Horace (Sand)/Chapitre 08

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 20-22).
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VIII.

Elle s’inclina devant moi, presque jusqu’à mettre un genou en terre ; et dans cette attitude douloureuse, avec sa pâleur, ses cheveux épars, et ses beaux bras nus sortant de son châle écarlate, elle eût désarmé un tigre ; mais j’étais si heureux de voir Eugénie justifiée, que j’eusse accueilli mon affreuse portière avec autant de courtoisie que la belle Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d’être rentré si matin, n’osant pas encore demander pardon, ni même jeter un regard à ma pauvre maîtresse.

« Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure encore tout émue. J’ai failli amener un chagrin dans votre intérieur. C’est ma faute, j’aurais dû vous prévenir, j’aurais dû refuser la généreuse hospitalité d’Eugénie. Ah ! Monsieur, ne faites de reproche qu’à moi : Eugénie est un ange. Elle vous aime comme vous le méritez, comme je voudrais avoir été aimée, ne fût-ce qu’un jour dans ma vie. Elle vous dira tout, Monsieur ; elle vous racontera mes malheurs et ma faute, ma faute, qui n’est pas celle que vous croyez, mais qui est plus grave mille fois, et dont je ferai pénitence toute ma vie. »

Les larmes lui coupèrent la parole. Je pris ses deux mains avec attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler ; mais elle y parut sensible, et, m’entraînant vers Eugénie, elle hâta avec une grâce toute féminine l’explosion de mon remords et le pardon de ma chère compagne. Je le reçus à genoux. Pour toute réponse, celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit : « Soyez son frère, et promettez-moi de la protéger et de l’assister comme si elle était ma sœur et la vôtre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi ! Et pourtant combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour vous tourner la tête ! »

Le déjeuner, modeste comme à l’ordinaire, mais plein de cordialité et même d’un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit Eugénie pour installer Laure dans l’appartement qui donnait sur notre palier, et que le portier n’avait pu mettre encore à sa disposition, quoique à mon insu il fût retenu à cet effet depuis plusieurs jours. Tandis que notre nouvelle voisine s’établissait avec une certaine lenteur mélancolique dans ce mystérieux asile, sous le nom de mademoiselle Moriat (c’était le nom de famille d’Eugénie, qui la faisait passer pour sa sœur), ma compagne revint me donner les éclaircissements dont j’avais besoin pour la secourir.

« Vous avez de l’amitié pour le Masaccio ? me dit-elle pour commencer ; vous vous intéressez à son sort ? et vous aimerez d’autant mieux Laure, qu’elle est plus chère à Paul Arsène ?

— Quoi ! Eugénie, m’écriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio ? Ces secrets, impénétrables pour moi, il vous les aurait confiés ? »

Eugénie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire. Lui, si réservé, et même si mystérieux, il avait été dominé par la bonté sérieuse et la discrète obligeance d’Eugénie. Et puis l’homme du peuple, méfiant et fier avec moi, avait ouvert fraternellement son cœur à la fille du peuple : c’était légitime.

Eugénie avait promis le secret ; elle l’avait religieusement gardé. Elle me fit subir un interrogatoire très-judicieux et très-fin, et quand elle se fut assurée que ma curiosité n’était fondée que sur un intérêt sincère et dévoué pour son protégé, elle m’apprit beaucoup de choses ; à savoir : primo, que madame Poisson n’était pas madame Poisson, mais bien une jeune ouvrière née dans la même ville de province et dans la même rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque dès l’enfance, une passion romanesque et tout à fait malheureuse ; car la belle Marthe, encore enfant elle-même, s’était laissé séduire et enlever par M. Poisson, alors commis voyageur, qui était venu avec elle dresser la tente de son café à la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur la beauté d’une telle enseigne pour achalander son établissement. Cette secrète pensée n’empêchait pas M. Poisson d’être fort jaloux, et, à la moindre apparence, il s’emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait même dans le quartier qu’il l’avait souvent frappée.

