Horace Vernet, ses œuvres et sa manière

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Horace Vernet, ses œuvres et sa manière
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 76-98).
HORACE VERNET
SES ŒUVRES ET SA MANIERE

S’il est un artiste de l’école française dont le talent ait été, depuis les débuts jusqu’à la fin, accueilli avec une faveur unanime et récompensé par tous les genres de succès, si jamais peintre a vu de son vivant la popularité s’attacher à ses œuvres et la gloire à son nom, cet homme privilégié, cet enfant gâté de la fortune est assurément M. Horace Vernet. L’histoire de l’art national, même dans le siècle où nous sommes, a conservé, elle conservera sans doute de plus grands noms : elle n’en saurait enregistrer de mieux famés auprès des contemporains, de plus chers à la foule, d’aussi universellement applaudis. Lebrun et David lui-même, malgré leurs succès exceptionnels et l’influence qu’ils exercèrent, n’ont pas obtenu de pareils triomphes, ni compté dans tous les rangs, dans toutes les classes, autant d’admirateurs ou d’amis. Leur réputation, si brillante qu’elle fut, ne s’étendait guère au-delà des limites de notre pays; celle d’Horace Vernet a franchi les mers les plus vastes, envahi jusqu’aux plus lointaines contrées. Il fallait le burin de Gérard Audran et la munificence de Louis XIV pour que les Batailles d’Alexandre dépassassent quelque peu, au XVIIe siècle, le cercle des curieux ou des connaisseurs; à peine les estampes gravées par Morel ou par Massard d’après les meilleurs tableaux de David réussissaient-elles, en dehors de la France, à informer un petit nombre d’intelligences de la révolution accomplie dans notre école : tout au contraire les moindres compositions du peintre de la Smala, reproduites tant bien que mal à mesure qu’elles sortaient de l’atelier, allaient répandre partout la renommée de ce talent prodigue de lui-même ou plutôt incessamment rajeunir une gloire que les chaumières, comme les palais, avaient depuis longtemps appris à connaître.

Des souvenirs qui se rattachent aux tableaux de M. Vernet passe-t-on à l’examen des faits qui ont marqué sa vie; comment ne pas admirer cette succession d’événemens si obstinément favorables, ce don d’échapper pendant cinquante ans à tous les périls, depuis les combats aux barrières de Paris en 1814 et les accidens de voyages jusqu’aux disgrâces officielles qui pouvaient punir une saillie imprudente ou une espièglerie un peu vive? Comment ne pas s’étonner que l’existence d’un seul homme ait été remplie à ce point d’œuvres et d’aventures si disparates, que tant de fatigues aient pu y trouver place, tant de contrastes s’y produire? Un volume suffirait à peine à contenir l’énumération des villes et des déserts que M. Vernet a visités, des honneurs rendus sur tous les points du globe à sa personne, des amitiés illustres qui l’ont accueillie. Que serait-ce s’il fallait grossir le récit d’autres particularités biographiques qu’il ne se refusait guère au surplus à divulguer lui-même, et mettre en regard des innombrables travaux qu’il a menés à fin toutes les gaîtés qu’il a faites ou dites, tous les bons tours qu’il a joués? Ce récit compliqué de tant d’épisodes divers, nous ne songeons pas à le tenter. Le moment d’ailleurs nous semblerait mal choisi pour une telle entreprise. Ce n’est pas devant une tombe à peine fermée, ce n’est pas au lendemain d’une mort pressentie avec courage et chrétiennement reçue qu’il conviendrait de chercher à provoquer le sourire en insistant sur des souvenirs aussi mondains. Mieux vaut borner notre tâche à essayer d’indiquer quelques-uns des caractères de ce brillant talent et demander à ses œuvres mêmes des confidences sans indiscrétion et des témoignages sans détours.

Lorsqu’on parcourt l’immense suite des travaux dus au pinceau ou au crayon de M. Vernet, il est impossible de ne pas être ébloui, au premier aspect, de l’éclatante facilité, de l’adresse d’esprit et de main, de toutes les qualités qui étincellent, pour ainsi dire, dans ces travaux, et qui, se reflétant d’un bout à l’autre de la série, lui donnent une apparence et un charme presque magiques. L’habileté du peintre est manifeste, l’action qu’il exerce sur le spectateur très réelle, l’admiration qu’il excite vive bien certainement : d’où vient pourtant que cette action si sûre soit en même temps si peu féconde, que cette admiration légitime semble un entraînement qu’on subit, une dette, si l’on veut, qu’on acquitte, plutôt qu’un tribut de la confiance réfléchie, du dévouement, de la foi? D’où vient que le plus populaire des artistes contemporains n’ait réussi à faire école ni en France, ni ailleurs, tandis que des peintres moins célèbres à coup sûr, quelquefois même inférieurs à lui parle mérite, ont groupé autour d’eux des élèves convaincus ou suscité à distance des imitateurs? M. Vernet, il est vrai, n’a jamais prétendu soumettre à une discipline fort exacte, ni même à une discipline quelconque, les jeunes artistes qui recherchaient ses conseils. Il a pu de loin en loin ouvrir son atelier à quelques élèves, et, comme plusieurs de ses confrères à l’Institut, remplir pendant de longues années les fonctions de professeur à l’École des Beaux-Arts; mais, hormis ses propres exemples, c’est-à-dire des leçons nécessairement stériles pour qui n’avait pas reçu en partage les mêmes dons que lui, quels enseignemens lui appartenait-il de fournir ? quels principes était-il en mesure de faire prévaloir, lui qui n’avait en réalité d’autre doctrine que l’instinct naturel, d’autre besoin que celui de produire vite, d’autre théorie que la confiance dans sa prodigieuse mémoire? Rien de tout cela ne pouvait se transmettre à autrui, et il eût été très regrettable qu’à défaut d’une assimilation impossible on essayât de recourir sur ce point à la contrefaçon. On ne s’en est guère avisé heureusement, — car il ne conviendrait guère de mentionner certaines entreprises où de prétendus imitateurs du peintre arrivent seulement à prouver leur impuissance, — mais les exemples donnés par M. Vernet n’en avaient pas moins ce grave inconvénient d’inspirer à notre époque le goût des succès faciles, de l’habituer au spectacle de l’improvisation pittoresque, et de diminuer d’autant ou de compromettre le respect dû à un art plus sérieux, à de plus sévères efforts.

La disproportion entre la renommée universelle de M. Vernet et l’influence médiocre ou à peu près nulle qu’il a eue sur les progrès de l’art moderne, cette inégalité s’explique donc par la signification toute personnelle et par les aspirations assez peu ambitieuses au fond, par les coutumes mesurées de son talent. N’est-ce pas là ce qui explique aussi la persistance des succès qu’il a obtenus, la vogue extraordinaire dont il jouit depuis un demi-siècle, et qui, chez nous, pourra bien lui survivre longtemps? La société française, en matière d’art et de littérature, a des goûts modérés comme son génie, tempérés comme le climat du pays qu’elle habite. Même dans le bien, les audaces l’effraient, les innovations à force ouverte la trouvent ou railleuse ou facilement rebelle. Elle s’accommode mieux des choses ingénieuses et pratiques que des fières spéculations, du bon sens qui parle clair que de la passion qui parle haut : elle accepte les conseils de meilleure grâce que les ordres, et ne se soumet sincèrement qu’à l’éloquence qui ne prétend pas la subjuguer. Les talens entiers, violons, pourront recruter des admirateurs parmi nous, s’emparer de quelques intelligences, susciter d’énergiques convictions; ils pourront même, à force d’obstination ou de courage, triompher en apparence de nos répugnances premières et s’installer par droit de conquête à un rang où les épigrammes n’oseront plus les poursuivre, ni les hommages leur faire défaut. Nos sympathies au fond resteront acquises à des talens moins impérieux, à ceux qui, s’exprimant à peu près dans notre langue, nous auront d’autant mieux associés à leurs propres secrets et plus aisément séduits.

