Honneur militaire/01

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Honneur militaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 273-325).
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HONNEUR MILITAIRE[1]

GUERRE D’ITALIE (1859)


On ne sait bien qu’on aime que lorsqu’on se quitte, qu’on est absent ou qu’on se revoit.
(NAPOLEON au prince EUGENE.)


I

C’était au printemps de 1859. Après une vie heureuse, aurore très pure d’un jour d’orage, de dures épreuves commencèrent.

Nous étions cinq : un père intelligent et ferme, une mère aimable, d’esprit judicieux, de cœur parfait ; trois enfans dont deux fils, bien doués. Jean, notre aîné, sorti de Saint-Cyr en 1857, faisait ses débuts dans un régiment d’Afrique, et Robert, le plus jeune de nous, achevait à Brest sa seconde année d’études maritimes sur le vaisseau-école le Borda. Je restais donc seule au foyer avec mes parens.

À cette époque ma famille habitait le Havre, que nous devions bientôt quitter, car mon père, officier supérieur, venait d’être appelé à l’un des forts de Paris. Il s’y rendit aussitôt et nous allions le rejoindre lorsque la guerre d’Italie fut déclarée.

Cette résolution de Napoléon III, qui devait avoir de si graves conséquences, nous atteignait déjà en nous dispersant. C’est alors que s’ouvrit la correspondance qui est la trame de ce récit et son principal intérêt.

Mlle Le Brieux à M. Robert Le Brieux, à Brest.

24 avril 1859.

Notre père est arrivé hier soir à huit heures pour nous chercher, mais les bruits de guerre nous avaient donné une telle inquiétude que ce retour fut sans joie. Cependant il nous rassura par sa tranquillité et nous causâmes de bien des choses, de toi surtout.

A minuit, on lui apporta une dépêche. En la lisant, il devint très pâle et nous dit brièvement : « Je vais en Italie, sous les ordres du maréchal Baraguay d’Hilliers qui commande le 1er corps d’armée. Je pars à six heures avec mes hommes. »

C’était la foudre tombant sur notre tête : à six heures, tout de suite !… Nous n’osions pas lui parler, ni pleurer ; il ne l’aurait pas permis. Avec une surprenante netteté de vues, il décida ce qui nous concernait, prévoyant tout. Ni ma mère ni moi ne semblions l’entendre, le comprendre, restant debout en face de lui, inertes, les bras tombés : « Résignez-vous, dit-il, comme je me soumets moi-même ; vous ne voudriez peut-être pas m’empêcher d’aller à mon devoir ? » Non, sans être femmes romaines, cette pensée ne nous vint pas.

L’heure s’avançait ; il fallait pourvoir aux préparatifs du départ, mais, à chaque instant, on s’interrompait pour lui demander un conseil, lui dire un mot ou simplement le regarder… A l’aube, nous descendons avec lui sans savoir où il allait et, inconscientes comme des somnambules, nous le suivons à l’église déserte où il entra en nous faisant signe : il avait été convenu avec l’officier porteur de la fatale dépêche qu’une messe serait dite à quatre heures. Ce jour-là, c’était la fête de Pâques !…

L’église était ouverte. M. l’abbé Billard, depuis évêque de Carcassonne, montait à l’autel. A quelques pas, M. G. de Lo.., capitaine adjudant-major, était agenouillé à côté de sa jeune femme, tous deux saisis de douleur, mais pleins de foi. Jamais nous n’avions autant senti le besoin du secours divin. Après la messe, nous rentrons à la maison pour le dernier adieu. Je ne t’en dis rien… À la gare, une bousculade. Tous à la fois les soldats se précipitaient dans les wagons, gais, criant, chantant, fous. Très graves, les officiers montent ensuite. Sans rien dire, mon père nous serra dans ses bras. Le train s’éloigne, se perd dans le lointain et notre force se perd aussi. Sur le quai désert, nous étions seules, mornes, regardant l’horizon, ce grand vide qui l’avait dérobé. Au revoir, lorsque j’aurai l’adresse de notre père, je te l’enverrai afin que tu lui écrives.


Les jours qui suivirent, nous les avons passés, ma mère et moi, dans une morne tristesse, mais qui n’était pas encore l’angoisse. Nous allions au bord de la mer dont l’immensité s’harmonisait avec nos pensées. Le temps était beau, le ciel sans nuages et dans cet aspect tranquille des choses, je me plaisais à voir de favorables présages. Nous restions là, des journées presque entières, dans un grand silence. Que nous serions-nous dit ? Il semblait néanmoins que la paix extérieure pénétrait notre cœur lui-même et, avec une sorte d’espérance, de l’infini de l’espace nous allions à l’infini de Dieu.

Une semaine après le départ de mon père nous quittons le Havre pour attendre dans notre famille et suivre auprès d’amis très sûrs la marche des événemens. Ainsi qu’on le sait, ces événemens se succédèrent avec promptitude et si cette guerre éveilla les préoccupations de quelques-uns, elle était populaire et l’intérêt général fut très vif.

Dès le début, nous apprîmes que mon frère aîné s’embarquait pour l’Italie. Aujourd’hui que le temps a réalisé le malheur qui devait le saisir et nous frapper, il me semble que nous n’avons compris alors qu’une seule chose : son avancement, et nous étions satisfaites de le voir rejoindre son père à qui ma mère écrivit aussitôt : « Tu auras quelqu’un à toi. »


Jean Le Brieux à Mme Le Brieux.

Oran, 4 mai 1859.

Très chère mère,

Mon régiment est désigné pour prendre part à la guerre. Nous en sommes fiers, non seulement en vue de l’avancement, mais par les divers sentimens qui nous animent. J’en suis heureux tout le premier et je ressens une joie très vive, celle de retrouver mon bien cher père.

Je réfléchis que le devoir est un composé, un ensemble sublime d’abnégation, de sacrifice, c’est donc très noble. A ce devoir, je suis prêt. Soyez certaines que je l’accomplirai tout entier, quel qu’il soit.


Malgré les marches rapides, mon père supportait bien la vie des camps ; plein de sollicitude pour celles qui vivaient de sa pensée, il nous écrivait aussi souvent que possible, et je m’empressais de communiquer à mon frère les lettres que nous recevions.

A M. Robert Le Brieux, au « Borda. »

7 mai 1859.

La santé de notre père ne semble pas souffrir et son moral est bon…

Voici ce qu’il écrit : « Nous sommes partis de Cassano pour venir camper à Galiana. Là, mon fils[2] est venu me voir et j’ai été bien heureux de l’embrasser. Il est resté avec moi une partie de la journée. C’est une nature loyale, brave, un cœur chaud, excellent. Nous sommes heureux dans nos enfans, et je sens que mon second fils ne me démentira pas ; qu’il soit pour vous deux affectueux et déférant, qu’il se souvienne du beau rang dans lequel il est entré au Borda et qu’il n’en descende pas. »

Certes, le futur aspirant de marine devait justifier cette confiance. On en peut juger par cette lettre, écrite presque en même temps que la précédente :

A M. Le Brieux, armée d’Italie, 1er corps d’armée.

Brest, 10 mai 1859.

Mon père,

Permets-moi de t’adresser cette lettre qui te portera tout mon amour pour toi.

Mon ambition, — ma volonté plutôt, — est de me montrer digne de toi, mon cher père. Tu seras toujours content de nous, tes fils. Je sais que mon frère est en Italie, Dieu veuille qu’il aille te rejoindre pour que vous puissiez ensemble vous entretenir de nous, de la France.

Je te connais assez, pour savoir que tu ne te laisseras pas abattre.

Depuis que la guerre est déclarée à l’Autriche, il y a dans ma promotion une fermentation inouïe. Peut-être allons-nous avoir aussi la guerre avec l’Angleterre[3], ce qui serait une bonne affaire ; pour nous marins, il y aurait du tirage, mais je crois que nous en sortirions vainqueurs. Tu me verras à l’œuvre.

Écris-moi, mon père. Dis-moi tes chagrins, ton espoir, — raconte-moi vos batailles, dépeins-moi vos projets, vos marches, vos succès.

Courage, espoir, force. La fin viendra bientôt, et la victoire aussi. Nous nous retrouverons tous les cinq et, racontant à ma mère, à ma sœur nos périls, nos souffrances, nous les verrons heureuses de notre retour, peut-être fières de notre gloire.

Après la lecture de ces lettres, nous avions quelques heures relativement heureuses, moi du moins. Je le répète, nous n’étions qu’au début de la campagne, et ma confiance en Dieu était absolue : j’attendais tout de Lui. Un mot fier et patriotique m’enlevait à des sommets d’espérance incroyable que la première rencontre sur le champ de bataille devait bientôt renverser.


Borda. — Brest, 18 mai 1859.

Mon cher père,

Ma sœur m’apprend que notre bien-aimé Jean est auprès de toi, elle me dit tout le bonheur que vous avez goûté en vous retrouvant.

Tu vois, mon excellent et cher père, que Dieu a écouté nos prières, puisqu’il a déjà soulagé ton cœur en te rendant un de tes fils, avec qui tu puisses parler des tiens et de ta patrie, quelqu’un qui te comprend et qui a les mêmes affections que toi.

Je souffre de mon inaction ; j’appelle les années, le danger, afin que tu saches, mon père, que je marche sur tes traces.

Il paraît que l’Angleterre a envoyé son escadre dans la Méditerranée avec des plis cachetés. Pourquoi ?…

Attendons, et nous verrons peut-être des choses imprévues. Peut-être, moi aussi, j’irai me battre, on n’est jamais trop jeune pour cela. Demain j’aurai dix-huit ans. Du reste, c’est l’âme, le caractère, la résolution, et non l’âge qu’il faut considérer.

A M. Le Brieux, 1er corps, armée d’Italie.

Brest. — Borda, mai 1859.

Mon très cher père,

Bientôt je serai aspirant, libre par conséquent. Tu me donneras ces conseils que tu sais si bien donner, afin que le chemin de la vie me soit moins difficile et me mène au vrai but, au bien.

Que ton expérience me serve. Rends-moi sage par ta sagesse. Ne crois plus parler à un bambin, ce petit Jean-Bart, comme vous m’appeliez, mais à ton fils de dix-huit ans, demain officier de marine. Traite-moi comme un homme, je te comprendrai. Aime-moi comme ton enfant, je te le rendrai. Oh ! oui, père, de tout mon cœur.

Cette nature qui s’annonçait très solide, ces sentimens vrais devaient contenter mon père si ferme lui-même, si affectueux. Communiquées à ma mère, ces lettres devenaient sa seule consolation, et je ne me lassais pas de les lui relire. Nous avions un besoin réel de ces éclaircies dans notre sombre horizon, car notre vie devenait de plus en plus triste : « Aimer c’est être inquiet, » dit saint Augustin.

« Il faut tout me dire — écrivait ma mère. — Le bien, le mal, vos peines, vos souffrances, vos espoirs. Pour nous, ménagez-vous tous deux, écrivez-moi, quand vous le pourrez, deux lignes, quelques mots, ton nom. »

Les jours passaient. Je pensais moins à la victoire qu’au danger et mon anxiété croissait. Le théâtre de la guerre fixait seul notre attention. Avec les journaux, les bulletins, la correspondance avec mon père et mon frère, nous pouvions les suivre, presque jour par jour. Par quelles alternatives nous passions !

Si nous demeurions en France, nos âmes étaient au loin, de Rivolta à Castel-Nuovo, au bord de la Servia ou près du Mincio.

Notre imagination se tourmentait d’un mirage incessant et cruel ; lorsqu’il se livrait un combat, nous y assistions, tant cette idée du péril devenait intense. Après Montebello, ma mère écrivait à son fils : « Si tu es blessé, je veux, je dois le savoir. Je partirais. Je serais déjà partie si ton nom était sur la fatale liste. Mme de Ladmirault m’écrit que tu n’es pas atteint, peut-être m’épargne-t-elle… Oh ! la paix, la paix ! »

A nos craintes patriotiques s’ajoutait, cela se comprend, une douleur aiguë, personnelle, mais légitime. « Mon mari et mon fils, » répétait ma mère. Chaque jour, à tous les courriers, elle leur écrivait de longues lettres, dont les dernières révélaient d’extrêmes alarmes : « On dit vulgairement qu’il faut faire la part du feu. Hé ! bien, je la fais, vous recevez tous les deux une blessure, légère, je vais vous soigner, vous emporter et vous ramener ici. Ah ! je ne suis plus du tout Romaine, — à peine Française ! — je ne désire que votre retour, pas même un retour glorieux. Qu’on me rende mon bien, voilà ce qu’est devenue ma fierté nationale. Que me fait la gloire ?… Les victoires, — mais elles s’achètent, les victoires… »

Son mari la préoccupait bien plus que son fils dont la jeunesse lui semblait une sauvegarde. Mon Dieu, que nous étions loin du vrai !

A Mme Le Brieux.

Montebello, 24 mai 1859.

Ma chère femme et toi aussi, ma fille,

Mon officier de service est venu hier me réveiller avant le jour, me disant que le maréchal Baraguay d’Hilliers voulait me parler. Je descendis à moitié vêtu.

« Vous et vos hommes, — me dit-il, — devez prendre position dans le château de Genestello, vous y établir militairement et en organiser la défense.

« Je vous préviens que vous serez probablement attaqué dans la journée par des forces de beaucoup supérieures aux vôtres. Vous tiendrez jusqu’au bout. Avez-vous bien compris ? — jusqu’au bout. — Ah ! parfaitement, monsieur le maréchal. »

Je partis aussitôt. Arrivé au château, je fis la reconnaissance de l’intérieur, de l’extérieur et ce fut avec un vif sentiment d’orgueil que je reconnus qu’on pouvait y tenir longtemps. La position militaire était magnifique, j’entrevoyais déjà un peu de gloire pour mes enfans.

A peine avais-je terminé l’occupation, que je reçus l’ordre de quitter le château et de me rendre à Montebello. Voilà comment le destin me conduit… et m’éconduit.

Après un séjour à Montebello, mon père arriva le soir du 29 mai à Bussignano ; le lendemain, il se trouvait à Valenza, puis à Casale, à Vercelli, non loin de Robbio. Il y eut quelques engagemens auxquels il prit part, sans en être victime. Un mot de lui nous apprenait ses mouvemens, nous informait de la direction que suivait mon frère, et chacune de ses lettres se terminait par ces paroles : « être courageuses et confiantes en Dieu. »

De son côté, le général Mac Mahon ayant jeté des ponts sur le Tessin le passait pour se porter à Turbigo. Il s’approchait de Milan, mais avant d’y arriver, les armées ennemies devaient se rencontrer à Magenta.

