Horace (Corneille)/Édition Marty-Laveaux/Examen

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HORACE, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteÉdition Marty-Laveaux (p. 273-280).

EXAMEN.


C’est une croyance assez générale que cette pièce pourroit passer pour la plus belle des miennes, si les derniers actes répondoient aux premiers. Tous veulent que la mort de Camille en gâte la fin, et j’en demeure d’accord ; mais je ne sais si tous en savent la raison. On l’attribue communément à ce qu’on voit cette mort sur la scène ; ce qui seroit plutôt la faute de l’actrice que la mienne, parce que quand elle voit son frère mettre l’épée à la main, la frayeur, si naturelle au sexe, lui doit faire prendre la fuite, et recevoir le coup derrière le théâtre, comme je le marque dans cette impression[1]. D’ailleurs[2], si c’est une règle de ne le point ensanglanter, elle n’est pas du temps d’Aristote, qui nous apprend que pour émouvoir puissamment il faut de grands déplaisirs, des blessures et des morts en spectacle[3]. Horace ne veut pas que nous y hasardions les événements trop dénaturés, comme de Médée qui tue ses enfants[4] ; mais je ne vois pas qu’il en fasse une règle générale pour toutes sortes de morts, ni que l’emportement d’un homme passionné pour sa patrie, contre une sœur qui la maudit en sa présence avec des imprécations horribles, soit de même nature que la cruauté de cette mère. Sénèque l’expose aux yeux du peuple, en dépit d’Horace ; et chez Sophocle, Ajax ne se cache point au spectateur lorsqu’il se tue. L’adoucissement[5] que j’apporte dans le second de ces discours pour rectifier la mort de Clytemnestre[6] ne peut être propre ici à celle de Camille. Quand elle s’enferreroit d’elle-même par désespoir en voyant son frère l’épée à la main, ce frère ne laisseroit pas d’être criminel de l’avoir tirée contre elle, puisqu’il n’y a point de troisième personne sur le théâtre à qui il pût adresser le coup qu’elle recevroit, comme peut faire Oreste à Égisthe. D’ailleurs l’histoire est trop connue pour retrancher le péril qu’il court d’une mort infâme après l’avoir tuée ; et la défense que lui prête son père pour obtenir sa grâce n’auroit plus de lieu, s’il demeuroit innocent[7]. Quoiqu’il en soit, voyons si cette action n’a pu causer la chute[8] de ce poëme que par là, et si elle n’a point d’autre irrégularité que de blesser les yeux.

Comme je n’ai point accoutumé de dissimuler mes défauts, j’en trouve ici deux ou trois assez considérables. Le premier est que cette action, qui devient la principale de la pièce, est momentanée, et n’a point cette juste grandeur que lui demande Aristote, et qui consiste en un commencement, un milieu, et une fin[9]. Elle surprend tout d’un coup ; et toute la préparation que j’y ai donnée par la pointure de la vertu farouche d’Horace, et par la défense qu’il fait à sa sœur de regretter qui que ce soit, de lui ou de son amant, qui meure au combat, n’est point suffisante pour faire attendre un emportement si extraordinaire, et servir de commencement à cette action.

Le second défaut est que cette mort fait une action double, par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier. L’unité de péril d’un héros dans la tragédie fait l’unité d’action ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce n’est que la sortie même de ce péril l’engage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des deux n’en fasse qu’une action ; ce qui n’arrive point ici, où Horace revient triomphant, sans aucun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle ; et l’action seroit suffisamment terminée à sa victoire. Cette chute d’un péril en l’autre, sans nécessité, fait ici un effet d’autant plus mauvais, que d’un péril public, où il y va de tout l’État, il tombe en un péril particulier, où il n’y va que de sa vie, et pour dire encore plus, d’un péril illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache. Ajoutez, pour troisième imperfection, que Camille, qui ne tient que le second rang dans les trois premiers actes, et y laisse le premier à Sabine, prend le premier en ces deux derniers, où cette Sabine n’est plus considérable, et qu’ainsi s’il y a égalité dans les mœurs, il n’y en a point dans la dignité des personnages, où se doit étendre ce précepte d’Horace[10] :

Servetur ad imum
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.


Ce défaut en Rodélinde a été une des principales causes du mauvais succès de Pertharite, et je n’ai point encore vu sur nos théâtres cette inégalité de rang en un même acteur, qui n’ait produit un très-méchant effet. Il seroit bon d’en établir une règle inviolable.

