Hommes et Livres (Lanson)/Le héros Cornélien et le « Généreux » selon Descartes

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Hommes et Livres
(p. 113-133).

LE HÉROS CORNÉLIEN ET LE « GÉNÉREUX »
SELON DESCARTES


Étude sur les rapports de la psychologie de Corneille et de la psychologie de Descartes.

Je ne veux pas revenir sur la question tant débattue de l’influence littéraire de Descartes. La thèse de M. Krantz a été vigoureusement battue en brèche et je crois qu’elle ne tient plus debout. La philosophie cartésienne n’a pas créé la littérature classique ; mais la première s’est développée parallèlement à la seconde ; elles sont effets des mêmes causes, expressions indépendantes du même esprit.

Aux preuves diverses qu’on en adonnées, j’ajouterais cette remarque : que le rapport entre le cartésianisme et la littérature apparaît plus étroit et sensible, quand on examine des écrivains contemporains de Descartes, dont les formes intellectuelles se sont nécessairement déterminées avant la publication de ses écrits, donc hors de son influence. Ainsi, il y a non seulement analogie, mais identité d’esprit, dans le Traité des passions, et dans la tragédie cornélienne. Jamais, que je sache, on n’a mis en lumière cette identité, et c’est pourquoi je voudrais la rendre évidente par quelques rapprochements de textes. Peut-être apprendra-t-on ainsi à rendre plus de justice à la psychologie de Corneille, lorsque l’on verra ses conceptions qui nous paraissent les plus aventureuses et fantaisistés, affirmées par le philosophe comme d’incontestables vérités.

Tout le monde n’a pas entre les mains, et les philosophes seuls peuvent avoir dans la mémoire le Traité des passions : aussi laisserai-je souvent la parole à Descartes. De brèves indications suffiront pour Corneille.

I

Le principe de la psychologie cornélienne, c’est la force, la toute-puissance de la volonté. Tous les héros de Corneille sont des héros de la volonté :

Je suis maître de moi comme de l’univers :
Je le suis, je veux l’être….,


dit Auguste dans Cinna. Et Pauline, dans Polyeucte :

… sur mes passions ma raison souveraine…

Tous ont la même nature et le même langage. Ouvrons maintenant le Traité des passions nous rencontrons bientôt un titre aussi décisif que suggestif :

Article 40. — Qu’il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir, absolu sur ses passions.

Mais comment s’établissent les rapports de la volonté et des passions ? par où celle là parvient-elle à manier, à plier, à détruire celles-ci ? Tout le mécanisme de ces relations est expliqué dans quelques articles (41 à 49), dont j’extrais les principaux passages.

Art. 41. — … La volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais être contrainte ; et des deux sortes de pensées que j’ai distinguées en l’âme, dont les unes sont ses actions, à savoir ses volontés, les autres ses passions ;… les premières sont absolument en son pouvoir et ne peuvent qu’indirectement être changées par le corps, comme au contraire les dernières dépendent absolument des actions qui les conduisent, et elles ne peuvent qu’indirectement être changées par l’âme.

Art. 45. — Nos passions ne peuvent pas directement être excitées ni ôtées par l’action de notre volonté, mais elles peuvent l’être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d’être jointes avec les passions que nous voulons avoir, et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainsi, pour exciter en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d’en avoir la volonté, mais il faut s’appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n’est pas grand ; qu’il y a toujours plus de sûreté en la défense qu’en la fuite ; qu’on aura de la gloire et de la joie d’avoir vaincu, au lieu qu’on ne peut attendre que du regret et de la honte d’avoir fui, et choses semblables.

