Horace (Sand)/Chapitre 09

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 22-26).
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IX.

La situation de Paul Arsène à l’égard de Marthe était des plus étranges. Soit qu’il n’eût jamais osé lui exprimer son amour, soit qu’elle n’eût pas voulu le comprendre, ils en étaient restés, comme au premier jour, dans les termes d’une amitié fraternelle. Marthe ignorait le dévouement de ce jeune homme ; elle ne savait pas à quelles espérances il avait dû renoncer pour s’attacher à son sort. Il ne lui avait pas caché qu’il eût étudié la peinture ; mais il ne lui avait pas dit de quelles admirables facultés la nature l’avait doué à cet égard ; et d’ailleurs il attribuait son renoncement à la nécessité de faire venir ses sœurs et de les soutenir. Marthe ne possédait rien, et n’avait rien voulu emporter de chez M. Poisson. Elle comptait travailler, et les avances qu’elle acceptait, elle ne les attribuait qu’à Eugénie. Elle n’eût pas fui, appuyée sur le bras d’Arsène, si elle eût cru lui devoir d’autres services que de simples démarches auprès d’Eugénie, et un asile auprès de ses sœurs, qu’elle comptait bien indemniser en payant sa part des dépenses. En se dévouant ainsi, Paul avait brûlé ses vaisseaux, et il s’était ôté le droit de lui jamais dire : « Voilà ce que j’ai fait pour vous ; » car, dans l’apparence, il n’avait fait pour elle que ce qui est permis à la plus simple amitié.

Le pauvre enfant était si accablé d’ouvrage, et tenu de si près par son patron, qu’il ne put aller recevoir ses sœurs à la diligence. Marthe ne sortait pas, dans la crainte d’être rencontrée par quelqu’un qui pût mettre M. Poisson sur ses traces. Nous nous chargeâmes, Eugénie et moi, d’aller aider au débarquement de Louison et de Suzanne, nos futures voisines. Louison, l’aînée, était une beauté de village, un peu virago, ayant la voix haute, l’humeur chatouilleuse et l’habitude du commandement. Elle avait contracté cette habitude chez sa vieille tante infirme, qui l’écoutait comme un oracle, et lui laissait la gouverne de cinq ou six apprenties couturières, parmi lesquelles la jeune sœur Suzon n’était qu’une puissance secondaire, une sorte de ministre dirigeant les travaux, mais obéissant à la sœur aînée, sans appel. Aussi Louison avait-elle des airs de reine, et l’insatiable besoin de régner qui dévore les souverains.

Suzanne, sans être belle, était agréable et d’une organisation plus distinguée que celle de Louise. Il était facile de voir qu’elle était capable de comprendre tout ce que Louise ne comprendrait jamais. Mais Louise était, au-dessus et autour d’elle, comme une cloche de plomb, pour l’empêcher de se répandre au dehors et d’en recevoir quelque influence.

Elles accueillirent nos avances, l’une avec surprise et timidité, l’autre avec une raideur un peu brutale. Elles n’avaient aucune idée de la vie de Paris, et ne concevaient pas qu’il pût y avoir pour Arsène un empêchement impérieux de venir à leur rencontre. Elles remercièrent Eugénie d’un air préoccupé, Louise répétant à tout propos : « C’est toujours bien désagréable que Paul ne soit pas là !

Et Suzanne ajoutant, d’un ton de consternation :

— C’est-il drôle que Paul ne soit pas venu ! »

Il faut avouer que, venant pour la première fois de leur vie de faire un assez long voyage en diligence, se voyant aux prises avec les douaniers pour l’examen de leurs malles, ne sachant tout ce que signifiait ce bruit de voyageurs partants et arrivants, de chevaux qu’on attelait et dételait, d’employés, de facteurs et de commissionnaires, il était assez naturel qu’elles perdissent la tête et ressentissent un peu de fatigue, d’humeur et d’effroi. Elles s’humanisèrent en voyant que je venais à leur secours, que je veillais à leurs paquets, et que je réglais leurs comptes avec le bureau. À peine se virent-elles installées dans un fiacre avec leurs effets, leurs innombrables corbeilles et cartons (car elles avaient, suivant l’habitude des campagnards, traîné une foule d’objets dont le port surpassait la valeur), que Louison fourra la main jusqu’au coude dans son cabas, en criant : « Attendez, Monsieur ; attendez que je vous paie ! Qu’est-ce que vous avez donné pour nous à la diligence ? Attendez donc ! »

Elle ne concevait pas que je ne me fisse pas rembourser immédiatement l’argent que je venais de tirer de ma poche pour elles ; et ce trait de grandeur, que j’étais loin d’apprécier moi-même, commença à me gagner leur considération.

