui limitât la liberté de l’Angleterre dans ses rapports avec les autres pays. Il rassurait ceux qui affectaient de s’inquiéter pour l’intérêt ou la dignité du pays, en démontrant que le traité serait pour l’Angleterre un gain, quand bien même la France n’eût rien accordé. Enfin, quant aux esprits timorés qui regrettaient la protection et voulaient en maintenir les restes, il établissait par une expérience irréfragable que la liberté commerciale avait mis et pouvait seule mettre encore le pays en état de porter légèrement le fardeau croissant des dépenses. Et à ce propos il énonçait les deux grands principes régulateurs de sa conduite financière : l’un, que la suppression ou la diminution des droits sur un certain article permet au peuple, qui n’a que des ressources limitées, d’augmenter sa consommation d’autres articles, ce qui tourne à l’avantage du revenu public ; l’autre, que toute remise de droits a pour effet d’augmenter la consommation générale, par suite de donner une impulsion nouvelle à la production et au travail.
Pour faire face au déficit, l’income-tax était conservé, les droits sur le sucre et le thé maintenus ; « mais, disait M. Gladstone, je n’hésite pas à soutenir que c’est une méprise de croire que le meilleur moyen de servir les classes laborieuses soit toujours d’opérer sur les articles de consommation à leur usage. Si vous voulez leur faire le maximum de bien, vous devez plutôt opérer sur les articles qui leur assurent le maximum d’emploi. » En définitive, grâce à quelques innovations heureuses, il arrivait à un excédant dont il profitait immédiatement pour abolir certains droits d’excise, et notamment la taxe sur le papier. « Autrefois, dit-il après avoir énuméré ces suppressions, lorsque le souverain parcourait le pays précédé de ses hérauts d’armes, il faisait répandre parmi la foule accourue pour le voir des pièces de monnaie. Ces largesses étaient peut-être un agréable spectacle ; mais ces temps sont loin de nous, les conditions et l’esprit du peuple sont changés, et c’est un plus beau spectacle que celui d’un souverain qui peut, grâce à la sagesse de son grand-conseil assemblé en parlement, répandre dans le peuple ses munificences sous forme de bonnes lois qui n’ébranlent d’aucune façon le sentiment de la dignité humaine, qui font tomber les entraves des bras de l’industrie, qui offrent un nouvel excitant et une nouvelle récompense au travail, qui concilient chaque jour davantage aux institutions du pays la reconnaissance, la confiance et l’affection d’un peuple ami. »
En proposant la suppression du droit sur le papier, M. Gladstone décrivit, avec cette abondance de détails qui paraît intarissable et ne ménage pas toujours assez la patience des auditeurs, le rôle de cette substance dans la civilisation et dans l’industrie. Cette description avait été pour la plupart une révélation. Ils apprenaient que, si notre temps n’est ni l’âge d’or ni l’âge de fer, c’est bien au moins, selon l’appellation de Carlyle, l’âge de papier. Ils se voyaient transportés dans un monde fantastique où les murailles, les plafonds, les planchers, sont en papier, où les voitures sont en papier, les ornemens en papier, où la pierre, et le bois, et le marbre, et le linge, tout cède peu à peu la place au papier ; mais M. Gladstone appuyait principalement sur l’importance du papier dans un temps et chez un peuple où les masses, qui approchent de plus en plus du pouvoir, ont besoin de puiser des informations dans une presse à bon marché. Sans doute ce dernier argument fit tort aux autres dans l’esprit de la chambre des lords ; elle repoussa la suppression proposée, et ce refus ranima une fois de plus la vieille querelle entre les prétentions de la chambre haute et la prérogative séculaire de la chambre des communes en matière de budget. Toutefois le droit sur le papier fut aboli en 1861. Déjà la crise américaine avait éclaté, et le pays natal de M. Gladstone, le Lancashire, commençait à en ressentir vivement le contre-coup, le coton manquait, les manufactures s’arrêtaient ; pour comble de malheur, la production agricole diminuait en Irlande. Le budget de 1863, présenté au milieu des circonstances les plus tristes, quand la souffrance était partout, n’en fut pas moins un succès. M. Disraeli et son lieutenant sir Stafford Northcote, qui était assis à côté de lui, un crayon à la main, pour noter les points faibles du budget de M. Gladstone, n’attendirent même pas qu’il eût achevé son exposé, et disparurent. M. Gladstone portait une main hardie sur des préjugés redoutables en abolissant les immunités, désormais sans raison, établies en faveur de certaines corporations charitables dont les revenus n’étaient pas soumis à l’income-tax, et l’exemption des droits de succession accordée en Irlande aux legs qui avaient une destination analogue. Il dégrevait les petits revenus à l’aide d’une diminution de l’income-tax à leur profit. Enfin il annonçait des détaxes dont l’ensemble s’élevait à près de 5 millions de livres, et il offrait à la chambre d’opter entre une faible diminution des droits sur le sucre et le thé en même temps et une diminution plus forte sur l’un ou sur l’autre. « C’est, je crois, la première fois, disait-il avec une finesse qui cachait sous la légèreté de la forme une vérité importante, dans l’histoire de la législation qu’on voit ces deux articles en rivalité hostile ; la nature semble avoir prescrit entre eux une alliance dont nous apprécions chaque jour les bienfaits, et je regrette de me voir condamné à rompre cette union, quoique seulement en apparence et pour peu de temps. J’ai d’ailleurs cette consolation que tout avantage fait à l’un des deux profite immédiatement à l’autre, car la vieille alliance qui existe entre eux nous assure que toute réduction de droits sur le sucre doit augmenter aussitôt la consommation du thé, toute réduction sur le thé entraîner une plus large demande de sucre. » Puis, par un procédé oratoire qui ne manquait pas non plus d’éloquence, il montrait à la chambre deux petits paquets de thé pour lui donner une idée des effets de la diminution qu’il proposait et de la quantité que le peuple aurait pour le même prix.
Je demanderais grâce pour ces détails, s’ils ne révélaient tout l’esprit du financier dont les budgets étaient attendus avec impatience et salués presque toujours avec acclamation. L’écho de ces applaudissemens excita jusqu’à la curiosité du prince Alfred et du prince Louis de Hesse. Ils assistèrent à l’exposé du budget de 1863, un peu étonnés de voir applaudir avec tant de passion des additions et des soustractions ; ils n’eurent pas la patience de rester jusqu’à la fin. Au fait, ce n’est pas eux que cette arithmétique touchait le plus ; mais elle était une fête au cœur de ceux qui appellent une politique humaine, inspirée par le bon sens et l’équité. Plus de protection qui soit une faveur pour quelques-uns et un fardeau pour le grand nombre, plus d’embûches fiscales, plus d’autre considération que celle d’un travail abondant et justement rémunéré, garanti par la liberté des échanges, plus d’autre pensée que celle de l’accroissement de la consommation générale favorisé par la diminution des droits : voilà les idées que M. Gladstone a suivies, et qui, aujourd’hui triomphantes, s’imposent à ses successeurs. En embrassant du regard le chemin parcouru depuis son entrée dans la vie publique et en comparant avec l’Angleterre de sa jeunesse l’Angleterre telle que l’a faite l’application de ces principes, M. Gladstone a pu s’abandonner plus d’une fois à exprimer une satisfaction bien légitime. « L’Angleterre est une Australie, » s’écriait ironiquement sir John Packington à l’occasion d’un de ces tableaux des progrès accomplis par une politique qui n’est pas celle de son parti. Non, l’Angleterre n’est pas la terre de l’or et des fortunes improvisées ; c’est une vieille nation, qui a ses misères et ses inégalités criantes, mais qui se les avoue et qui travaille avec circonspection, avec persistance, à les atténuer. Tandis que le développement des forces mécaniques augmente la richesse commune, une législation sage tend à la répartir avec plus de justice et par cela même à la féconder encore. Parmi les hommes d’état qui inspirent cette législation, il faut compter au premier rang M. Gladstone ; c’est un honneur pour lui d’autant plus grand qu’il est parti de plus loin, et qu’il lui a fallu, pour arriver là, sortir d’un courant qui ne portait pas précisément dans cette direction.
M. Gladstone a publié, il y a deux ans, sous le titre d’un Chapitre d’autobiographie, une brochure de trente pages portant pour épigraphe ce verset de l’Ecclésiastique : « ne blâmez pas avant d’avoir examiné, tâchez de comprendre avant de censurer. » Il y donne, sur ses opinions d’autrefois et sur ses idées actuelles, des explications très nécessaires, si l’on en juge par la violence avec laquelle ses changemens lui ont été reprochés. « Il n’est pas besoin en cette occasion, disait entre autres, dans une affiche électorale, un candidat de Berwick en 1868, il n’est pas besoin de dérouler tout au long la liste des défaillances de cet ambitieux démagogue : laissons-le donc pour le moment pendu à son gibet, ballotté par les vents de ce paradis des fous, objet de dérision et de mépris, pour ceux du moins qui tiennent que l’intégrité et la consistance ne doivent pas être absolument bannies de la vie publique. » M. Gladstone, qui cite lui-même ce petit morceau, ne paraît pas en être fort touché ; ne mettrait-il pas au contraire une certaine coquetterie à se parer des injures de ses adversaires ? Il sait bien que son caractère n’en est pas atteint. S’il est en effet des changemens réprouvés à bon droit par l’opinion, il n’y a pas moyen de les confondre avec ceux dont il est permis de se faire honneur. L’homme qui passe subitement, sans lutte et sans résistance, comme éclairé par une illumination d’en haut, d’une opinion à l’opinion contraire, l’homme qui fait bon marché de ses variations ou qui les nie avec audace, et qui, toujours également absolu, porte dans ses opinions nouvelles l’arrogance imperturbable avec laquelle il soutenait ses opinions anciennes, l’homme dont les évolutions concordent d’une manière invariable avec son propre avancement et qui se proclame assez sûr de lui pour ne pas craindre que ses succès passent aux yeux de tous pour un salaire, voilà celui qui déshonore la vie publique et qui donne un exemple corrupteur. Si la politique est le règne du contingent, si par conséquent personne ne peut imposer à l’homme d’état une immobilité aveugle, si même, avec la rapidité du mouvement qui entraîne les sociétés modernes, au milieu du vaste bouillonnement d’intérêts qui s’y produit depuis que les classes qui étaient seules en possession du pouvoir ont dû le partager avec la communauté tout entière, le plus clairvoyant des hommes d’état peut à peine prévoir du jour au lendemain quels seront les désirs et les besoins qu’il a pour mission d’étudier et de satisfaire, il n’est que juste de lui accorder une assez grande latitude de conduite et d’idées ; mais c’est à la condition de garder un esprit libre et de s’abstenir des affirmations tranchantes. Sans accepter l’inquisition tyrannique que s’arrogent volontiers les partis sur ceux qui ont une fois adopté leur drapeau, sans parler d’apostasie ni de désertion, comme si chaque parti était une armée ou une église, personne ne niera que la politique serait une école de scandale et d’immoralité, que les affaires de la société elle-même seraient en péril comme celles de la conscience, si les paroles n’y engageaient point, si la vie publique pouvait devenir impunément un théâtre de métamorphoses intéressées et une arène d’ambitions sans pudeur.