Du côté du temps, l’action n’est point trop pressée, et n’a rien qui ne me semble vraisemblable. Pour le lieu, bien que l’unité y soit exacte, elle n’est pas sans quelque contrainte[11]. Il est constant qu’Horace et Curiace n’ont point de raison de se séparer du reste de la famille pour commencer le second acte ; et c’est une adresse de théâtre de n’en donner aucune, quand on n’en peut donner de bonnes. L’attachement de l’auditeur à l’action présente souvent ne lui permet pas de descendre à l’examen sévère de cette justesse, et ce n’est pas un crime que de s’en prévaloir pour l’éblouir, quand il est malaisé de le satisfaire.

Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé, et trouve sa vraisemblance aisée dans le rapport à l’histoire, qui marque assez d’amitié et d’égalité entre les deux familles pour avoir pu faire cette double alliance.

Elle ne sert pas davantage à l’action que l’Infante à celle du Cid, et ne fait que se laisser toucher diversement, comme elle, à la diversité des événements. Néanmoins on a généralement approuvé celle-ci, et condamné l’autre. J’en ai cherché la raison, et j’en ai trouvé deux. L’une est la liaison des scènes, qui semble, s’il m’est permis de parler ainsi, incorporer Sabine dans cette pièce, au lieu que, dans le Cid, toutes celles de l’Infante sont détachées, et paroissent hors œuvre :

Tantum series juncturaque pollet[12] !


L’autre, qu’ayant une fois posé Sabine pour femme d’Horace, il est nécessaire que tous les incidents de ce poëme lui donnent les sentiments qu’elle en témoigne avoir, par l’obligation qu’elle a de prendre intérêt à ce qui regarde son mari et ses frères ; mais l’Infante n’est point obligée d’en prendre aucun en ce qui touche le Cid ; et si elle a quelque inclination secrète pour lui, il n’est point besoin qu’elle en fasse rien paroître, puisqu’elle ne produit aucun effet.

L’oracle qui est proposé au premier acte[13] trouve son vrai sens à la conclusion du cinquième. Il semble clair d’abord, et porte l’imagination à un sens contraire ; et je les aimerois mieux de cette sorte sur nos théâtres, que ceux qu’on fait entièrement obscurs, parce que la surprise de leur véritable effet en est plus belle. J’en ai usé ainsi encore dans l’Andromède et dans l’Œdipe[14]. Je ne dis pas la même chose des songes, qui peuvent faire encore un grand ornement dans la protase, pourvu qu’on ne s’en serve pas souvent. Je voudrois qu’ils eussent l’idée de la fin véritable de la pièce, mais avec quelque confusion qui n’en permit pas l’intelligence entière. C’est ainsi que je m’en suis servi deux fois, ici[15] et dans Polyeucte[16], mais avec plus d’éclat et d’artifice dans ce dernier poëme, où il marque toutes les particularités de l’événement, qu’en celui-ci, où il ne fait qu’exprimer une ébauche tout à fait informe de ce qui doit arriver de funeste.

Il passe pour constant que le second acte est un des plus pathétiques qui soient sur la scène, et le troisième un des plus artificieux. Il est soutenu de la seule narration de la moitié du combat des trois frères, qui est coupée très-heureusement pour laisser Horace le père dans la colère et le déplaisir, et lui donner ensuite un beau retour à la joie dans le quatrième. Il a été à propos, pour le jeter dans cette erreur, de se servir de l’impatience d’une femme qui suit brusquement sa première idée, et présume le combat achevé, parce qu’elle a vu deux des Horaces par terre, et le troisième en fuite. Un homme, qui doit être plus posé et plus judicieux, n’eût pas été propre à donner cette fausse alarme : il eût dû prendre plus de patience, afin d’avoir plus de certitude de l’événement, et n’eût pas été excusable de se laisser emporter si légèrement par les apparences à présumer le mauvais succès d’un combat dont il n’eût pas vu la fin.

Bien que le Roi n’y paroisse qu’au cinquième, il y est mieux dans sa dignité que dans le Cid, parce qu’il a intérêt pour tout son État dans le reste de la pièce ; et bien qu’il n’y parle point, il ne laisse pas d’y agir comme roi. Il vient aussi dans ce cinquième comme roi qui veut honorer par cette visite un père dont les fils lui ont conservé sa couronne et acquis celle d’Albe au prix de leur sang. S’il y fait l’office de juge, ce n’est que par accident ; et il le fait dans ce logis même d’Horace, par la seule contrainte qu’impose la règle de l’unité de lieu. Tout ce cinquième est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette tragédie : il est tout en plaidoyers, et ce n’est pas là la place des harangues ni des longs discours ; ils peuvent être supportés en un commencement de pièce, où l’action n’est pas encore échauffée ; mais le cinquième acte doit plus agir que discourir. L’attention de l’auditeur, déjà lassée, se rebute de ces conclusions qui traînent et tirent la fin en longueur.