En second lieu, Eugénie m’apprit que Paul Arsène, ayant un soir, contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café Poisson ; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche était là ; mais elle avait trouvé moyen, en lui rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi conçu :

« Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C’est le jour de garde de M. Poisson. J’ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passé. »

« Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d’idées qu’elle n’avait pas auparavant. D’ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de la charité chrétienne et de l’amitié fraternelle l’enchaînaient seuls désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d’elle, sans toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s’absentait. Marthe était bien décidée à quitter son tyran ; mais ce n’était pas, disait-elle, pour changer de honte qu’elle voulait s’affranchir. Elle chargeait Arsène de lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc. ; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu’il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois honorable, aisée et libre : ce n’était pas facile. C’est alors qu’il a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s’est dit que sa tante allait bientôt mourir, qu’il ferait venir ses sœurs à Paris, qu’il les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu’il les soutiendrait toutes les trois tant qu’elles ne seraient pas mises dans un bon train d’affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l’aisance. C’est ainsi que Paul a sacrifié la passion de l’art à celle du dévouement, et son avenir à son amour.

« Ne trouvant pas d’emploi plus lucratif pour le moment que celui de garçon de café, il s’est fait garçon de café, et il a justement choisi le café de M. Poisson, où il a pu concerter l’enlèvement de Marthe, et où il compte rester encore quelque temps pour détourner les soupçons. Car la tante Henriette est morte, les sœurs d’Arsène sont en route, et je m’étais chargée de veiller à leur établissement dans une maison honnête : celle-ci est propre et bien habitée. L’appartement à côté du nôtre se compose de deux petites pièces ; il coûte cent francs de loyer. Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur prêterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu’elles aient pu se les procurer, et cela ne tardera pas ; car Paul, depuis deux mois qu’il gagne de l’argent, a déjà su acheter une espèce de mobilier assez gentil qui était là-haut dans votre grenier et à votre insu. Enfin, avant-hier soir, tandis que vous étiez auprès de votre malade, Laure, ou, pour mieux dire, Marthe, puisque c’est son véritable nom, a pris son grand courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson était de garde, elle est partie avec Arsène, qui devait l’amener ici, et retourner bien vite à la maison avant que son patron fût rentré ; mais à peine avaient-ils fait trente pas, qu’ils ont cru voir de la lumière à l’entre-sol de M. Poisson, et ils ont délibéré s’ils ne rentreraient pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec désespoir, a forcé Arsène à rentrer et s’est mise à descendre à toutes jambes la rue de Tournon, comptant sur la légèreté de sa course et sur la protection du ciel pour échapper seule aux dangers de la nuit. Elle a été suivie par un homme sur les quais ; mais il s’est trouvé par bonheur que cet homme était votre camarade Laravinière, qui lui a promis le secret et qui l’a amenée jusqu’ici. Arsène est venu nous voir en courant ce matin. Le pauvre garçon était censé faire une commission à l’autre bout de Paris. Il était si baigné de sueur, si haletant, si ému, que nous avons cru qu’il s’évanouirait en haut de l’escalier. Enfin, en cinq minutes de conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n’était qu’une fausse alerte, que M. Poisson n’était rentré qu’au jour, et qu’au milieu de son trouble et de sa fureur, il n’avait pas le moindre soupçon de la complicité d’Arsène.

— Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu’ont-ils à craindre de M. Poisson ? Aucune poursuite légale, puisqu’il n’est pas marié avec Marthe ?

— Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colère. Comme c’est un homme grossier, livré à toutes ses passions, incapable d’un véritable attachement, il se sera bientôt consolé avec une nouvelle maîtresse. Marthe, qui le connaît bien, dit que si l’on peut tenir sa demeure secrète pendant un mois tout au plus, il n’y aura plus rien à craindre ensuite.