Tels n’ont point été les changemens de M. Gladstone. Quels que soient les excès auxquels l’esprit de parti se laisse emporter, et si loin que M. Gladstone soit aujourd’hui de ses opinions premières, personne n’a jamais cru de bonne foi qu’il les ait abandonnées par calcul. Il a le droit de se déclarer encore, sans exciter l’ironie, un puriste en ce qui concerne la consistance nécessaire des hommes d’état ; il peut répéter aujourd’hui ce qu’il disait en 1852, et nul ne doutera de sa sincérité : « Je suis toujours disposé à voir avec regret la rupture des liens de parti. Je regarde, je l’avoue, non pas avec soupçon, mais avec désapprobation, quiconque traite ces relations de parti comme chose de peu d’importance ; mon opinion très ferme est que les liens de parti et la fidélité aux engagemens qu’ils imposent sont pour beaucoup dans la confiance que doit inspirer à la nation la chambre des communes. » D’où vient donc que M. Gladstone n’a pas dédaigné de régler ses comptes avec l’opinion, et de solliciter les circonstances atténuantes ? Certes bien des hommes d’état, même parmi ses contemporains en Angleterre, auraient eu plus besoin que lui de présenter un plaidoyer pareil, qui ont cru pouvoir s’en épargner la peine. Ils avaient pour la plupart à leur service une excuse commode, irréfutable, c’est qu’ils n’ont jamais été les fanatiques d’une opinion, et qu’ils se sont considérés avant tout comme les disciples des circonstances et les serviteurs de la nécessité. Au contraire M. Gladstone a le malheur d’avoir pris, il y a plus de trente ans, position par un livre dogmatique qui lui interdit absolument cette apologie.
M. Gladstone a un goût décidé pour les travaux littéraires. C’est un scholar accompli. Horace et Virgile se mêlent agréablement aux chiffres dans ses discours d’affaires. A l’heure qu’il est, il fait ses délices des études qui lui ont valu tant de succès à l’université. En 1858, il a donné en trois volumes un ouvrage sur Homère plein de science, un peu lourd peut-être, qu’il vient de publier une seconde fois, refondu et considérablement abrégé, sous le titre séduisant de Juventus mundi, la jeunesse du monde. Il n’y a pas longtemps, à propos d’un livre intitulé Ecce homo, qui a fait grand bruit en Angleterre, il a publié un article auquel son nom donnait une certaine importance, et qui respire la foi religieuse la plus vive et la plus pure. Au gré de certains juges, ces divers écrits manquent peut-être de philosophie et de critique ; l’auteur s’égare volontiers dans les petits sentiers écartés qu’il se fraie à travers mille broussailles. Subtil et un peu chimérique, mêlant d’une façon quelquefois bizarre l’orthodoxie et l’érudition, il serait homme, comme Mme Dacier, à justifier par le discours de l’ânesse de Balaam celui du cheval d’Achille dans Homère. On se prend, en le lisant, à douter par momens qu’il soit un esprit juste ; mais ces ouvrages témoignent au moins d’une passion pour les études classiques et théologiques que les années n’ont point affaiblie.
M. Gladstone n’a-t-il jamais regretté cette passion d’écrire au milieu des embarras où l’a jeté plus d’une fois son premier ouvrage sur les Rapports de l’église et de l’état ? On ne lit guère ce livre aujourd’hui ; malgré le succès trop éclatant qu’il obtint lors de son apparition en 1838, il serait peut-être oublié, si Macaulay n’y avait attaché un article qui lui inflige une sorte d’immortalité. Je n’en parlerais même pas, si M. Gladstone n’y était revenu dans la brochure citée plus haut, car à quoi bon s’amuser à mettre en évidence une de ces contradictions si communes dans la politique, et j’ajouterai si excusables quand elles ne procèdent pas d’une versatilité intéressée ? Ce qui fit la gravité de cet ouvrage de théologie, c’est qu’il contenait une thèse politique, soutenue par un homme jeune encore, il est vrai, mais entré depuis plusieurs années dans la vie publique, ayant une situation considérable et déjà parfaitement au courant des exigences du gouvernement.
Qu’est-ce donc enfin que ce livre ? Le second volume, consacré à la question spéciale des rapports de l’église et de l’état dans le royaume-uni, se lit encore avec intérêt et avec profit ; quant au premier, qui roule tout entier sur la partie générale du sujet, en le parcourant, on se croirait en plein moyen âge avec ceci de plus choquant, que les prétentions théocratiques y sont élevées au nom d’une église dont l’origine hérétique et politique est connue de tout le monde. D’après la théorie de l’auteur, l’église et l’état ont même domaine. L’état a, comme tel, une conscience propre, parfaitement distincte de la conscience des individus qui composent la nation ; il ne peut accomplir sa fonction qu’à la condition de s’appuyer sur une religion, de lui obéir, de la défendre contre l’erreur, et l’erreur ici, c’est tout ce qui se trouve hors de l’église anglicane, dont l’autorité, garantie par une transmission régulière depuis les apôtres, est au-dessus de toute contestation. « Dans un âge, disait l’auteur, qui inclinait vers une organisation rigoureusement ecclésiastique de l’état, il était sage et louable de défendre les droits de la conscience individuelle. Dans un âge qui incline à séculariser l’état et en définitive à porter atteinte à la liberté ou même à l’anéantir en détruisant ses garanties religieuses, déclamer contre l’intolérance devient un devoir secondaire ; il est tout autrement important et il me paraît plus rationnel de défendre sérieusement ces grandes lois morales sur lesquelles repose la constitution de la société, et que des considérations d’avantages économiques ou d’intérêts matériels menacent de renverser complètement. » Qu’on n’aille pas cependant se figurer là-dessus que M. Gladstone ait jamais été un De Maistre. Il ne célèbre ni la torture ni le bûcher, il repousse même toute idée de persécution : il soutient seulement que l’état ne saurait admettre à l’exercice des fonctions publiques ceux qui ne partagent pas sa croyance ; mais exclure les dissidens de la vie publique, les condamner à rester étrangers au sein de la nation, les dépouiller de tout droit politique et de toute influence sur les destinées de la patrie, n’est-ce pas de la persécution ? Sous prétexte d’appeler les hommes à la vérité, offrir comme récompense aux convertis le partage des fonctions publiques, n’est-ce pas la pire des corruptions ? Dans tous les cas, il n’y avait qu’à rétablir l’acte du test, aboli, même pour les catholiques, depuis dix ans. Eh bien ! l’auteur, par une inconséquence nouvelle, répudie encore cette conclusion, en déclarant que la question de la capacité politique des dissidens est une question d’opportunité.