La gloire de cette journée fut payée par bien des vies. Il faut avoir subi « la loi d’airain » pour se rendre compte de ce que nous avons éprouvé aussitôt après cette journée où mon frère combattit. Pendant quarante-huit heures nous traversâmes toutes les phases de l’angoisse. Enfin cette torture cessa. Sachant sain et sauf celui pour qui nous avions tremblé, nous retrouvons des forces pour rendre grâces à Dieu, mais si notre bien-aimé Jean sortit vivant de cette lutte, il en conservait une étrange amertume.

A Mme Le Brieux.

Sous la tente.

Ma mère,

Je suis épargné et ne m’en réjouis que pour toi. Qu’ai-je donc fait au ciel pour être jeté dans une carrière où on tue ses semblables, des frères !… Donner la mort à des êtres qu’on voudrait aimer, crois-moi, c’est hors nature.

Non qu’il sentit s’ébranler son courage, mais il ne connut pas l’enivrement qui transporte et enlève le soldat. Son mérite et sa valeur se révèlent par la conception austère du devoir. « On croit dans le monde que la bravoure est une chose commune et brutale. On se trompe fort : elle est rare et raisonnée, il n’y a rien de plus brave qu’un honnête homme[4]. »

Inégalement épris de gloire, mais également épris d’honneur, les yeux levés sur leur drapeau, ils remplirent leur devoir, le remplirent tout entier, dignement.

En somme, quelle est la source du courage, qu’est-ce qui l’inspire ? Est-ce la générosité qui porte l’homme au suprême sacrifice, le don de sa vie ? Est-ce l’ambition, l’enthousiasme, la recherche de la gloire ? Mais le courage civique est, dit-on, supérieur à l’autre ? Est-ce la conscience qui tend à se grandir dans la plus belle acception du mot ? Veut-on savoir ce qu’on vaut, devant soi d’abord et devant autrui ? Regarder en face le péril, mesurer sa capacité, sa résistance morale, son endurance ? Quelle énigme, quel ensemble d’impressions qu’on ne s’explique pas, puissantes, fugitives, mais déterminantes ! Est-ce une question d’élan ? Cependant nous voyons des hommes faits, ayant ces ardeurs, les ayant réelles, très chaudes, très efficaces.


JOURNAL DE MON PERE : Nous partons de San Pietro le 8 juin à 5 heures du matin. Arrivée à Milan à 9 heures. Réception frénétique de la part des habitans et surtout des habitantes. Sapristi, quelles belles têtes ! les beaux traits ! On pressent le feu de leur âme à l’éclat superbe de leur regard. Quelques-unes d’entre elles se font un passage dans les rangs, — les plus osées embrassent les officiers, — qui ne se dérobent pas. Nous avançons lentement, notre chemin est couvert de fleurs, mon cheval a une couronne de roses sur la tête, mon épée se trouve aussi enlacée ; que n’étaient-ce des feuilles de laurier !

Après avoir traversé la ville, nous devions faire une halte et ensuite camper au-delà de Milan. Il n’en fut pas ainsi. L’embarras causé par les troupes qui encombrent la ville nous oblige à nous arrêter une heure et demie dans une grande rue. Nous profitâmes de ce moment pour faire commander notre déjeuner dans un bon hôtel, où nous devions venir après avoir établi nos troupes au bivouac. Il en fut autrement.

En sortant de la ville, un officier d’état-major vint me dire : « Nous allons marcher à l’ennemi qui est à trois lieues d’ici. » Les hommes n’avaient rien pris encore et nous fûmes médiocrement satisfaits de cette nouvelle.

Nous partons en maugréant intérieurement. Après une marche de deux heures, on fit reposer les hommes et nous nous remîmes en route, sous le commandement du maréchal Baraguay d’Hilliers. Nous arrivâmes vers cinq heures au village de Melegnano occupé par environ 5 000 Autrichiens ayant derrière eux une réserve de 10 000 hommes.

Nous n’avions ni déjeuné, ni dîné. Il faisait un temps affreux, la pluie tombait à torrens, le tonnerre grondait. Cette scène avait quelque chose de lugubre.

L’attaque commença à cinq heures par nos tirailleurs, le canon se mit bientôt de la partie et le combat s’engagea tout autour du village qu’il fallut prendre. Je dus mettre pied à terre, le terrain étant coupé de rizières et de fossés profonds.

Les Autrichiens firent balayer la plaine par la mitraille. Le sifflement des projectiles était incessant. En traversant un grand champ, le général *** me montra du doigt une ferme-redoute qui faisait tirer sur nous un terrible feu de mousqueterie. Je partis.


II
A Mme Le Brieux.


12 juin, Melagnano.

Ma bien chère femme, et toi ma fille,

Je ne veux pas vous laisser plus longtemps sans nouvelles de l’exilé.

J’ai bien hâte que cette guerre se termine. Il me semble que je n’aurai de bonheur qu’auprès de vous. Ne craignez pas que ces pensées de regret et d’espoir m’amollissent. J’ai confiance en Dieu qui vient de manifester visiblement sa protection, car cette fois encore, j’ai été divinement préservé.

Une rivière et un vaste champ sillonné par les balles nous séparaient d’une ferme-redoute (Capuccino) qu’il fallait prendre et cette ferme surmontait un roc. Nous étions mitraillés. Je me jetai à l’eau le premier. Les autres me suivirent, mon cher et brave L… à mes côtés.

Ensuite nous traversâmes lestement le champ. Littéralement, nous courions sous les balles. Au pied du mamelon j’enlevai mes hommes : « Mes enfans, en avant ! »

Ils volèrent avec un ensemble admirable, j’ouvris un feu très vif sur l’intérieur de la redoute où se trouvaient encore 200 Autrichiens commandés par plusieurs officiers.

Le combat fut rude. Dès que les Autrichiens nous virent couronner la hauteur et pénétrer dans leur redoute, ils jetèrent les armes et se rendirent.

J’eus toutes les peines du monde à faire cesser le feu. Ma voix ne pouvait se faire entendre, et une balle vint frapper le commandant autrichien.

Lorsque j’arrivai dans l’intérieur de la ferme j’eus un affreux spectacle. Le sol était couvert de morts et de blessés, horriblement mutilés par nos grosses balles.

Mon premier soin fut d’établir une ambulance. La vue de tous ces malheureux me faisait mal. Parlant imparfaitement leur langue, je pus cependant leur faire comprendre ce que je voudrais entendre, si j’étais ainsi frappé loin de ma patrie.

Les quatre officiers me rendirent leur épée. Je leur serrai la main, — un prisonnier n’étant plus un ennemi, mais un infortuné ; — c’est triste, c’est dur, de recevoir l’épée d’un officier.

Lorsque toutes mes dispositions furent prises, mes prisonniers installés dans une grande chambre, et bien gardés, je fis allumer du feu pour nous sécher, apporter du pain et du vin, car nous n’avions encore rien pris, — nos habits souillés de boue, déchirés nous donnaient quelque ressemblance avec des brigands.

Après avoir accompli ce coup de main, — selon la modeste expression de mon père, — le surlendemain il nous écrivait : — « L’Empereur vient de me nommer officier de la Légion d’honneur. »

Puis ses lettres devinrent rares et courtes, tracées soit pendant une halte, soit sur le pommeau de sa selle : des marches plus rapides, des ordres immédiats, un qui-vive permanent, en un mot toutes les péripéties de la guerre, demain ses dernières horreurs.

M. Lucien de F…, aide de camp, à M. Robert Le Brieux. au « Borda. »


23 juin 1859.

Cher amiral,

Je viens te parler de ton père. Son intrépidité, sa vaillance ne sont dépassées que par sa modestie. Ne souris pas de ce mot, ne t’étonne pas : c’est une vertu rare dans la vie, au camp comme ailleurs.

T’a-t-il écrit ? Sais-tu, par ta mère ou ta sœur, sa belle action ?… Si tu l’ignores encore, il faut que tu saches ce que j’ai vu, c’est un exemple.

Ici, on ne s’abuse pas sur les gens, on jauge les hommes. J’en ai vu quelques-uns, je te réponds que parmi ceux-là, ton père est l’un des plus forts.

Le général de Ladmirault le fit appeler. Celui-ci, en le voyant venir, alla au-devant de lui en disant : « Vous n’avez pas à me remercier d’avoir signalé votre conduite à l’Empereur. C’est à votre bravoure, à votre autorité de commandement que vous devez cette distinction.

« Je n’ai pas quitté le champ de bataille. Je vous ai vu.

« Vous irez loin, mon vaillant ami. »

Il a ouvert ses bras ; ton père s’y est abandonné… Tu dois comprendre ce qu’il éprouvait. C’était la veillée des armes. Nous étions silencieux comme on l’est au moment des événemens définitifs. Mais, bah ! il faut savoir mourir.

Le soir, dîner sous la tente, je rentre en possession de ma gaîté, de mon entrain. Les autres aussi. Au dîner, on fit sauter le Champagne, on porta des toasts… Ton père était en verve.

Cette lettre, nous l’avons lue après la bataille de Solférino… Les jours passaient interminables ; nous demeurions ainsi, inactives dans l’obsession d’une seule pensée, livrées à nos terreurs sans vouloir nous les communiquer. Voyez-nous donc dans ces heures d’effroi où l’on n’ose ni se parler, ni se regarder dans la crainte d’ajouter au trouble existant. Et ce n’était pas encore la désolation « au-delà des forces » dont parle saint Paul.

A Mme Le Brieux.


23 juin 1859

Ma chère femme,

En allant à ce village avec mon cher de L… j’ai rencontré le corps Mac Mahon. J’ai donc revu mon fils. Nous avons passé ensemble une partie de la journée, et, le soir, il est venu dîner avec moi. Avant de nous séparer, nous nous sommes tendrement embrassés dans la prévision d’une bataille prochaine.

J’ai profité de cette circonstance pour causer avec son colonel qui m’en a fait grand éloge. Il n’y a plus que quelques sous-lieutenans avant lui. Dans peu de temps, il sera lieutenant et, si la campagne dure, il ne serait pas impossible qu’il fût nommé capitaine avant sa rentrée en France. Comme il n’a pas encore vingt-deux ans, il aura peu attendu ce gracie.

Bien que cette campagne se fasse avec une activité incroyable, je m’ennuie de n’être pas avec ceux que j’aime.

J’envoie à ma fille un bleuet que j’ai cueilli auprès de ma tente, comme une caresse de celui qui soupire après le retour.

La même enveloppe renfermait une lettre de Jean, la dernière que nous ayons reçue de lui, et se terminant ainsi :

Toi, mère, ma chère Providence sur terre, je t’embrasse de toute mon âme, te suppliant, te conjurant de ne pas te tourmenter pour nous. Les balles nous épargneront et Dieu nous réunira bientôt.

Ce qui ne fut jamais.


III

Le 26 juin 1859, dès l’aurore, une grande victoire, celle de Solférino, fut proclamée dans la ville.

Cette nouvelle nous fit tressaillir… Toute la journée se passa dans cette anxiété de ne rien savoir et d’avoir tout à redouter. Mais quelle nuit plus longue et cruelle, écoulée tout entière dans les visions de la mort, impression impossible à rendre, que le silence et l’obscurité accroissaient encore[5].

Nous restions accoudées au balcon… écoutant sonner les heures…

Nous attendions… quoi ? la lumière, le réveil humain ? En se levant, le soleil sembla nous ranimer, et dans le lointain que nous creusions d’un ardent regard, un point indéfini se mouvait. C’était un employé des postes envoyé bien avant la distribution : « Mesdames, mesdames, une lettre d’Italie ! »

La voilà, cette lettre. Nous la serrions dans nos mains sans pouvoir la décacheter, tant nos doigts tremblaient. Avant ou après ? Du père ou du fils ? Nous avions peur, une mortelle peur. L’écriture n’était ni celle de mon père, ni celle de mon frère.


De l’ambulance de Castiglione, 25 juin 1859.

Je vous ai promis de ne rien vous cacher. La victoire d’hier, si glorieuse pour l’armée française, a dû être proclamée dans tout l’Empire. Je ne vous en parlerai donc pas.

Un infirmier vous écrit sous ma dictée, car je n’ai plus mon bras droit.

J’ai combattu hier depuis six heures du matin jusqu’à onze. Je descendis de cheval à huit heures, et trois heures après je tombai l’épaule brisée.

On m’a porté dans une chapelle près de Castiglione, un chirurgien a sondé ma plaie et je fus conduit à l’ambulance où le docteur Larrey (m’a-t-on dit), chirurgien de l’Empereur, vient de me désarticuler le bras[6].

Ayant été chloroformé je n’ai pas souffert. Je vous demande en grâce de ne pas trop vous tourmenter, de vous résigner en pensant que j’ai échappé à la mort.

Ne soyez pas ingrates envers Dieu qui me permet de vivre encore avec vous. Remerciez-le de sa protection pour nous doux, car je viens d’apprendre que mon brave et cher enfant est légèrement blessé au poignet droit, après avoir combattu toute la journée.

N’ayez donc pas trop de chagrin. Nous serons bientôt réunis, car la paix va se signer, une belle paix. O ma France, combien je t’aime davantage depuis que j’ai versé mon sang pour toi !

Je ne souffre pas beaucoup, mais je suis un peu fatigué et je vais fumer une pipe.


Chacun des mots de cette lettre entrait en nous comme un glaive. Mon père, mon frère… Ma mère se montra ferme devant le malheur, mais ce qu’elle souffrit est inexprimable. On nous entoura beaucoup. « Songez, madame, lui dit le commandant J. T… ; songez que vous êtes la femme d’un héros. » Et pendant un instant ses yeux brûlés de larmes reprirent leur vive expression. « Oui, oui, je suis la femme d’un héros. » Mais ce rayon s’obscurcissait bientôt sous la torture renouvelée, et ma mère perdait sa fierté pour ne songer qu’à sa douleur. Néanmoins elle pensait à tout. « Il faut prévenir ton frère dont l’inquiétude doit être extrême. »


Dépêche au Borda, 27 juin.

Ceux que nous aimons ne sont pas restés sur le champ de bataille, mais tous deux à l’ambulance : mon père à celle de Castiglione ; Jean, je ne sais encore.

Lorsque Robert reçut la lettre de son père que nous lui envoyâmes, il comprit ce caractère exceptionnellement fort, cette exquise bonté. Pas un mot de regret pour ce bras qui lui manque, ni de son avenir brisé. Nul retour personnel et « sa tendresse pour les siens s’accroît de la compassion, qu’il leur inspire. »

A Mme Le Brieux.