Or où trouver un peintre qui ait eu au même degré que M. Vernet ce don d’intéresser familièrement, d’amuser les regards du public ? Chacun de ses tableaux semble moins une œuvre d’art préméditée qu’un entretien fortuit, une causerie où les hasards de l’improvisation amènent à chaque instant sous le pinceau du narrateur un trait spirituel, où les souvenirs du fait sont reproduits et commentés séance tenante avec tout le laisser-aller de la verve, avec la volonté pourtant et la science de ne pas se répandre en discours superflus. Rien qui sente la thèse, ni, à plus forte raison, le sermon ; rien non plus qui ne suffise pour nous mettre au courant des choses et pour nous enseigner nettement ou nous rappeler ce dont nous devons être informés. La netteté, la clarté dans l’expression de la pensée et dans les formes du récit, telle est en effet la qualité principale de la manière ou plutôt de l’organisation même de M. Vernet. C’est par là, par cette aptitude si éminemment française, par cette prédilection innée pour le vraisemblable, qu’il se rattache à la famille des maîtres qui l’ont précédé dans notre pays : pour le surplus, il ne procède que de lui-même ou de ses aïeux directs, Antoine, Joseph et Carle Vernet. Encore, s’il a hérité de ceux-ci le discernement rapide et la dextérité, quel surcroît de ressources n’a-t-il pas ajouté sur ce point à son patrimoine ! Reste à savoir s’il ne lui est pas arrivé de dépenser le tout d’une main distraite ou un peu prodigue, et si, à force de compter sur son heureuse fortune, il n’a pas mis trop souvent en oubli des moyens de succès plus hauts et plus difficiles, des secours plus studieusement préparés.

Nous disions tout à l’heure que, pour entrer de plain-pied et pour demeurer jusqu’au bout en possession de la faveur publique, M. Vernet n’avait eu en quelque sorte à se donner que la peine de naître, de laisser faire sa nature prédestinée, d’assister enfin à l’éclosion ou au développement de son génie, comme un arbre voit d’année en année ses fleurs s’épanouir d’elles-mêmes, ses fruits se nouer et mûrir. Voilà certes un merveilleux privilège, et nous ne savons rien de plus propre à nous dénoncer la main de Dieu que ces mystérieuses injustices en vertu desquelles certains élus reçoivent en abondance, dès le berceau, des biens qui jusqu’au dernier jour seront refusés à autrui ; mais Dieu ne veut-il pas aussi que les hommes qu’il dote si largement achèvent et perfectionnent autant qu’il dépend d’eux son ouvrage, et que, sacrés pour le bienfait, ils ne se contentent pas de jouir paisiblement de leurs richesses ? Le tort de M. Vernet, — nous ne parlons, bien entendu, que des procédés extérieurs de son talent, — est d’avoir fait de ce talent si rare un emploi un peu égoïste, de s’être voluptueusement complu dans l’exploitation pure et simple du domaine qui lui était échu tout d’abord. On l’a loué, et nous le louerons volontiers à notre tour, d’avoir laissé passer, sans vouloir s’enrôler sous aucune bannière, les querelles et les partis qui ont divisé notre école à partir des dernières années de la restauration ; on lui a su gré de son attitude imperturbable tant qu’a duré la guerre entre les classiques et les romantiques, comme on disait alors, et de son habileté singulière à se ménager entre les deux camps une position à l’abri des attaques, quoique fort en lumière et en vue. Rien de mieux. Était-ce une raison toutefois pour demeurer en apparence aussi indifférent à l’issue de la lutte ? Fallait-il, tout en gardant son indépendance, tout en accomplissant sa tâche, ne se préoccuper pour cela de rien autre, ni de personne ? Fallait-il, même dans l’intérêt de sa propre cause, se contenter de renouveler au jour le jour les preuves déjà faites, et ne pas tendre à élever au niveau des questions qui s’agitaient ses inspirations personnelles et ses visées ?

Qu’on ne se méprenne pas d’ailleurs sur le sens des regrets que nous exprimons. Le droit qu’avait M. Vernet de s’en tenir à des thèmes et à une manière de son choix n’est pas plus en question ici que l’originalité de son talent n’est contestable. Il a voulu, il a su se faire le peintre de la bataille moderne, telle que nos yeux l’ont vue ou que notre esprit la devine ; il a réussi le premier à retracer les faits d’armes contemporains avec une vraisemblance et une exactitude complètes. Cela est très méritoire sans nul doute, et nous n’avons garde de méconnaître les services rendus par le peintre de la Bataille de Montmirail, du Siège d’Anvers, des campagnes d’Afrique ; et de tant d’autres actions glorieuses qui revivent sur la toile, ou plutôt qui s’y réfléchissent comme dans un miroir. Ce que nous prétendons dire seulement, c’est que ces portraits, si fidèles à la surface, n’ont pas toujours au fond une majesté digne des modèles, digne de l’art lui-même dans l’acception la plus noble du mot. À force de se défier de l’exagération épique, M. Vernet perd parfois jusqu’à l’instinct de la grandeur, jusqu’au sentiment secret de la poésie ; à force de ne vouloir écrire qu’en prose, il lui arrive de substituer au langage de l’histoire les formules et le style du procès-verbal. Aborde-t-il des sujets de pure invention, les côtés un peu humbles de son imagination et de sa manière apparaissent plus visiblement encore. Sa fantaisie ne s’exerce qu’en plaine, son Pégase n’a point d’ailes, et ne visite guère les hautes cimes : c’est plutôt un de ces animaux élégans et agiles que l’artiste a si souvent et si vivement représentés, un cheval de main bien dressé, dont la vigueur est toute dans les jarrets, l’audace dans la coquetterie des allures, et qui ne sait que parcourir avec une grâce et une aisance surprenantes un espace familier d’ailleurs à nos regards.

Ces réserves une fois faites, il n’y a qu’une très stricte justice à reconnaître aux œuvres de M. Vernet une valeur d’autant plus rare que les conditions pittoresques imposées ordinairement par les sujets sont ici moins favorables, et les élémens d’effet moins variés. Le moyen de trouver pour le coloris des ressources suffisantes dans la monotonie nécessaire des équipemens militaires et des uniformes? Comment, d’une autre part, diversifier beaucoup l’ordonnance des lignes et les intentions partielles là où il s’agit de nous montrer une fois de plus, soit des hommes se ruant les uns sur les autres et échangeant de près des coups de sabre ou des coups de fusil, soit des corps de troupes échelonnés sur un champ de bataille comme des pions sur un échiquier, et servant réciproquement de point de mire à des volées de mitraille et de boulets? Le difficile en pareil cas sera d’exprimer la mêlée sans tomber dans le désordre banal et dans les redites, ou de conserver à l’action son caractère général sans en délayer si bien l’image que le tableau ne soit plus qu’un plan stratégique. Avant le siècle où nous sommes, les peintres français ne prenaient guère à tâche d’éviter de pareils écueils. Pour eux, la plus terrible bataille n’était qu’une affaire d’avant-garde, une escarmouche où quelques combattans se rencontraient, suivant des procédés de composition parfaitement prévus, derrière deux ou trois cadavres étendus au bord du cadre, et en avant d’un nuage de fumée destiné à faire ressortir la silhouette du groupe, — ou bien, à l’exemple de Van der Meulen, ils rejetaient dans le fond du tableau les deux armées aux prises, sauf à les noyer l’une et l’autre dans les brumes de l’atmosphère ou dans l’étendue du paysage, pour ne mettre en évidence, au premier plan, que le héros de l’affaire paisiblement tourné vers le spectateur et lui indiquant d’une main complaisante la victoire que ses gens sont en train de remporter.