Le livre ne brillait, comme on voit, ni par la justesse de l’idée première, ni par la rigueur des déductions. L’auteur semblait n’établir des principes absolus que pour les faire fléchir aussitôt. Était-ce donc une théorie en l’air, un livre sans portée pratique ? Au contraire il aboutissait, à travers toutes ces inconséquences, à une conclusion très positive et très actuelle : c’est que l’état, étant chargé de prêter aide et protection à l’église, dépositaire de la vérité, trahirait son devoir, s’il lui arrivait de soutenir ou de doter les églises de l’erreur. Et cela s’appliquait rigoureusement à l’Irlande. L’église anglicane avait pour mission de convertir l’Irlande ; M. Gladstone ne doutait pas qu’avec l’appui de l’état elle n’y parvînt un jour. C’est pourquoi il repoussait toute idée d’accorder un traitement au clergé catholique et de travailler à son éducation, il réprouvait l’établissement et la dotation du collège de Maynooth comme une concession que rien ne justifiait, il combattait la pensée d’appliquer à la fondation d’écoles publiques en Irlande l’excédant des revenus de l’église établie, il ne voulait pas même qu’on payât les prêtres catholiques qui accompagnaient dans l’Inde les soldats irlandais pour les instruire et les consoler. « N’achetons pas, disait-il, les applaudissemens de l’Irlande aux dépens de ce qu’il y a pour elle de plus précieux, ses intérêts spirituels. »
C’est un jeu curieux de l’histoire que M. Gladstone, après avoir soutenu de pareilles idées, ait été appelé à leur donner un démenti éclatant en allant bien au-delà des réformes que son livre proscrivait avec tant de force. Il est fâcheux assurément pour un homme politique d’arborer si haut à son début des principes qu’il sera forcé de désavouer par sa conduite, de prendre pour devise une erreur capitale sur les fonctions mêmes de l’état, — et quelle erreur plus grave, plus opposée à toutes les tendances modernes et plus dangereuse que celle qui consiste à donner pour rôle à l’état de maintenir et de propager la vérité religieuse ? On a peine à s’expliquer qu’une théorie semblable ait pu être professée en Angleterre en 1839, douze ou treize ans après que ce pays était entré dans la voie d’une politique plus libérale. À ce moment, l’église anglicane était tranquille dans la jouissance de ses privilèges. Les protestations élevées par les libéraux contre son autorité s’éteignaient sans écho. S’il venait à se produire dans son sein quelque indiscrétion de doctrine, elle souriait à ces légers écarts, sans s’en alarmer, comme à une effervescence de jeunesse. Elle venait de traverser une période de léthargie où le clergé avait été sans dignité, sans zèle et sans crédit. Réveillée par des événemens considérables qui semblaient pour elle une menace, par le rappel de l’acte du test en 1828, l’émancipation des catholiques en 1829, l’agitation et le succès de la réforme en 1831 et 1832, elle sortait comme rajeunie de cette longue torpeur. Il s’accomplissait en elle un travail sourd qui éclata, vers 1835, par l’apparition d’un esprit plus sérieux dans le clergé, d’une ardeur de prosélytisme qu’on ne lui connaissait plus depuis longtemps, d’une ferveur nouvelle dans les universités et dans les grandes écoles, et qui se manifesta jusque dans l’amour puéril du gothique, dans la réparation passionnée des vieux monumens religieux. C’était un renouveau de la foi, on n’avait rien vu de pareil depuis la réformation. L’église anglicane ne mettait point de bornes à l’orgueil de ses espérances. Elle se croyait à la veille de recueillir ses enfans égarés et de triompher bientôt de la résistance de ceux qui s’obstinaient dans l’erreur. Ce n’était pas pour elle le moment de désarmer ni de descendre aux transactions. Ce mouvement, encore à peine sensible de 1828 à 1831, pendant que M. Gladstone était à l’université, avait atteint son apogée en 1838, lorsqu’il écrivit son livre. Qu’est-il résulté de tout cela ? Aujourd’hui les illusions se sont dissipées au vent de l’expérience ; ce qui semblait un printemps n’était que l’éclat trompeur d’un soleil d’automne. Les dissidences ont subsisté, le catholicisme irlandais est devenu plus farouche, l’église anglicane n’a fait aucune conquête. Si elle ne paraît pas ébranlée comme établissement politique, les pertes qu’elle a essuyées comme sanctuaire de la vérité frappent tous les yeux. De terribles assauts lui ont été livrés. D’un côté, quelques-uns de ses fils les plus ardens, sur qui ses regards se reposaient avec complaisance comme sur les futurs instrumens de sa gloire, tournés au catholicisme, allument contre elle les foudres du Vatican. De l’autre côté, le rationalisme et la science l’assiègent, resserrent leurs lignes autour d’elle ou la minent au dedans : la critique quelque peu naïve de l’évêque de Natal, la critique des Essays and reviews, plus savante, mais également modérée, annoncent une profonde fermentation. Il y a quelque chose de plus grave encore : une manière de comprendre la vie plus indépendante, moins résignée, a pénétré parmi les masses ; elle gagne à vue d’œil, diminuant le crédit de l’église, secouant l’autorité de la hiérarchie, exigeant des gouvernemens une justice plus humaine, leur demandant des comptes plus exacts. D’où viennent ces ambitions nouvelles ? sont-elles un fruit malsain de la révolution française ou une inspiration du diable ? Il n’importe. Toujours est-il qu’en Angleterre comme partout la société tend à s’établir sur une base purement laïque. Ainsi les beaux rêves d’il y a vingt ans se sont évanouis. Ce n’était encore qu’une de ces fièvres de réaction auxquelles sont sujettes les institutions mourantes, qui les remplissent d’un délire joyeux, leur font croire à une résurrection de leur puissance et rêver de nouvelles conquêtes, puis tombent tout à coup et ne laissent que la profonde amertume et l’accablement d’une déception.
M. Gladstone n’a pas été le dernier à ressentir cette amertume, mais il ne s’est pas laissé accabler. Quand on le voit accomplir en Irlande une révolution à laquelle il serait absurde de penser que les destinées de l’église anglicane ne soient attachées par aucun lien, inaugurer le régime fondé par la réforme, à la veille de réaliser quelques-unes des conditions imposées aux démocraties modernes, comme l’obligation introduite dans l’instruction populaire, il paraît rien loin des idées de sa jeunesse, et ce changement il l’avoue en effet dans toute son étendue. En ce qui concerne l’Irlande, il croyait que l’église établie devait être maintenue comme seule en possession de la vérité, pour le plus grand bien du peuple anglais tout entier et pour le salut du peuple irlandais en particulier ; il ne le croit plus. Il espérait que cette église privilégiée finirait par conquérir le peuple irlandais à la vérité ; il ne l’espère plus. L’impuissance de l’église établie lui est démontrée, il en appelle désormais à la liberté et à l’égalité religieuse. A-t-il renoncé à sa théorie sur l’alliance naturelle de l’église et de l’état ? C’est une autre question, sur laquelle il serait excessif d’exiger d’un homme d’état dans la situation de M. Gladstone une réponse catégorique. Il n’admet pas que l’état ne doive être qu’une institution de police, il croit en outre que l’alliance de l’église et du gouvernement sous Constantin, sous Justinien, sous Charlemagne comme sous Elisabeth, a servi puissamment au triomphe et à la diffusion de la vérité, il ne regrette pas ce que cette alliance a coûté ; mais deux choses ont relâché peu à peu et doivent finir par briser complètement les liens de l’église et de l’état : l’une est l’établissement de la démocratie comme base des constitutions politiques, l’autre est la diversité des opinions et la multiplicité des sectes, suite de la civilisation et de la libre pensée. Il ne faudrait pas pousser beaucoup ces idées pour en tirer des conséquences fâcheuses pour l’église anglicane. Aussi M, Gladstone fait-il en sa faveur des réserves qui ne rassureront pas tout le monde. « Un établissement, dit-il, qui accomplit son œuvre à beaucoup d’égards et qui a l’espoir de l’accomplir plus complètement encore, qui est en possession du cœur du peuple, qui peut se recommander à l’avenir par la mémoire et les traditions d’un long passé, qui se sent fort du zèle et de l’activité d’une grande partie de la nation et du respect de presque tout le reste, dont les enfans se reposent sur les services qu’il rend, et dont les adversaires, s’il en a, sont en général satisfaits de croire qu’il y a pour eux et pour leurs opinions un avenir, un tel établissement doit à coup sûr être maintenu. »
Le livre sur les rapports de l’église et de l’état put être, dès son apparition, regardé comme un anachronisme. M. Gladstone ne tarda pas à le soupçonner, et l’article de Macaulay acheva de lui ouvrir les yeux. « Je m’aperçus, dit-il, que j’étais le dernier homme sur un navire en train de couler. » A partir de ce moment, ses opinions ont commencé à se modifier, et ce changement ne s’est plus arrêté. Il a éprouvé ce qui arrive toujours à ceux dont les opinions politiques reposent sur une base religieuse : cette base est-elle ébranlée, l’édifice tout entier se ressent de la secousse, et l’altération lente, souvent inaperçue de l’esprit même en qui elle s’opère, gagne peu à peu toutes les idées. Dès l’année 1844, M. Gladstone soutenait le projet présenté par Robert Peel d’augmenter la dotation du collège de Maynooth, qu’il avait formellement réprouvée jusque-là. C’est alors que, pour prévenir tout soupçon injurieux, il sortit du ministère, au moment où ses services y étaient le plus utiles ; s’il échappa, comme il le voulait, à l’imputation de versatilité calculée, ce fut pour encourir les qualifications de rêveur et d’homme d’école. On s’étonna bien plus de ses scrupules que de son changement. Avait-il réellement changé ? Il ne le croyait pas ; il se flattait d’obéir à des raisons purement politiques, il n’abjurait point ses principes absolus sur la prérogative de la vraie religion ; mais, lorsque le parlement acceptait chaque année tant de mesures favorables aux doctrines ariennes et sociniennes, pouvait-on réserver au catholicisme seul une exclusion que la justice et la décence même condamnaient ? Il changeait de conduite par fidélité à ses principes ; il le croyait du moins en 1847, lorsqu’il s’offrit pour représenter Oxford ; il sollicita cet honneur sans embarras, sans arrière-pensée, bien sûr de représenter dignement l’orthodoxie de l’ombrageuse université. Et en effet, dans la question des Juifs, tandis que M. Disraeli se prononçait pour leur admission dans le parlement, M. Gladstone la combattait à plusieurs reprises par des argumens que le plus pur torisme n’eût pas désavoués. « Je ne suis nullement d’avis, disait-il le 16 décembre 1848, que les différences de religion n’aient rien à faire avec l’accomplissement des devoirs politiques ; je ne crois pas que tous les hommes, quelle que soit leur foi religieuse, soient également qualifiés pour remplir ces devoirs, et je regarde la vérité de la croyance comme un des élémens de cette capacité. » Ce n’est pas tout : il se déclara dans les termes les plus énergiques contre la politique extérieure des whigs et de lord Palmerston. C’était en 1850, à propos de la fameuse affaire de don Pacifico ; il attaqua sans ménagement cette politique brouillonne et turbulente sous des apparences libérales, impertinente plutôt que fière, brava avec les faibles, ridicule quant aux prétextes, honteuse par ses procédés, et montra qu’elle ne faisait aucun honneur à l’Angleterre. Ainsi dans de graves questions intérieures comme dans celle des relations internationales les principes de la politique conservatrice trouvaient encore en lui un défenseur.