Nous montâmes dans un cabriolet de place, Eugénie et moi, afin de nous trouver en même temps qu’elles à la porte de notre domicile commun.

« Ah ! mon Dieu ! quelle grande maison ! s’écrièrent-elles en la toisant de l’œil ; elle est si haute, qu’on n’en voit pas le faîte. »

Elle leur sembla bien plus haute lorsqu’il fallut monter les quatre-vingt-douze marches qui nous séparaient du sol. Dès le second étage, elles montrèrent de la surprise ; au troisième, elles firent de grands éclats de rire ; au quatrième, elles étaient furieuses ; au cinquième, elles déclarèrent qu’elles ne pourraient jamais demeurer dans une pareille lanterne. Louise, découragée, s’assit sur la dernière marche en disant : — « En voilà-t-il une horreur de pays ! »

Suzanne, qui conservait plus d’envie de se moquer que de s’emporter, ajouta : « Ça sera commode, hein ? de descendre et de remonter ça quinze fois par jour ! Il y a de quoi se casser le cou. »

Eugénie les introduisit tout de suite dans leur appartement. Elles le trouvèrent petit et bas. Une pièce donnait sur le prolongement de mon balcon. Louise s’y avança, et se rejetant aussitôt en arrière, se laissa tomber sur une chaise.

« Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, ça me donne le vertige ; il me semble que je suis sur la pointe de notre clocher. »

Nous voulûmes les faire souper. Eugénie avait préparé un petit repas dans mon appartement, comptant, à ce moment-là, leur présenter Marthe.

« Vous avez bien de la bonté, monsieur et madame, dit Louison en jetant un coup d’œil prohibitif à Suzanne ; mais nous n’avons pas faim. »

Elle avait l’air désespéré ; Suzanne s’était hâtée de défaire les malles et de ranger les effets, comme si c’était la chose la plus pressée du monde.

« Ah ça ! pourquoi donc trois lits ? fit observer tout à coup Louise. Paul va donc demeurer avec nous ? À la bonne heure !

— Non, Paul ne peut pas encore demeurer avec vous, lui répondis-je. Mais vous aurez une payse, une ancienne amie, qu’il voulait vous présenter lui-même…

— Tiens ! qui donc ça ? Nous n’avons pas grand’payse ici, que je sache. Comment donc qu’il ne nous en a rien marqué dans ses lettres ?…

— Il avait à vous dire là-dessus beaucoup de choses qu’il vous expliquera lui-même. En attendant, il m’a chargé de vous la présenter. Elle demeure déjà ici, et, pour le moment, elle apprête votre souper. Voulez-vous que je vous l’amène ?

— Nous irons bien la voir nous-mêmes, répondit Louison, dont la curiosité était fortement éveillée ; où donc est-ce qu’elle est, cette payse ? »

Elle me suivit avec empressement.

« Tiens ! c’est la Marton, cria-t-elle d’une voix âpre en reconnaissant la belle Marthe. Comment vous en va, Marton ? Vous êtes donc veuve, que vous allez demeurer avec nous ? Vous avez fait une vilaine chose, pas moins, de vous ensauver avec ce monsieur qui vous a soulevée à votre père. Mais enfin on dit que vous vous êtes mariée avec lui, et à tout péché miséricorde ! »

Marthe rougit, pâlit, et perdit contenance. Elle ne s’était pas attendue à un pareil accueil. La pauvre femme avait oublié ses anciennes compagnes, comme Arsène avait oublié ses sœurs. Le mal du pays fait cet effet-là à tout le monde : il transforme les objets de nos souvenirs en idéalités poétiques, dont les qualités grandissent à nos yeux, tandis que les défauts s’adoucissent toujours avec le temps et l’absence, et vont jusqu’à s’effacer dans notre imagination.