Brescia, le 27 juin 1859.


Mes chères affections,

Hier matin, le lendemain du soir où a eu lieu la désarticulation de mon bras, je me suis trouvé si mal couché, tellement éprouvé par l’odeur du sang et les plaintes des blessés, que je me suis fait transporter à Brescia dans le palais Rossi où je trouve tous les soins que vous pouvez désirer pour moi.

J’ai un peu dormi cette nuit. Soyez tranquilles sur moi. Mon fils est blessé très légèrement.

A Mme Le Brieux.


Brescia, 29 juin 1859.

Mes chères aimées,

Je puis vous affirmer que je suis un des hommes les plus heureux. J’ai même au fond de l’âme un profond sentiment de joie et de reconnaissance envers Dieu. On me dit que dans un mois peut-être je pourrai retourner en France ! Vous devez comprendre combien je suis joyeux ( ? ) ; pour comble de bonheur, on me soigne comme une madone. Je me remettrai donc plus vite. Si Dieu le veut, j’irai bientôt vous embrasser et réclamer les soins que votre tendresse voudra prodiguer à votre vieil invalide.

Ma plaie est couverte de glace à cause de l’extrême chaleur, et je ne prends que des sorbets. Je n’ai pas de fièvre, ce qui est surprenant. Les contusions des jambes, produites par les éclats d’obus, sont moins sensibles, et j’ai un peu dormi cette nuit.

Dans une quinzaine de jours j’espère me faire transporter à Milan.

Un jeune franciscain du couvent de Saint-Joseph, le frère Emilio, ne me quitte pas. Il a pour moi des attentions filiales.

C’est lui qui vous écrit sous ma dictée. Il m’a procuré des nouvelles de mon cher enfant et de mon ami de L…, tous deux blessés peu grièvement.

Merci de vos tendres lettres. Certes, on n’est pas à plaindre quand on se sent aimé ainsi. Cela me fait du bien et, en attendant que vous me guérissiez là-bas, vous me rendez bien heureux dans mon exil.


Si mon père écrivait aussi fréquemment, on doit pressentir ce que devaient être les lettres de ma mère ! Je ne puis les communiquer, il me semble qu’elles sont à celui-là qui seul les inspirait, mais le cri maternel s’y faisait entendre, angoissé, profond : « Mon fils, où est-il ?… » puis le lendemain : « L’as-tu vu, où est-il blessé ?… Mon Dieu, quelle épouvante me saisit ! On ne trouve son nom sur aucune liste d’ambulance, pourquoi ? Je vais écrire à Paris ; à Gênes, où M. de Cambis est intendant de l’armée. Il nous connaît assez pour m’envoyer une dépêche… Que pouvons-nous, pauvres femmes ? Rien… rien… »

M. Robert Le Brieux à Mme Le Brieux.


Brest, 30 juin 1859.

Ma mère, ma sœur,

Je suis si seul, si affligé que je demande au moins quelques lignes chaque jour.

Je suis dans mes examens jusqu’au cou. Je travaille beaucoup, mais mal, car la bataille de Solférino est toujours présente à mon esprit. Je n’ai plus d’autre pensée.

Je suis las de cette vie solitaire. Si ce chagrin est le premier que je connaisse, oh ! qu’il est lourd !


A M. Le Brieux à Brescia.


Brest, École du Borda, 2 juillet 1859.

J’ai beaucoup souffert pour toi, mon admirable père, j’ai pleuré ton bras perdu, ce bras qui nous portait tous les trois quand nous étions petits et que plus tard tu mettais à mon cou pendant nos promenades. Ce pauvre bras, il me manque, mais je le remplacerai pour toi.

Pendant mes congés, je serai toujours à tes côtés pour t’aider, en voyage, pour te soutenir, te porter s’il le faut ; à table pour te servir. Pendant ta convalescence, mon père, je te promènerai dans le parc ; au potager, je cueillerai pour toi les plus beaux fruits. S’il fait froid, je te conduirai dans les serres. Mais avant de te revoir, je sens tout mon chagrin et m’en laisse accabler. Mon père, ne m’accuse pas de manquer d’énergie.

Tes enfans ne déchoiront pas. Je te le promets. En le prouvant, Jean m’a ouvert la voie, tes deux fils te ressembleront, mon père.

J’attends toujours de tes nouvelles, — des siennes, — fais-m’en donner, je t’en prie. Mon père et mon frère blessés me tiennent seuls au cœur, le reste n’est rien.


Ces alarmes fraternelles, nous les éprouvions doublement, ma mère et moi. Pourquoi ne recevions-nous pas de lettre de notre pauvre Jean ? Lui, si soucieux de notre tranquillité ?… Chaque jour accroissait notre anxiété.

De mon père à ma mère.

Envoyez-moi souvent des lettres, des dépêches. Ne pouvant vous voir, j’ai besoin de vivre avec vous par la pensée et le souvenir.

Ces derniers mots répondaient au vif désir de ma mère, qui voulait aller en Italie, à Brescia d’abord, puis chercher mon frère, le ramener et le soigner en même temps que mon père.

Ma mère à mon père.

Votre infirmière sera moi. Qui saura vous soigner, vous consoler, — toi mon ami et toi mon fils, — vous guérir, comme moi ? Car j’irai le chercher, mon fils, je le trouverai. Quelle est donc sa blessure ? dans quelle ambulance l’a-t-on conduit ?… Je ne reçois rien de lui ni sur lui. J’ai peur ; pardonne ce mot et comprends-le, c’est mon enfant.


Le 3 juillet, ma mère écrivait encore :


J’envoie lettres et dépêches à Milan, partout où il y a des hôpitaux, partout où il y a des blessés. Il faut que je sache où est mon fils. Je viens d’écrire au ministre de la Guerre. Je veux lui parler de Jean. Aussitôt que j’aurai sa réponse, je partirai pour Paris et de là pour l’Italie.


Non seulement ma mère ne put se rendre à Paris, mais son départ pour Brescia fut retardé. Tous les moyens de transport étaient réservés au service des armées ; l’intervention de l’Impératrice put seule lui ouvrir la route. La touchante prévoyance de Sa Majesté avait même préparé l’appui moral que ma mère devait trouver à chaque station.

Le 6 juillet à 11 heures du matin, ma mère me quitta, calme comme on l’est au lendemain des résolutions prises.


IV

6 juillet.

Le jour finissait. On m’apporta une lettre timbrée de Brescia, d’une écriture inconnue, signée d’un nom également inconnu. Dans une de ces émotions où les faits les plus contradictoires deviennent admissibles, je lus cette lettre qui me transporta de bonheur.

Jean vivait ! On l’avait vu.

Je télégraphiai à toutes les gares du Sud et de l’Italie où devait s’arrêter ma mère : Jean vit. Va être dirigé sur Brescia. Je préviens Robert, seul là-bas et tourmenté comme moi : Jean vit. Il n’y avait pour nous d’autres mots à entendre et à dire.

Deux jours après, je reçus la réponse de Robert :


Quelle bonne, adorable pensée tu as eue, ma sœur, de m’envoyer d’abord une dépêche, puis cette bienheureuse lettre !

C’est une résurrection. Mon bonheur est d’autant plus grand que j’avais perdu tout espoir. Que Dieu soit loué ! Je l’ai remercié avec une ferveur que tu comprendras.

Je ne vous avais pas tout dit afin de vous leurrer encore, si c’était possible. Je te confesse aujourd’hui que je ne travaillais plus. Je ne pouvais pas, pensant toujours aux miens, à leurs souffrances ; je ne pleurais pas, explique-moi comment aujourd’hui, dans ce grand bonheur retrouvé, j’inonde mon papier de mes larmes. Malgré cela, tu liras bien, n’est-ce pas ?

Je t’embrasse dans les transports d’un cœur tout joyeux.


Depuis le commencement de la campagne, mon frère traversait une phase d’excitation extrême. L’exaltation de patriotisme, l’épreuve filiale et fraternelle qu’il venait de subir, sa solitude, le surmenage des examens, c’était trop pour son âge. La nature qui revendique toujours ses droits le rendait aujourd’hui à ses forces ordinaires. Cet état me préoccupait et je le calmai en lui écrivant chaque jour. N’avais-je pas à le tenir au courant de ce qui se passait loin de nous ?

A M. Robert Le Brieux, au « Borda. »


9 juillet 1859.

Mon ami,

Le voyage de notre mère s’est achevé non sans traverses, mais son énergie et son calme les ont aplanies. Voici ses propres expressions : « La pensée de revoir mon cher et bien-aimé Jean en même temps que ton père m’a donné une force qui peut-être m’eût manqué sans cela. Était-il sur la liste des blessés, l’a-t-on cru disparu ? comment expliquer ? Enfin, remercions Dieu de la consolation qu’il nous accorde dans notre malheur ; n’est-ce pas trop déjà que de voir votre père atteint aussi cruellement ? »

Je vais maintenant te résumer la substance de cette longue lettre. Arrivée à Milan vers minuit, s’orientant avec peine dans cette ville inconnue, sans guide, sans voiture, se trompant, ma mère erra ainsi, et atteignit seulement à l’aube l’hospitalière demeure C… derrière le Dôme. Elle prit seulement le temps de s’y reposer, et malgré sa lassitude, ces excellens amis n’osèrent insister pour la garder jusqu’au lendemain.

Enfin elle put se faire conduire à Brescia et ne trouva qu’une mauvaise voiture, des chevaux fourbus. Que lui importe, n’est-elle pas indifférente à ce qui la concerne seule ? Sur la route, des arrêts fréquens et longs : un régiment [en marche, ou un convoi de blessés. Arrivée à Brescia, elle descendit aux premières maisons. Là, des ambulances sur les places, sous les voûtes, partout la douleur, des plaintes, des appels, des cris ; dans l’ombre des portes, des blessés, des mourans. Saisie d’une compassion profonde, notre mère passait, disait un mot de consolation aux uns, pour les autres une prière. Ils étaient nombreux, la plupart jeunes. — Si je n’avais pas su, — m’écrit-elle, — votre frère sauvé et à l’abri, je l’aurais cherché là. Mais je souffrais pour les mères, les femmes, les sœurs de ceux qui languissaient ainsi ou mouraient isolés. L’air était lourd, le soleil d’orage doublait la fièvre, hâtait le trépas. Oh ! la guerre, mes enfans, c’est épouvantable !

Vers midi, ma mère atteignit le palais Rossi. À cette heure de sieste, la maison était close ; il lui semblait que les pierres la repoussaient, car on tardait à lui ouvrir. Enfin introduite, elle fait prévenir mon père et attend… A la porte de sa chambre, une pancarte était suspendue, quelques lignes en italien y étaient écrites. Son attention ne s’y fixe pas. « Je ne pensais, écrit-elle, qu’à votre père, séparé de moi seulement par une cloison. Lorsque j’entrai, il dit ou plutôt il murmura : « Ma femme. » Je ne saisis qu’un son faible. Était-ce bien lui ? Défiguré, amoindri… Combien il était changé et qu’il a dû souffrir sans nous le dire ! Je compris seulement alors la délicatesse de son cœur où il trouvait l’énergie de ne pas ajouter ce qu’il supportait à ce que nous éprouvions.

Ma fille, je n’en puis plus. Je sens à présent la fatigue du voyage. Demain, je te parlerai de ton frère que je fais chercher et prévenir ; il doit être dans une ambulance des environs, mais je le veux ici.


J’étais néanmoins dans une sorte d’apaisement réparateur. Malgré la tristesse que ma mère avait ressentie en voyant mon père, j’étais tranquille de les savoir ensemble. Je goûtais une émotion toute nouvelle comme si je remontais les pentes d’un obscur abîme pour contempler la lumière. Je ne m’étais pas demandé tout d’abord comment et par qui m’était parvenue la nouvelle heureuse d’une simple blessure reçue par mon frère aîné. J’avais cru, parce que je voulais croire. Le désarroi qui suit une campagne, un renseignement inexact, — voilà l’origine de ce qui nous avait rendus si heureux, — et devait nous rendre plus malheureux aujourd’hui. Pour nous, cette paix dura quelques jours seulement. De ma fausse quiétude, je retombai dans le gouffre. C’était trop beau pour être vrai, et notre cœur, — broyé et ravivé, puis meurtri de nouveau d’une immense douleur, — se contracta sous la main du destin qui se jouait de notre paix, de nos angoisses.

Le Frère Émilio à Mlle Le Brieux.


Couvent de Saint-Joseph, des Franciscains de Brescia,

14 juillet 1859.

Signorina,

Mon ministère est quelquefois cruel. Je crois vous apprendre que mon devoir m’oblige à vous dire ce qui concerne messieurs vos parens.

Lorsque Madame votre mère entra auprès de Monsieur son mari, son émotion fut fort grande.

Je ne sais pas ce que Madame dit à Monsieur son mari, car ils parlaient fort bas et je m’étais mis à l’écart d’eux.

Après, Madame me demanda pour écrire à Messieurs ses enfans.

Je donne à Madame le carton où Monsieur son mari fermait ses lettres et ses papiers secrets.

Madame lut ces lettres. Je la vis en tenir une plus que les autres, la retourner, la laisser, la relire et après se mettre debout en jetant les mains sur sa figure.

Je vois que Madame a trouvé la lettre de Monsieur le colonel de Monsieur son fils, trépassé le jour de la glorieuse bataille de Solférino.

Madame ne savait pas. Sur la porte de Monsieur son mari on avait écrit : Défense de parler à Monsieur de Monsieur son fils.

Je vous exprime, signorina, d’interroger votre devoir sur ce qui est propre à dire à Madame de ma misérable communiquée Ci-joint la copie de lettre que Madame vient de lire.


Mon cher ami,

C’est avec une profonde douleur que je vous annonce que votre fils, sous-lieutenant au…, après s’être bravement battu pendant la journée du 24, est tombé le soir, frappé mortellement de deux balles, l’une au front, l’autre au cœur.

Après avoir combattu depuis le point du jour, à neuf heures votre fils fut blessé au poignet droit ; aussitôt après, le régiment décimé quitta le champ de bataille.

A quatre heures, il s’agissait de couronner l’action générale et de s’emparer du village de Cavriana où se cantonnait l’ennemi encore en force.

Le maréchal[7] passant à cheval nous cria : Des hommes de bonne volonté ! On comprend ce mot et parmi ceux qui se lèvent fut votre vaillant fils qui prit son sabre de la main gauche. Il fut une des dernières victimes.