Autre chose est de lever l’ancre, autre chose de tendre les voiles. M. Gladstone dérivait lentement, à son insu, — s’efforçant peut-être de ne pas apercevoir le courant qui l’entraînait, — sans cesser de compter parmi les chefs de l’armée conservatrice. Le moment vint cependant où l’illusion ne fut plus permise ni pour lui ni pour personne. Deux circonstances décisives firent paraître dans tout leur jour et toute leur gravité les dissidences qui le séparaient de ses amis. Vers la fin de 1850, le peuple anglais ressentit un matin, en se réveillant, une de ces paniques auxquelles il est sujet, si étranges qu’on a peine à les croire sincères. Des bords de la Manche jusqu’à ceux du canal de Bristol, un cri retentit : l’étranger est chez nous, l’autorité de la reine est en péril ! Qu’était-il arrivé ? On venait d’apprendre que le pape avait érigé l’Angleterre et le pays de Galles en province ecclésiastique avec un métropolitain et douze suffragans. Aussitôt les journaux de sonner l’alarme, l’opinion de s’armer en guerre, les meetings de s’organiser, les orateurs de tonner contre l’invasion, les vieilles parodies du culte et de la hiérarchie catholiques de recommencer dans les rues, et pour repousser l’agression papale lord Russell s’empresse de présenter un bill menaçant sur les titres ecclésiastiques. M. Gladstone fut du petit nombre de ceux qui, dans cet accès de déraison universelle, gardèrent leur bon sens. Il osa soutenir que tant de mouvement contre un pouvoir désarmé et sénile était ridicule, qu’il n’y avait de la part du pape qu’un acte de discipline spirituelle et non pas un empiétement sur l’autorité temporelle, que le temps était passé de protéger l’église anglicane par la législation, et qu’enfin, le pape eût-il commis une indiscrétion blâmable, il n’y avait pas de justice à punir les catholiques anglais d’une faute dont ils n’étaient pas responsables. Était-ce bien le rigide théoricien de l’église nationale et l’avocat de ses prérogatives qui parlait ainsi ? Désormais pour lui la liberté passait donc avant l’orthodoxie ; il voyait dans la liberté, en religion comme en économie politique, la véritable force et la meilleure des garanties. D’un bond, il se jetait en dehors des courans passagers de l’opinion, dans une voie nouvelle, loin des traditions de parti et des préjugés conservateurs.
La seconde manifestation anticonservatrice de M. Gladstone n’était pas moins caractéristique : je veux parler des deux lettres, datées de Naples, qu’il écrivit à lord Aberdeen en 1851. On se rappelle l’émotion qu’elles produisirent en Europe. C’était un conservateur un ancien ministre, un homme d’état entouré de la plus juste considération, d’un caractère irréprochable, d’une véracité au-dessus de tout soupçon, qui racontait ce qu’il avait vu. Il dénonçait en termes indignés à l’opinion un monde de violences, un gouvernement qui tendait des pièges à ses propres sujets, qui déshonorait la civilisation en se jouant de l’humanité et de la justice. La réaction à laquelle l’Europe était en proie ne put étouffer les formidables échos que ce cri de pitié, jailli d’un cœur généreux, éveilla partout. Le gouvernement napolitain eut beau protester, mettre en mouvement ses écrivains à gages, prodiguer les apologies : les noms de Poerio, de Settembrini, d’Agresti, de Faucitano, de Romeo, de Pironti, de Nisco, recommandés par M. Gladstone à la sympathie, furent plus éloquens. Nul doute que cette réclamation retentissante en faveur de la justice n’ait contribué à préparer de loin les succès de M. de Cavour. L’Angleterre applaudit, lord Palmerston adressa les lettres de M. Gladstone à ses agens et les chargea de les soumettre aux gouvernemens près desquels ils étaient accrédités, les journaux libéraux firent des avances à l’auteur. « Pour ne rien celer, disait l’un d’eux, nous envions à son parti un homme dont nous avons souvent admiré les talens et dont la générosité de sentimens n’a pas encore été assez appréciée. Et loin de lui savoir mauvais gré de l’universelle approbation donnée à ses nobles paroles en faveur des droits de l’humanité, nous ne pouvons nous empêcher de nous dire : Que n’est-il un des nôtres, cum talis sis, utinam noster esses ! » Mais on ne ressentait pas partout le même enthousiasme. Beaucoup s’étonnaient tout haut qu’un ancien collègue de lord Aberdeen se fût chargé de cette dénonciation. La politique conservatrice n’est-elle pas solidaire en tout pays, et n’était-ce pas la trahir en Angleterre que d’en révéler les excès même les plus honteux à Naples ? Cependant lord Derby fit en 1852 un dernier effort pour le retenir ou pour le ramener en lui offrant une place dans son ministère. M. Gladstone refusa, et quelques mois après son discours contre le budget de M, Disraeli, qui entraîna la retraite du cabinet, fit savoir à tout le monde que les derniers liens étaient brisés.
Je n’ai pas à revenir sur les actes de M. Gladstone comme chancelier de l’échiquier dans l’administration de lord Aberdeen et dans celle de lord Palmerston. Deux choses seulement sont à noter : sa résistance obstinée à la proposition, faite par M. Roebuck dans la chambre des communes et par lord Ellenborough dans la chambre des lords, d’une enquête parlementaire sur l’organisation de l’armée et sur la conduite de la guerre aussitôt après les premières catastrophes essuyées en Crimée, — puis ses instances pour hâter la fin de la guerre et pour faciliter la paix. Il repoussait l’établissement d’un comité d’enquête comme inutile à l’armée, inconstitutionnel et dangereux pour l’honneur de la chambre, on eût dit que le souvenir du comité de salut public hantait alors sa pensée ; lorsque lord Palmerston eut fini par consentir à la proposition, M. Gladstone se retira du ministère. Quant à la guerre, il se rapprochait plus des idées de MM. Cobden et Bright que de celles de lord Palmerston, comme on put le voir par ses attaques énergiques contre la politique suivie par ce ministre en Chine. Au surplus, les partis parlementaires subissaient à cette époque une fermentation qui ne laissait pour ainsi dire personne à sa place. Un étranger qui eût assisté dans ce moment aux débats de la chambre, en voyant un jour lord Russell et M. Gladstone soutenir le ministère Derby contre les attaques de lord Palmerston et de sir George Cornewal Lewis, et le lendemain en entendant lord Palmerston traiter M. Gladstone et lord John de parfaits ignorans en fait de politique étrangère, aurait eu peine à se reconnaître au milieu de ces travestissemens. Quoique M. Gladstone ait fait partie de deux cabinets sous lord Palmerston, il y avait entre eux, je crois, une médiocre sympathie. Les côtés équivoques du brillant comédien qui entendait si parfaitement l’art de manier l’opinion anglaise, d’en flatter les caprices, d’en mettre les faiblesses et les hypocrisies à profit, et qui parvint dans ses dernières années à la maîtriser au point de lui imposer jusqu’à sa mort une suspension de toute vie politique, cet esprit frivole et ce caractère peu sérieux ne pouvaient guère convenir à un homme dont la légèreté dans l’humeur, dans les opinions et dans le langage est à coup sûr le moindre défaut.
De la mort de lord Palmerston date pour l’Angleterre la politique nouvelle dont M. Gladstone est un des promoteurs. Le nom du nouveau leader de la chambre des communes restera sans nul doute attaché à l’histoire de la réforme électorale et à celle de la révolution en Irlande. On sait par quelles voies indirectes M. Gladstone est arrivé, sous l’impulsion des circonstances, au point où nous le voyons aujourd’hui, et ces voies n’ont rien de mystérieux. Cependant, lorsqu’on compare les deux termes de sa carrière, les idées qu’il professait à son début et l’œuvre qu’il est en train d’achever, il semble qu’il y ait là un abîme difficile à combler. En disant que son nom doit rester attaché à l’histoire de la réforme, je n’oublie pas qu’un autre lui en a dérobé l’honneur ; mais M. Gladstone a le premier abordé la question avec la volonté sérieuse de la résoudre, il a coupé court à de vaines discussions destinées à donner le change à l’opinion, il a mis fin à un jeu scandaleux, il a si bien fait enfin qu’après lui on ne pouvait plus ajourner la solution, et la réforme lui appartient par là plus encore qu’à M. Disraeli. Depuis le jour où M. Locke King mit la réforme sur le tapis en 1851, presque toutes les administrations de l’un et de l’autre parti avaient eu soin d’en parler. C’était un intermède obligé, un thème excitant pour une certaine partie du public, qu’on reprenait par intervalle avec la résolution sous-entendue entre le ministère et les chambres de n’aboutir à rien. « La comédie se renouvelait souvent et ne variait guère : la couronne recommandait les vœux manifestés en faveur d’une réforme à l’attention de la chambre, le ministère ou quelque membre à son instigation élaborait un projet tel quel, on le discutait gravement, n’ayant aucun doute sur le résultat, et on l’enterrait avec les honneurs dus à l’importance du sujet. A propos du bill présenté par le cabinet de lord Derby, M. Gladstone faisait en 1859, au grand amusement de la chambre, l’histoire funèbre des bills qui avaient avorté sous les précédens ministères. « En 1851, mon noble ami (lord Russell), alors ministre de la couronne, aborda la question de la réforme, et commença par une promesse qu’il devait réaliser douze mois après. En 1852, il présenta un bill qui disparut avec son ministère. En 1853, nous avions le ministère Aberdeen, qui promit une réforme dans le délai d’un an. L’année 1854 arriva, et le bill avec elle ; mais avec elle aussi vint la guerre, et la guerre fournit une raison, fort bonne à mon avis, de renoncer au bill. Puis vint le gouvernement de lord Palmerston, qui eut aussi le malheur de ne pouvoir tenir les promesses faites à la nation par la bouche de la souveraine sur son trône. En 1855, mon noble ami éluda la responsabilité de la réforme, grâce à la guerre ; en 1856, il y échappa grâce à la paix. En 1857, il y échappa par la dissolution du parlement, en 1858 par la dissolution de son gouvernement. Cette suite de faits confirme la nation dans la pensée, très fausse assurément, que la chambre ne tient pas beaucoup à vider la question ; mais il n’en est que plus hasardeux d’opposer de nouveaux obstacles et plus urgent de mener le bill à bonne fin. » Le pays n’était pourtant pas encore au bout de ses déceptions. L’année suivante, lord Palmerston annonçait de nouveau dans le discours du trône un plan de réforme ; le projet présenté, il le défendait d’un ton très propre à encourager les résistances, qui signifiait clairement : « si la question est posée, ce n’est pas ma faute ; supportons l’ennui d’avoir l’air de nous en occuper. » Bientôt il retirait le bill « par égard pour les répugnances de la chambre, » ce qui n’empêcha pas, deux ou trois ans après, la discussion de recommencer sur une proposition faite par M. Baines d’abaisser le cens dans les bourgs.