Survint Gros, et avec lui une véritable révolution dans la peinture des scènes de guerre, telle qu’on la pratiquait en France depuis le Bourguignon et Jean-Baptiste Martin : nous ne parlons pas de Lebrun, puisque ses Batailles d’Alexandre et même ses Conquêtes du roi, dans la grande galerie de Versailles, appartiennent, malgré les souvenirs historiques qu’elles consacrent, à la classe des œuvres toutes d’imagination. Sous le noble pinceau du peintre de la Bataille d’Aboukir, l’allusion allégorique fit place à la définition choisie, mais vraisemblable ; la description diffuse se condensa en un résumé des faits essentiels, comme le récit purement anecdotique acquit les proportions et la dignité de l’épopée. Plus de conventions ni de mensonges d’aucune sorte ; plus de modifications systématiques à la réalité, aux caractères particuliers de la scène, à la physionomie des lieux, des costumes. Le portrait, si solennelles qu’en fussent les formes, était devenu avant tout un portrait ressemblant. Il faut dire toutefois que dans la Bataille d’Aboukir, dans le Champ de bataille d’Eylau, dans les autres tableaux du même genre peints par Gros avec tant de puissance et d’éclat, ce portrait semble dédié à la gloire d’un homme plus encore qu’à la mémoire des hauts faits accomplis par tous. L’action d’ensemble retracée sur la toile ne sert qu’à encadrer, à environner comme une auréole la figure d’Achille ou de César, à en faire resplendir d’autant mieux la sérénité héroïque et la grandeur morale. Dans les tableaux d’Horace Vernet, il y eut tout d’abord l’expression de l’héroïsme indivis, une image collective des efforts intrépides et des succès. Achille cessa de personnifier absolument la vaillance. César devint légion, ou du moins tout en surveillant, tout en décidant la victoire, il ne s’installa plus si fort en vue, que l’espace manquât à ses lieutenans pour le seconder, ni à ses soldats pour agir. Ajoutons qu’ici la véracité de l’historien ne faisait nul obstacle à la verve du peintre, et qu’au point de vue de l’exécution proprement dite le progrès était évident, non pas sur l’ample manière de Gros, — un pareil maître demeure, cela va sans dire, hors de cause, — mais sur la manière plutôt maigre que délicate des Casanova, des Swebach et de Carle Vernet lui-même.

Les premiers ouvrages produits par Horace Vernet ont à cet égard un mérite qui ne laissera pas de s’amoindrir à mesure que l’artiste agrandira le champ de ses travaux et qu’il se préoccupera davantage des moyens d’étonner le regard. Qu’on se rappelle, par exemple, ce charmant tableau, la Défende de la barrière de Clichy, où tout est si finement et si vivement touché, où la pratique se montre si élégante sans ostentation, si libre sans incorrection ni négligence. Ailleurs la légèreté de ce pinceau pourra bien dégénérer parfois en agilité indiscrète, cette extrême dextérité ne sera plus que l’art d’esquiver les difficultés qui se présentent ou d’en escamoter la solution : ici rien que de précis, de facile avec mesure, de formulé avec une adresse de bon aloi. Sans doute les figures groupées autour du maréchal Moncey ou sur les premiers plans du tableau se meuvent dans une atmosphère un peu terne, sans doute un coloriste, même pour reproduire fidèlement la réalité, eût trouvé sur sa palette des nuances moins absorbées, une gamme de tons plus lumineux ou plus riches; en revanche, parmi les dessinateurs expressément spirituels, on n’en citerait guère qui eussent mieux aperçu et indiqué la physionomie de chaque personnage, le côté probable de chaque mouvement, le rôle exact de chaque détail.

Cette clairvoyance en matière de proportions et d’harmonie linéaire qu’atteste la Barrière de Clichy est au reste un des mérites distinctifs d’Horace Vernet, une des qualités le plus ordinairement sensibles dans ses œuvres. Il n’appartient pas à la famille des dessinateurs souverains, parce qu’il ne sait donner à l’expression de la forme ni l’accent d’une fierté magistrale, ni cette délicatesse intime résultant d’un sentiment exquis; il est de ceux toutefois qui se méprennent le moins sur les apparences générales des choses et qui en apprécient avec le plus de certitude la juste structure et les rapports. Jamais une figure peinte ou crayonnée par lui ne pèche ouvertement contre la vraisemblance anatomique, contre les lois de « l’ensemble, » pour nous servir d’un mot emprunté à la langue des ateliers; jamais l’image d’un mouvement, si violent qu’il soit, n’aboutit à la confusion des lignes, à la représentation de formes incorrectes ou impossibles. Dira-t-on qu’il n’y a là qu’un mérite négatif, que les plus savans dessinateurs commettent, volontairement ou non, des erreurs aussi éclatantes que les beautés qu’ils nous révèlent, qu’en un mot, les grands esprits ayant le privilège des grandes fautes, la marque d’un esprit médiocre est au contraire cette infaillibilité même dans l’imitation littérale? Soit : c’est quelque chose pourtant, c’est beaucoup que de réussir à interpréter d’un bout à l’autre un texte sans contre-sens, sans injure à la raison ni à la grammaire, et, traduction pour traduction, mieux vaut après tout cette fidélité, même un peu sèche, que l’abus des périphrases, des ornemens d’emprunt et des grands mots.

Bien que la Défense de la barrière de Clichy ait été peinte à une époque assez éloignée de nous (1820) pour qu’on puisse ranger ce tableau parmi ceux qui résument, dans la carrière de l’artiste, la période des débuts et des succès de jeunesse, il n’est cependant ni l’un des plus anciens par la date, ni le premier gage sérieux de talent donné par le fils de Carle Vernet. Nous ne parlons pas de certains essais antérieurs même à un apprentissage régulier. Entouré dès l’enfance d’exemples d’autant plus attrayans qu’on ne songeait pas encore à lui faire un devoir de les suivre, Horace, auprès de son père et de son aïeul maternel, Jean-Michel Moreau[1], s’était mis à dessiner et à peindre à l’âge où d’ordinaire on apprend à lire. Avant quinze ans, il avait acquis déjà une expérience du métier, sinon de l’art, assez sûre pour que les marchands et les libraires ne dédaignassent pas de s’adresser à lui et de lui commander, soit quelque tableau dont ils fixaient le prix à vingt francs, il est vrai, soit des vignettes destinées au Journal des Modes ou à des billets d’invitation. Tout cela pouvait n’être pas encore très significatif; mais lorsqu’après quelques années passées sous la discipline du peintre d’histoire Vincent, l’enfant, devenu jeune homme, se fut produit sur un plus vaste théâtre et devant des juges moins favorablement prévenus, il fallut bien reconnaître que cette vocation était réelle, ce commencement d’habileté assez voisin déjà du talent.

Cinq tableaux qu’Horace Vernet, alors âgé de vingt-trois ans, avait exposés au salon de 1812 annonçaient en effet quelque chose de plus qu’une simple imitation de la manière de Carle. Malgré l’analogie des sujets avec les sujets que traitait ordinairement celui-ci, — il s’agissait, outre la Prise du camp retranché de Glatz en Silésie, du Portrait d’un jeune militaire, d’un Intérieur d’écurie cosaque, d’un Intérieur d’écurie polonaise et de je ne sais quelle écurie encore, le tout en regard d’une Charge de cavalerie, de Chevaux dans un haras, et d’autres scènes du même genre peintes par Carle, — malgré même une certaine inconsistance dans le modelé et dans le ton, empruntée à de fâcheuses traditions de famille, ces tableaux révélaient assez d’originalité et de verve sincère pour qu’on n’hésitât pas à saluer dans le nouveau-venu une des espérances de l’école. Au salon suivant (1814), autre Jeune militaire, garde d’honneur cette fois, autre Ecurie polonaise; rien par conséquent qui démente les tentatives précédentes ni la bonne opinion qu’elles avaient fait naître, rien non plus qui permette de constater, de pressentir même un progrès parfaitement concluant. Ce n’est que lorsque trois ans se seront écoulés, et plus décidément encore après le salon de 1819, que le talent d’Horace Vernet aura pleinement achevé de donner sa mesure et que le nom du peintre de la Mort de Poniatowski, du Massacre des mamelucks, du Grenadier français sur le champ de bataille, du Cheval du trompette, de vingt autres toiles consacrées par le succès, aura conquis, pour ne plus la perdre, une immense popularité : succès d’autant plus ardent, popularité d’autant plus sûre que la réputation d’un homme et l’honneur de notre école n’y étaient pas seuls intéressés. En applaudissant à l’habileté de l’artiste, on se vengeait du silence imposé ailleurs à l’expression de l’orgueil national, aux souvenirs même que chacun gardait des gloires récentes et des malheurs de la patrie.