C’était un brillant officier que ses soldats, ses camarades et ses chefs ont pleuré.


Il n’est point de mots pour une telle douleur. Si une semblable souffrance m’étreignait, que devait être celle de sa mère. Je vis sa torture comme je vis ce champ de bataille où finissait notre bonheur.

Il me restait un pénible devoir à remplir. L’enfant qui nous était conservé, comment l’avertir et l’épargner ?… Que faire… une dépêche, une lettre ? Je partis pour Brest.


V

En vingt-quatre heures je traversai la France, et au Borda je réclamais mon frère. A ma vue il chancela. — « Papa est mort ? — Non. — Mon frère ? » Je me tus, il comprit. Son visage fut subitement creusé et comme rayé de pleurs : — « Ma sœur, emmène-moi. » Nous restons ainsi tous deux, nous isolant sur ce vieux bateau semblable à une ruche, tant il y avait de jeunes gens allant et venant partout, jusque dans les vergues. Nous causions tout bas, navrés, mais soulagés d’être ensemble, plus unis encore par notre malheur commun que par les souvenirs de notre enfance.

Après le premier saisissement, il se laissa raisonner. « Oui, je resterai, il le faut ; mais ne dis pas à papa que tu m’as trouvé si faible. »

Faible, non, mais touché jusqu’au fond de l’âme. Il me fut pénible de le quitter ainsi, non que je doutasse de sa solidité, mais de le voir commencer déjà cette vie d’isolement à laquelle il était destiné.

Je partis, seule aussi. Pour la première fois, mon beau pays de France me sembla moins beau malgré sa splendeur d’été. Cependant cette splendeur était réelle, superbe ! La merveilleuse harmonie des cieux et de la terre était si complète que j’en fus pénétrée, presque froissée. Plus cette évidence me saisissait, plus vivement j’en souffrais, impression de l’être moral étreint du plus cruel chagrin en présence des choses qui ne sentent rien et qui ne changent pas.

Non seulement les choses, mais les hommes me blessaient par leur joie bruyante. Un tel triomphe, la paix conclue par la France[8], les transportaient et m’auraient naguère exaltée. Mais aujourd’hui mon âme était moins ouverte aux enivremens de la gloire nationale, — j’en savais le prix ; — nous l’avions payée de notre sang.

Combattue par des sentimens si divers, j’avais hâte d’arriver et de vivre dans cette région sauvage où j’avais passé une partie de mon enfance, coin perdu au bord de la Suisse, entre les grands monts et un large cours d’eau. J’y avais autrefois vécu des jours très heureux avec mes parens et mes deux frères. L’aîné, tendre et déjà sage, surveillait « les petits » comme il nous appelait. — « Ne les suis donc pas toujours, disait ma mère. — Mais s’ils se noyaient, qui les sauverait ? » C’est alors que s’éveilla en son cœur maternel cette prédilection pour lui dont son amour nous ménageait les nuances. Ainsi tous mes souvenirs jaillissaient du passé, comme cette rivière jaillissait de sa source inépuisable. Devant ces eaux qui fuyaient rapides, je songeais aux générations qui se succèdent et disparaissent comme ces flots, alors que la nature reste insensible à tout tressaillement humain.


VI

Non moins indifférent, le temps, lui aussi, poursuit sa marche. Mon frère Robert achevait péniblement ses études, mais l’effort dernier lui valut un succès.

À M. et Mme Le Brieux, à Brescia.


Août 1859.

Mes bien chers parens,

J’ai quitté Brest hier matin et depuis quelques heures seulement je suis dans notre famille de ***. Sans vous, que ce retour me fut pénible !… Ici nous sommes bien tristes. Tous ceux qui te connaissent, mon père, et qui t’aiment par conséquent, sont très émus. Ton énergie et ta valeur excitent la sympathie et l’admiration générales. A l’église du village, il y a eu un service pour notre chère malheureuse victime de Cavriana ; on le plaignait, lui si jeune, d’avenir si beau. Quelle belle fin ! — mourir sur le champ d’honneur ! — S’il devait nous être ravi aussitôt, il était juste qu’il le fût ainsi. Je l’envie d’être mort pour sa patrie.

Mme Le Brieux à Mlle Le Brieux.


Mes enfans,

Quand vous reverrai-je ? quand parlerai-je avec vous de mon cher perdu ? Ici je n’ose pas prononcer son nom ni le pleurer, cela pourrait émouvoir votre père. Sa convalescence ne fait pas de progrès. Son désir de retour est extrême ; malgré cela, il s’assombrit. Les médecins remarquent cette prostration sans eh découvrir la cause. La plaie est saine : bella carne, disent-ils.

La position horizontale lui est insupportable, et cependant il ne peut quitter son lit. Il parle de sourdes douleurs dans le dos et plusieurs chirurgiens le visitent chaque jour. L’Empereur a fait prendre de ses nouvelles. Le général de Ladmirault et le Père Souaillard (dominicain) sont venus le voir. Il est de plus en plus sombre ; cet état si contraire à sa nature m’inquiète beaucoup.

Deux jours après, je recevais la lettre suivante :


1er août 1859.

Mes enfans,

Après avoir ausculté votre père, on a reconnu la présence d’une balle, celle-là même qui a brisé l’humérus et l’omoplate. Il est question de l’extraire ; le pauvre patient, admirable de force morale, d’acceptation chrétienne, ne se plaint pas et demande que cette seconde opération se fasse sans retard aujourd’hui même.

Ce matin, les deux chirurgiens habituels ont extrait une balle énorme, déformée, à laquelle adhèrent des parcelles de drap, de toile et d’os. Votre père ne voulut ni qu’on l’endormît, ni qu’on le soutînt. L’incision fut large et profonde. « Fouillez, docteur, disait-il, je ne souffre pas, » — et il frémissait.

Pour l’extraction, on l’avait appuyé sur son lit, le dos en pleine lumière. À ce moment le maréchal Baraguay d’Hilliers entra : Pardon, monsieur le maréchal, dit-il.

— Allez, allez, mon cher, les Autrichiens ne vous ont jamais vu ainsi, c’est l’essentiel, et j’avais hâte de savoir le résultat ; permettez-vous, madame, que je reste ?

Il resta, et après l’opération, ils s’embrassèrent.

— Je voudrais vous serrer dans mes bras, dit le maréchal à votre père, mais deux pauvres manchots comme vous et moi ne font plus ce qu’ils veulent. Contentons-nous d’une bonne accolade, ce qui vaut bien quelque chose, entre hommes.


À cette lettre succéda un silence de quarante-huit heures, puis quelques lignes : le même abattement s’accusait chez mon père, chose inexplicable avec une âme aussi fortement trempée. Chacun s’en préoccupait et je proposai d’envoyer mon frère, mais sa présence allait être inutile.

Revenant un matin d’un service funèbre, ma mère acheta une branche d’héliotrope qu’elle lui donna. « — Cela ne te rappelle-t-il pas le grand massif qui est devant le salon ?… — Oh ! ce parfum, » dit mon père très ému. Saisissant la fleur, il la baisa. — « Ma France, ma France, » répétait-il en mordant les feuilles et la tige.

Tout s’expliquait. Il mourait de nostalgie. « Il faut partir au plus tôt, ordonnèrent les médecins ; demain si c’est possible. »

Quatre jours après, mon père et ma mère arrivaient à Paris où j’étais depuis la veille ainsi que mon frère. Le lendemain, 12 août, l’armée française faisait sa rentrée triomphale. Aucun de nous n’y assista.

Enveloppé d’un burnous blanc, mon père nous apparut horriblement maigri, son visage était anguleux et aminci. Quoique bien faible, il se tenait très droit, sa démarche était lente et comme spectrale. Nous étions bouleversés, nous n’osions l’embrasser. Parlerai-je de ma mère ? « Mon fils, nous disait-elle, je voulais le ramener en France, ce fut impossible. On l’avait déposé en dehors du cimetière de Cavriana avec deux autres officiers, j’obtins de les faire inhumer à l’intérieur. On ne put reconnaître ni lui ni les autres. Pour tous les trois, je fis mettre une seule croix avec ces mots : « Tombés au champ d’honneur. » Était-ce bien lui ?… L’irréparable fait ne pouvait encore la pénétrer. C’est l’histoire de toutes les guerres, — et l’espérance de toutes les mères. — Un homme pris pour un autre, un nom à la place d’un autre nom. Disparu peut-être. Qui ne sait cela dans le désordre qui suit une bataille ? Son cœur s’obstinait malgré tout, malgré la lettre suivante écrite par son lieutenant-colonel et qui ne laissait plus d’espoir :

Paris, Val-de-Grâce, 29 août 1859.


Mon cher ami,

J’ai souffert si atrocement que je n’ai pas pu jusqu’ici vous écrire. Votre fils est mort à la tête de sa compagnie, comme savent mourir les braves. Avec quel courage, quel entrain il a rempli son devoir !

Dès le premier moment il a inspiré à ses hommes une confiance solide qui ne s’est pas démentie jusqu’au moment où il est tombé pour ne plus se relever.

Par sa belle conduite pendant l’action, Le Brieux s’était acquis des droits incontestables à la décoration de la Légion d’honneur.

Il n’y avait que quelques momens que je venais de le lui dire devant tous, lorsqu’il a été frappé.

Votre fils n’a pas souffert. Vous l’avez bien pleuré, c’était justice, car c’était un excellent cœur, une intelligence forte, un officier de valeur et d’avenir.

Croyez…


Et nous restions silencieux, plus désolés. « Est-il vraiment mort ainsi, sans souffrir ? si l’on me trompait, disait ma mère, je veux savoir. »

Alors nous allons à Bourges où était son régiment ; elle arrêtait les soldats. « Ah ! ce petit lion, qu’il était brave et fier ! disait l’un. — Il nous enlevait, ajoutait un autre. — Est-il tombé deux fois frappé ? Et ils répondaient : — Oui. — « Ils essaient de me tromper, ils m’ont reconnue pour sa mère. Va leur parler, » me suggéra-t-elle. — Et j’allais leur parler. » — Il est mort tout de suite, frappé ici, » — disait un caporal en touchant son front. Un sergent parlait d’une balle au cœur, et nos cœurs de plus en plus déchirés se fermaient à toute consolation. Nous y pensions toujours, et dans le dur présent et dans le passé heureux. Je le vois encore lorsqu’il sortit de Saint-Cyr, pimpant dans son uniforme qu’il portait avec la crânerie de ses dix-neuf ans, et ensuite à Marseille, s’embarquant pour l’Afrique, libre, heureux. Qui m’aurait dit alors que cette Méditerranée, si belle sous les ardeurs du ciel de Provence, cette mer bleue qui l’emportait si loin de nous ne le ramènerait jamais !


CAMPAGNE DE COCHINCHINE (1859-1861)
Son caractère se dessine et se précise autant par ce qui lui manque que par ce qu’il possède.
VIRGILE.


I

Trois mois après les événemens dont on vient de lire le récit, mon frère cadet, mon seul frère, reçut l’ordre d’embarquer pour les mers de Chine.

Son départ était prévu, mais une destination aussi lointaine nous jeta dans de grandes perplexités, d’ordre différent.

Assurément il était bien trempé. Cependant il lui manquait, comme à tout adolescent, la maturité physique et morale qui achève l’homme, et l’on peut dire que ses facultés l’exposaient autant qu’elles le distinguaient. Là était notre souci.

Son ingénuité, — le terme est exact, — n’excluait pas les passions. Au contraire, il était capable des plus fortes, et l’on pouvait à cet âge du moins redouter la témérité de l’élan. Si l’éducation avait agi sur lui, elle ne l’avait pas affiné au point d’altérer sa virilité originelle. « Que les circonstances le poussent, ce sera un caractère. »

Ouverte et heureuse, sa physionomie rayonnait des mouvemens de l’âme. Incapable de feindre, on pouvait suivre sur son front la nature de ses pensées. Une joie ressentie ou simplement espérée éclairait son visage, de même qu’une amertume réelle ou seulement imaginaire le pâlissait, et des rêves heureux il tombait aux ténèbres.

Physiquement je n’en puis guère parler. Le souvenir n’est-il pas un portrait embelli ? Je le trouvais charmant et n’étais pas la seule… Puis, ce qu’on veut savoir d’un homme, c’est son être moral ; l’intelligence importe plus que la beauté.

Un matin d’octobre, sous un ciel gris el bas, il s’en alla, lui, notre rayon de soleil, notre bonheur ; il était tout cela pour nous et il emportait tout. Au moment de le quitter, mon père l’attira près de lui et, dans un regard où son âme passa tout entière, il lui adressa ces seuls mots : « Sois fort, équitable, sage. » Lorsque sa mère l’embrassa, elle traça sur son front le signe de la croix, bénédiction maternelle et divine qu’il se rappela toujours : ce qui est sacré ne s’efface jamais.

Tout au chagrin de nous quitter et d’imposer aux siens son propre sacrifice, Robert eût voulu peut-être retarder ce que, dans les transports de sa quinzième année, il avait si ardemment désiré. Je l’en vis souffrir mais aussi se maîtriser :


Au revoir, maman, ne pleure pas ainsi, et embrasse-moi sans chagrin. Tu le sais, j’ai mon étoile, elle me ramènera au jour joyeux du retour, pensons-y et ne soyez pas toujours dans les larmes, je vous en conjure, elles pourraient me gagner, ce que tu ne voudrais pas, mère.

Au colonel de Gouyon de Beaucorps.

Mon cher ami,

Le départ de mon fils date d’hier et me voilà de nouveau dans le chagrin. Qui m’aurait dit que nous éveillions en lui cette vocation lorsque autrefois, vous et moi, à Lorient, l’emportions sur notre dos dans la mer ?

Je le sais, ce qui m’appartient appartient à la France. Je lui donne tout, jusqu’à mes enfans. Je trouve cela dur.

Encore brisé de mes blessures (celle de mon bras droit inguérissable), je n’ai pu rembarquer moi-même.

Le reverrai-je ? et, s’il revient, reviendra-t-il indemne de cette première rencontre avec la vie ? Conservera-t-il cette absolue droiture, cet attrait original dont sa mère est si fière ?

Que Dieu le protège et le garde tel, et que sa divine bonté, — j’allais dire sa justice, — nous le ramène un jour.

Je compte sur votre jeune ami pour le guider, l’éclairer, le préserver. Nous sommes heureux de le confier à des mains aussi loyales[9].