M. Gladstone était convaincu depuis longtemps, plusieurs commençaient à se persuader que la plaisanterie ne pourrait durer toujours, que, peu digne en elle-même d’un gouvernement honnête, elle mettrait à la longue la considération de la chambre en péril. Il soutint la proposition de M. Baines, et son discours du 15 mars 1864, qui fit scandale, est peut-être le plus important qu’il ait prononcé sur la question par la nature des raisons dont il se servit et par les engagemens qu’elles paraissaient impliquer. Ce n’était pas un agitateur comme M. Bright qui parlait, c’était un ministre, et, quoiqu’il se prononçât en son nom personnel, son langage eut dans le pays un immense retentissement. Il commença par répondre à ceux qui attestaient contre tout projet de réforme l’indifférence politique du peuple : « On dit que les classes laborieuses ne s’agitent pas pour obtenir le droit de suffrage ; mais faut-il donc attendre cette agitation ? Je dis qu’au contraire il faut la prévenir et la conjurer… Quand le travailleur se trouve contraint à quitter l’atelier, à interrompre les occupations auxquelles il doit son pain de chaque jour, quand il renonce à employer utilement son temps, je dis qu’il faut voir là l’indice d’un péril, car il ne se résigne à cette extrémité que sous l’empire d’une forte nécessité d’agir et d’une funeste défiance à l’égard des gouvernemens qui l’y réduisent. » Ces considérations, dictées par la prudence, avaient été présentes plus d’une fois ; mais que devait-on penser lorsqu’on entendit M. Gladstone ajouter : « Je ne crains pas d’affirmer que tout homme qui n’est pas présumé incapable en raison d’un danger social ou d’une indignité personnelle a moralement le droit de coopérer au jeu de la constitution. En énonçant cette proposition, je n’ai pas besoin de protester encore une fois contre toute idée d’un changement soudain, violent, qui pourrait causer une dangereuse ivresse. Ce que j’affirme avec confiance, c’est qu’il ne suffit pas, dès que la capacité existe dans une certaine classe, comme cela est incontestable pour une partie des classes laborieuses, c’est qu’il ne suffit pas, pour tenir celles-ci au seuil de la constitution, de déclarer que les choses sont bien comme elles sont. » Quoi ! le suffrage n’était pas une fonction dévolue à un certain nombre, un privilège de la naissance ou de la fortune, une prérogative à laquelle il fallait avoir des titres ? La théorie des droits de l’homme n’est pas, comme on sait, en faveur dans les classes dirigeantes de l’autre côté du détroit. Les idées proposées par M. Gladstone n’étaient-elles pas la subversion de la vraie doctrine anglaise ? Si le suffrage est un droit, n’étions-nous pas sur la route du suffrage universel ? C’est la conclusion qu’on tira de plus d’un côté, ceux-ci pour la lui tourner à crime, ceux-là pour lui en faire honneur.
A vrai dire, les uns et les autres, emportés par leurs craintes ou par leurs espérances, allaient un peu trop vite. M. Gladstone revenant, le 18 juillet 1865, devant les électeurs de Manchester, sur le sens caché qu’on avait prêté à son langage, s’exprimait ainsi : « Je crois qu’il y a des droits abstraits et qu’ils sont profondément enracinés dans les relations humaines ; mais je crois aussi qu’ils sont modifiés par le temps et les circonstances. Indéterminés en eux-mêmes, ils reçoivent leur forme de l’autorité publique. Le bien et la sécurité de la communauté sont la suprême loi de la législation. Seulement le législateur ne peut agir avec justice et prudence à moins de s’appliquer à satisfaire de son mieux les droits moralement inhérens aux membres de la société et antérieurs à toute législation, » De tels principes sont fort loin assurément de désarmer l’autorité et d’énerver la loi. Avec moins de précipitation, chacun eût vu, même dans son discours de 1864, que M. Gladstone posait à l’exercice du droit de suffrage des limites assez étroites, en y mettant pour condition toute sorte de vertus, l’empire sur soi-même, la modération, le respect des moyens légaux, etc. Il est vrai que, passant en revue les classes ouvrières depuis 1815, il décrivait avec complaisance les progrès accomplis dans leur sein, — leur esprit change, leurs habitudes devenues meilleures, les haines qu’ils nourrissaient contre les autres classes assoupies ou éteintes, les rêves. qui les obsédaient naguère dissipés, et le moment était bien choisi pour leur rendre cette justice, lorsque les populations du Lancashire donnaient dans la plus affreuse détresse, l’exemple de la patience, du courage et du respect de l’ordre. M. Gladstone ne s’en tenait pas là : pour rassurer jusqu’aux plus timides, il invoquait l’expérience, il montrait les ouvriers en possession du vote suivant avec déférence l’impulsion des classes supérieures, et il semblait se porter garant qu’il en serait toujours de même. Est-ce bien ainsi que les masses l’entendaient ? M. Gladstone pouvait-il être bien persuadé que l’admission de ce qu’il y a de meilleur parmi elles au droit de suffrage ne changerait rien à la direction politique ? Si la participation du peuple à la formation des corps élus ne doit pas avoir pour effet de déposséder les classes cultivées de l’ascendant qui appartient nécessairement à la supériorité des lumières, ne transformera-t-elle pas au moins leur tutelle, souvent défiante et parfois égoïste en Angleterre, en une initiation bienveillante et en une gestion soigneusement surveillée ? Voilà ce qui ne pouvait échapper à M. Gladstone et ce qu’il eût dit sans doute, s’il avait eu moins à cœur d’écarter des préventions excessives. Le danger du suffrage populaire, ce qui justifie ou ce qui explique les inquiétudes qu’il inspire, n’est pas, comme on le répète en dépit de l’évidence, qu’il assure la domination du nombre ; c’est qu’il peut être la domination des masses urbaines, — redoutables par la prise que leurs demi-lumières, leurs passions inflammables, offrent aux agitateurs, et par leur organisation analogue à celle d’une armée, — sur la population rurale, conservatrice, éparse et docile. Et c’est à cause de cela que M. Gladstone recommandait aux politiques disposés à dédaigner l’affection populaire de la rechercher au contraire et de s’en faire un rempart. « Il est bien que nous soyons convenablement pourvus de flottes et d’armées, disait-il, protégés par des fortifications redoutables, il est bien aussi que ces défenses reposent sur un bon système de finances, sur des revenus que ne puisse dissiper ni l’incurie du parlement ni le désordre de l’administration ; mais ce qui est plus nécessaire encore, c’est que les cœurs soient rapprochés au moment opportun par une juste dispensation du droit politique à ceux qui le désirent et qui le méritent. »
Engagé à ce point sur la question de la réforme, et surtout après plusieurs démarches qui avaient fait connaître clairement sa pensée sur les abus de l’établissement d’Irlande, M. Gladstone ne dut pas s’étonner d’encourir aux élections de 1865 la disgrâce de l’université d’Oxford. Les liens politiques qui l’y attachaient depuis dix-huit ans se brisèrent, il ne fut pas réélu. On peut dire que, dans la situation qui se préparait, cet échec était pour lui un affranchissement. Le lendemain de la mort de lord Palmerston, il était heureux qu’à tant de difficultés que le nouveau ministère allait affronter ne s’ajoutât point pour M. Gladstone la préoccupation des égards qu’il devait à l’opinion de ses électeurs. Qui peut dire que, s’il avait encore traîné cette chaîne académique, si légèrement portée jusque-là, il eût eu toute la liberté dont il allait avoir besoin en 1866 ? On a remarqué avec raison que la session de 1866, remplie à peu près exclusivement par la discussion du bill de réforme, présente l’unité, la progression et l’intérêt d’un drame. Le héros, presque toujours en scène, y occupe la pensée, même lorsqu’il est absent ; il lutte avec énergie contre des fatalités qui le conduisent, à travers des victoires et des chutes alternatives, à une catastrophe inévitable. Cependant on sent que ce courage n’est point perdu, que la défaite du héros hâtera le triomphe de la cause. On se rappelle que la défection d’une partie des libéraux, de ceux qu’une allusion biblique de M. Bright fit appeler les adullamites, entraîna l’insuccès du bill. On a imputé cet échec à deux fautes commises par M. Gladstone, et ces deux fautes, il faut convenir qu’il est plus facile de les signaler après coup qu’il ne l’était de les éviter dans les conditions où M. Gladstone abordait le débat.
La première faute est le ton péremptoire qu’on reproche à M. Gladstone d’avoir pris en défendant son bill. A plusieurs reprises, il déclara que le ministère n’admettrait aucune modification essentielle du plan qu’il proposait, et que, la session dût-elle durer jusqu’en septembre, la chambre ne se séparerait pas sans s’être prononcée. Ce ton d’empire est en effet périlleux chez un ministre constitutionnel, et s’il faut tout dire, M. Gladstone n’y prend pas toujours assez garde ; les petites ruses de rhétorique, nécessaires ou du moins utiles pour capter les esprits, ne sont pas à son usage. Ses sentimens se manifestent avec toute leur force dans sa voix, dans ses yeux, dans sa parole ; il a l’air de régenter quand il est simplement convaincu, et il se fait accuser d’un esprit de domination parce qu’il ne se domine point toujours assez. Qu’on ne l’oublie pas toutefois, il s’adressait à une chambre élue sous l’influence de lord Palmerston, non pas indifférente, mais positivement hostile à toute réforme. M. Gladstone et lord John Russell devaient, pour leur honneur et dans l’intérêt du projet, convaincre à tout prix cette chambre qu’il s’agissait d’une discussion sérieuse, et non de recommencer à nouveau le jeu qu’elle avait joué tant de fois. Il n’y avait pas de précaution oratoire, pas d’artifice de langage, pas de modestie sincère ou affectée qui pût triompher de ses répugnances.