Et puis, lorsque Marthe avait quitté le pays cinq ans auparavant, Louise et Suzanne n’étaient que des enfants sans réflexion sur quoi que ce soit. Maintenant c’étaient deux dragons de vertu, principalement l’aînée, qui avait tout l’orgueil d’une beauté célèbre à deux lieues à la ronde et toute l’intolérance d’une sagesse incontestée. En quittant le terroir où elles brillaient de tout leur éclat, ces deux plantes sauvages devaient nécessairement (Arsène ne l’avait pas prévu) perdre beaucoup de leur charme et de leur valeur. Au village elles donnaient le bon exemple, rattachaient à des habitudes de labeur et de sagesse les jeunes filles de leur entourage. À Paris, leur mérite devait être enfoui, leurs préceptes inutiles, leur exemple inaperçu ; et les qualités nécessaires à leur nouvelle position, la bonté, la raison, la charité fraternelle, elles ne les avaient pas, elles ne pouvaient pas les avoir.

Il était bien tard pour faire ces réflexions. Le premier mouvement de Marthe avait été de s’élancer dans les bras de la sœur d’Arsène, le second fut d’attendre ses premières démonstrations, le troisième fut de se renfermer dans un juste sentiment de réserve et de fierté ; mais une douleur profonde se trahissait sur son visage pâli, et de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

Je lui pris la main, et, la lui serrant affectueusement, je la fis asseoir à table ; puis je forçai Louise de s’asseoir auprès d’elle.

— Vous n’avez le droit de lui faire ni questions ni reproches, dis-je à cette dernière d’un ton ferme qui l’étonna et la domina tout d’un coup ; elle a l’estime de votre frère et la nôtre. Elle a été malheureuse, le malheur commande le respect aux âmes honnêtes. Quand vous aurez refait connaissance avec elle, vous l’aimerez, et vous ne lui parlerez jamais du passé.

Louison baissa les yeux, interdite et non pas convaincue. Suzanne, qui l’avait suivie par derrière, cédant à l’impulsion de son cœur, se pencha vers Marthe pour l’embrasser ; mais un regard terrible de Louise, jeté en dessous, paralysa son élan. Elle se borna à lui serrer la main ; et Eugénie, craignant que Marthe ne fût mal à l’aise entre ses deux compatriotes, se plaça auprès d’elle, affectant de lui témoigner plus d’amitié et d’égards qu’aux autres. Ce repas fut triste et gêné. Soit par dépit, soit que les mets ne fussent pas de son goût, Louison ne touchait à rien. Enfin, Arsène arriva, et, après les premiers embrassements, devinant, avec le sang-froid qu’il possédait au plus haut degré, ce qui se passait entre nous tous, il emmena ses deux sœurs dans une chambre, et resta plus d’une heure enfermé avec elles.

Au sortir de cette conférence, ils avaient tous le teint animé. Mais l’influence de l’autorité fraternelle, si peu contestée dans les mœurs du peuple de province, avait maté la résistance de Louise. Suzanne, qui ne manquait pas de finesse, voyant dans Arsène un utile contre-poids à l’autorité de sa sœur, n’était pas fâchée, je crois, de changer un peu de maître. Elle fit franchement des amitiés à Marthe, tandis que Louise l’accablait de politesses affectées très-maladroites et presque blessantes.

Arsène les envoya coucher presque aussitôt.

« Nous attendrons madame Poisson, dit Louise sans se douter qu’elle enfonçait un nouveau poignard dans le cœur de Marthe en l’appelant ainsi.

— Marthe n’a pas voyagé, répondit le Masaccio froidement ; elle n’est pas condamnée à dormir avant d’en avoir envie. Vous autres, qui êtes fatiguées, il faut aller vous reposer. »

Elles obéirent, et, quand elles furent sorties :

« Je vous supplie de pardonner à mes sœurs, dit-il à Marthe, certains préjugés de province qu’elles auront bientôt perdus, je vous en réponds.