On le voit, mon père ne vivait que de la patrie et de la famille. N’aime-t-on pas mieux, — ou plus encore, — à mesure qu’on sacrifie davantage ? Aussi ce culte de la France se retrouvait-il en lui d’autant plus fort qu’il lui abandonnait son enfant.

Mme Le Brieux à Monseigneur Plantier, évêque de Nîmes.

Monseigneur,

Mon fils, à qui vous avez témoigné tant de bienveillance, vient de me quitter et mon amour ne peut rien contre sa volonté. Il a fait preuve de cette qualité que vous vouliez bien lui reconnaître, — la fermeté, — mais j’ai compris tout son chagrin lorsqu’il m’a dit adieu. Je n’oublierai jamais ni l’expression de son regard, ni l’émotion de sa voix à ce moment.

Cette mer qui l’emporte, je la redoute comme une ennemie. Les naufrages, les climats meurtriers, — les guerres possibles[10], les maladies, tout m’épouvante. À ces terreurs se joint une autre crainte. Son enthousiasme l’exalte et l’excite ; mais il ignore la prudence nécessaire à tout contact. Je crains ce qui pourrait le troubler.

Cependant nous avons un appui dans la personne de M. de K… présenté par un ami de mon mari. Il a une distinction rare sous des formes très simples ; c’est aussi un Breton, un cœur d’or. Il n’a que vingt-huit ans, mais ses principes de religion et de morale sont solides. Je puis le regarder comme le soutien et l’exemple de Robert ; car il y a de bonnes contagions. Il va en Chine sur la Renommée et nous recourons à toutes nos influences pour que mon cher enfant embarque avec lui. Si cela est, ils quitteront Brest le mois prochain, pour revenir après trois ans, si Dieu le veut. J’ai été trop frappée dans mon fils aîné pour être encore en confiance, et si la Chine nous est aussi fatale que l’Italie, que deviendrai-je ? Faut-il donc donner le jour à des enfans, les chérir et les perdre ?…


II
A mon père, à ma mère.

Permettez-moi de vous embrasser comme je le faisais naguère avec tant de bonheur.

En arrivant à Brest, j’ai rendu visite au vice-amiral, préfet maritime, auquel j’ai parlé de mon désir d’embarquer sur la Renommée. Grande fut ma frayeur lorsqu’il me dit que tous les aspirans étaient désignés et que, pour cela, il eût fallu un ordre spécial du ministre. J’étais furieux.

En le quittant, je me rendis chez le major général qui me fit l’accueil le plus affable. Du diable si je savais pourquoi, lorsqu’il m’apprend qu’une dépêche ministérielle de l’amiral Hamelin ordonne mon embarquement sur la frégate que je visais. J’en fus très heureux. Je rêvais beau, en fumant ma cigarette ; j’aurais voulu exprimer cette joie, ne fût-ce qu’à un camarade.

M’étant présenté au commandant de ma frégate, j’en reçus un aussi bienveillant accueil. Je commence demain mon service, je m’ennuyais déjà.

Ne vous préoccupez pas de mon moral. Il est bon. C’est vrai, notre séparation m’a beaucoup coûté et me coûte encore beaucoup. Mais il y a les lettres, puis encore des lettres, et, quand elles manquent, il y a la pensée.

Oui, je songe au bonheur que j’aurai à vous retrouver dans trois ans ; je vous en supplie, ne vous inquiétez pas de moi ; pensons ensemble au retour, à la joie immense d’être réunis. Vous verrez, alors votre midship, avec de la barbe, un vrai loup de mer.


La frégate s’armait lentement au vif déplaisir de l’aspirant. L’ennui, son démon familier, le hantait déjà pour ne jamais le quitter.


J’ai hâte d’en finir. Les journées sont interminables. Nous ne faisons rien que surveiller l’armement de la frégate, l’embarquement du charbon, du vin, scruter les noires profondeurs de la cale avant de l’abandonner aux rats, car il faut s’assurer que les soutes sont en bon état.

Heureusement, ce service ne durera pas longtemps. Une fois en pleine mer, nous remplirons les fonctions qui conviennent à un officier de vaisseau.

Le commandant a reçu à mon sujet une lettre de l’amirale Baudin et m’a félicité à cette occasion. Cela me contrariait excessivement, car c’est à vous, à vous seuls, mes amis les meilleurs, que doivent revenir ces flatteuses paroles, à vous à qui je dois ce qui embellit ma vie.

Écrivez-moi souvent. Pour bien faire il faut que je sois heureux et mon bonheur est en vous.

Le même courrier nous apportait une lettre de son commandant, dont voici les dernières lignes :

Ainsi disposé à se bien conduire, ferme et résolu, il arrivera de bonne heure. On peut beaucoup attendre de son intelligence, de son sens du devoir. Je me connais en hommes. Celui-ci est solide, j’en réponds.

Il n’a qu’à se montrer, — disait sa mère, — pour se rendre sympathique.

Jusqu’ici, elle supportait bien l’éloignement de son fils ; mais quelles seraient ses pensées au moment du départ ? Ainsi que les marins au début de leur carrière, notre futur amiral attendait ce jour, rêvait à « l’aurore de sa destinée, » comme s’il devait se plaire dans l’exil ou s’y accoutumer.


Le 9 novembre, à midi seulement, nous avons appris que nous partions le soir même, à trois heures. Tous nous nous attendions à cette nouvelle ; cependant elle a produit sur moi un étrange effet.

Je ne pouvais me faire à cette idée que, dans trois heures, j’allais quitter mon beau pays. Je ne sais quel serrement de cœur se fit en moi sitôt que je vis qu’il fallait m’éloigner de cette chère France, où je laissais ma famille qui m’a témoigné tant d’amour intelligent, tant de soins dévoués, et où j’ai travaillé pour me faire ce que je suis.

Ce que je vous raconte là vous paraît probablement un peu niais et vous vous dites, peut-être, que je ne fais que répéter ce qui se trouve dans tous les livres de marine. Mais si vous aviez, comme moi, abandonné la France et les vôtres, vous verriez, vous sentiriez par vous-mêmes ce que j’éprouve.

Ayant terminé les derniers préparatifs, je me rendis à la cale. C’est là que je ressentis les plus fortes émotions. Je voyais arriver les officiers de la Renommée, jusqu’à des matelots ayant leur famille avec eux ; qu’ils étaient heureux !…

Quant à moi, je n’avais qu’une chose à embrasser, c’était la terre. Je l’ai embrassée. Je n’ai pas regardé si on me voyait. Quel est donc le poète qui a dit : La patrie est ce coin mystérieux de rame où l’homme et la terre se parlent d’amour ?

Je restais là immobile, élargissant mon âme et mon regard pour mieux saisir et garder ce que je voyais pour la dernière fois, afin d’emporter infinissable en moi, inoubliable, le sol, l’espace, la lumière, les cieux, tout ce qui constitue la Patrie. Vous trois, aimez-moi, écrivez-moi.


Nous aurions dû être avec lui jusqu’à ce moment, comment nous être refusé cette joie ? Surtout, pourquoi ne la lui avoir pas donnée ?… Regrets, reproches, remords, tout est vain, stérile, alors qu’il a disparu. C’était avant qu’il fallait l’aimer : après, qu’importe ?

Cette heure devait trop tôt sonner. L’ineffable sagesse qui nous laisse ignorans de l’avenir, nous livrait à des préoccupations dont quelques-unes devaient nous charmer. Craindre, attendre, espérer : la vie humaine s’écoule dans ces alternatives. En ce moment c’était l’attente des nouvelles de l’absent. Quelle est la mère, la femme ou la sœur d’un marin qui n’a comme nous dirigé ses pensées, ses regards vers les pays inconnus ?

Lorsqu’on se trouve en face de quelque chose de nouveau, qui ne sait ce que notre imagination peut se créer de fausses idées, de terreur ? Un ciel sans étoiles me semblait menaçant ; les tempêtes, les cyclones, les récifs, les naufrages, les requins… J’avais la crainte des plus petits incidens et ces puérilités faisaient sourire les miens. Ils voyaient mieux et plus loin. Ce à quoi je ne pensais pas, c’était à la guerre (et fatalement il y allait ! ). Mes parens avaient tous les troubles, toutes les inquiétudes et, sans la chercher dans sa mémoire, mon père répétait tristement cette strophe que chantaient naguère mon frère et ses amis :


Où sont-ils les marins tombés dans les nuits noires ?
O flots, que vous savez de lugubres histoires !
Flots profonds redoutés des mères à genoux…
Vous vous les racontez en montant les marées
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous.


III

Le départ de Robert précéda le nôtre. Mon père se rendit à Rouen où se trouvait son régiment, et nous l’y suivîmes. Ce régiment vint à sa rencontre. Il eut alors une heure vraiment, heureuse, et son cœur battit avec transport. Entouré, acclamé, il s’élança sur son cheval ; la musique joua ses fanfares de triomphe, et les soldats marchaient allègrement. Les officiers supérieurs s’étaient groupés autour de leur camarade. Hélas ! le membre perdu enlevait au vaillant mutilé l’équilibre nécessaire, il fléchissait. Mettant pied à terre, d’amères pensées couvrirent son front de tristesse.

Sur la grande place où se trouvait notre demeure, les bataillons se rangèrent, manœuvrant sous le commandement de mon père. L’altération profonde de sa voix nous frappa, et nous sentîmes que quelque chose d’étrange se passait en lui. En effet, il venait de comprendre la nécessité de renoncer à cette vie qu’il avait aimée avec le double sentiment « de la passion et du devoir. » Cette résolution soudaine fut absolue.

Vinrent les amertumes, la fin de tout ce qui enflamme le cœur du soldat. Vint la nuit des impuissans regrets, l’irréparable ; une existence désormais sans intérêt, voilà ce qui suivit et ce qui dura. Aimant les siens d’un amour sans limite, mon père s’enferma dans cet horizon plus étroit, de nouveaux devoirs s’imposent, « d’autant plus sacrés qu’ils se montrent plus austères. »

Rompant avec le passé, qui lui fut si cher, il en parlait peu, apportant dans cette acceptation d’un fait très dur la fermeté de son caractère. Je ne dirai pas qu’il se résigna ni qu’il eut « le courage allègre ; » mais ce qu’il faut affirmer, c’est qu’un sentiment religieux ne fut pas étranger au calme supérieur qui le soutint alors. Cette force nouvelle ne devait jamais se démentir.

Le maréchal Baraguay d’Hilliers, le général de Ladmirault se réunirent pour modifier une résolution qui fermait son avenir militaire. Cette décision était très regrettable, il faut le reconnaître. Mon père n’y changea rien.

Calme et sérieuse, notre vie morale s’alimentait de souvenirs et d’espoirs, ceux-ci arrivant par-delà l’Océan, chaude clarté capable de nous réjouir, car il n’est, paraît-il, si triste saison qu’un rayon ne colore.

La première lettre de Robert nous parla de Ténériffe :

Nous n’y descendons pas. Le temps menace. La petite ville espagnole de Santa-Cruz n’est d’ailleurs qu’une baie sans intérêt.


N’en parlons pas ; revenons à mon bateau, à ses habitans. Savez-vous ce qu’est, sur un bâtiment, le « carré ? » Tout à la fois salle à manger, salon, fumoir ; aspirans et enseignes y vivent ensemble, c’est là où se forment les plus durables amitiés du marin, et quelquefois aussi où naissent ses plus tenaces antipathies.

Le contact permanent d’êtres différens, de nature, d’origine, de goûts, peut amener ce résultat.

À l’époque où mon frère y vivait, rien ne lui révélait les possibilités fâcheuses dont je parle ; d’un caractère heureux, très gai, bienveillant quoique susceptible, il voyait plutôt la surface que le fond, ce qui est le privilège de cet âge, et c’était son premier essai de vie sociale et personnelle.

Le carré était également fréquenté par l’aumônier du bord : celui de la Renommée, jeune et bien élevé, était en bonne intelligence avec les Midships : sa présence n’apportait aucune contrainte à la gaîté, mais en modérait toutefois les démonstrations.


Notre abbé, — écrivait Robert, — est un excellent prêtre, soucieux de ses devoirs, convaincu, très strict dans ce qui regarde son ministère, mais son bon esprit est dégagé de tout caractère d’intolérance.

Nous causons très ouvertement avec lui, il partage nos idées, notre gaîté et nos cigarettes, mais jamais il n’accepte les rares spiritueux que nous nous offrons aux fêtes carillonnées.


Malgré les ressources de l’esprit et de la jeunesse, on s’ennuyait souvent au carré. — « Cette vie monotone me lasse, » disait Robert.

Ce qu’il fallait à cet être de vigueur et de ressort, c’était l’action. On le verra au feu, d’une bravoure froide, plus rare que l’élan. Mais avant de donner sa mesure sur le champ de bataille, on put juger de quel dévouement courageux il était capable.

L’occasion s’en présenta dès le début de la traversée.


À Ténériffe, — écrivait-il, — le gros temps nous a fait éprouver des avaries. Nous avons la poulaine défoncée et du mou dans notre gréement.

Notre poste offrait le spectacle d’un désordre affreux ; les coussins roulaient par terre avec ceux de nous que rendait incapables le mal de mer. Nos boîtes à claques allaient choquer une pile d’assiettes. Nos sextans, par esprit d’imitation, roulaient au milieu des conserves de sardines et autres précieuses choses de ce genre.

La brise augmentant de fureur, et nous faisant petits devant la colère aérienne, notre voilure diminua successivement jusqu’à ce que trois ris fussent pris dans les huniers.

Ce jour-là, j’étais de quart de quatre à huit heures du soir. Ne voulant pas me laisser pincer par le mal de mer, je montai sur le gaillard d’avant pour respirer à pleine poitrine.

Souvent des paquets de mer embarquaient par-dessus le bord. Le roulis était très fort et il m’est arrivé plus d’une fois de rouler jusqu’à ce que le parapet m’arrêtât. L’homme qui était en vigie à mes côtés ne voulut pas se tenir debout comme moi, et une demi-heure après que j’eus quitté mon quart, ce malheureux, assis sur les bastingages, tomba à la renverse ! On vira de bord aussitôt, des bouées de sauvetage furent jetées, mais la nuit était noire ; cependant le vent faiblit.


Il n’en dit pas davantage. Voici ce qu’un lieutenant de vaisseau, — M. Regrény, je crois, — écrivit :


Le danger était trop grand encore pour que le commandant crût, pouvoir donner des ordres. Donc, chacun était libre.