La seconde faute qu’on reproche à M. Gladstone est une faute de tactique. Après six discours de la couronne où le problème était signalé aux méditations de la chambre, après là tentative cinq fois renouvelée par différens ministères pour le résoudre, après tant de travaux sur ce sujet dans le parlement et hors du parlement, la question était étudiée, les informations suffisantes, les documens complets, l’enquête close ; M. Gladstone n’avait pas à revenir sur la nécessité de l’entreprise. Aussi se contentait-il dans son exposé d’énumérer les diverses questions comprises dans la question principale, toutes d’une complication et d’une importance dont chacun était convaincu ; fixation et abaissement du cens dans les villes et dans les comtés de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande, répartition des sièges entre les trois royaumes, entre les villes et les campagnes, délimitation des bourgs et suppression de quelques-uns. Venaient ensuite les mesures nécessaires pour prévenir ou réprimer la corruption électorale, puis les questions relatives à l’enregistrement des électeurs et la tenue des élections, etc., tout cela sans parler des anciennes théories soutenues ou des systèmes nouveaux mis en avant sur le vote secret, sur la réduction de la durée des parlemens, sur la représentation des minorités, sur l’admission des femmes à l’exercice des droits électoraux. Que prétendait M. Gladstone par cette effrayante énumération ? Comme il était impossible d’aborder à la fois et de trancher d’un seul coup tant de questions, il voulait se justifier par là de n’aborder que la première ; il s’en tenait à celle-ci pour ne point compromettre le succès du bill et ne pas effaroucher les esprits timides par la perspective d’un changement trop vaste dans le système existant.
La tactique était plausible ; mais le plan était-il acceptable ? Il est permis d’en douter, car, encore une fois, la gravité de la réforme consiste moins dans l’abaissement du cens que dans la part d’influence politique à faire aux classes ouvrières des villes, et cette part dépendait évidemment et du nombre de bourgs à la discrétion de l’aristocratie qui seraient maintenus ou supprimés, et du nombre de sièges qui seraient attribués aux grandes cités industrielles. Le cens une fois fixé, quelles réformes M. Gladstone viendrait-il proposer ensuite sur la répartition des sièges ? On comprend les alarmes causées par le silence qu’il gardait à ce sujet. Le souvenir des éloges accordés par lui en 1859 au système des petits bourgs avait quelque chose de rassurant ; mais en se rappelant ses récens panégyriques des vertus ouvrières, on tremblait ou du moins on feignait de s’inquiéter. Le succès a montré que la tactique à laquelle M. Gladstone s’était arrêté était fausse ; elle offrait aux adversaires de la réforme des argumens spécieux qu’ils ne manquèrent pas de saisir.
M. Gladstone eut beau faire valoir la modération des réformes proposées, prouver par des calculs approfondis qu’elles ne changeaient rien à la proportion des différentes catégories de la population électorale, parler en termes magnifiques des bienfaits de l’éducation par la liberté, montrer enfin que le bill ne faisait ni trop ni trop peu ; il eut beau dire : « Quelle que soit l’opinion qu’on se fasse des progrès intellectuels dans les classes laborieuses et de l’admirable manière dont elles remplissent leurs devoirs, au moins à l’égard de leurs supérieurs, il n’est pas moins vrai de ces classes, comme de toutes les autres, que c’est une terrible épreuve pour la nature humaine de se voir d’un moment à l’autre en possession d’un pouvoir prépondérant. Voilà pourquoi je pense que nous n’avons pas fait trop peu dans la voie de l’affranchissement. Et si l’on prétend au contraire que nous avons fait trop, voici ma réponse : je ne désespère pas que ceux-là mêmes qui étaient opposés en principe à toute extension du droit de suffrage dans les couches populaires ne finissent par se réconcilier avec une mesure qui peut n’avoir pas leur approbation, mais qui du moins règle pour longtemps une question grave, complexe, difficile… Je les prie de considérer que la liberté est une bonne chose non-seulement à cause de ses fruits, mais en elle-même, et quand à propos de la législation anglaise on nous dit que les affaires sont ménagées plus économiquement et plus habilement dans d’autres pays, nous répondons : Oui, mais ici elles sont menées librement, et la liberté, le libre exercice du devoir politique, recèlent une immense puissance de discipline et d’éducation pour un peuple. » Ces sages paroles échouèrent contre un parti-pris invincible. Dès le 13 mars, deux membres du parti libéral, MM. Hornsman et Lowe, qui avaient occupé des postes subalternes dans le dernier cabinet de lord Palmerston, mécontens, dit-on, d’avoir été négligés par le nouveau ministère, donnèrent le signal de la défection. On sait la réponse foudroyante de M. Bright aux philippiques emportées de M. Lowe. On connaît aussi les péripéties qui suivirent. La première lecture du bill n’avait été autorisée qu’à 27 voix de majorité ; c’était peu : la seconde ne le fut qu’à 3 voix seulement. Dans l’intervalle, lord Grosvenor avait annoncé un amendement, dont l’idée et la rédaction furent attribuées à M. Disraeli, pour demander qu’un nouveau bill sur la répartition des sièges fût joint au premier. Le ministère s’était alors décidé à cette concession ; mais à partir de ce moment conservateurs et adullamites se livrèrent à une guerre d’escarmouches et d’embuscades qui ruina peu à peu le bill et le ministère, multipliant les amendemens, provoquant les diversions, harcelant, émiettant, désorganisant l’une après l’autre toutes les parties du projet. Le bill fut repoussé à 10 voix de majorité le 18 juin, et le ministère donna sa démission le 26.
La victoire ne tarda point, comme on sait, à porter des fruits amers pour les vainqueurs. Deux mois n’étaient pas écoulés, et l’agitation que l’issue de la lutte avait surexcitée au lieu de la calmer, les démonstrations de la ligue de réforme sous la conduite de M. Edmond Beales, la fermentation du peuple de Londres augmentée par la prétention qu’éleva mal à propos l’autorité d’interdire aux meetings les parcs royaux, étaient au nouveau ministère l’espérance d’enterrer encore une fois la question, comme il s’en était flatté. M. Disraeli dut subir l’honneur inattendu de réaliser la réforme ; il se vit condamné à faire des prodiges non pour combattre ses adversaires, mais pour entraîner ses amis ; conservateurs et adullamites se résignèrent, avec quel dépit, on le devine, à la gloire cruelle de voter le bill le plus large qu’on eût encore proposé après le plan radical ébauché par M. Bright en 1858. On peut dire que M. Gladstone avait en se retirant légué cette nécessité comme une vengeance à ses successeurs. Il exerça d’ailleurs dans la discussion du bill de M. Disraeli une influence décisive, surtout par son discours du 25 mars 1867, en obligeant les auteurs du bill à être libéraux en dépit d’eux-mêmes et à le débarrasser de certaines clauses ingénieusement imaginées pour en rendre l’effet à peu près illusoire. Quoique M. Gladstone n’ait pas fait tout ce qu’il aurait voulu, sa part est assez belle pour que son nom figure, à côté de celui de M. Bright, au premier rang dans l’histoire de la réforme.
Après avoir obtenu l’année dernière la suppression de l’église établie d’Irlande, M. Gladstone vient de faire passer à la chambre des communes, sans modification grave ou du moins essentielle, un bill destiné à transformer le régime de la propriété dans ce malheureux pays. C’est une double gloire qu’il ne partage du moins avec personne. Ici, comme dans la question de la réforme, M. Gladstone a le mérite d’avoir coupé court aux hésitations de l’esprit public ; il lui a inspiré le courage et imposé la nécessité de vouloir une solution que tout le monde souhaitait et dont personne n’osait se charger. Il y a dans tout pays de ces réformes proclamées indispensables qu’on ajourne toujours parce qu’elles ont été ajournées une fois ; les difficultés grossissent à mesure qu’on les contemple, et deviennent des impossibilités dont on ne sortirait jamais, si quelque révolution ne les tranchait à l’improviste, ou si un homme d’état résolu, s’armant enfin de la cognée, ne portait le premier coup. M. Gladstone a été cet homme-là dans la question de l’Irlande. Après son discours du 16 mars 1868 sur l’état du pays et celui du 30 mars sur ses résolutions au sujet de l’église établie, il a été entendu pour tous qu’il allait falloir régler le vieux compte ouvert depuis des siècles entre l’Angleterre et l’Irlande.
Plusieurs circonstances ont favorisé l’entreprise de M. Gladstone. Il a eu pour lui l’impulsion que venait de donner à l’esprit public la réforme de 1867, il a eu pour lui surtout la terreur causée par le fenianisme. Que le fenianisme fût un fléau indigène ou importé d’Amérique, il ouvrait à tous les yeux un abîme de désespoir qu’on ne devait plus songer à combler avec des promesses ou à fermer par des rigueurs. L’échafaud engendrait le crime au lieu de l’étouffer. Contre ce fanatisme de haine, on sentait que la loi martiale, la suspension de l’habeas corpus, la prison, le bourreau, ne pouvaient plus rien, et qu’il fallait enfin essayer de la justice. L’inertie, l’égoïsme, attendaient qu’on leur fît violence en leur indiquant les réparations efficaces. M. Gladstone s’est trouvé là. Quoique très réfléchi, très froid, très personnel dans ses convictions, il a le don de ressentir vivement les causes d’agitation nationale, il est gagné promptement par les émotions qui s’emparent des masses à certains momens ; ces sympathies ne le troublent pas, au contraire elles l’éclairent, elles le soutiennent, et, dans l’occasion dont il s’agit, elles ont fait sa force.
Aux résolutions de M. Gladstone sur l’église d’Irlande, les conservateurs trouvaient à opposer plus d’une fin de non-recevoir. A peine remis des agitations de la réforme, le pays allait-il se voir jeté dans une agitation nouvelle ? N’y avait-il pas une grande injustice à exiger d’un gouvernement qui venait d’achever une telle œuvre qu’il en entamât une autre, importante sans doute et peut-être nécessaire, mais dont l’importance même commandait la plus grande circonspection et un mûr examen ? Était-ce au parlement que la réforme accomplie avait en un jour prodigieusement vieilli qu’il appartenait d’usurper les travaux naturellement dévolus à une représentation sortie du nouveau régime ? Il y avait enfin des scrupuleux qui faisaient à l’Angleterre un point d’honneur de ne rien céder aux menaces des fenians ; mais c’est précisément parce que de prochaines élections ne pouvaient être évitées que M. Gladstone voulait mettre dès lors l’opinion publique en demeure de se prononcer. C’est aussi qu’à la veille de paraître devant des électeurs qui appelaient tous impatiemment une solution les députés les plus perplexes ou les plus rétrogrades seraient forcés de s’expliquer, et il n’entendait pas leur accorder un jour de délai.