Dans cette tentative pour donner une satisfaction publique à des sentimens condamnés alors, ou tout au moins désavoués par le pouvoir, un procédé importé depuis peu en France venait merveilleusement en aide au pinceau. Un des premiers, Horace Vernet avait su deviner et mettre à profit les ressources qu’offrait ce procédé si commode. Sous sa main deux fois adroite, la lithographie était devenue vite un mode de reproduction pittoresque équivalant presque à l’eau-forte, et en même temps un moyen de propagande politique aussi puissant, aussi fécond dans les résultats qu’un refrain de Béranger ou qu’un pamphlet de Paul-Louis Courier. Qu’on se figure l’effet produit dans nos provinces, peuplées de tant d’anciens soldats, par l’éloquente image de ces drapeaux, de ces uniformes maintenant proscrits, naguère si fièrement portés! Quels mouvemens d’impatience contre le présent, de partialité pour le passé, ne devaient pas susciter ou entretenir ces petites pièces satiriques sur les voltigeurs de Coblentz, ces complaintes sur les grognards de Waterloo, que le crayon d’Horace Vernet dédiait, comme celui de Charlet, aux souvenirs ou aux rancunes patriotiques de la foule! A Paris, l’intérêt qui s’attachait aux croquis héroï-comiques publiés par Horace Vernet était certes aussi vif et aussi général. Dans les salons comme dans les ateliers, comme dans les mansardes, on dévorait ces allusions à des événemens et à des héros dont le dessinateur avait dû taire les vrais noms, mais qu’on ne reconnaissait pour cela ni moins sûrement, ni moins vite. On se passait de main en main ces lithographies, on encadrait pieusement ces estampes d’après quelques tableaux qui n’avaient pas figuré au Salon, et qui représentaient Napoléon à l’île d’Elbe ou à Sainte-Hélène, ou presque aussi habituellement un Soldat laboureur, type un peu mélodramatique dans les formes, mais bien approprié d’ailleurs aux arrière-pensées de l’époque et qui, reproduit nombre de fois par le pinceau, par le crayon, par le burin, transporté ensuite dans le roman et sur le théâtre, n’arriva jamais à lasser la sympathie publique, ni à rencontrer nulle part des spectateurs indifférens.

Vers les premières années de la restauration, Horace Vernet, dans l’opinion du plus grand nombre, n’avait donc pas uniquement l’importance et l’autorité d’un très habile artiste : on honorait encore en lui, et peut-être au fond de préférence au peintre, le défenseur de la cause nationale, l’avocat du malheur, le vengeur de nos gloires oubliées ou méconnues. Sans prétendre contester ni diminuer en rien les mérites et la générosité du rôle qu’il prit à cette époque. n’est-il pas juste du moins de faire remarquer que ce rôle, si favorable à la popularité d’un grand talent, n’en compromit nullement le crédit auprès des représentans officiels du nouveau régime? Non-seulement l’administration des Beaux-Arts s’était empressée d’acquérir les toiles qui pouvaient raisonnablement trouver place dans les palais royaux, — la Bataille de Toloza entre autres et le Massacre des Mamelucks, — mais un prince du sang, le duc d’Orléans, se déclarait ouvertement le protecteur du jeune maître, et composait presque exclusivement sa galerie d’œuvres dont il avait lui-même prescrit et suivi jour par jour l’exécution. Un peu plus tard, le roi Charles X allait au-devant de ce talent, sans prétendre pour cela le détourner de sa route accoutumée, ni le confisquer une fois pour toutes à son profit. Il lui demandait, entre deux entreprises consacrées à de tout autres modèles et à des souvenirs bien différens, son propre portrait équestre, — un des meilleurs ouvrages du peintre en ce genre, — et cette Bataille de Fontenoy qu’on doit citer comme l’essai le plus heureux qu’Horace Vernet ait tenté en dehors des scènes contemporaines et des sujets à figures de petites proportions. Enfin, lorsque le moment fut venu de donner un successeur à Guérin dans les fonctions de directeur de l’académie de France à Rome, le roi choisit, parmi les noms qui lui étaient présentés, celui d’Horace Vernet.

On le voit, rien en tout ceci qui ne soit, de part et d’autre, fort étranger aux façons d’agir d’un persécuteur ou à l’attitude d’une victime, et, s’il faut reconnaître les droits qu’avait Horace Vernet aux encouragemens de tous les genres, il convient aussi de se rappeler que, pas plus alors que depuis, ces encouragemens ne lui furent marchandés par personne. Disons plus : la faveur dont son talent a été l’objet a pu entraîner parfois d’assez fâcheuses conséquences. En accueillant avec trop d’empressement ce talent en général un peu futile, on courait le risque d’encourager aussi et de propager dans l’art l’esprit d’aventure ou d’industrie, de même qu’en essayant de s’opposer à la publicité de certaines œuvres, on n’arrivait par là qu’à les rendre plus attrayantes encore en appelant sur elles un surcroît d’intérêt et de curiosité. Aujourd’hui heureusement, à la distance où nous sommes des faits, l’équité nous est facile; il y a quarante ans, au milieu des intérêts et des passions en lutte, on pouvait, on devait même juger les choses avec moins d’impartialité et de clairvoyance. On pouvait par exemple attribuer à une petite tracasserie administrative la grave signification et la portée d’un coup d’état, s’insurger de la meilleure foi du monde contre une tyrannie absente ou simplement maladroite, opposer enfin un excès de zèle pour les libertés de l’art et de la pensée à des mesures prescrites, à tort ou à raison, en vue du bon ordre et de la pacification des esprits. Aussi quoi de plus naturel en 1822 que le parti, pris par Horace Vernet, d’en appeler à l’opinion de la décision du jury qui avait cru devoir interdire à deux de ses œuvres l’accès du Salon? Quoi de plus légitime, de plus nécessaire même aux yeux de tout le monde que l’exposition publique ouverte, au lendemain de cet échec, dans l’atelier du peintre, et que le bruyant succès qui s’ensuivit?

Les tableaux en question n’avaient pas été, cela va sans dire, exclus comme inférieurs en mérite à l’ensemble des tableaux admis; mais le choix des sujets représentés, — l’un était la Bataille de Jemmapes, l’autre cette Défense de la barrière de Clichy que nous mentionnions tout à l’heure, — avait paru à la conscience un peu timorée des juges une menace pour la tranquillité publique ou tout au moins un choix intempestif. Bref, si l’on acceptait de grand cœur les autres toiles envoyées par l’artiste, on refusait l’hospitalité du Louvre à ces deux termes extrêmes de l’histoire militaire de la révolution et de l’empire, à cette double image du premier élan de notre gloire et de l’agonie de notre fortune. De là un refus non moins formel, fait par Horace Vernet, de subir l’arrêt qui le condamnait en partie, et la résolution, aussitôt exécutée que prise, d’exposer sous son toit non-seulement les ouvrages qu’il avait soumis au jury, mais encore des tableaux propres à rendre la protestation plus énergique et plus complète; de là aussi une émotion bien autrement vive que celle qui se serait produite au Salon, un empressement universel à venir admirer ces toiles proscrites, dont deux membres de l’Académie française avaient publié la description, — avec plus de lyrisme politique d’ailleurs que de sagacité critique et avec une obstination singulière à découvrir ici « la fougue et le coloris de Rubens, » là une « imitation éloignée, il est vrai, de Giotto[2]. » A quoi bon insister, au surplus, sur ces enthousiasmes de l’esprit de parti ou sur ces méprises de l’esprit littéraire? Quelles qualités pittoresques recommandent les tableaux peints par Horace Vernet à cette époque? Dans quelle mesure ces œuvres honorent-elles l’intelligence qui les a conçues et la main qui les a faites? Qu’ont-elles ajouté à la gloire de notre école? Telles sont les questions qu’il convient surtout d’examiner.