— N’appelez point cela des préjugés, répondit Marthe. Elles ont raison de me mépriser : j’ai commis une faute honteuse. Je me suis livrée à un homme que je devais bientôt haïr, et qui n’était pas fait pour être aimé. Vos sœurs ne sont scandalisées que parce que mon choix était indigne. Si je m’étais fait enlever par un homme comme vous, Arsène, je trouverais de l’indulgence, et peut-être de l’estime dans tous les cœurs. Vous voyez bien que tous ceux qui approchent d’Eugénie la respectent. On la considère comme la femme de votre ami, quoiqu’elle ne se soit jamais fait passer pour telle ; et moi, quoique je prisse le titre d’épouse, tout le monde sentait que je ne l’étais point. En voyant quel maître farouche je m’étais donné, personne n’a cru que l’amour pût m’avoir jetée dans l’abîme. »

En parlant ainsi, elle pleurait amèrement, et sa douleur, trop longtemps contenue, brisait sa poitrine.

Arsène étouffa des sanglots prêts à lui échapper.

« Personne n’a jamais dit ni pensé de mal de vous, s’écria-t-il ; quant à moi, je saurai bien faire partager à mes sœurs le respect que j’ai pour vous.

— Du respect ! Est-il possible que vous me respectiez, vous ! Vous ne croyez donc pas que je me sois vendue ?

— Non ! non ! s’écria Paul avec force, je crois que vous avez aimé cet homme haïssable ; et où est donc le crime ? Vous ne l’avez pas connu, vous avez cru à son amour ; vous avez été trompée comme tant d’autres. Ah ! Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à moi, vous ne pensez pas non plus que Marthe ait jamais pu se vendre, n’est-ce pas ? »

J’étais un peu gêné dans ma réponse. Depuis quelques jours que nous connaissions la situation de Marthe à l’égard de M. Poisson, nous nous étions déjà demandé plusieurs fois, Horace et moi, comment une créature si belle et si intelligente avait pu s’éprendre du Minotaure. Parfois nous nous étions dit que cet homme, si lourd et si grossier, avait pu avoir, quelques années auparavant, de la jeunesse et une certaine beauté ; que ce profil de Vitellius, maintenant odieux, pouvait avoir eu du caractère avant l’invasion subite et désordonnée de l’embonpoint. Mais parfois aussi nous nous étions arrêtés à l’idée que des bijoux et des promesses, l’appât des parures et l’espoir d’une vie nonchalante avaient enivré cette enfant avant que l’intelligence et le cœur fussent développés en elle. Enfin nous pensions que son histoire pourrait bien ressembler à celle de toutes les filles séduites que les besoins de la vanité et les suggestions de la paresse précipitent dans le mal.



Chut ! Ne faites pas de bruit ! (Page 19.)

Malgré mon empressement à la rassurer, Marthe vit ce qui se passait en moi. Elle avait besoin de se justifier.

« Écoutez, dit-elle, je suis bien coupable, mais pas autant que je le parais. Mon père était un ouvrier pauvre et chagrin, qui cherchait dans le vin, comme tant d’autres, l’oubli de ses maux et de ses inquiétudes. Vous ne savez pas ce que c’est que le peuple, Monsieur ! non, vous ne le savez pas ! C’est dans le peuple qu’il y a les plus grandes vertus et les plus grands vices. Il y a là des hommes comme lui (et elle posait sa main sur le bras d’Arsène), et il y a aussi des hommes dont la vie semble livrée à l’esprit du mal. Une fureur sombre les dévore, un désespoir profond de leur condition alimente en eux une rage continuelle. Mon père était de ceux-là. Il se plaignait sans cesse, avec des jurements et des imprécations, de l’inégalité des fortunes et de l’injustice du sort, Il n’était pas né paresseux ; mais il l’était devenu par découragement, et la misère régnait chez nous. Mon enfance s’est écoulée entre deux souffrances alternatives : tantôt une compassion douloureuse pour mes parents infortunés, tantôt une terreur profonde devant les emportements et les délires de mon père. Le grabat où nous reposions était à peu près notre seule propriété : tous les jours d’avides créanciers nous le disputaient. Ma mère mourut jeune par suite des mauvais traitements de son mari. J’étais alors enfant. Je sentis vivement sa perte, quoique j’eusse été la victime sur laquelle elle reportait les outrages et les coups dont elle était abreuvée. Mais il ne me vint pas dans l’idée d’insulter à sa mémoire et de me réjouir de l’espèce de liberté que sa mort me procurait. Je mettais toutes ses injustices sur le compte de la misère, aussi bien les siennes que celles de mon père. La misère était l’unique ennemi, mais l’ennemi commun, terrible, odieux, que, dès les premiers jours de ma vie, je fus habituée à détester et à craindre.