Le choix de l’heure, les termes décidés dans lesquels M. Gladstone posait un problème inéluctable, étaient un premier mérite ; un second mérite est de l’avoir abordé avec une politique fixée d’avance. Plusieurs disaient en secouant la tête qu’il n’y avait là qu’une manœuvre. M. Disraeli venait de remporter un double triomphe en s’affublant des défroques libérales et en désorganisant le parti adverse ; M. Gladstone, un instant découragé par l’indiscipline qui avait pénétré dans son parti, voulait le rallier et prendre une revanche aux dépens du ministère. Voilà ce qu’on disait, et, si M. Gladstone eut en effet pareille pensée, il faut convenir qu’il eut lieu de s’applaudir de sa tactique. M. Disraeli, si souple, si adroit, si facile aux concessions dans la question de réforme, ne montra dans celle-ci qu’indécision et embarras ; il ne sut que se lamenter piteusement sur la cruauté de son adversaire, qui lui refusait le bénéfice du temps, et l’on vit que, sauf les petits moyens usés mis en avant par lord Mayo, qui eussent peut-être été bons au temps de M. Pitt, mais qui étaient aujourd’hui des palliatifs dérisoires, les conservateurs n’avaient point de politique irlandaise. Seulement ils criaient que les vues générales et abstraites proposées par M. Gladstone n’étaient pas non plus une politique, et que la confiance qu’il affectait tomberait au moment de l’application. Ils se trompaient. On n’a pas tardé à reconnaître que M. Gladstone savait au moins où il voulait aller, on le sait mieux encore à cette heure. Les idées auxquelles il s’est arrêté ne lui appartiennent pas en propre ; on lui fait plus d’honneur que de tort en disant qu’il a pris son point d’appui dans les idées de l’homme qui avait le plus réfléchi peut-être sur la question, M. Bright ; mais savoir choisir et s’approprier, pour l’homme d’état, n’est-ce pas la même chose qu’inventer ?
Les réformes introduites, qui doivent dans un laps de temps très court modifier de fond en comble la situation de l’église et le régime territorial en Irlande, sont exposées, avec l’admirable lucidité que M. Gladstone répand sur les questions les plus ardues, dans ses discours du 1er mars 1869 et du 15 février 1870. Il serait impossible et d’ailleurs superflu de les analyser ici en détail ; je n’essaierai même pas de les esquisser à grands traits. Ces réformes tiennent à une situation, à des traditions, à une législation, à tout l’ensemble d’une société, qui n’ont point d’analogue ailleurs. Rien que pour faire saisir le sens de ces questions purement anglaises, il faudrait entrer dans des explications infinies. La seule chose qui importe est de dégager les principes généraux dont les promoteurs de ces réformes se sont inspirés. Ces principes ne se montrent pas à découvert, ils se dissimulent, selon la méthode anglaise, sous des raisons d’opportunité, d’utilité, de nécessité politique. Regardez-y de près cependant, et vous reconnaissez dans les idées d’où ces réformes procèdent celles qui mettent les partis aux prises dans la plupart des pays de l’Europe et tiennent la civilisation en suspens.
Lorsque M. Gladstone s’est décidé à proposer non plus de toucher légèrement, comme il en avait été tant de fois question jusqu’alors, mais de mettre un terme aux prérogatives séculaires de l’église d’Irlande comme établissement politique et comme détentrice d’une partie de la richesse du pays, il n’ignorait pas quel soulèvement de préjugés il allait avoir à braver. Ceux-ci voyaient dans cette entreprise une mortelle atteinte à la religion, comme s’il ne s’agissait pas tout au contraire de rétablir les principes de justice qui devraient être la base de toute religion ; ceux-là y voyaient une immolation du protestantisme, comme si le protestantisme, loin d’avancer en Irlande, n’y avait pas rétrogradé sans cesse par l’effet même de ses privilèges. D’autres, et c’étaient les plus ardens, criaient à la violation de la propriété, et les récriminations ordinaires qui ont retenti tour à tour en France, en Italie, en Espagne, contre les grandes mesures de dépossession ecclésiastique, se faisaient entendre de nouveau. « Je ne sache pas, répondait M. Gladstone, d’imputation plus frivole que celle-là. Elle ne peut venir que de ceux qui professent une doctrine que je ne crains pas de déclarer inacceptable, ou plutôt extravagante : c’est que le parlement, qui a le droit incontesté de régler la transmission de la propriété dans le cas de descendance naturelle, de succession par le sang, n’a pas le droit, dans le cas d’une existence artificielle comme celles que nous appelons des corporations, de contrôler ces existences qu’il a créées et d’y mettre un terme lorsque le bien public l’exige. » Quant aux caractères des mesures auxquelles il croyait le moment venu de recourir, il les voulait radicales en même temps que pleines de ménagemens à l’égard des intérêts acquis et entourées des précautions nécessaires pour adoucir la transition, — promptes dans leurs effets, l’intérêt de la paix publique, celui de l’Irlande et celui de l’église dépossédée elle-même l’exigeaient impérieusement, — définitives, c’est-à-dire assez complètes pour fermer à jamais une longue et sanglante controverse. Et pour satisfaire à ces conditions il présentait un projet qui comprenait trois classes de dispositions : celles dont l’exécution suivrait immédiatement l’acceptation du bill, la principale était l’établissement d’une commission chargée d’administrer les biens ecclésiastiques, ainsi que de liquider ou de sauvegarder les intérêts engagés ; . — celles qui ne sortiraient leur effet que plus tard, par exemple à dater du 1er janvier 1871, et la plus importante était la suppression de toute juridiction et de toutes lois ecclésiastiques, comme du droit pour les évêques de faire partie de la chambre des lords ; — celles enfin qui n’opéreraient que lorsque les réformes précédentes seraient pleinement réalisées, et qui concernaient l’emploi des biens restés disponibles. Ces ressources devaient être employées, au profit de l’Irlande seule, en fondations d’une utilité générale, sans acception de croyance religieuse. L’instruction, quelle qu’en soit l’importance, touche à des intérêts si délicats que M. Gladstone ne pensait pas que ces fonds pussent être appliqués à créer des écoles, de peur de réveiller des jalousies qu’il fallait à tout prix éteindre, et il les réservait dans sa pensée à des établissemens tels qu’asiles pour les aliénés, écoles d’aveugles et de sourds-muets, hôpitaux, maisons de correction, allocations pour des sages-femmes et des médecins de district, etc. A quels principes se ramenaient en définitive toutes ces réformes ? Séparation totale des églises et de l’état, liberté absolue et complète égalité de toutes les confessions religieuses, application de la richesse sociale à des intérêts purement laïques et sans distinction de croyance, telles sont les idées qui ont triomphé dans le bill de M. Gladstone. Il est impossible d’en méconnaître la portée, et il avait raison de parler de la gloire réservée au parlement qui en consacrerait la victoire. A l’église tombée de si haut, il rappelait en souriant les vers d’Edgard à Glocester aveugle, dans le Roi Lear, lorsque Glocester, qui croit s’être précipité du haut des falaises de Douvres, s’étonne de vivre :
- Dix mâts ajoutés l’un à l’autre ne font pas la hauteur
- D’où tu viens à l’instant de tomber en ligne droite,
- Ta vie est un miracle…
Consolation médiocre, il faut l’avouer, pour l’église d’Irlande et sécurité insuffisante pour l’église anglicane ! Sa prépondérance tiendra-t-elle longtemps contre les principes nouveaux qui viennent de triompher ? C’est ce que beaucoup se demandent avec une certaine appréhension. Quant à M. Gladstone, les applications qu’il a pu entrevoir dans un avenir encore lointain ne l’ont pas arrêté, ou du moins il a fermé les yeux sur des nécessités qui ne menacent en tout cas que ses successeurs.
Les choses vont si vite en Angleterre depuis trois ans qu’on se dirait en France. Au moment même où il en finissait avec la domination de l’église d’Irlande, M. Gladstone voyait venir l’heure inévitable de la réforme agraire, et il s’y préparait : réforme non moins importante et tout autrement difficile encore que celle de l’église. Je ne pense pas que M. Gladstone crût devoir être amené à tenter, à une année d’intervalle, la révolution agraire après la réforme religieuse, et certes il n’est pas d’âme intrépide qui n’ait le droit d’hésiter, quand il s’agit de porter le fer dans ce qu’il y a de plus sensible et de plus nerveux au monde, la propriété. On ne refusera pas à M. Gladstone d’avoir tenté l’œuvre d’une main résolue, de l’avoir menée avec entrain, avec énergie et jusqu’ici avec bonheur. Quelle armée d’objections il a rencontrée dès son premier pas, objections d’autant difficiles à renverser que, cent fois confondues, elles n’en ont pas moins l’indestructible vitalité du lieu-commun ! On accusait les vices incurables de la race celtique, et l’on ne remarquait pas que c’est dans les cantons de l’Irlande où la race est le plus mélangée de sang saxon que les crimes agraires étaient le plus communs. On arguait contre l’Irlande de l’identité de ses lois et de celles de l’Angleterre sans tenir compte et de la diversité des circonstances, et des différences radicales dans les rapports des propriétaires et des tenanciers qui distinguent les deux pays. On parlait avec pompe des progrès de l’Irlande, et l’on ne remarquait pas que ces progrès, s’ils étaient réels, ne faisaient qu’ajouter à la gravité d’un désespoir qui croît tous les jours, mais que, depuis 1860 au moins, ils avaient fait place à une visible décadence. On énumérait tous les efforts tentés par les gouvernemens en faveur de l’Irlande, et l’on ne voulait pas voir que, depuis le bill de 1793 jusqu’au bill de 1849, pas une mesure n’a été prise, pas une loi adoptée, qui, par la plus triste des fatalités, n’ait trompé les intentions du législateur et tourné contre l’Irlande. On essayait de s’abuser soi-même en proposant pour remèdes à tant de maux les maisons de pauvres, l’émigration, l’éducation, comme si de ces remèdes les deux premiers n’étaient pas eux-mêmes des maux horribles, le dernier dangereux et contradictoire, car à quoi bon instruire les hommes, si l’instruction ne fait que leur ouvrir les yeux sur l’injustice et leur révéler de nouvelles causes d’irritation ?