Ces citations me dispensent de longues réflexions, et portent avec elles la conviction, pour quiconque a bien étudié le théâtre de Corneille. Cette excitation volontaire des passions contraires à celle qu’on veut ôter, par la représentation des choses qui y sont jointes, est un procédé familier aux héros raisonneurs de Corneille, qui alignent des arguments pour ou contre leurs passions et cela nous donne le secret de tant de tirades où s’étale une vigoureuse dialectique par laquelle les personnages semblent pratiquer sur eux-mêmes une sorte de suggestion, s’échauffer artificiellement dans le sens des actes qu’une délibération froidement consciente leur propose. Rappelez-vous Émilie, lorsque son amour pour Cinna s’inquiète des périls de la conjuration où elle le pousse : elle combat ses craintes en se représentant la gloire qui suivra le péril, l’espérance d’en sortir heureusement, le commandement impérieux du patriotisme et de la piété filiale[1]. Ne pouvant supprimer la passion de la peur par une action directe de sa volonté, elle excite en elle toutes les idées contraires à cette passion, qui peu à peu la réduiront et l’étoufferont.

Mais poursuivons notre lecture du Traité cartésien.

Art. 46. — Il y a une raison particulière qui empêche l’âme de pouvoir promptement changer ou arrêter ses passions ;… cette raison est qu’elles sont presque toutes accompagnées de quelque émotion qui se fait dans le cœur, et par conséquent aussi en tout le sang et les esprits. Le plus que la volonté puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c’est de ne pas consentir à ses effets et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps.

Et voilà la clef de la conduite de Pauline, lorsque Félix la presse de revoir Sévère. Elle ne craint pas pour sa vertu, elle craint pour son repos Elle est sûre de vaincre, mais elle sait la lutte douloureuse. Elle sait qu’elle aura fort à faire pour ne pas laisser traduire au dehors l’émotion de son cœur et de ses sens.

Moi moi ! que je revoie un si puissant vainqueur !…
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s’intéresse !…
— Ta vertu m’est connue. — Elle vaincra sans doute.
Ce n’est pas le succès que mon âme redoute.
Je crains ce dur combat et ces troubles puissants,
Que fait déjà chez moi la révolte des sens.

(Acte I, sc. iv.)

Aussi abrège-t-elle ensuite son entretien avec Sévère, non qu’elle ait peur de manquer à son devoir, ni qu’elle soupçonne son mari de craindre ou son amant d’espérer une défaillance de sa vertu mais elle veut toujours assurer son repos, en éloignant l’objet dont la présence excite la révolte de ses sens.

Nous trouvons encore un pareil mécanisme dans Chimène : elle n’étouffe pas son amour pour Rodrigue, et le voulût-elle, elle ne pourrait ; mais elle ne laisse passer aucun acte qui décèle cet amour. L’adresse du roi, au troisième acte, consiste à surprendre sa volonté si soudainement, qu’elle n’ait pas le temps d’arrêter la violente expansion de ses émotions intimes. De là la fausse nouvelle de la mort de Rodrigue, et cette pâmoison, que Chimène détrompée essaie de reprendre comme elle peut. On peut même encore trouver dans les articles 41 et 45 cités plus haut la raison logique de ce qu’il y a d’étalage un peu emphatique et surabondant dans la douleur de Chimène. Son amour est si fort qu’elle a besoin d’exciter sans cesse en elle la représentation de son père mort, de ses plaies, de son sang, de tous les objets sensibles qui sont joints à l’idée de son devoir c’est un moyen, comme on dit, de se fouetter, de produire en soi de la force pour l’action obligatoire et voulue.

Art. 48. — Or c’est par le succès de ces combats que chacun peut connaître la force ou la faiblesse de son âme ; car ceux en qui naturellement la volonté peut le plus aisément vaincre les passions et arrêter les mouvements du corps qui les accompagnent, ont sans doute les âmes les plusfortes mais il y en a qui ne peuvent éprouver leur force, pour ce qu’ils ne font jamais combattre leur volonté avec ses propres armes, mais seulement avec celles que lui fournissent quelques passions pour résister à quelques autres. Ce que je nomme ses propres armes sont des jugements fermes et déterminés touchant la connoissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie ; et les âmes les plus foibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point ainsi à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, lesquelles étant souvent contraires les unes aux autres, la tirent tour à tour à leur parti, et, l’employant à combattre contre elle-même, mettent l’âme au plus déplorable état qu’elle puisse être. Ainsi, lorsque la peur représente la mort comme un mal extrême et qui ne peut être évité que par la fuite, l’ambition, d’autre côté, représente l’infamie de cette fuite comme un mal pire que la mort ; ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, s’oppose continuellement à soi-même, et ainsi rend l’âme esclave et malheureuse.