Quelques-uns ne veulent pas que Valère y soit un digne accusateur d’Horace[17] parce que dans la pièce il n’a pas fait voir assez de passion pour Camille ; à quoi je réponds que ce n’est pas à dire qu’il n’en eût une très-forte, mais qu’un amant mal voulu ne pouvoit se montrer de bonne grâce à sa maîtresse dans le jour qui la rejoignoit à un amant aimé. Il n’y avoit point de place pour lui au premier acte, et encore moins au second ; il falloit qu’il tînt son rang à l’armée pendant le troisième ; et il se montre au quatrième, sitôt que la mort de son rival fait quelque ouverture à son espérance : il tâche à gagner les bonnes grâces du père par la commission qu’il prend du Roi de lui apporter les glorieuses nouvelles de l’honneur que ce prince lui veut faire ; et par occasion il lui apprend la victoire de son fils, qu’il ignoroit. Il ne manque pas d’amour durant les trois premiers actes, mais d’un temps propre à le témoigner ; et dès la première scène de la pièce, il paroît bien qu’il rendoit assez de soins à Camille, puisque Sabine s’en alarme pour son frère. S’il ne prend pas le procédé de France, il faut considérer qu’il est Romain, et dans Rome, où il n’auroit pu entreprendre un duel contre un autre Romain sans faire un crime d’État, et que j’en aurois fait un de théâtre, si j’avois habillé un Romain à la françoise.



  1. Et dans les précédentes et les suivantes. Voyez les indications qui accompagnent les noms des personnages à la fin de la scène v du IVe acte, p. 340.
  2. D’ailleurs est omis dans les éditions de 1660 et de 1663.
  3. Voyez la Poétique, fin du chapitre xi.
  4. Ne pueros coram populo Medea trucidet.

    (Art poétique, vers 185.)
  5. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : L’adoucissement que j’ai apporté à rectifier, etc.
  6. Voyez tome I, p. 81.
  7. Corneille répond ici à l’abbé d’Aubignac. Voyez la Notice d’Horace, p. 256.
  8. Ce mot chute paraît bien fort et ne s’accorde guère avec ce que nous lisons dans le reste de l’Examen. D’Aubignac a dit, plus exactement sans doute : « La mort de Camille… n’a pas été approuvée au théâtre » (voyez la Notice d’Horace, p. 256) ; et Corneille lui-même, un peu plus loin (p. 279) : « Tout ce cinquième est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette tragédie. »
  9. Voyez tome I, p. 29.
  10. Art poétique, vers 126 et 127.
  11. Var. (édit. de 1660) : Pour le lieu, bien que l’unité y soit exacte, j’y ai fait voir quelque contrainte, quand j’ai parlé de la réduction de la tragédie au roman (voyez tome I, p. 85 et 86). Il est constant, etc. — Corneille fait remarquer dans le Discours des trois unités (tome I, p. 122) qu’il n’a pu réduire que trois pièces à la stricte unité de lieu : Horace, Polyeucte et Pompée ; mais dans son Discours de la tragédie (tome I, p. 85), il dit finement que, même dans Horace, l’unité de lieu est bien artificielle, et que dans un roman on procéderait tout autrement. L’abbé d’Aubignac, dans sa Pratique du théâtre (p. 140 et 141), s’était d’abord exprimé ainsi : « Hors les Horaces de M. Corneille, je doute que nous en ayons un seul (un seul poëme dramatique) où l’unité du lieu soit rigoureusement gardée ; pour le moins est-il certain que je n’en ai point vu, » Lorsqu’il se fut brouillé avec notre poëte, il effaça, sans doute en vue d’une nouvelle édition, la première phrase de ce passage sur un exemplaire que possède la Bibliothèque impériale, et après ces mots : « que je n’en ai point vu, » il écrivit ce qui suit : « Quand l’Horace de Corneille fut vu dans Paris, je crus que la scène étoit dans la salle du palais du père, comme tout se peut assez bien accommoder ; mais l’auteur m’assura qu’il n’y avoit pas pensé, et que si l’unité de lieu s’y trouvoit observée, c’étoit par hasard, et ce qu’il en a dit longtemps après n’est qu’un galimatias auquel on ne comprend rien, tant nos poëtes ont peu d’intelligence de leur art et de leurs propres ouvrages. »
  12. Horace, Art poétique, vers 242.
  13. Voyez vers 187 et suivants.
  14. Voyez la 1re scène du Ier acte d’Andromède, et la IIIe scène du IIe acte d’Œdipe.
  15. Voyez vers 215 et suivants.
  16. Voyez la IIIe scène du Ier acte de Polyeucte.
  17. Corneille répond encore ici à l’abbé d’Aubignac. Voyez la Notice d’Horace, p. 256.