Notre aspirant se jeta dans une embarcation et, par son exemple téméraire, entraîna deux matelots. « Nage, nage, garçons ! » et ils ramaient ferme, les braves garçons, enlevés par leur officier. Haletant, celui-ci les excite, et leur regard, — à tous trois, — trompé par une fausse apparence, restait attaché sur le point qu’ils cherchaient à atteindre. « Courage, courage, criait le sauveteur, nous arrivons ! » Sa voix s’étranglait. Beau de sa volonté, il se jette à l’eau, s’élance vers l’infortuné qu’il croit étreindre. Il n’étreignit que le vide, une épave seule surnageait… Ainsi restaient infructueux ses périlleux efforts, le matelot avait à jamais disparu.


On tient moins à l’existence, — écrivait mon frère quelques jours après, — lorsqu’on la voit inutile aux autres. Quel début dans ma carrière ! A quelque distance, un être en péril, et je n’ai pu le sauver ! Qu’était-il ? un inférieur soit, mais un homme. L’équipage et nous, ne sommes-nous pas solidaires ? et nous ne pouvons pas abandonner nos matelots. Moi son officier, n’avoir pu l’arracher à une semblable mort ! Quelle fatalité si réelle, si frappante ! Je ne m’en consolerai jamais.


Il ne connaissait pas assez la vie pour savoir qu’on se console de bien des choses !…


Il faut, — lui répondit son père, — devenir plus fort que le chagrin, savoir le porter et non se laisser porter par lui. Ceci est pour toute ton existence. A regretter l’impossible on s’use inutilement : l’énergie tombe. A ton âge et dans ta position, on n’a plus le droit d’écouter sa seule sensibilité. Pour agir, il faut savoir employer toutes ses ressources, acquérir un sang-froid nécessaire à l’action.

N’ouvre jamais la porte au découragement. Travaille-toi, sans relâche. Sois calme et patient, exerçant la maîtrise nécessaire à ton perfectionnement moral.

Sois heureux, mon cher enfant, afin que nous puissions l’être encore.

Mon père en parle à son aise, — répondait mon frère, — je n’ai pas comme lui un long acquis de douleur.


Le temps consolateur devait atténuer ces souvenirs, la jeunesse a une telle mobilité d’esprit ! La solitude des quarts de nuit qui est, dit-on, la retraite la plus profonde, plaisait à mon frère d’une nature tout à la fois méditative et active. À ces heures tranquilles, les fantômes familiers prenaient aspect de vie, s’allongeaient, grandissaient, chers revenans des lointains.

D’autres apparitions, celles-ci radieuses, idéales, s’élevaient des petites vagues phosphorescentes. Des traits à peine entrevus, un parfum, un son de voix… que sais-je ? Ce n’était rien, mais à cette distance, c’était tout, car un amour qui s’ignore s’alimente de bien peu de chose. Certaines impressions de jeunesse sont si vives qu’on en porté à jamais la marque. Le cadre austère où se mouvait notre marin favorisait ces souvenirs flottans, les entretenait dans le clair-obscur où s’attardent les rêveurs. Le silence des mers et de la nuit le plongeait dans l’infini des songes, mais l’éclat du jour le rendait à la vie commune, à son devoir.


À ce devoir, — écrivait M. de K***, — il est le premier. Il se fait obéir, se fait aimer, grand art parmi nous ; puis il est gai, et alors le carré tout entier se livre à la joie la plus étourdissante.

Le mois dernier, on vous a raconté, madame, comment votre brave enfant s’est risqué à une mort à peu près certaine pour sauver un pauvre diable qui s’est noyé à quelques brassées de la frégate. Mais votre fils s’est emballé et au péril de ses jours, bravant les grandes lames encore furieuses, il a poursuivi pendant une heure le couvre-chef du matelot, mirage auquel l’inexpérience est sujette.

Ce matin, — écoutez bien, madame, — ce matin, dis-je, nous étions un peu partout, lorsqu’on bat un ban. Nous voici tous sur le pont, donnant à notre tenue un coup de fion (excusez-moi, madame), car un ban est chose sérieuse. L’équipage se met en rang, l’état-major en avant, et tous, en silence, nous attendons la grrrande révélation.

Est-ce un changement de direction, un attentat à la vie de l’Empereur ? Rien de tout cela, c’était mieux. Le commandant tenait une lettre du ministre de la Marine félicitant votre fils au sujet du sauvetage qu’il tenta et que vous savez.

Après nous en avoir fait la lecture à haute et intelligible voix, — tout se passe très bien chez nous, — le commandant vint serrer la main de l’intéressé : « — Vous ne chômez pas, monsieur, » lui dit-il, faisant allusion à un premier sauvetage[11].

De celui-là vous n’en saviez rien, madame, et ne connaîtriez pas davantage le dernier sans ce bavard qui vous écrit aujourd’hui, d’abord parce qu’il est loquace (défaut rare chez les Bretons), et qu’ensuite il tient beaucoup à vous faire plaisir, ce grand plaisir d’orgueil et d’amour des mères. Suis-je dans le vrai, madame ? Si oui, veuillez me le dire et agréer tous mes respects.


Et ma mère répondait aussitôt à ce jeune homme qui, si fièrement, faisait battre son cœur : « Sans lui, disait-elle, je ne saurais rien de Robert. » On peut donc s’imaginer combien étaient longues et fréquentes ses lettres à son fils. La leçon s’unissait à la tendresse et sa plume courait alerte, ailée. « Ne lui donne pas tant de conseils, » suggérait mon père ; mais ce que femme veut, elle le veut bien, — ma mère surtout, — et la fine pointe d’acier continuait sa course rapide. Rien de plus indépendant que ce charmant esprit qui, suivant son idée, recommandait aimablement qu’on fût bien raisonnable, enfermant dans ces quatre syllabes mille choses délicates et sous-entendues. Quel vif souci était le sien au sujet des îles « parfumées, enchantées, » où les vaisseaux font escale ! Cela s’appelle les relâches. Pour ma mère, ce dernier mot était lourd de menaces, car les officiers de marine que nous connaissions se plaisaient malicieusement à lui dépeindre les écueils de ces rives perfides, autrefois habitées par les sirènes de la fable, et ils appuyaient sur certains souvenirs, glissant sur d’autres.

Alors, songeuse et préoccupée, ma mère revenait à M. de K… ; n’avait-elle pas confié son fils autant à sa conscience qu’à son affection ? Il était, en effet, beaucoup plus complet que mon frère. « Veillez sur lui, écrivait-elle à Mentor, me pardonnerez-vous de prendre si à la lettre votre bonne volonté ? »

Non seulement M. de K… devint son confident, mais son complice dans cette œuvre de protection occulte. J’aurais voulu lire les lettres que lui adressait ma mère, — dont l’esprit très cultivé était fin et solide, le cœur lumineux, pénétrant, — vraies lettres de femme dont l’un et l’autre gardaient le secret. Mais ce mystère n’était pas si profond que le voile n’en fût parfois soulevé. Voici une lettre écrite du large et, malgré sa longueur, je la cite tout entière :


En mer.

Madame,

Puisque vous m’honorez si particulièrement de votre confiance, je vais vous parler en marin, non sans atténuer la hardiesse de notre langage.

Eh bien ! monsieur votre fils s’est grisé hier (le mot fatal est écrit) et grisé très joliment.

Nous nous sommes arrêtés à Gorée, 8 heures passées à terre en relâche ! En cinq minutes, des chevaux furent commandés, sellés, enfourchés. C’est le « lâchez tout. » Une fois lancés, nous chantons des airs d’opéras, — d’opéras très comiques, ameutant les populations.

Nous filons ventre à terre. Pour arriver ? Non, mais pour courir, vivre dans l’espace, respirer l’odeur des prés, être emporté… Quelle furia !… Nous avions grand air, madame, que vous en semble ?

On pouvait nous prendre pour des échappés de Charenton. En effet, un vaisseau n’est-il pas l’asile de ces détraqués qui ne connaissent ni l’intrigue ni le trafic, assez fous pour quitter plaisirs, famille, patrie, et voguer sur les mers, prodigues de leur vie, parlant de Dieu et de la France aux races jaunes, cuivrées ou noires ?

Je reviens à mes… chevaux, fourbus, blancs d’écume, à demi morts. Cet emportement à dos d’animal ayant cessé de plaire, les plaisirs champêtres et gastronomiques leur succédèrent.

Madame, ce fut délicieux, j’allais dire idéal, mais la fin prouverait le contraire. Dès ce moment, mon rôle de mentor devint absolument platonique.

Vous n’avez jamais vu, madame, je l’espère, le carré débarqué ? Jugez-en. On se route sur le gazon, on mange de la prairie ; nous récitons des vers à la plus humble fleur. On dit des bêtises grosses comme notre bateau ; plus c’est bête, plus on rit, et sans le vouloir nous avons infiniment d’esprit, ayant le bon goût de rire de nous avant que les autres s’en mêlent.

Hier, chacun a divagué. Nous avons déjeuné par terre, couchés dans l’herbe. Oh ! madame, que nous sommes mal élevés lorsque vous n’êtes pas là ! Il faut l’avouer, ce fut une véritable débauche, la première que votre fils ait faite ; mais, je l’affirme, on n’eut pas à l’initier. Il était d’une gaîté folle, communicative. C’était bien innocent, mais voici qui l’est moins. Il se grisa d’une coupe de Champagne.

En réalité, ce qui l’enivrait, mon fistaud, c’était le grand soleil, la terre où il marchait, — c’était sa joie, sa liberté, — il s’excitait de son beau rire franc.

A l’unanimité on but à la France, à nos foyers. Oh ! ces souvenirs de France ! ces choses-là, madame, nous montent du cœur au cerveau, l’exaltent… et tout est dit.

Votre fils sentit cela d’une étrange façon, ce que voyant, et pour qu’il ne s’attendrît pas davantage, on lui donna du Moët avec beaucoup de mousse.

Ce qu’il nous amusa, nous les anciens ! Il vint tour à tour nous saluer, faisant à celui-ci un souhait de tempérance, à celui-là une déclaration d’amour, s’interrompant pour exécuter un pas de zéphyr, mais restant toujours élégant. On ne s’encanaille pas, madame, dans la marine impériale ; on y est bête, mais voilà tout.

Veuves de leur contenu, les bouteilles à col doré volent en l’air, moins haut cependant que notre raison.

Vint le moment psychologique : il fallut remonter à cheval. Pour nous en imposer, monsieur votre fils sauta lestement sur le sien… Voilez-vous la face, madame, il se mit en selle en face de la croupe…

Voilà, foi de galant homme, comment se passa cette première relâche. Mais croyez-en mon expérience, les relâches, c’est comme les armées, elles se suivent et ne se ressemblent pas.


Les courriers suivans apportèrent d’autres lettres qui, elles non plus, ne ressemblaient pas à celle-ci. Plus de mousse de Champagne, de gazon fleuri, de fines griseries d’esprit. De nouveau le génie de la guerre se dressa devant nous. Après quelques mois de trêve, l’ancien tourment allait recommencer.


IV

Les souvenirs de la campagne de Chine, où Français et Anglais combattirent ensemble, me sont si présens que je pourrais en rappeler toutes les péripéties. Mais le cadre de ce récit ne doit enfermer qu’un fait, un nom.

Commencée en 1858, cette campagne, d’un caractère particulier et avec des difficultés exceptionnelles, ne pouvait se poursuivre et se terminer avec la rapidité de la guerre d’Italie. Les anxiétés de celle-ci, les malheurs qui en furent la conséquence, nous impressionnaient encore profondément, et nous étions aussi trop satisfaits des lenteurs de l’action pour partager l’impatience de Robert. De cette lenteur nous voulions bien augurer ; mais le calme relatif dans lequel nous vivions à cette heure n’était pas exempt de crainte : chacun de nous faisait effort pour se donner mutuellement l’espérance et la foi en l’avenir : par une convention, une entente tacite, nous réservions nos idées.

Non seulement en France, mais au point même où se continuaient les mouvemens, l’incertitude persistait et chacun s’en plaignait. « Il faut reconnaître, écrivait un officier, que cette guerre est faite pour désarçonner l’homme le plus patient. Si le Céleste-Empire garde son secret, les alliés aussi gardent le leur. »

— Oui, ajoutait mon frère, je suis en Chine, irrité d’y être sans avoir rien à y faire. Je m’ennuie à mourir.

Nous recevions les journaux français et anglais, — des cartes étaient sur nos tables, et ces cartes nous indiquaient la configuration du pays lointain, les points où se portaient l’armée alliée et les flottes. En dehors de cette question d’Extrême-Orient, tout nous devenait indifférent, nous était distant. Et il fallait vingt-six, vingt-huit jours, — un mois, — pour la traversée. Que de choses pouvaient s’être passées entre le départ et l’arrivée des courriers !

Ce que nous connaissions des débuts de la guerre, de ses complications, ajoutait à nos craintes. Ma mère, qui s’alarmait des événemens et même des choses, savait que les canaux, appelés là-bas des arroyos, avaient des bords dangereux, pouvant abriter des caïmans ; de plus, les rives des cours d’eau si nombreux dans ces régions étaient un fouillis de plantes souples et impénétrables à l’œil. Mon frère nous en avait décrit l’aspect enchanteur, surprenant, tout nouveau pour lui. Mais quelle facilité pour les surprises, les embuscades d’ennemis toujours prêts à l’attaque perfide, pouvant frapper sûrement et se dérober aussitôt ! « Ce sont des fourbes, — écrivait Robert, — ils l’ont été, ils le sont, ils le seront toujours ; — au fait, comment les juger ? ils n’ont pas notre âme. »


Non sans motif, nous redoutions la cruauté de ces peuples ayant toutes les finesses, les ruses des races orientales. Les Français, — disaient les Annamites, — sont des lions, mais nous sommes des renards.


Rade de Che-Fou, 12 juillet 1860.

Mes chers aimés,

Puisqu’on ne me dit rien de personne, j’augure que vous allez tous bien. Quant à moi, je me porte divinement. Nous sommes maintenant très occupés, c’est ce qu’il me faut.

Toutes les forces navales et terrestres sont réunies ici, et cet appareil de force est très beau à voir.

Après leur arrivée, les troupes ont débarqué et établi leur campement dans une petite presqu’île, en se groupant auprès d’une grande tour carrée qu’on avait d’abord prise pour un fort, et qui n’est qu’un tombeau de mandarin.

Il est arrivé à ce sujet une chose assez drôle. Lorsque les premiers bâtimens abordèrent à Che-fou, l’amiral Protêt qui les commandait prit cette tour grise pour un fort sérieusement gardé. Les chaloupes portèrent sur le rivage les troupes de débarquement.