De toutes les scènes de guerre qu’Horace Vernet a retracées sur la toile pendant un demi-siècle, celles qui résument le mieux, à notre avis, les aptitudes naturelles et les caractères de son talent sont, — outre la Bataille de Jemmapes et la Barrière de Clichy, qui figuraient l’une et l’autre à l’exposition particulière de 1822, — les batailles de Valmy, de Hanau et de Montmirail, c’est-à-dire des tableaux antérieurs à la plupart des toiles signées de son nom qui ornent aujourd’hui le musée de Versailles. Certes la seconde manière du peintre, — si tant est qu’on puisse qualifier ainsi des modifications résultant beaucoup moins d’un parti-pris de transformation que des conditions nouvelles imposées par les sujets et par les vastes dimensions des cadres, — certes cette habileté plus confiante en soi, plus surprenante, si l’on veut, que par le passé, ne fait à bien des égards que continuer les habitudes premières de ce talent et en multiplier les témoignages. Au point de vue de l’exécution brillante, de la facilité, de l’entrain, il y a même ici plutôt progrès que déchéance; mais aussi quelque chose de plus arbitraire dans les intentions, de plus artificiel dans le style, vient compliquer ce progrès et en compromettre l’autorité. Les élémens de chaque composition acceptés presque sans contrôle, rapprochés chemin faisant et au hasard de l’heure présente, l’ensemble de la scène et des lignes morcelé en une multitude de groupes épisodiques, les combinaisons de l’art enfin remplacées par les procédés de la chambre claire, les formes d’expression propres à un tableau par l’éloquence diffuse d’un panorama, — voilà ce qu’on rencontre souvent dans les œuvres relativement récentes d’Horace Vernet. Celles au contraire qui appartiennent à la première moitié de sa carrière se distinguent par une recherche, sinon très profonde, au moins suffisamment attentive, des moyens de coordonner les intentions partielles, de les faire tourner au profit de l’aspect général, d’en composer un tout.

La Bataille de Jemmapes, entre autres, et la Bataille de Valmy ont ce genre de mérite. Tout aussi empreintes de véracité, quant à la reproduction des détails caractéristiques, que les œuvres qui vont suivre, elles l’emportent sur celles-ci par la disposition pittoresque et peut-être faut-il ajouter par la certitude de l’exécution. Je m’explique : jamais sans doute le pinceau d’Horace Vernet n’a manqué de décision ni de savoir-faire. A l’époque en particulier où il courait si lestement sur les toiles destinées aux galeries de Versailles, il était arrivé à donner à chaque touche une apparence si nette que l’œil du spectateur devait, au premier aspect, voir en action la main du peintre et, pour ainsi dire, la prendre sur le fait; mais cette touche propre, délibérée, sûre comme un paraphe, cette manière sans repentir et sans rature s’accusent avec une complaisance qui fait tort à l’expression intime, à la vraisemblance même des objets qu’elles prétendent définir. On se préoccupe trop des moyens employés pour s’intéresser beaucoup au reste; on devine trop bien comment l’artiste s’y est pris pour être dupe de l’illusion qu’il a voulu produire, ou plutôt on lui accorde ce qu’il semble avoir eu seulement à cœur d’obtenir, une confiance superficielle comme son habileté même, une attention rapide comme le travail de sa pensée.

Au temps où il peignait les batailles de Jemmapes, de Valmy de Hanau et de Montmirail, Horace Vernet avait probablement des ambitions plus hautes, une opinion plus sérieuse de l’art et de sa fonction. En tout cas, l’impression qu’on éprouve en face de ces quatre toiles ne s’arrête pas aux surfaces de l’esprit, l’estime qu’inspire ici l’habileté de la pratique n’est pas seulement une réponse à des provocations adroites, à une sorte de calligraphie pittoresque; c’est la récompense légitime et réfléchie d’un talent qui, tout en gardant ses coudées franches, ne s’étale pas pour le plaisir de s’imposer et de faire montre de lui-même. Dans la Bataille de Montmirail surtout, l’aisance avec laquelle les détails multiples sont indiqués n’usurpe ni ne contrarie l’attention due à l’effet général, à la signification dramatique de l’ensemble. Le moment choisi est celui où les chasseurs de la vieille garde, sous les ordres du maréchal Lefebvre, se précipitent sur l’ennemi et décident par cet effort suprême le gain de la journée. L’horizon que les ombres du crépuscule ont déjà envahi, les restes d’une lueur blafarde qu’un triste soleil d’hiver, à demi caché derrière les nuages, répand sur la campagne et sur les derniers bataillons qui la couvrent, tout, — jusqu’à cette croix que les balles des deux armées ont ébranlée sur sa base, jusqu’à cet arbre effeuillé dont les branches semblent s’agiter douloureusement sous les sifflemens du vent et de la mitraille, — tout a une solennité mélancolique, une expression de grandeur sinistre conforme au caractère historique de la scène. C’est l’image d’une victoire encore, mais d’une victoire sans fête, d’une gloire sans ivresse, d’un triomphe sans lendemain. La joie est absenta de tous ces cœurs héroïques qu’habitent seulement les souvenirs de la patrie outragée, comme la lumière radieuse manque au théâtre de la lutte, comme le soleil d’Austerlitz est absent du ciel de Montmirail.

Si jamais Horace Vernet s’est élevé, dans la représentation d’une action militaire, jusqu’au style poétique par la justesse même de son coup d’œil, par la sincérité des émotions qu’il traduit, si, contre les coutumes de son imagination plutôt active qu’étendue, il a réussi à embrasser et à rendre les conditions morales en même temps que les dehors d’un sujet, nul doute que la Bataille de Montmirail ne marque dans la vie du peintre ce moment privilégié, cette heure d’inspiration exceptionnelle. Aussi le tableau dont nous parlons nous semble-t-il promis à une célébrité durable. On pourra y constater certaines imperfections matérielles, reprocher quelque insuffisance, non pas à l’harmonie générale des tons, mais au coloris de telles parties, regretter que, suivant un terme du métier, « la pâte » soit aussi mince, la touche inconsistante parfois jusqu’à la fluidité : il est impossible en revanche qu’on méconnaisse les mérites qui compensent, et au-delà, ces défauts. Le genre auquel appartient la Bataille de Montmirail une fois admis et toute proportion gardée entre des œuvres et des qualités bien inégales, c’est à côté des toiles qui honorent le plus l’art moderne qu’il faut placer l’œuvre d’Horace Vernet, œuvre véritablement nouvelle, puisqu’elle n’a de précédens ni dans notre école, ni ailleurs, qu’elle procède d’un bout à l’autre d’un sentiment aussi original que le mode d’exécution adopté, qu’enfin elle révèle chez l’artiste qui l’a peinte des facultés spéciales dont il ne fera plus tard ni un plus heureux usage, ni un aussi juste emploi[3].