« Ma mère, en dépit de tout, était laborieuse et me forçait à l’être. Quand je fus seule et abandonnée à tous mes penchants, je cédai à celui qui domine l’enfance : je tombai dans la paresse. Je voyais à peine mon père ; il partait le matin avant que je fusse éveillée, et ne rentrait que tard le soir lorsque j’étais couchée. Il travaillait vite et bien ; mais à peine avait-il touché quelque argent, qu’il allait le boire ; et lorsqu’il revenait ivre au milieu de la nuit, ébranlant le pavé sous son pas inégal et pesant, vociférant des paroles obscènes sur un ton qui ressemblait à un rugissement plutôt qu’à un chant, je m’éveillais baignée d’une sueur froide et les cheveux dressés d’épouvante. Je me cachais au fond de mon lit, et des heures entières s’écoulaient ainsi, moi n’osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le délire ; quelquefois s’armant d’une chaise ou d’un bâton, et frappant sur les murs et même sur mon lit, parce qu’il se croyait poursuivi et attaqué par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de lui parler ; car une fois, du vivant de ma mère, il avait voulu me tuer, pour me préserver, disait-il, du malheur d’être pauvre. Depuis ce temps, je me cachais à son approche ; et souvent, pour éviter d’être atteinte par les coups qu’il frappait au hasard dans l’obscurité, je me glissais sous mon lit, et j’y restais jusqu’au jour, à moitié nue, transie de peur et de froid.



Louise, découragée, s’assit sur la dernière marche. (Page 22.)

« Dans ce temps-là, je courais souvent dans les prairies qui entourent notre petite ville avec les enfants de mon âge ; nous y avons souvent joué ensemble, Arsène ; et vous savez bien que cette enfant, qui traînait toujours un reste de soulier attaché par une ficelle, en guise de cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine à faire rentrer ses cheveux indisciplinés sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que cette enfant-là, craintive et mélancolique jusque dans ses jeux, était aussi pure et aussi peu vaine que vos sœurs. Mon seul crime, si c’en est un quand on a une existence si malheureuse, était de désirer, non la richesse, mais le calme et la douceur de mœurs que procure l’aisance. Quand j’entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillité polie de sa famille, la propreté de ses enfants, l’élégante simplicité de sa femme, tout mon idéal était de pouvoir m’asseoir pour lire ou pour tricoter sur une chaise propre dans un intérieur silencieux et paisible ; et quand je m’élevais jusqu’au rêve d’un tablier de taffetas noir, je croyais avoir poussé l’ambition jusqu’à ses dernières limites. J’appris, comme toutes les filles d’artisan, le travail de l’aiguille ; mais j’y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait étiolé mes facultés actives ; je ne vivais que de rêverie, heureuse quand je n’étais pas rudoyée, terrifiée et presque abrutie quand je l’étais.

« Mais comment vous raconterai-je la principale et la plus affreuse cause de ma faute ? Le dois-je, Arsène, et ne ferai-je pas mieux d’encourir un peu plus de blâme, que de charger d’une si odieuse malédiction la tête de mon père ?