Cet article nous aide à rendre compte d’une impression que fait assurément la lecture de Corneille, et à résoudre une des grandes objections faites à la composition de ses caractères. Les personnages de Corneille, dit-on, raisonnent trop ; et Boileau déjà, dans son Art poétique, le visait lorsqu’il notait sévèrement les froids raisonnements de certaines tragédies. Si nous songeons que les propres armes de la volonté sont des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, et que l’on n’éprouve la force de la volonté qu’en la faisant combattre avec ses propres armes, nous comprendrons d’où vient que les héros cornéliens sont toujours conscients et raisonneurs : ils forment des jugements fermes et déterminés, pour être les appuis de leur volonté les ressorts de leur action. Et d’autre part, quand nous lisons que les âmes les plus faibles de toutes sont celles dont la volonté ne se détermine point à suivre certains jugements, mais se laisse continuellement emporter aux passions présentes, nous nous expliquons pourquoi l’on ne trouve point chez Corneille un seul passionné qui soit purement un passionné, un impulsif qui soit vraiment un impulsif, pourquoi, du moins, jamais un caractère de cette nature ne saurait avoir dans son œuvre une grandeur sérieuse et tragique. Il méprise tellement ces âmes faibles qui ne se déterminent point sur des jugements fermes, qu’il ne saurait les peindre que dans une médiocrité basse et presque comique c’est Prusias, c’est Félix, c’est Valens, c’est Ptolémée. Je joindrais presque encore Cinna à cette liste : car la raison de l’impression équivoque qu’il donne, la raison de la médiocrité dame qui le fait presque mépriser parfois, c’est qu’il est tiraillé entre un instinct d’honneur et un désir d’amour, qui entraînent tour à tour sa volonté, l’opposent continuellement à elle-même et la rendent esclave et malheureuse.

Art. 49. — Il est vrai qu’il y a fort peu d’hommes si foibles et irrésolus qu’ils ne veulent rien que ce que leur passion leur dicte. La plupart ont des jugements déterminés, suivant lesquels ils règlent une partie de leurs actions : et, bien que souvent ces jugements soient faux, et même fondés sur quelques passions par lesquelles la volonté s’est auparavant laissé vaincre ou séduire, toutefois à cause qu’elle continue de les suivre lorsque la passion qui les a causés est absente, on les peut considérer comme ses propres armes, et penser que les âmes sont plus fortes ou plus foibles à raison de ce qu’elles peuvent plus ou moins suivre ces jugements et résister aux passions présentes qui leur sont contraires. Mais il y a pourtant grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité d’autant que si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret ni de repentir, au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières lorsqu’on en découvre l’erreur.

Cet article est capital. Les premiers mots nous découvrent toute la distance qui sépare les idées cartésiennes et cornéliennes de nos idées : la volonté, pour nous, est une chimère peut-être, sûrement une exception ; pour Descartes, pour Corneille, c’est l’absence de volonté consciente et raisonnable, c’est l’impulsion pure qui est l’exception. « Il y a fort peu d’hommes si faibles ; et irrésolus, qu’ils ne veuillent rien que ce que leur passion leur dicte. » Et voilà pourquoi ces âmes faibles, tiraillées et méprisables, sont l’exception dans l’œuvre de Corneille pour être dans la vérité, il nous décrit surtout des âmes fortes qui suivent avec constance des jugements clairs. Il se peut que ces âmes fortes soient passionnées aussi, mais elles raisonnent leur passion, elles en déterminent l’objet comme absolument bon et désirable et ainsi à l’impulsion elles substituent des jugements, des maximes nettes et réfléchies, qui seront désormais les vrais principes de leur action. C’est une des originalités de Corneille que cette résolution de la passion en volonté et l’on voit qu’ici encore Descartes l’approuve. L’exemple le plus remarquable qu’on en puisse citer, se tire de la tragédie d’Horace : Camille, une amoureuse frénétique, Horace, un frénétique patriote, sont des âmes de même trempe qui toutes les deux adhèrent de toute leur volonté aux objets de leurs passions. De là les formes raisonneuses de leurs plus brutales fureurs : de là ce curieux monologue de Camille où elle concerte les moyens de faire expier à son frère la mort de son amant, et de là le mot de ce frère quand il tire l’épée pour tuer sa sœur, coupable d’avoir insulté sa patrie :

C’est trop : ma patience à la raison fait place.