— Si je comprends bien le rôle que vous m’avez réservé dans tout ceci, repris-je, c’est : primo, de vous laisser disposer de tout ce qui est à nous pour assister nos infortunées voisines ; secundo, d’avoir toujours derrière la porte une grosse canne au service des épaules de M. Poisson, en cas d’attaque. Eh bien, voici, primo, un terme de ma rente que j’ai touché hier, et dont tu feras, comme de coutume, l’emploi que tu jugeras convenable ; secundo, voilà un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle. »

Cela fait, j’allai me jeter sur mon lit, où je tombai, à la lettre, endormi avant d’avoir pu achever de me déshabiller.

Je fus réveillé au bout de deux heures par Horace : — Que diable se passe-t-il chez toi ? me dit-il. Avant d’ouvrir, on parlemente au guichet, on chuchote derrière la porte, on cache quelqu’un dans la cuisine, ou dans le bûcher, ou dans l’armoire, je ne sais où ; et, quand je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu’on mystifie ? Est-ce toi ou moi ?

À mon tour, je me mis à rire. Je fis ma toilette, et j’allai prendre ma place au conseil délibératif que Marthe et Eugénie tenaient ensemble dans la cuisine. Je fus d’avis qu’il fallait se fier à Horace, ainsi qu’au petit nombre d’amis que j’avais l’habitude de recevoir. En remettant le secret de Marthe à leur honneur et à leur prudence, on avait beaucoup plus de chances de sécurité qu’en essayant de le leur cacher. Il était impossible qu’ils ne le découvrissent pas, quand même Marthe s’astreindrait à ne jamais passer de sa chambre dans la nôtre, et quand même je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne serait toujours violée ; et il ne fallait qu’une porte entr’ouverte, une minute durant, pour que quelqu’un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle Laure. Je commençai donc le chapitre des confidences solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, à l’égard des autres, l’intérêt qu’Arsène portait à Laure, la part qu’il avait prise à son évasion, et jusqu’à leur ancienne connaissance. Laure, désormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis, une amie d’enfance d’Eugénie, qui se garda bien de dire qu’elle ne la connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censée lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage était assez respectable ; tous mes amis professaient à bon droit pour Eugénie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le croire, de mon ridicule accès de jalousie.

Cependant Eugénie ne me le pardonna pas aussi aisément que je m’en étais flatté. Je puis même dire qu’elle ne me l’a jamais pardonné. Quoiqu’elle fît, j’en suis convaincu, tous ses efforts pour l’oublier, elle y a toujours pensé avec amertume. Combien de fois ne me l’a-t-elle pas fait sentir, en niant énergiquement que l’amour d’un homme fût à la hauteur de celui d’une femme ! — Le meilleur, le plus dévoué, le plus fidèle de tous, sera toujours prêt, disait-elle, à se méfier de celle qui s’est donnée à lui. Il l’outragera, sinon par des actes, du moins par la pensée. L’homme a pris sur nous dans la société un droit tout matériel ; aussi toute notre fidélité, souvent tout notre amour, se résument pour lui dans un fait. Quant à nous, qui n’exerçons qu’une domination morale, nous nous en rapportons plus à des preuves morales qu’à des apparences. Dans nos jalousies, nous sommes capables de récuser le témoignage de nos yeux ; et quand vous faites un serment, nous nous en rapportons à votre parole comme si elle était infaillible. Mais la nôtre est-elle donc moins sacrée ? Pourquoi avez-vous fait de votre honneur et du nôtre deux choses si différentes ? Vous frémiriez de colère si un homme vous disait que vous mentez. Et pourtant vous vous nourrissez de méfiance, et vous nous entourez de précautions qui prouvent que vous doutez de nous. À celui que des années de chasteté et de sincérité devraient rassurer à jamais, il suffit d’une petite circonstance inusitée, d’une parole obscure, d’un geste, d’une porte ouverte ou fermée, pour que toute confiance soit détruite en un instant.

Elle adressait tous ces beaux sermons à Horace, qui avait l’habitude de se poser pour l’avenir en Othello ; mais, en effet, c’était sur mon cœur que retombaient ces coups acérés. « Où diable prend-elle tout ce qu’elle dit ? observait Horace. Mon cher, tu la laisses trop aller au prêche de la salle Taitbout. »