— Il faut tout dire, répondit Arsène, ou plutôt je vais le dire pour vous ; car vous ne pouvez pas vous laisser accuser d’un crime quand vous êtes innocente. Moi, je sais tout, et je viens de le dire à mes sœurs, qui l’ignoraient encore. Son père, dit-il en s’adressant à nous (pardonnez-lui, mes amis ; la misère est la cause de l’ivrognerie, et l’ivrognerie est la cause de tous nos vices), ce malheureux homme, avili, dégradé, privé de raison à coup sûr, conçut pour sa fille une passion infâme, et cette passion éclata précisément un jour où Marthe, ayant été remarquée à la danse sans le savoir, par un commis voyageur, avait excité la jalousie insensée de son père. Ce voyageur avait été très-empressé auprès d’elle ; il n’avait pas manqué, comme ils font tous à l’égard des jeunes filles qu’ils rencontrent dans les provinces, de lui parler d’amour et d’enlèvement. Marthe l’avait à peine écouté. Dès la nuit suivante il devait repartir, et la nuit suivante, au moment où il repartait, il vit une femme échevelée courir sur ses traces et s’élancer dans sa voiture. C’était Marthe qui fuyait, nouvelle Béatrix, les violences sinistres d’un nouveau Cenci. Elle aurait pu, direz-vous, prendre un autre parti, chercher un refuge ailleurs, invoquer la protection des lois ; mais dans ce cas-là, il fallait déshonorer son père, affronter la honte d’un de ces procès scandaleux d’où l’innocent sort parfois aussi souillé dans l’opinion que le coupable. Marthe crut avoir trouvé un ami, un protecteur, un époux même ; car le voyageur, voyant sa simplicité d’enfant, lui avait parlé de mariage. Elle crut pouvoir l’aimer par reconnaissance, et, même après qu’il l’eut trompée, elle crut lui devoir encore une sorte de gratitude.

— Et puis, reprit Marthe, mes premiers pas dans la vie avaient été marqués de scènes si terribles et de dangers si affreux, que je n’avais plus le droit d’être si difficile. J’avais changé de tyran. Mais le second, avec ses jalousies et ses emportements, avait une sorte d’éducation qui me le faisait paraître bien moins rude que le premier. Tout est relatif. Cet homme, que vous trouvez si grossier, et que moi-même j’ai trouvé tel à mesure que j’ai eu des objets de comparaison autour de moi, me paraissait bon, sincère, dans les commencements. La douceur exceptionnelle que j’avais acquise dans une vie si contrainte et si dure, encouragea et poussa rapidement à l’excès les instincts despotiques de mon nouveau maître. Je les supportai avec une résignation que n’auraient pas eue des femmes mieux élevées. J’étais en quelque sorte blasée sur les menaces et les injures. Je rêvais toujours l’indépendance, mais je ne la croyais plus possible pour moi. J’étais une âme brisée ; je ne sentais plus en moi l’énergie nécessaire à un effort quelconque, et sans l’amitié, les conseils et l’aide d’Arsène, je ne l’aurais jamais eue. Tout ce qui ressemblait à des offres d’amour, les simples hommages de la galanterie, ne me causaient qu’effroi et tristesse. Il me fallait plus qu’un amant, il me fallait un ami : je l’ai trouvé, et maintenant je m’étonne d’avoir si longtemps souffert sans espoir.

— Et maintenant vous serez heureuse, lui dis-je ; car vous ne trouverez autour de vous que tendresse, dévouement et déférence.

— Oh ! de votre part et de celle d’Eugénie, s’écria-t-elle en se jetant au cou de ma compagne, j’y compte ; et quant à l’amitié de celui-ci, ajouta-t-elle en prenant la tête d’Arsène entre ses deux mains, elle me fera tout supporter. »

Arsène rougit et pâlit tour à tour.

« Mes sœurs vous respecteront, s’écria-t-il d’une voix émue, ou bien…

— Point de menaces, répondit-elle, oh ! jamais de menaces à cause de moi. Je les désarmerai, n’en doutez pas ; et si j’échoue, je subirai leur petite morgue. C’est si peu de chose pour moi ! cela me paraît un jeu d’enfant. Sois sans inquiétude, cher Arsène. Tu as voulu me sauver, tu m’as sauvée en effet, et je te bénirai tous les jours de ma vie. »

Transporté d’amour et de joie, Arsène retourna au café Poisson, et Marthe alla doucement prendre possession de son petit lit auprès des deux sœurs, dont les vigoureux ronflements couvrirent le bruit léger de ses pas.