Quelle que soit d’ailleurs, à ne considérer que relativement les résultats, la distance qui sépare la Bataille de Montmirail, et en général les batailles peintes par Horace Vernet vers cette époque, des tableaux qu’il a exécutés après 1830, il ne s’ensuit pas, tant s’en faut, que ceux-ci n’aient qu’une importance médiocre dans la vie de l’artiste et dans l’histoire de notre école contemporaine. Depuis les épisodes du Siège d’Anvers jusqu’à la Prise de Rome ou, plus récemment encore, jusqu’à la Bataille de l’Alma et la Messe en Kabylie, trop de compositions présentes à toutes les mémoires feraient justice d’une pareille assertion; trop de preuves se sont succédé pour qu’il soit permis à personne de mettre en oubli ou en doute cette habileté de plus en plus manifeste, cette inépuisable fécondité. Ce que nous voulons dire seulement, c’est que, dans les travaux d’Horace Vernet, appartenant aux vingt ou trente dernières années, la pratique, à force d’affirmer sa promptitude et sa hardiesse, ne laisse pas d’étourdir le regard, qu’il importait de persuader. A force de s’escrimer à tout propos, de ferrailler avec les difficultés de la tâche, le pinceau arrive à produire une sorte de cliquetis pittoresque où les lignes se démentent, se heurtent, s’interrompent, où le coloris naturel s’anéantit sous la violence des reflets, comme le sens primitif de la scène s’amoindrit ou se perd au milieu des commentaires et des explications accessoires. Certes l’agitation est de mise dans des sujets de cet ordre, oui, cela est évident: il n’y a de salut pour un peintre de batailles que dans la verve de l’exécution et dans la multiplicité des épisodes; mais encore faut-il que cette verve ne dégénère pas en pur esprit d’aventure, que ces épisodes, si curieux, si intéressans qu’ils soient, laissent aux faits principaux leur relief et à l’aspect du tableau son unité. Un des torts d’Horace Vernet est d’avoir méconnu souvent cette loi essentielle, de s’être contenté de juxtaposer des figures et des objets inanimés, des formes et des tons, là où il avait le devoir de grouper ces divers élémens, et de les combiner entre eux pour en déduire un effet général. Nous ne parlons pas de la Smala d’Abd-el-Kader œuvre tout exceptionnelle par les dimensions, immense frise dont un seul coup d’œil ne saurait embrasser l’ensemble, et qu’il a été nécessaire par conséquent de diviser en une série de compositions correspondant chacune à un point de vue particulier. Il y avait là en réalité un tour de force à accomplir plus encore qu’un tableau à faire, et cette étrange tâche une fois donnée, personne, il faut le reconnaître, ne s’en fût acquitté avec autant d’aisance, d’adresse et de bonne grâce; mais dans d’autres cas où les règles ordinaires de l’art pouvaient et devaient être mieux observées, lorsqu’il s’agissait par exemple de représenter sur un champ moins démesurément vaste la Bataille d’Isly pourquoi recourir à peu près au même mode de composition? Pourquoi cette ordonnance morcelée, ces groupes éparpillés, ces mille détails qui se disputent les regards et déconcertent l’attention ? Pouvons-nous ne pas ajouter que le modelé des corps, quels qu’ils soient, est trop uniforme, le coloris trop invariablement cru ou lustré, et qu’il résulte de cette monotonie chatoyante, pour ainsi dire, je ne sais quelles aigres consonnances aussi étrangères à la vigueur des inspirations que contraires à l’harmonie ?

Telles sont les imperfections qui déparent en général les ouvrages d’Horace Vernet, et plus particulièrement ceux qu’il a produits dans la seconde moitié de sa vie : imperfections très notables assurément, mais à l’égard desquelles il faut craindre d’exagérer la justice. Depuis quelques années, les artistes et la critique ne se sont peut-être pas assez tenus en garde contre cet excès. On a jugé sévèrement les défauts, sauf à n’examiner qu’avec une extrême réserve, à dédaigner même des qualités tout aussi considérables. Aux bruyans succès faits au peintre par le gros du public, les hommes du métier ont opposé parfois des protestations non moins énergiques, plus faciles d’ailleurs à résumer en paroles qu’à convertir en exemples pratiques, en actes parfaitement concluans. N’en va-t-il pas en effet des scènes militaires peintes par Horace Vernet au grand scandale de certains puristes comme des libretti que la plume de Scribe a livrés pendant tant d’années aux applaudissemens de la foule et aux arrêts rigoureux des lettrés? Rien de plus aisé ni de plus légitime que de reconnaître et de signaler les côtés défectueux de pareils travaux; rien de plus rare toutefois, même parmi les plus habiles, que l’art de se plier ainsi aux conditions du genre, et d’arriver, le cas échéant, à faire mieux ou seulement aussi bien. Les tableaux de bataille que nous ont donnés, sous le dernier règne, des peintres d’histoire ou de portrait démontrent assez la supériorité du talent d’Horace Vernet dans ce genre spécial. Quant aux meilleurs témoignages fournis à cette époque ou depuis par les peintres de batailles de profession, quelle valeur secondaire n’ont-ils pas, de quelles hésitations, de quelle froideur ne semblent-ils pas porter l’empreinte, lorsqu’on se rappelle les preuves, tout autrement significatives, qui s’étalent sur les murs de la salle de Constantine, dans le palais de Versailles ! Seul, Horace Vernet pouvait, en représentant l’Attaque de la citadelle d’Anvers, trouver le secret de nous intéresser à une scène presque sans action, à une sorte de conseil de guerre tenu entre les chefs de l’armée dans l’intérieur d’une tranchée, tandis que les bombes lancées contre la place font mystérieusement leur office, et que les événemens qui amèneront la capitulation s’accomplissent loin de nos regards. Lui seul aussi, en traitant un sujet tout contraire, — les Colonnes d’assaut gravissant la brèche de Constantine, — était en mesure d’exprimer à souhait la tumultueuse énergie de ce rude effort, ce pêle-mêle de combattans et de débris, cette montagne vivante s’élevant sur une montagne de murs écroulés et de terrains glissans, cette vague humaine heurtant de toute son impétuosité, de toute sa furie, et les obstacles qu’elle a déjà renversés, et ceux qui protègent encore la proie qu’elle va conquérir. Jamais l’héroïque confusion d’un assaut n’a été rendue avec plus de vraisemblance, jamais la turbulence d’une foule en armes décidée à vaincre et déjà au moment de saisir la victoire n’a été plus vivement, plus franchement reproduite. Qu’on ne trouve pas là un tableau, c’est-à-dire un ensemble de lignes et de couleurs se pondérant les unes les autres, une image auguste de l’idéal, une composition régulière ayant son centre principal et sa circonférence, son foyer de lumière et ses rayonnemens, son origine et ses conséquences choisies, — je le veux bien. A coup sûr, on ne refusera pas d’y reconnaître un portrait saisissant de la réalité et le bulletin militaire le plus véridique qu’il appartienne au pinceau de tracer. Le tableau que nous venons de rappeler et quelques autres, au premier rang desquels il faut citer l’Attaque de la porte de Constantine par le lieutenant-colonel de Lamoricière, suffiraient pour attester l’insigne habileté d’Horace Vernet à figurer le mouvement, l’élan collectif, l’intrépidité en action. Une toile au moins aussi remarquable, — l’Ouverture de la brèche de Constantine, — montre avec quelle sagacité il savait deviner et traduire les mâles émotions qui précèdent la lutte, avec quelle rare justesse dans le choix des attitudes, dans l’expression des physionomies il donnait à l’immobilité même les caractères de la vie. Ici encore l’intérêt dramatique résulte tout entier de l’uniformité des élémens; seulement, au lieu d’une masse d’hommes courant simultanément au-devant du péril ou de la mort, on ne voit guère que des soldats au repos, attendant le moment d’aller les affronter l’une et l’autre. Déjà une partie de la première colonne s’ébranle et va escalader le monticule qui s’élève au pied de la brèche ; mais le reste des troupes n’a pas reçu encore le signal de l’assaut. Au second plan, le commandant en chef, le général Valée, assis sur l’affût d’un canon, donne aux officiers qui l’entourent les dernières instructions, tandis que le duc de Nemours, commandant du siège, indique de la main aux troupes les remparts de la ville et l’âpre chemin qui y conduit. Sur le devant du tableau et perpendiculairement à la ligne d’horizon, plusieurs compagnies d’infanterie semblent se recueillir dans un calme plein de glorieuses promesses pour nos armes, de menaces terribles pour l’ennemi. A voir ces braves gens qui acceptent le poids de l’attente d’un cœur si ferme, d’un front si virilement serein, on sent qu’ils ne seront pas plus troublés tout à l’heure. La minute qui les sépare du combat, de la mort peut-être, n’amènera ou ne fera que continuer, sous de nouvelles formes, le même dévouement au devoir. Et quelle vérité dans les types, quelle spirituelle exactitude dans l’imitation de la tournure et du costume militaires, quelle fine intelligence des habitudes particulières aux soldats de chaque arme ou de chaque campagne! En cela comme en toute chose, Horace Vernet n’emprunte rien, ne doit rien qu’à lui-même et à ses propres souvenirs. Il a vu de ses yeux, compris sans le secours de personne, formulé sans l’intermédiaire d’aucune tradition ces différences caractéristiques. Après avoir peint, suivant leurs apparences variées et dans le sens exprès de leurs allures, les volontaires de 1792 et les grenadiers de la garde impériale, les gardes nationaux de Paris en 1814 et les artilleurs du siège d’Anvers, il a dégagé avec la même certitude la physionomie de notre nouvelle armée; il s’est assimilé aussi facilement, aussi complètement le soldat d’Afrique ou de Crimée, depuis les plis de la guêtre jusqu’à la manière de porter le havre-sac et le képi, depuis les détails matériels et la lettre de la tenue d’ordonnance jusqu’aux modifications résultant de la pratique de la guerre, du climat ou de la coutume. Ce n’est donc pas simplement par la représentation des faits, mais encore par une fidèle image des mœurs, que l’histoire de notre temps vit et se perpétuera dans les tableaux d’Horace Vernet. La seule énumération des sujets qu’il a traités offrirait un sommaire exact de nos annales militaires depuis la fin du dernier siècle : la souplesse avec laquelle son talent s’est approprié aux caractères successifs, aux phases diverses de cette glorieuse histoire, achève d’accréditer les enseignemens qu’il nous lègue et d’en assurer l’autorité pour l’avenir.