(IV,5.)

Que la passion première soit tout à fait mauvaise, ou que Pâme, égarée par une connaissance insuffisante, choisisse avec réflexion un faux bien pour objet de sa volonté, on aura le scélérat cornélien, héros de la volonté tout comme le généreux cornélien. Sa scélératesse n’a pas l’allure inégale et capricieuse, les à-coups et les secousses de l’action impulsive et irraisonnée : elle est rectiligne, égale, inépuisable, exempte d’hésitation et de trouble, parce qu’elle est l’application consciencieuse d’une maxime réfléchie. Je ne puis que renvoyer à la Cléopâtre de Rodogune. En revanche, il suffira que la fausseté du jugement qui règle les actes du personnage lui soit montrée et aussitôt il pivotera sur lui-même, il fera volte-face, et se remettra en marche dans une direction absolument opposée, du même pas égal et soutenu dont il marchait tout à l’heure en sens inverse. La raison éclairée tout d’un coup a retourné tout d’un coup la volonté. Émilie voit dans Auguste un tyran féroce et sanguinaire : nul bienfait ne l’a ramenée. Elle veut le tuer. Mais Auguste fait grâce entière à son amant, à elle ; il révèle une générosité qu’elle ne soupçonnait pas : par suite le jugement d’Émilie change soudain.

Ma haine va mourir que j’ai crue immortelle.
Elle est morte,

dit-elle et la plus forcenée des furies devient en un instant la plus dévouée des filles.

De pareilles volte-face ne sont pas à craindre, quand les jugements de la volonté sont appuyés sur la connaissance de la vérité : alors on ne connaît plus ni regret, ni repentir :

Je le ferais encore si j’avais à le faire,


répètent à l’envi les héros cornéliens. Et ne voit-on pas sortir de la dernière phrase de cet article 49 le héros impassible, impeccable, sans émotion comme sans défaillance, qu’on a tant de fois reproché à Corneille, et dont on a tant de fois raillé l’invraisemblance ?

Descartes y tient, à cette sérénité imperturbable de l’homme sûr de sa volonté, et qui s’y retranche en telle sorte que rien ne l’y saurait atteindre ni forcer. Il se reprend plus d’une fois à la décrire et, en la décrivant, c’est l’état d’âme des Nicomède, des Sertorius et des Suréna qu’il analyse :

Art. 148. — … Il est certain que, pourvu que notre âme ait toujours de quoi se contenter en son intérieur, tous les troubles qui viennent d’ailleurs n’ont aucun pouvoir de lui nuire mais plutôt ils servent à augmenter sa joie, en ce que, voyant qu’elle ne peut être offensée par eux, cela lui fait connaître sa perfection. Et afin que notre âme ait ainsi de quoi être contente, elle n’a besoin que de suivre exactement la vertu. Car quiconque a vécu en telle sorte que sa conscience ne lui peut reprocher qu’il ait jamais manqué à faire toutes les choses qu’il a jugées être les meilleures (qui est ce que je nomme ici suivre la vertu), il en reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le rendre heureux, que les plus violents efforts des passions n’ont jamais assez de pouvoir pour troubler la tranquillité de son âme.

Et cette tranquillité d’âme a son fondement dans l’assurance que rien n’est à nous si bien qu’assuré de son vouloir, l’homme se détache du reste, et voit indifféremment l’événement tourner pour ou contre lui. Il sait que, quoi qu’il arrive, sa liberté intérieure subsistera tout entière.

Faites votre devoir et laissez faire aux dieux,


dit le vieil Horace et, Nicomède, Sertorius, Suréna, assistent impassibles, sans un mouvement de crainte ni de dépit, sans la plus légère marque de trouble et d’émotion, aux intrigues et aux complots qui menacent leur liberté, leur fortune ou leur vie. Descartes va nous en rendre raison.