Figurez-vous le désappointement général quand on vit, au sommet de la tour, flotter le pavillon français sans qu’un seul coup de fusil se fit entendre.

Tout notre vocabulaire de jurons, — et je vous assure qu’il y en a, — témoigna de notre colère. Je vous en épargne l’énumération à cause de mes dames les plus chères qui me renieraient.

Les malheureux Chinois, bien loin de songer à la défense de leur territoire, avaient à peine aperçu les troupes que, remplis de terreur, ils fuyaient à toutes jambes.

En descendant à terre pour établir leur camp, nos soldats trouvèrent les maisons ouvertes, abandonnées, et leur instinct de pillage put se satisfaire. On y mit bon ordre.

Tranquillisés, les Chinois revinrent petit à petit retrouver leurs pénates et organisèrent tout de suite un marché, car ils sont très rapaces, et chaque matin nos cuisiniers vont s’approvisionner chez eux. Voilà le vrai tempérament chinois. Ainsi que les fils d’Israël les plus avisés, ils préfèrent la proie de l’argent à l’ombre de l’honneur.


À cette lettre en succéda une autre, — ou plutôt elles furent toutes deux apportées par le même paquebot ; — mon père trouva déplacé le ton de cette dernière.


Chère mère,

Je suis chef de gamelle comme tu es maîtresse de maison, je te plains.

La taule du carré me donne un souci extraordinaire. Pas moyen de varier ; de plus, la vie animale, comme nous disons humblement, est fort chère maintenant.

Naguère on avait vingt-cinq poulets pour deux piastres et tout était dans les mêmes proportions ; mais depuis, ces coquins ont haussé leurs prix, ce qui me met dans l’embarras, car souvent nos ressources ne sont pas au niveau de notre appétit.

Comment se nourrir convenablement, aujourd’hui que les poulets valent de 75 à 90 centimes ? Il faut reconnaître qu’ils sont énormes.

Hier, j’ai pu offrir à mes camarades un potage à la tortue, — (imitation Champeaux), — et un plat royal, des nids d’hirondelles. Mais à certains jours, notre table est d’un frugal !… la salade, c’est du gazon, très bonne quand même.

Une autre cause de souci est mon maître coq. Comme il ne peut rendre son tablier, je le soupçonne, ayant fait sauter toutes les anses de tous nos paniers, de majorer cruellement les prix.

Ah ! ah ! je veux dire à ma sœur que je crois voir poindre, aux côtés est et ouest de mon visage, des favoris ! Qu’elle ne me complimente pas trop, ces favoris naissans manifestent une tendance au blond roux ! gare à moi, quand elle me verra ainsi ! Est-ce le voisinage de nos alliés qui leur donne ces tons chauds ? ne me prenez pas pour un fils d’Albion, je vous en prie ; néanmoins ceux qui sont ici sont fort bien sous tous les rapports.


« — A quoi pense-t-il ? s’écria mon père. Il va se battre et nous conte des balivernes. — J’en suis enchantée, reprit ma mère, cela prouve la liberté, l’élasticité de son esprit. Il me plaît ainsi. »


Mes chers aimés, nous approchons du moment où les affaires graves vont commencer. Le 25 juillet, après avoir embarqué, nous rejoindrons la flotte anglaise qui se trouve à vingt heures d’ici, et alors nous irons tous ensemble débarquer sur un point que personne autre que l’amiral et le général ne connaît.

Toujours est-il qu’on ne pourra débarquer au Peï-ho, car avant d’arriver au fort, il faudrait marcher pendant trois milles dans une vase où l’on risquerait d’enfoncer jusqu’à la tête.

On a reformé les compagnies de débarquement. La marine française fournira un bataillon composé de six compagnies.

Ce bataillon de marine est attaché à la deuxième brigade commandée par le général Collineau. Je fais partie d’une des compagnies et les hommes qui la composent appartenaient à la Némésis, depuis longtemps dans les mers de Cochinchine. C’est pour moi un grand avantage, car les autres compagnies n’ont pas encore vu le feu. Quelle joie d’y conduire ces hommes aguerris, résistans, tous braves !

Il est temps que je prenne contact avec l’ennemi. Ne vous alarmez pas à l’avance. Je prie Dieu, non d’écarter de moi tout danger, mais de faire briller en vous l’espérance qui est en moi.

Lorsque le service n’exige rien, je trouve le temps long. Ah ! noble Shakspeare, comme tu savais lire dans notre esprit en écrivant : The soûls joy in doing.


Cette guerre, — ajoutait M. de K…, — est le mystère de l’avenir. Quand et comment finira-t-elle ? Assurément la paix nous coûtera cher.

Je suis content de votre fils et je puis vous dire à son sujet ce qu’un de vos auteurs préférés disait du sien : « C’est un beau jeune homme qui croit en Dieu et n’a pas peur du canon. « Celui qui vous occupe si chèrement garde toute son ardeur, je devrais dire toute sa fougue, s’irritant parfois, d’une manière que je ne puis traduire, des obstacles qui le séparent de son but.

Vous comprenez, que, dans cet état de fièvre, les lectures, la musique, les aquarelles, les fusains soient l’objet d’un dédain jusqu’ici inconnu.

J’ai le vif regret de vous annoncer, madame, que mon service me sépare momentanément de lui. Je ferai tout au monde pour ne pas le perdre de vue et je vous le ramènerai fortifié par l’épreuve. Si j’ai embarqué avec un enfant, je rentrerai avec un homme. Attendez-nous, madame, dans la belle et sainte espérance.


Une aussi fâcheuse nouvelle nous troubla, mais nous préoccupa davantage. L’ainé était si nécessaire à l’autre. « Me voilà sans affection, — écrivait Robert. — Je l’aimais tout en le craignant. Sa raison m’orientait, son entrain chassait mes découragemens. Cet ami sûr et parfait sera toujours mon modèle et restera toujours mon ami. Entre cœurs comme les nôtres, l’amitié ne cesse pas. Vous ne pouvez savoir combien je me sens plus seul, plus loin, car lui c’était un peu vous. Il me faudrait une bonne bataille pour m’occuper. »


V


Camp de Tien-Tsin, 22 septembre 1860.

Le Peï-ho a été pris le 21 août.

Les Anglais et la brigade Collineau se sont dirigés sur le fort nord de Takou. Pendant ce temps, les canonnières françaises et anglaises forçaient l’entrée de la rivière, détruisant les estacades admirablement faites où l’ennemi devait, selon les Chinois, s’abîmer infailliblement.

Pendant que les canonnières les démolissaient, les troupes, prenant le fort à revers, ne tardèrent pas à déployer, sur ces forts si redoutables, les pavillons alliés. La garnison de celui qu’on avait attaqué se composait de l’élite des troupes tartares. Ce succès leur lit comprendre qu’il leur serait impossible de mieux défendre les autres forts. Ils nous les abandonnèrent.

Nous, compagnies de débarquement, fûmes mises en garnison dans ces forts. Une fois établis, nous y avons vécu d’une façon très agréable, comparativement à notre vie précédente. Nous avons trouvé des glacières, et les Chinois de Takou nous approvisionnent de vivres moyennant quelques vieux habits et de vieilles peaux de mouton. En un mot, nous nageons dans l’abondance.

Le Peï-ho occupé, il ne restait qu’une ressource qui était d’obtenir un traité. En conséquence on partit immédiatement pour Tien-Tsin avec les ambassadeurs.

Les mandarins, plénipotentiaires (je ne sais quels sont leurs titres), vinrent s’entendre avec le baron Gros et lord Elgin.

Les clauses du traité furent établies. Quand il s’est agi d’apposer les sceaux du souverain, ces coquins-là nous ont appris qu’ils ne les avaient pas et qu’ils n’étaient pas plénipotentiaires de l’Empire (7 septembre).

Rien n’était donc terminé et immédiatement les troupes se dirigèrent sur Pékin.

Ce mouvement hardi révolta les Célestes. La violation du droit des gens crie vengeance, et nous sommes tous enfiévrés à la pensée d’un certain nombre de Français et Anglais victimes d’une trahison odieuse et probablement de la cruauté la plus extrême.

M. Parker, vice-consul, le consul anglais et un Français de grande race, M. d’Escayrac-Lauture, chef d’une mission d’exploration et un autre Anglais, M. Wade ou Varde allant à Tong-Chaou, suivis d’une escorte de 15 à 18 hommes, furent emmenés et faits prisonniers (18 septembre).

Réclamations ardentes de la part des chefs alliés, fallacieuses promesses des Tartares. Voilà où nous en sommes. Une telle action veut des représailles, et la barbarie, la cruauté avec lesquelles furent traités les prisonniers, sont odieuses et révoltantes, leur souffrance me fait mal. Nous arrivons à Pékin, décidés à tout, l’artillerie établit ses batteries.

Brûlera-t-on la capitale du Milieu, ne la brûlera-t-on pas ? That is the question. Je crois qu’on la brûlera. La vengeance nous enflamme, nous sommes prêts à tout.

L’Empereur a fui. Les Tartares sont en nombre bien supérieur au nôtre. Qu’importe, nous nous précipitons pour les réduire à zéro… Ils ont disparu… Nous nous reprécipitons à leur poursuite, mais vainement — point d’ennemis. — Dans cette course, la colonne arrive en face du Palais d’Été de l’Empereur (Yuen-Min-Yuen).

Quand je dis nous, c’est par confraternité, pure alliance de sentimens, car je parle des terrestres seulement. Les marins rentrent sur leurs bateaux, où ils apprennent, que ce ou ces palais de l’Empereur ont été envahis les 7 et 8 octobre. Les troupes du général Cousin-Montauban y campent !… — Pas de commentaires, s’il vous plaît.

Que de trésors jetés au vent… Que de perles, de laques, de jades, des merveilles d’art, d’antiquité, que de richesses entassées depuis des siècles, dans ces palais, résidence préférée des souverains.

On affirme que l’ordre de destruction fut donné par lord Elgin.

Rien n’était lamentable et curieux comme ce pillage. J’ai vu des soldats anglais payer deux ou trois piastres des bijoux d’une valeur inestimable.

Avec nos économies, pauvres midships, nous leur avons acheté quelques objets et j’emporte, pour mes dames les plus chères, un petit cloisonné ancien, portant le chiffre impérial. Elles y mettront des violettes en se disant que je lui payé de mes deniers, car nos mains, — à nous, marins, — sont nettes. C’est pourquoi je me permets de vous tendre les miennes.

Cependant nous ne sommes pas venus en Chine pour voir saccager des palais, mais pour sentir l’odeur de la poudre.

Les réclamations réitérées pour la remise de nos prisonniers, l’approche des forces en vue de la capitale, la menace de raser la demeure impériale de Pékin hâtèrent les conclusions de la paix. MM. d’Escayrac-Lauture, Parker et quelques soldats furent rendus aux alliés, mais les autres ?… et ceux que je viens de nommer donnèrent à comprendre les cruautés odieuses, les mutilations, les injures… Je vous le répète, de tels faits crient vengeance.

Après une négociation honorable chez les alliés, tortueuse de la part de l’ennemi, des traités d’amitié, de commerce et de navigation furent enfin ratifiés. Notre ambassadeur, le baron Gros, joignit à sa fermeté une dignité très remarquable. Lord Elgin pour l’Angleterre, le prince de Hong, représentant de l’empereur de Chine, signèrent, le 25 octobre 1860, la convention de Pékin.

Les cimetières, les églises furent rendus aux catholiques, dans cette ville de Pékin, ennemie irréductible, et au milieu d’une population foncièrement hostile aux Européens, le chant du Te Deum se fit entendre dans la cathédrale. Nous y avons tous assisté avec un bonheur, une fierté qui se pressentent plus qu’ils ne s’expriment. C’est une vraie gloire française, mais la vieille haine de l’ennemi se retrouvera, toujours, toujours : l’avenir le prouvera.

L’armée et la flotte anglaises se séparèrent de notre armée et de notre flotte. Nos forces se divisèrent en deux escadres. La première commandée par le vice-amiral Protet resta en Chine pour le maintien des conventions.

La seconde devint le corps expéditionnaire de Cochinchine sous l’autorité supérieure, — et générale, — de l’amiral Charner Le vice-amiral Page eut le commandement de la flottille et mit son pavillon sur la Renommée. Je vis à l’ombre de ses plis, moi, chétif aspirant, en passe de devenir quelqu’un, de faire quelque chose pour mon pays, de l’honorer !…

Tout est prévu, ordonné. Aucune hésitation dans le plan, aucune confusion dans les services. Sans irrésolution on peut aller de l’avant et… vaincre.

Si je n’étais venu ici que pour apprendre mon métier, ce serait déjà une belle avance. La valeur de mes chefs, la précision de leur parole, leur sang-froid donnent confiance et m’en imposent. Vous en jugez, j’ai le feu sacré… et je ne puis voir sans admiration nos officiers donner des ordres sages et sûrs, régner par leur autorité, leur capacité, le beau dédain de leur existence, tout entière soumise au devoir. J’ai eu, avec M. de Surville, une conversation qui me prouve sa valeur, l’élévation de son âme, la hauteur de ses vues.

Autour de moi des officiers de vaisseau plus jeunes, parmi lesquels La Roncière que vous connaissez[12], combien d’autres ! Il faudra valoir ce qu’ils valent, devenir ce qu’ils sont. Vivent la France et la marine ! Notre flotte est imposante. Le commandant général fait débarquer l’armée de terre et je vais marcher avec ma compagnie.

Je suis heureux et je veux vous le dire avant l’attaque.


Malgré la rude température de l’hiver, l’expédition poursuit son cours. Les fleuves, les canaux charriaient des glaçons, ce qui rendait la navigation lente et difficile ; les travaux excessivement durs ne furent pas arrêtés néanmoins. Les hommes et le matériel de guerre furent transportés sans interruption, mais au prix de quelles souffrances ! A cette rigueur de la saison devait succéder bientôt une température opposée et extrême. « Le soleil fut aussi un ennemi redoutable. »

L’armée de terre commandée par le général Cousin-Montauban entra dans Saigon où, depuis un mois, le commandant d’Ariès, capitaine de vaisseau, tenait en échec une nombreuse armée annamite, alors qu’il n’avait que 800 hommes et la garnison espagnole, 200 à peine. C’était une sorte de captivité étroite et périlleuse.