En essayant de caractériser ici la manière et les œuvres d’Horace Vernet, nous nous sommes attaché de préférence à un certain ordre de travaux. Nous reprochera-t-on pour cela d’avoir méconnu d’autres titres, d’avoir volontairement amoindri, en la réduisant au rôle d’un peintre de batailles, l’importance d’un artiste qui, depuis les sujets de genre, de chasse, de paysage et de marine jusqu’aux plus graves données de l’histoire, a tout envisagé, tout abordé, tout traduit? Sans doute il faut tenir compte de cette facilité singulière, mais à la condition de ne l’estimer qu’à son prix, et d’y reconnaître bien moins l’universalité absolue des aptitudes qu’une mobilité intellectuelle servie, inspirée même par l’extrême adresse de la main. N’est-ce pas au reste comme peintre de batailles qu’Horace Vernet mérite d’être compté parmi les maîtres de notre temps? N’est-ce pas dans la peinture des scènes militaires telles que les a faites la civilisation moderne qu’il a le plus nettement accusé son originalité, le mieux réussi à exprimer sous des formes familières et complètes ce qu’on ne savait autrefois qu’écourter à l’excès ou revêtir d’une majesté de convention? Sur ce terrain, qu’il a occupé le premier et qui lui appartient en propre, il demeure à l’abri des revendications et des attaques, il défie toute comparaison : partout ailleurs on trouverait à lui opposer mieux que des rivaux. Que devient par exemple son habileté, très incontestable pourtant, à peindre les chevaux, lorsqu’on rapproche cette manière élégante jusqu’à la recherche du style large et de la robuste manière de Géricault? Il suffira, pour apprécier cette différence, de se souvenir des études peintes ou lithographiées par celui-ci en face de Mazeppa ou de telle autre scène du même genre retracée par Horace Vernet. Les paysans italiens qui lui ont servi de modèles ont-ils eu à ses yeux et sous son pinceau cette mâle beauté, cette grâce énergique qu’avaient su pressentir et rendre M. Schnetz et Léopold Robert? à faudrait plus que de l’indulgence pour estimer à l’égal du Vœu à la Madone et des Moissonneurs des toiles comme le portrait de Vittoria d’Albano et la Confession d’un Brigand.

Dans le genre historique proprement dit, les œuvres qu’a laissées Horace Vernet autoriseraient des comparaisons plus redoutables encore et de plus sévères jugemens. Quelques-unes, il est vrai, — et l’Arrestation des Princes en 1650 est du nombre, — dissimulent en partie l’exiguïté des intentions sous les coquetteries de la mise en scène, sous un faux air de bonhomie dans le style qui peut jusqu’à un certain point faire illusion, et que les caractères anecdotiques du sujet ne laissent pas d’ailleurs d’excuser; mais là où il s’agit de sujets plus graves à tous égards et plus vastes, là où il faut à tout prix provoquer une émotion dramatique ou éveiller en nous l’idée du beau, de pareilles ruses ne sauraient suffire et sont facilement percées à jour. Qu’importent, dans Judith et Holopherne, le sommeil souriant de la victime, les regards étincelans du bourreau, si le contraste n’aboutit qu’à l’exagération et à la grimace? A quoi bon ce luxe d’ornemens, ces minutieux détails de mœurs, ce geste violent et ce grand sabre, puisque le tout ne peut nous donner le change sur des inspirations absentes et nous montrer rien de plus qu’un jeu de scène entre deux acteurs? Même contrefaçon du théâtre, même impuissance à racheter par l’éclat des accessoires et des costumes les faiblesses du sentiment dans le plafond qui représente au Louvre Jules II ordonnant les travaux de Saint-Pierre, dans Edith au col de cygne dans le Pape Pie VIII porté sur la sedia pontificale, ou, plus évidemment encore, dans la Rencontre de Michel-Ange et de Raphaël au Vatican.

De pareilles œuvres, au surplus, n’intéressent et ne sauraient compromettre que les conditions ordinaires, la dignité extérieure de la peinture d’histoire. Pourquoi faut-il que le talent d’Horace Vernet n’ait pas craint de s’aventurer en plus haut lieu encore et d’introduire ses habitudes de familiarité excessive jusque dans l’interprétation des livres saints? Nous voulons parler non pas d’un Christ au roseau, qui ne mérite en vérité que le silence et l’oubli, mais de ces nombreuses compositions sur des sujets bibliques où le peintre transcrit le plus littéralement qu’il peut les souvenirs de ses voyages en Afrique : innovations fâcheuses en vertu desquelles les patriarches et les prophètes, la mère d’Ismaël comme l’épouse d’Isaac, tous les personnages de l’Ancien Testament, toutes les figures consacrées par la tradition de tant de siècles se transforment pour nous en personnages contemporains, et nous apparaissent sous le burnous d’Abd-el-Kader ou sous les vêtemens tramés d’or et de soie des femmes de la Smala.

Pour justifier la tentative d’Horace Vernet, objectera-t-on que les maîtres avaient défiguré la Bible en privant les commentaires pittoresques qu’ils en donnaient de tout caractère ethnographique, que, les Arabes ayant à peu près conservé les habitudes des premiers peuples, ils doivent aussi en garder la ressemblance dans leur costume, qu’enfin, sous le rapport de la vérité locale, il y a moins loin d’un Bédouin de nos jours à un patriarche de l’ancienne loi que de celui-ci à telle image arbitraire qu’aura tracée quelque grand artiste de la renaissance ? La question a été résolue, et à notre avis sans réplique, par un écrivain à qui la délicatesse de son goût, aussi bien que son expérience personnelle de l’art et du pays, assure en pareille matière une compétence parfaite. « Costumer la Bible, dit M. Eugène Fromentin, c’est la détruire, comme habiller un demi-dieu, c’est en faire un homme. La placer en un lieu reconnaissable, c’est la faire mentir à son esprit; c’est traduire en histoire un livre anté-historique. Comme à toute force il faut vêtir l’idée, les maîtres ont compris que dépouiller la forme et la simplifier, c’est-à-dire supprimer toute couleur locale, c’était se tenir aussi près que possible de la vérité….. Donc, hors du général, pas de vérité possible dans les tableaux tirés de nos origines, et bien décidément il faut renoncer à la Bible, ou l’exprimer comme l’ont fait Raphaël et Poussin. » Et, un peu plus loin, M. Fromentin ajoute avec tout le sentiment et la clairvoyance d’un peintre : « Oui, ce peuple possède une vraie grandeur. Il la possède seul, parce que, seul au milieu des civilisés, il est demeuré simple dans sa vie, dans ses mœurs, dans ses voyages. Il est beau de la continuelle beauté des lieux et des saisons qui l’environnent. Il est beau surtout parce que, sans être nu, il arrive à ce dépouillement presque complet des enveloppes que les maîtres ont conçu dans la simplicité de leur grande âme. Seul, par un privilège admirable, il conserve en héritage ce quelque chose qu’on appelle biblique, comme un parfum des anciens jours; mais tout cela n’apparaît que dans les côtés les plus humbles et les plus effacés de sa vie. Et si, plus fréquemment que d’autres, il approche de l’épopée, c’est alors par l’absence même de tout costume, c’est-à-dire en cessant d’être Arabe en quelque sorte pour devenir humain. Devant la demi-nudité d’un gardeur de troupeaux, je rêve assez volontiers de Jacob. J’affirme au contraire qu’avec le burnous saharien ou le mach’la de Syrie on ne représentera jamais que des Bédouins[4]. »