Art. 152. — Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués on blâmés…

Art. 153. — Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connoît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures ; ce qui est suivre parfaitement la vertu.

Jamais, je crois, le principe de l’héroïsme cornélien et de l’admiration que malgré tout il inspire, n’a été mieux mis à découvert que dans ces dernières lignes. On y voit à merveille comment cet héroïsme de la volonté, qui devient la plus haute vertu quand il s’appuie sur une connaissance vraie, garde pourtant une admirable grandeur pour le déploiement d’énergie où il nous fait assister, même quand la connaissance est fausse, et qu’il s’attache au mal. Il apparaît bien ainsi que l’héroïsme cornélien, dans son essence originale, n’a pas forcément un caractère moral, et ressemble fort, avec plus d’étroitesse, à la virtu des Italiens de la Renaissance, comme l’a déjà fait remarquer, je crois, M. Brunetière dans une conférence de l’Odéon.

II

L’identité des conceptions de Descartes et de Corneille va si loin que nous retrouvons dans le Traité des passions quelques uns des caractères les plus extraordinaires et les plus originaux que le poète tragique ait composés : Nicomède, par exemple, et Auguste.

Voici Nicomède, d’abord, avec cette sérénité hautaine, dont il domine tous ceux qui l’entourent, et Attale, et Arsinoé, et Flaminius même :

Art. 203. — … Comme il n’y a rien qui la rende (la colère) plus excessive que l’orgueil, ainsi je crois que la générosité est le meilleur remède qu’on puisse trouver contre ses excès, pour ce que, faisant qu’on estime fort peu tous les biens qui peuvent être ôtés, et qu’au contraire on estime beaucoup la liberté et l’empire absolu sur soi-même, qu’on cesse d’avoir lorsqu’on peut être offensé par quelqu’un, elle fait qu’on n’a que du mépris ou tout au plus de l’indignation pour les injures dont les autres ont coutume de s’offenser.

Et voici la raillerie héroïque de Nicomède, tour à tour chargée d’indignation ou de mépris.

Art. 127. — Pour le ris qui accompagne quelquefois l’indignation, il est ordinairement artificiel et feint ; mais lorsqu’il est naturel, il semble venir de la joie qu’on a de ce qu’on voit ne pouvoir être offensé par le mal dont on est indigné, et, avec cela, de ce qu’on se trouve surpris par la nouveauté ou par la rencontre inopinée de ce mal de façon que la joie, la haine et l’admiration y contribuent…

Art. 163. — … Ce que je nomme le dédain est l’inclination qu’a l’âme à mépriser une cause libre, en jugeant que, bien que de sa nature elle soit capable de faire du bien ou du mal, elle est néanmoins si fort au-dessous de nous qu’elle ne nous peut faire ni l’un ni l’autre.

Voici maintenant Auguste, dans Cinna. L’originalité du rôle d’Auguste est de présenter un héros en qui la noblesse n’est pas naturelle, et qui s’élève d’une bassesse cruelle et tyrannique jusqu’à la sublime clémence : cette évolution du caractère explique le déplacement d’intérêt qu’on a tant de fois signalé dans cette tragédie, dont le premier acte étale les crimes d’Auguste, jusqu’à le rendre odieux, tandis que du second au cinquième il va sans cesse s’élevant et se purifiant. Comment se fait cette évolution ? Écoulons Descartes dans l’article où il expose « comment la générosité peut être acquise ».

Art. 161. — Il est certain que la bonne institution sert beaucoup pour corriger les défauts de la naissance, et que si on s’occupe souvent à considérer ce que c’est que le libre arbitre, et combien sont grands les avantages qui viennent de ce qu’on a une forme résolution d’en bien user, comme aussi, d’autre côté, combien sont vains et inutiles tous les soins qui travaillent les ambitieux, on peut exciter en soi la passion et ensuite acquérir la vertu de générosité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus et un remède général contre tous les dérèglements des passions, il me semble que cette considération mérite bien d’être remarquée.

Art. 155. — … Les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles ; et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature et sur les fautes que nous pouvons avoir autrefois commises,… est cause que nous ne nous préférons à personne…

Art. 156. — Ceux qui sont généreux… sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables…

Auguste passe par toutes les étapes qui sont ici indiquées :

1o Vanité des soins qui travaillent les ambitieux.