Le 7 février 1861, la frégate amirale jeta l’ancre devant Saigon. Au moment de débarquer, le commandant en chef[13] remit ses pouvoirs à M. de Surville, capitaine de vaisseau. Aussitôt à terre, il établit son quartier général dans un espace étendu nommé « la plaine des Tombeaux ; » sur cette plaine s’élevaient quatre pagodes ou redoutes nous appartenant et conservant de nombreux vestiges de leurs possesseurs précédens. L’armée y fut cantonnée ainsi que les services qui devaient la soutenir. Armée restreinte quant au nombre[14], mais admirable : une poignée de héros.

La concentration des forces était au point voulu. De son côté, l’ennemi achevait des travaux considérables devant lesquels de médiocres courages auraient cédé. Leurs retranchemens s’appelaient les lignes de Ki-oa ou Ki-hoa.


VI

Le 24 février à quatre heures du matin, le clairon sonne.

Il faisait nuit noire ; lorsque le soleil éclaira l’horizon, ses rayons tombèrent sur la colonne en marche. « Si l’attaque est vive, la résistance sera forte et soutenue. » Les retranchemens furent enlevés d’assaut avec intrépidité, un élan superbe, malgré une si longue approche à découvert.

Le combat dura jusqu’à neuf heures et la victoire fut chèrement payée. Les blessés furent conduits à l’ambulance de Cho-Quan, quelques-uns à l’hôpital de Saïgon.

Aussitôt après l’action, M. Manein, ingénieur hydrographe levant le plan de la bataille, s’approcha des morts laissés momentanément sur le terrain. Il vit que l’un d’eux respirait encore[15]. Le sang coulait de ses lèvres. M. Manein l’emporta dans ses bras. C’était mon frère.

A huit heures et demie, — écrit M. H…, lieutenant de vaisseau, — à la fin de l’action, il avait reçu au flanc gauche une balle, qui, après avoir froissé les enveloppes cardiaques, se logea sur le diaphragme (d’où elle ne put jamais être extraite). Dans la salle où on le déposa, les médecins allaient rapidement de l’un à l’autre, obligés souvent de négliger un homme qu’ils considéraient comme perdu pour donner leurs soins à ceux qu’ils espéraient sauver.

En passant près de lui, le chirurgien, M. Le Noury, se pencha et, ayant examiné sa blessure, s’éloignait en lui murmurant un adieu, lorsque le pauvre blessé, qui comprenait tout ce qui se passait autour de lui, eut la force de faire un mouvement de la main comme pour un appel suprême, assez à temps pour être aperçu du chirurgien qui revint. Mon ami était sauvé grâce à son énergie.


La France retentit de ce fait d’armes. Les journaux donnèrent le chiffre des combattans, nommant les officiers blessés ou morts. Parmi les premiers nous vîmes le nom de Le Brieux, précédant ces mots : <« blessé très grièvement. » Comprenez, si vous pouvez, ce qui se passa en nous. Figurez-vous les heures qui suivirent, puis les journées, puis les semaines… Nous avons vécu ainsi pendant un mois, trente jours.

La vie semblait suspendue à un seul espoir, et cet espoir s’affaiblissait avec le temps qui passait. « S’il est mort, j’en mourrai, » disait mon père.

Quant à ma mère, je n’ai pas d’expression pour peindre son tourment. Depuis son retour d’Italie, elle était dans une sorte d’accablement ressemblant à de l’indifférence religieuse. La douleur l’avait séparée du ciel, elle y revint par la douleur ; elle priait et pleurait. Une nouvelle blessure ravive toujours les blessures anciennes et, comme l’apôtre, elle demandait « à Dieu de lui épargner la tribulation qu’elle pouvait encore supporter. »

Les paquebots se succédaient sans rien nous apporter et, lorsqu’ils étaient annoncés, ma mère ne pouvait maîtriser une anxiété bien compréhensible ; loin de la satisfaire, les courriers aggravaient son angoisse. Les journaux seuls donnaient leurs nouvelles. Les Débats reproduisaient une correspondance dont une phrase nous bouleversa : « Tous les blessés ont pu être transportés des ambulances à bord, à l’exception d’un officier de la Renommée, aspirant de deuxième classe, dont l’état est très grave. »

Mon père partit aussitôt pour Paris afin de connaître la source de cette nouvelle et se renseigner au ministère.

Le lendemain même de son départ, notre vieux domestique vint de très bonne heure frapper chez ma mère : « Madame, un employé de la poste apporte une lettre de Chine, non affranchie. Le voici. »


Ambulance de Saigon, 26 février 1861.

Mon père,

Quelle bonne nouvelle ! je suis blessé très légèrement. Je suis en pleine convalescence[16]. Une balle s’est logée chez moi sous l’aisselle gauche ; que personne ne s’inquiète.

Soyez tous aussi heureux que moi. Il est certain que je vais rentrer en France et il est probable que j’aurai la croix. Avant vingt ans, la croix !

Je suis fatigué. A bientôt.


Quelles paroles pourraient exprimer ce qui se passa en nous ? L’écriture était très changée, à peine formée, les mots finissant par un trait. Eh bien ! malgré cela, — tant on a besoin d’espérer ! — nous ne réfléchissions pas, voyant le fait seul : Il existait ! Cependant, que d’indices auraient dû ouvrir notre âme à l’effroi ! Mais non, c’est incroyable.

Mon père revint le lendemain, nous lui avions télégraphié la lettre tout entière. A son retour, nous en recommençâmes la lecture ; l’émotion qui nous avait saisies tout d’abord ne nous permettait pas de nous apercevoir que notre sécurité était sans doute exagérée. Mais ses réflexions très justes réveillèrent nos soupçons. Le pauvre enfant nous avait-il bien tout dit ? N’avait-il pas seulement voulu écarter de nous les angoisses de la vérité ? N’avions-nous pas trop aveuglément accepté une réalité si conforme à nos ardens désirs ? Qu’était cette réalité, et depuis l’envoi de cette lettre, que s’était-il passé ? Qu’avions-nous à espérer ? Qu’avions-nous à craindre ?


Hôpital de Saïgon, 26 mars 1861.

Madame,

Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c’est que l’aile de la mort m’a effleuré[17].

Parlons de votre fils. Si vous l’aviez vu allant au feu !… Une inflexible résolution se révélait dans toute sa personne. Impossible de décrire ce qui se passe en nous à ce moment. C’est effroyable, c’est suprême. Je ne dis pas assez, car c’est un mystère.

Le matin du 24 février, en pleine nuit, nous nous rencontrons, lui venant de l’une des pagodes, moi de Saïgon. « Embrasse-moi, » lui dis-je. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre. Poor dear. Cela dura une seconde.

L’action s’engagea terrible, meurtrière, et se termina vers 9 heures, au moment où le soleil dardait ses feux. Dans la journée, j’allai à l’ambulance et jetai un regard autour de moi sur quelques malheureux frappés mortellement ou défigurés par d’atroces blessures. Les balles annamites sont faites en grande partie de petits fragmens ou lingots de métal qui déchirent par des hachures, — ils emploient un engin redoutable nommé gingol, bourré de ces fragmens. Du reste ils sont bien pourvus d’armes.

Je ne le vis pas. Mais quel spectacle ! Que de râles, que de souffrances ! L’air était lourd, comme imprégné d’odeur de sang, la chaleur suffocante.

Il en arrivait toujours. Je vis apporter un être inanimé. C’était lui.

Par une protection manifeste de la Providence, il avait échappé à la mort épouvantable d’un blessé oublié sur le champ de bataille. Deux médecins, dont l’un est son ami (Le Noury), sondèrent la blessure : « Il est perdu, dirent-ils ensemble, la balle a perforé le poumon gauche. »

Si je vous dis cela, madame, c’est pour vous faire sentir qu’il est revenu de bien loin, et que la bonté de Dieu est inépuisable.

Il passait de syncope en syncope. Tout à coup ouvrant les yeux, il prononça ce seul mot : Maman. De nouveau il perdit connaissance et lorsque l’évanouissement cessa, il murmura dans un sifflement de sa poitrine trouée :

— Ils en mourront tous les trois, je veux leur écrire encore une fois, ces pauvres chers. — Et le drapeau ?…

— Vainqueur, répondis-je.

Avec quelle peine il traça quelques lignes. Sa pauvre lettre (s’il l’avait su) n’a pu partir par le premier courrier, et les journaux ont dû vous apprendre l’affaire de Ki-Oa. Quelle torture pour vous tous ! ..

Vous savez que l’abbé Ricardi est avec nous. Aussitôt après l’arrivée de votre fils à l’hôpital, il vint auprès de lui, ils restèrent longtemps ensemble, causant tout bas.

Je vous le répète, vous reverrez votre fils, bien faible encore, mais vous le reverrez. On va l’embarquer sur la Dryade qui part dans vingt-quatre heures.

J’aurais désiré partir avec lui, mais mon état semble s’aggraver. Si je reviens en France, vous voudrez bien, madame, me recevoir.


Il ne revint pas en France. L’idéal qui l’avait soutenu le porta au-dessus de la détresse humaine. A trente ans, plein d’avenir, d’espérance, admiré, aimé pour ses qualités et ses dons plus encore que pour sa rare beauté, il mourut seul, absolument seul, sans avoir les consolations de l’amitié, ni celles de la religion, ni sépulture en terre natale. Excepté Dieu, tout lui manqua.

A peine arrivé en France, mon frère apprit cette fin si dure. Il se révolta : « Cela blesse plus qu’une balle. »

Ce fut par cette dernière lettre que nous apprîmes le transport de Robert sur la Dryade. Sa fièvre ne cessait pas. « Il mourra pendant la traversée, » disait le médecin du bord.

Commandé par M. de Surville, pour qui Robert avait un sentiment de particulière estime et d’admiration, le bâtiment devait relâcher à Aden où il arriva un soir. Aussitôt l’ancre jetée, les dépêches furent remises au commandant ; le lendemain, à quatre heures du matin, M. de Surville entra dans la cabine de mon frère : « Je vous réveille trop tôt, lui dit-il, mais c’est un bon réveil. » Et, détachant sa croix, il l’embrassa : « Je vous donne l’accolade que reçoit de son parrain tout chevalier de la Légion d’honneur.

« — Commandant, je voudrais le faire savoir à ma mère. Si je meurs avant d’arriver en France, ma famille aura eu cette joie. »

Il se trompait, rien ne pouvait nous réjouir s’il n’existait plus.

Nous avons de nouveau connu les alternatives de l’attente. Nous allâmes le chercher à Toulon. Lorsque le sémaphore eut signalé son bâtiment, nous montâmes dans le canot amiral mis à notre disposition par le préfet maritime. Le vaisseau s’approchait, mais lentement, très lentement. Nos cœurs battaient à se rompre. Il était sur le pont, regardant ardemment cette terre bénie, cette terre de France qui allait le recevoir. Ignorant notre présence, il ne nous cherchait pas. Aussi, lorsqu’il nous aperçut, un cri d’indicible joie traversa l’espace : c’eût été le bonheur, mais il était étonnamment changé, — pour d’autres que nous, méconnaissable. « Je le sauverai, » dit ma mère.


  1. Sous ce titre qui semble bien le seul qui leur convienne, nous avons réuni les lettres écrites pendant les campagnes d’Italie, de Cochinchine et la guerre de 1870-1871, par trois vaillans officiers, le père et les deux fils. Nous devons la communication de cette correspondance, jusqu’ici inédite, à la seule personne qui soit restée de cette famille militaire. Elle a voulu que ces lettres fussent enfin publiées, en souvenir des siens dont on ne donne ici que les prénoms, et pour témoigner aussi de l’esprit d’abnégation, d’héroïsme et de foi qui animèrent les soldats d’une armée trop souvent mal jugée, sinon calomniée.
  2. Son régiment faisait partie du 2e corps, commandé par le général Mac Mahon.
  3. Il se souvenait probablement des bruits qui s’étaient répandus en 1858.
  4. Le lieutenant-colonel de Maussion en parlant du général Bugeaud.
  5. Dans la nuit du 24 au 25, mon père écrivit pour ma mère ces dernières lignes au crayon : « J’allais sur une hauteur d’où l’on étudiait, avec la longue-vue, les mouvemens de l’ennemi ; — nous étions plusieurs à tout examiner. Il est dix heures, la nuit est pure. Toute l’armée est campée sur le versant de la montagne ; c’est un spectacle qui nous émeut tous. Les feux du bivouac sont allumés. Adieu, vous…
    « Voici l’ordre que nous recevons : Diane à deux heures, repas à 2 heures 1 2 départ à 3 heures. Où allons-nous ?… Le pressentiment d’une grande bataille m’étreint mais me transporte. A vous tout mon cœur. »
  6. Par une fatalité inexplicable, le service d’ambulance n’était pas assuré : pas de brancards ni de civières, ni voitures affectées au transport des blessés ; relevé par deux zouaves, mon père fut placé sur une échelle hors d’usage. Aux premiers pas les échelons cédèrent ! De même, après l’opération, on ne trouva ni linge, ni couverture. Un religieux franciscain couvrit mon père d’une chasuble qu’il apporta de son couvent.
  7. Canrobert.
  8. Signée le 8 juillet.
  9. M. de K…, sans être officier de marine, fut chargé d’une fonction du gouvernement et sur le vaisseau qui le transportait il vivait avec l’état-major, dans le même esprit de camaraderie.
  10. À cette époque, la guerre de Chine préoccupait peu les esprits, on en parlait rarement.
  11. « Au port de Brest, écrit M. H…, un homme tombé à la mer d’un chaland accosté le long du bord allait périr, lorsque mon ami sauta sur le chaland, de huit mètres de haut. Bien qu’étourdi, il se précipita à l’eau et sauva le matelot. Il eût été trop long pour son dévouement de descendre par les échelles sur le chaland. Ce jour-là, son courage ne fut pas impuissant. Combien il fut heureux… heureux jusqu’aux larmes. » — « Dans son existence, me disait-il, il s’exposa sept fois pour sauver ses semblables. » — Colonel P…
  12. Je ne sais si c’est bien ce nom-là.
  13. Est-ce l’amiral Charner ou le vice-amiral Page ? — la lettre ne donne aucun nom.
  14. 4 000 hommes : infanterie artillerie, marins fusiliers et environ 150 Espagnols.
  15. Faut-il croire aux pressentimens ? Le matin de ce jour il disait à un de ses camarades de colonne : « J’aurai, comme mon père, le bras emporté. » C’est en voulant faire de sa main un abri contre les rayons du soleil qui l’aveuglaient, qu’il découvrit sa poitrine.
  16. Il écrivait donc cette lettre non datée le soir ou le lendemain de la bataille.
  17. Combien furent, comme lui, victimes de l’implacable soleil de Cochinchine !