Nul doute que l’antipathie des races, la haine d’un régime issu de la spoliation et de la violence, les colères accumulées par deux siècles d’injustice et incessamment grossies par la domination d’une église sans fidèles, d’une aristocratie trop souvent sans pitié, n’expliquent en grande partie le désordre moral et la détresse matérielle de l’Irlande. Aux yeux de ce peuple, qui ne trouve dans son histoire depuis plusieurs générations que tyrannie et misère, l’église établie, c’était toujours la persécution — le propriétaire, c’était l’étranger. Cependant les maux de l’Irlande tenaient encore plus peut-être à une législation mal entendue qui excluait à jamais le tenancier de l’espoir d’acquérir le sol, et qui ne lui donnait aucune sécurité. Voilà les deux maux auxquels le bill de M. Gladstone a pour objet principal de remédier. Il se propose de favoriser la naissance et l’extension d’un peuple véritablement indigène de petits propriétaires au moyen d’avances faites sous certaines conditions par l’état aux tenanciers qui se réunissent pour acheter au moins les quatre cinquièmes d’un domaine. Il vise en outre à établir une certaine fixité des tenures et à donner au tenancier des garanties, qui lui ont manqué jusqu’à présent, contre la dureté, le caprice ou l’oppression des propriétaires. Et pour atteindre ce but important il crée une double juridiction, à savoir des tribunaux d’arbitres et une cour civile, ayant mission de juger les conflits entre propriétaires et tenanciers. Le bill donne force de loi à certaines coutumes, lorsqu’elles sont acceptées d’un commun accord, II renferme des dispositions pour assurer au tenancier soit une juste indemnité, lorsqu’il est évincé, soit une restitution de la plus-value résultant des améliorations produites par son travail, même dans le cas où il se retire volontairement. Enfin il astreint les baux à certaines conditions déterminées, pour qu’ils ne deviennent pas entre les mains des propriétaires un moyen d’éluder la pensée du législateur et de détruire les effets de la loi.
Ce peu de mots suffit pour mettre en lumière le caractère du bill. Il est impossible de se méprendre sur la portée des principes dont il est une application singulièrement hardie, et, pourquoi ne l’avouerait-on pas ? ces principes ne paraissent pas faciles à concilier avec les assertions absolues des esprits spéculatifs qui ne sauraient admettre, même en face des nécessités les plus pressantes, aucune déviation de la théorie. Que voit-on en effet dans ce bill ? On y voit le législateur intervenant dans les contrats privés pour protéger une des parties lorsqu’elle ne lui paraît pas à même de contracter en pleine liberté. « Là même, dit M. Gladstone, où la loi déclare l’Irlandais libre, le malheur de sa situation le prive de cette liberté ou ne lui en laisse que l’ombre, en sorte que c’est pour nous un devoir et une nécessité d’intervenir, dans des limites prudemment et strictement déterminées, pour réprimer ce mal. » On y voit l’état se constituant, en certains cas, commanditaire des acquéreurs du sol, c’est-à-dire employant, dans des vues d’ordre et de sécurité sociale, les deniers publics à favoriser des intérêts privés. On y voit enfin, non-seulement reconnu, mais entouré de garanties sérieuses, le droit du tenancier à la plus-value donnée au sol par ses travaux, c’est-à-dire le travailleur devenant, en proportion de son intelligence et de ses efforts, peu à peu participant de la propriété qu’il exploite. N’y a-t-il pas là de quoi scandaliser l’économie politique ? Quelque voiles qu’ils se produisent ici, de tels principes n’ont-ils pas un air de parenté avec les conceptions hasardées que le vertige passager des révolutions enfante presque toujours ? Pour ceux qui sont accoutumés à vanter la circonspection de l’Angleterre, n’est-ce pas un sujet de surprise de la voir admettre des réformes, aujourd’hui circonscrites à l’Irlande, que demain peut-être on invoquera ailleurs comme un précédent, et dont les effets peuvent être incalculables ? Si la prudence avec laquelle l’Angleterre touche à ses lois, si sa lenteur, parfois agaçante pour des esprits plus impétueux, à réformer des abus crians, dépose, comme on le dit avec raison, en faveur de son génie politique, ce génie ne se reconnaît pas moins à ces résolutions décisives, à ces vastes réformes qui la placent tout d’un coup en avant des peuples les plus impatiens. La liberté de commerce, l’impôt sur le revenu, la séparation totale de l’église et de l’état en Irlande, les lois réparatrices sur le régime de la propriété dans ce pays, tout cela, pour ne parler que des œuvres auxquelles M. Gladstone a pris part, témoigne que, si l’Angleterre s’attarde quelquefois, elle a aussi de ces enjambées qui réparent bien le temps perdu ; mais ces hardiesses de la loi sont toujours justifiées par les périls d’une situation trop violente pour durer, et elles sont tempérées par les précautions les plus attentives, les plus ingénieuses, les plus sages, pour éviter les soubresauts et ménager l’action de la loi de manière à la rendre presque insensible. « Ce que nous désirons, disait M. Gladstone au moment où il venait d’exposer son plan de réforme agraire, c’est que ce bill opère comme la nature elle-même, en rendant à tout un pays ce que l’imprudente et cruelle main de l’homme y a détruit, c’est que son action soit tranquille et graduelle. Nous ne voulons alarmer personne, faire aucun tort à personne. Ce que nous voulons, c’est que là où régnait le désespoir, germe enfin l’espérance, que là où dominait la défiance pénètre peu à peu l’harmonie, que là où existaient l’antagonisme et la haine se forme insensiblement le mystérieux tissu des liens qui rapprochent les cœurs et attachent l’homme à l’homme. »
un mois jour pour jour après la séance où M. Gladstone avait prononcé ces paroles, le secrétaire d’état pour l’Irlande, M. Chichester Fortescue, présentait à la chambre des communes un tableau de l’effroyable progression des crimes agraires en Irlande depuis un an, et soumettait à son approbation une série de mesures exceptionnelles ayant pour but de prévenir ces crimes, ou de les réprimer efficacement. Ces mesures ont été adoptées. Ainsi le parlement, en offrant d’une main de loyales réparations, est obligé de frapper de l’autre. Le désordre semble s’accroître dans les âmes en proportion de ses efforts pour les pacifier. N’y aurait-il pas de quoi décourager une volonté moins ferme que celle de M. Gladstone ? Il ne se troublera pas. Il sait que le mal moral produit par l’injustice, que les ravages causés dans les esprits par une législation mauvaise sont plus longs et plus difficiles à réparer que l’injustice elle-même. Celle-ci serait moins odieuse, si elle ne se perpétuait et ne s’enracinait par ses effets mêmes.
Quoique, comme le disait M. Gladstone, la plus sage législation soit celle qui agit avec la lenteur des forces naturelles, il verra, je n’en doute pas, les bienfaits de son œuvre. La longévité est un privilège assez ordinaire des hommes d’état anglais, et M. Gladstone est jeune encore pour un premier ministre. Sa maigreur, sa constitution d’apparence frêle, annoncent, il est vrai, plutôt la finesse que la vigueur. Son front sillonné de rides, ses yeux toujours animés du même feu qui les fit admirer si longtemps, mais enfoncés maintenant dans l’orbite, ses joues pâles, ses tempes dégarnies, son visage et toute sa personne portent la trace de ses longues veilles et de ses immenses travaux. Les jours où l’on attend de lui quelque grand discours, ceux qui ne le connaissent pas pourraient, à voir cet air d’épuisement, éprouver quelque inquiétude. Dès qu’il parle, on se rassure. Sa voix pénétrante, aussi sonore et aussi pure au bout de quatre ou cinq heures qu’au début, ces amples périodes auxquelles suffit sans effort un souffle infatigable et qui ne laissent à l’auditeur qu’une seule crainte, c’est que ce torrent ne s’arrête pas assez tôt, cet esprit net et toujours maître de ses idées, s’il ne l’est pas toujours de sa passion, ses mouvemens, ses gestes, son port de tête, indiquent, comme son activité sans trêve, une organisation robuste qui ne sent pas encore le poids des années. On s’assure alors que la tâche de M. Gladstone est loin d’être finie.
Ne dût-il exécuter qu’une faible partie de celle qu’il s’est tracée, l’heure du repos ne serait pas près de sonner pour lui. La politique de l’action a sa logique comme celle de l’immobilité, et les changemens s’appellent l’un l’autre par une nécessité invincible. M. Gladstone pressait, il y a quelques semaines, la chambre des communes de donner son attention à plusieurs questions graves qu’il lui énumérait, et il n’indiquait pas, tant s’en faut, toutes celles qui s’imposeront plus ou moins prochainement au ministère et au parlement : extension de l’instruction primaire, révision des lois sur les pauvres, abolition du test dans les universités, simplification du mécanisme administratif et suppression des sinécures ou des abus, codification des lois pour en bannir les incertitudes et les obscurités, tout cela sans parler de l’obligation, tôt ou tard inévitable, de réaliser de sérieuses réductions dans les dépenses. M. Gladstone arrivera-t-il au terme de pareils travaux ? Il n’est pas permis de l’espérer ; mais il se forme autour de lui une école d’hommes d’état qui suivront sa voie. Il n’a pas toutes les qualités de calme à toute épreuve, de patience à l’égard des sots, d’aménité constante, qui, dans un chef politique, suppléent quelquefois des qualités plus hautes, et dont celles-ci ne dispensent pas toujours ; cependant il dispose d’une majorité considérable qui le suit moins par affection que par impossibilité de résister, et il est parvenu à fondre dans son ministère des élémens disparates, quelques chefs du vieux parti whig avec la fleur du jeune libéralisme, le chef illustre et respecté de l’ancienne école de Manchester avec le coryphée éloquent des adullamites. Ajoutez qu’en dehors du cabinet il s’est associé des administrateurs éminens, tels que M. Forster, vice-président du conseil d’éducation, et M. Layard, chief commissioner pour les travaux publics. Tous, quels que soient leurs talens ou leurs prétentions, leurs diversités d’opinions ou leurs antipathies, s’inspirent de sa pensée, et concourent, sous sa direction, à une œuvre qui tend à rajeunir l’Angleterre.
P. CHALLEMEL-LACOUR