J’ai souhaité l’empire et j’y suis parvenu ;
Mais en le souhaitant, je ne l’ai pas connu.
Dans sa possession j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.

(II, 1.)


D’où va sortir le dégoût des biens qui peuvent être ôtés.

2o Réflexion sur les fautes qu’on a commises, d’où l’on ne se préfère à personne :

Rentre en toi-même, Octave, et cesse de te plaindre
Quoi ! tu veux qu’on t’épargne, et n’as rien épargné !…
Ils violent des droits que tu n’as pas gardés !…

(IV, 2.)

3o Ne rien entreprendre dont on ne se sente capable :

Mais quoi ? toujours du sang et toujours des supplices ?
Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter…
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.

(IV.2.)

4o Désabusé, donc, de « cet empire absolu sur la terre et sur l’onde », dégoûté des rigueurs qui ne servent à rien, conscient aussi de son indignité, « il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés » il n’estime plus que « l’empire absolu sur soi-même ».

Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.

(V,3.)

Dès lors Auguste s’est dépouillé d’Octave la volonté a nettoyé cette âme perverse, et y a engendré la générosité.

III

Corneille a donné à l’amour un caractère vertueux et moral dont on s’est étonné souvent. C’est que l’amour n’est pas dans Corneille une attraction sensuelle, une émotion irraisonnée de la sympathie sans exclure ces éléments, il en fait surtout un élan vers la perfection ; l’amour cornélien est conscient, raisonnable et volontaire. Il est précisément ce que Descartes explique en son article 139.

Art. 139. — Nous devons principalement considérer les passions en tant qu’elles appartiennent à l’âme, au regard de laquelle l’amour et la haine viennent de la connoissance… Et lorsque cette connoissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, et celles qu’elle nous porte à haïr sont véritablement mauvaises, l’amour est incomparablement meilleure que la haine ; elle ne sauroit être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour est extrêmement bonne, pour ce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant. Je dis aussi qu’elle ne saurait être trop grande, car tout ce que la plus excessive peut faire, c’est de nous joindre si parfaitement à ces biens, que l’amour que nous avons particulièrement pour nous-mêmes n’y mette aucune distinction, ce que je crois ne pouvoir jamais être mauvais et elle est nécessairement suivie de la joie, à cause qu’elle nous représente ce que nous aimons comme un bien qui nous appartient.

Cet amour, bien différent du désir qui naît de l’agrément, et qui est l’amour ordinaire des romans et des comédies, cet amour se fonde en somme sur l’estime. Chimène aime Rodrigue, parce qu’elle ne connaît rien de meilleur. Pauline a aimé Sévère parce que jamais Rome

N’a produit plus grand,cœur ni vu plus honnête homme.


Aimer un homme, c’est donc aimer le bien qui est en lui c’est donner un culte légitime à l’excellence d’une nature la meilleure qu’on ait rencontrée. De la ces adorations, ces dévotions des amants dans le théâtre de Corneille. De là vient que cet amour est vertu, et source de vertu, parce qu’il n’est autre chose en soi que l’amour de la perfection :

Des grandes actions il rend l’homme amoureux…
L’impossibilité jamais ne l’épouvante…
Ainsi qui sait aimer se rend, de tout capable…
Mais le manque d’amour fait le manque de cœur.

(Imitation de J.-C.)

C’est de l’amour de Dieu que Corneille dit cela : mais l’amour de Dieu n’est pas différent essentiellement de l’amour des créatures il n’en diffère que par l’absolue perfection de l’objet, tandis que dans les créatures la perfection est toujours bornée. Cette identité des sentiments, avec ces différences des objets, apparaît dans l’article 83 de Descartes :