Les reproches qu’on a le droit d’adresser au talent et aux travaux d’Horace Vernet sont donc de plus d’une sorte, et il serait facile, sur ce point, de faire la part plus large encore à la critique. Quelques mots suffiront toutefois pour compléter l’expression de notre pensée et pour tirer une conclusion des divers exemples que nous avons proposés. Horace Vernet, — nous ne parlons ici que de sa vie publique et des faits qu’il appartient à chacun de juger, — Horace Vernet a pu commettre des oublis, des imprudences, des fautes même. N’accusons pourtant pas plus sévèrement que de raison ces torts, où tout n’est pas réel. Talent toujours dispos et prompt à agir, esprit plus apte à saisir le côté extérieur et la physionomie des choses qu’habile à en scruter la signification intime et le fond, Horace Vernet, incessamment tourmenté du besoin de produire, n’avait ni le loisir de se souvenir du passé et de s’émouvoir ailleurs qu’en face de la tâche présente, ni l’ambition de formuler rien de plus que l’image textuelle d’un fait. Vainement on chercherait dans l’ensemble de ses œuvres l’expression continue d’une doctrine, le développement de certains principes une fois adoptés. Les sujets si divers qu’il a traités à tour de rôle, et toujours avec un parfait détachement de ses préoccupations antérieures ou prochaines, — ces emprunts alternatifs aux bulletins de nos expéditions militaires et aux livres saints, à l’histoire de nos révolutions politiques et aux chants des poètes, — ces caricatures en regard de vignettes pour les Fables de La Fontaine ou pour la Henriade, pour le théâtre de Molière ou pour les tragédies de M. de Jouy, — cette longue série de portraits où figurent des princes et des fonctionnaires de tous les régimes, des hommes célèbres à des titres radicalement contraires, depuis les héros de nos champs de bataille jusqu’à des héros de cour d’assises, — tout cela trahirait une singulière indifférence en matière de thèmes pittoresques, s’il n’était plus juste d’y reconnaître la mobilité naturelle et la curiosité d’une imagination facile à s’éprendre de ce qui a pour soi l’éclat, la renommée, ou seulement le bruit.

Au point de vue de l’art et de la pratique, la manière d’Horace Vernet s’explique ou s’excuse par des considérations analogues. Qualités et défauts, tout procède chez lui de facultés à la fois rares et vulgaires, solides et frivoles, d’un mélange extraordinaire de bonne foi et de ruse, de précision et de prolixité, de franche imitation du vrai et d’habileté factice. Le vrai dans son expression absolue, l’imitation scrupuleuse de la réalité, voilà pourtant, suivant les propres paroles d’Horace Vernet, le principe unique comme l’unique fin de l’art; tels étaient les termes où il résumait toute sa poétique, toutes ses croyances, tous ses devoirs. « Quand je veux peindre un tableau, avait-il coutume de dire, j’ouvre ma fenêtre et je regarde. » Or cette fenêtre qui devait fournir le plein jour à sa pensée et à ses yeux, d’où vient qu’il se soit contenté si souvent de l’entre-bâiller? N’interrogeait-il pas sa mémoire plus assidûment encore que la nature, et ne lui est-il pas arrivé nombre de fois de se fier à l’adresse de sa main au moins autant qu’à l’autorité de ses modèles? Non, quoi qu’on puisse prétendre à ce sujet, quoi qu’il ait pu penser lui-même de son abnégation et de son respect pour le vrai, la qualité distinctive du brillant peintre que notre école vient de perdre n’aura été ni cette sincérité magistrale avec laquelle le génie s’assimile et met en relief les grands caractères de la réalité, ni même cette véracité plus humble qui résulte, — chez les petits maîtres des Pays-Bas par exemple, — de la contemplation patiente, de l’analyse impartiale. La véracité du pinceau d’Horace Vernet est toute relative et d’ailleurs aussi peu exempte de partialité que son habileté même. L’interprétation personnelle, l’intention ingénieuse avant tout, l’empreinte dans chaque partie du travail d’une pensée alerte et d’une science sans préméditation, mais non certes sans originalité et sans grâce , — voilà ce qui vivifie ce talent, voilà ce qui en constitue les principaux mérites : talent agile et souple plutôt que robuste, reluisant plutôt que fortement trempé, mais qui n’en a pas moins une valeur et un éclat considérables. Très Français en ce sens qu’il sait découvrir dans un sujet les côtés les plus propres à séduire l’esprit, qu’il donne à l’image des choses l’accent de la vraisemblance morale et une signification presque littéraire, qu’en un mot il écrit ce qu’il a conçu avec une netteté que compromettraient peut-être des préoccupations plus strictement pittoresques, — l’auteur de tant de compositions très honorables après tout pour notre école, le créateur d’un genre où il ne devait pas trouver d’égal, un tel peintre, quels que soient d’ailleurs ses défauts, mérite notre reconnaissance et commande nos hommages. Qu’il n’arrive pas à contenter pleinement les délicats, qu’on ait le droit de lui reprocher, même en face de ses meilleurs ouvrages, certaines lacunes dans l’invention et dans le sentiment, c’est ce que nous n’entendons nullement contester. Il est impossible toutefois qu’on lui marchande une place parmi les artistes supérieurs, non pas au rang des maîtres qui ont le privilège de nous émouvoir profondément et de nous convaincre, mais à côté de ceux qui réussissent le plus facilement à récréer notre intelligence, et dont le lot est de plaire à première vue, d’avoir tout d’abord raison de nos scrupules et de nous intéresser en se jouant.


HENRI DELABORDE.

  1. Outre Joseph Vernet, Carle et Moreau, célèbres tous trois à divers titres, Horace Vernet comptait parmi ses proches parens plusieurs artistes dont les noms ne sont pas tombés dans l’oubli : l’architecte Chalgrin entre autres, à qui l’on doit le projet primitif de l’arc de triomphe de l’Étoile, l’église de Saint-Philippe-du-Roule et le grand escalier du palais du Luxembourg, — le sculpteur Boizot, auteur de plusieurs bustes assez estimés et de cette Victoire en bronze doré qui surmonte la fontaine de la place du Châtelet, — et le peintre Callet, dont quelques tableaux, représentant des scènes mythologiques, sont conservés dans les galeries du Louvre.
  2. Salon d’Horace Vernet. Analyse historique et pittoresque des quarante-cinq tableaux exposés chez lui en 1822, par MM. Jouy et Jay, p. 2 et 86.
  3. La Bataille de Montmirail ornait encore la galerie du Palais-Royal au moment de la révolution de février 1848. On sait qu’au lendemain de cette révolution, une horde de malfaiteurs envahit les appartenions du palais, et qu’elle lacéra, détruisit ou vola tous les tableaux qui s’y trouvaient. Comme le Gustave Wasa d’Hersent, comme les deux chefs-d’œuvre de Robert, la Femme napolitaine pleurant sur les ruines de sa maison et l’Enterrement, comme tant d’autres toiles diversement regrettables, le tableau d’Horace Vernet disparut dans cette heure honteuse. Retrouvé un peu plus tard et mis en vente au mois d’avril 1851, il appartient aujourd’hui à M. le marquis d’Hertford, qui l’a fait restaurer sous la direction d’Horace Vernet, ainsi que les trois autres batailles, dont il est aussi le possesseur, — Jemmapes. Valmy et Hanau.
  4. Un Été dans le Sahara, p. 61-63.