Art. 83. — On peut, ce me semble, distinguer l’amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime, à comparaison de soi-même ; car lorsqu’on estime l’objet de son amour moins que soi, on n’a pour lui qu’une simple affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal de soi, cela se nomme amitié et lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée dévotion. Ainsi on peut avoir de l’affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval mais, à moins que d’avoir l’esprit fort déréglé on ne peut avoir de l’amitié que pour des hommes. Et ils sont tellement l’objet de cette passion, qu’il n’y a point d’homme si imparfait qu’on ne puisse avoir pour lui une amitié très parfaite lorsqu’on en est aimé et qu’on a l’âme véritablement noble et généreuse. Pour ce qui est de la dévotion, son principal objet est sans doute la souveraine divinité, à laquelle on ne saurait manquer d’être dévot, lorsqu’on la connoît comme il faut ; mais on peut aussi avoir de la dévotion pour son prince, pour son pays, pour sa ville, et même pour un homme particulier, lorsqu’on l’estime beaucoup plus que soi. Or la différence qui est entre ces trois sortes d’amour paraît principalement par leurs effets car, d’autant qu’en toutes on se considère comme joint et uni à la chose aimée, on est toujours prêt d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compose avec elle pour conserver l’autre ; ce qui fait qu’en la simple affection l’on se préfère toujours à ce qu’on aime, et qu’au contraire en la dévotion l’on préfère tellement la chose aimée à soi-même qu’on ne craint pas de mourir pour la conserver. De quoi on a vu souvent des exemples en ceux qui se sont exposés à une mort certaine pour la défense de leur ville, et même aussi quelquefois pour des personnes particulières auxquelles ils s’étaient dévoués.

Par cette conception de l’amour s’expliquent quelques-unes des singularités du théâtre de Corneille. Le mécanisme curieux, d’abord, et les déplacements de sentiments qu’on remarque dans Polyeucte. Pauline, qui aimait Sévère pour son grand cœur, passe à aimer Polyeucte, quand elle connaît en lui une forme d’héroïsme fort au-dessus de la vertu humaine de Sévère. Polyeucte, pareillement, n’a d’abord rien aimé plus que Pauline :

Je vous aime, (lui dit-il),
Le ciel m’en soit témoin, beaucoup plus que moi-même.

(Act. I.)V

Un peu plus tard, il dit :

Je vous aime
Beaucoup moins que mon Dieu, cent fois plus que moi-même.

(Act. IV.)

Dans l’intervalle il a achevé de « connaître comme il faut la souveraine divinité » c’est la souveraine perfection, il ne pouvait manquer de l’aimer plus que Pauline. Ainsi dans la tragédie, l’amour suit exactement la connaissance à mesure que la connaissance s’épuise, l’amour se transforme, et elle le porte d’objet en objet, du moins parfait au plus parfait.

De là vient encore le caractère très particulier et très original que prend dans Corneille la lutte de la passion et du devoir. Si l’amour est la vertu des grands cœurs, il semble qu’il y ait contradiction à le combattre. L’amour est en effet une dette qu’on paye à la vertu. S’il doit céder à l’honneur, ce n’est pas du tout pour la raison qu’on donne d’ordinaire, parce qu’il est d’ordre inférieur : non, il est au contraire raisonnable et ni Chimène ni Rodrigue ne songent à en rougir, ni à s’en défaire. S’ils agissent contre l’amour, c’est dans l’intérêt même de l’amour. Subtilité apparente, facile pourtant à concevoir. Car chacun des efforts qu’ils font contre l’amour, les élève à un degré plus haut d’héroïsme qui a droit à une somme plus grande d’amour. Ainsi leurs âmes s’embrassent plus étroitement, quand leurs actes s’opposent le plus, et leur passion se nourrit de tout ce qu’ils font contre elle. C’est pour Chimène même que Rodrigue a écouté son devoir de fils plutôt que son devoir d’amant :

Qui m’aima généreux, me haïrait infâme…
Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter
Pour effacer ma honte et pour te mériter.


Si l’estime, en effet, détermine l’amour, il faut sacrifier l’amour à l’honneur dont la perte ne laisserait pas subsister l’estime. Et ainsi on ne mérite l’amour qu’en ne faisant rien pour lui. Voilà qui porte ce sentiment à une curieuse hauteur, jusqu’à ne plus vivre que du sacrifice sans cesse renouvelé qu’on en fait mais c’est le nécessaire complément d’une théorie qui l’identifie à l’amour de la perfection les amants se sentent obligés à se traiter réciproquement comme parfaits, et à se rendre individuellement le plus parfaits qu’ils peuvent.

IV

D’où viennent toutes les ressemblances que j’ai relevées entre les tragédies de Corneille et le Traité de Descartes ? Le Traité des passions fut écrit en 1646, publié en 1649 : les chefs-d’œuvre de Corneille avaient paru presque tous. Ce n’est donc pas Corneille qui s’est inspiré de Descartes : est-ce Descartes qui s’est inspiré de Corneille ? Je retrouve dans le Traité Nicomède aussi bien qu’Auguste ; et Nicomède est postérieur à 1649. Il n’y a donc pas eu influence de l’un sur l’autre, mais communauté d’inspiration.

Le philosophe et le poète tragique ont travaillé tous les deux sur le même modèle : l’homme tel que la société française le présentait communément au début du xviie siècle. Une réalité qui, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, commandait à leurs conceptions, rend seule compte de l’étonnante identité qu’on y remarque. Et cette réalité n’est pas bien difficile à trouver. La race que les désordres et les périls du xvie siècle ont formée, est une race robuste, intelligente, active : elle a des sens brutaux, l’esprit vif, souple, lucide, pratique, la volonté saine et intacte. Entre les appétits des sens et les idées de l’esprit, elle ne laisse aucune place aux pures émotions du cœur, aux molles rêveries de l’imagination ; elle vit de la vie physique et de la vie intellectuelle, avec intensité point du tout de la vie sentimentale. Elle estime par-dessus tout la netteté des jugements, la promptitude des décisions ; elle met son idéal à tenir toujours toutes les forces de son corps et de son âme à commandement. Voulons-nous voir ce type réalisé dans quelques individus ? Regardons Richelieu, Retz, Turenne. Le remarquable livre de M. Hanotaux met bien en lumière cette domination de l’intelligence et de la volonté dans Richelieu.

Et voici, je crois, l’importante conclusion qu’on peut tirer des textes que nous venons d’étudier. Il faut nous garder des affirmations absolues et téméraires, quand la vérité psychologique dès caractères dessinés par un auteur ne nous apparaît pas, quand, ils choquent notre conception familière. À chaque époque, la littérature fait prévaloir un type, conforme au goût à l’état moral et physique du public qui est à la fois le modèle et le juge. Dans notre temps de névrosés, de détraqués, de veules emballés, bons pour la gesticulation et mauvais pour l’action, nous comprenons aisément les impuissants mélancoliques, les impulsifs tendres ou brutaux du roman contemporain : nous comprenons aussi les maniaques grandioses, les passionnés extatiques de la littérature romantique. Les agités sentimentaux, parfois actifs et parfois demi-conscients, les féminins délicats et vibrants de Racine sont encore à notre portée. Le type intellectuel et actif, réfléchi et volontaire, nous échappe. Nous le nions : nous accusons Corneille de l’avoir inventé. Mais Descartes nous avertit que Corneille n’a pas rêvé. Ils ont décrit l’un et l’autre une fermeté d’âme commune en leur temps, et l’idéal où cette forme d’âme tendait. Ce type a été délaissé par la littérature, et, je le veux bien, parce qu’il avait cessé d’être commun dans la nature. A-t-il totalement disparu ? N’existe-t-il plus aujourd’hui ? Je suis sûr que, si la mode littéraire, le préjugé ne nous fermaient les yeux, et ne nous empêchaient pas de voir tout ce qui est contraire à l’hypothèse psychologique actuellement en faveur, nous le retrouverions même parmi nos contemporains, il y a encore des natures à la Corneille : de solides hommes, fortement sensuels et point du tout sensibles, des intellectuels qui transforment toutes leurs impressions en idées, les idées en jugements, les jugements en volontés, qui savent ce qu’ils veulent, veulent ce qu’ils font, et dont la vie est dans l’ensemble une œuvre de claire conscience et de libre détermination, si l’on entend seulement par liberté la puissance des idées pour déterminer les actes.


  1. Cinna, Act. IV, sc. iv, toute la tirade d’Émilie qui termine la scène.