Hortense Allart — post-scriptum

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Cl. PERROUD.


HORTENSE ALLART

POST-SCRIPTUM




Depuis mon article sur Hortense Allart dans le dernier numéro de la Revue, il m’est arrivé un certain nombre de nouveaux renseignements.

Les plus importants me sont fournis par une brochure de M. Jules Manecy : Une famille de Savoie, Aix-les-Bains, 1904, 63 pages in-8o.

Cette famille n’est autre que celle de Sophie et de Delphine Gay, et par suite d’Hortense Allart, ainsi qu’on va le voir. M. Manecy, en consultant les archives locales, en se documentant auprès des divers membres de la famille (dont il est lui-même issu), a réuni des faits très intéressants, qui me permettent de compléter, préciser ou même rectifier plusieurs points de mon récit.

* Et d’abord, je m’étais demandé pourquoi l’auteur des Enchantements avait écrit : « Ma mère était fille du baron de Lupigni, un riche négociant de Lyon, que la Révolution ruina ; » j’avais vu là un de ces déguisements auxquels Mme de Saman a trop souvent recours. Il se trouve que ce n’est pas une fiction. Le grand-père d’Hortense, Joseph Gay, originaire de Savoie, mais établi négociant à Lyon, avait bel et bien acheté en 1775, en même temps que « la capacité d’acquérir des fiefs nobles », la baronnie de Lupigni, en Savoie, près de Rumilly. Il prit sa baronnie au sérieux (voir, dans M. Manecy, une gravure de son écusson).

Malheureusement, il n’en jouit pas longtemps. Ses affaires ayant périclité, il dut abandonner en 1782 ses biens à ses créanciers et mourut l’année suivante ; Lupigni fut vendu en 1788. La Révolution ne fut pour rien dans sa ruine.

Sa fille, Marie-Françoise, la mère d’Hortense, était née non pas vers 1750, comme je l’ai dit sur la foi de Quérard, mais en 1765. Elle avait donc à peine trente-cinq ans lorsqu’elle se maria, à l’approche du Consulat, avec Nicolas-Gabriel Allart.

L’autre enfant du baron de Lupigni, Jean-Sigismond Gay, qui fut successivement banquier, receveur général à Aix-la-Chapelle sous l’Empire, puis fournisseur des armées, avait épousé, en 1803, Sophie Michault de La Valette, connue depuis, dans les lettres, sous le nom de Sophie Gay, et qui fut la mère de Delphine.

Delphine et Hortense étaient donc, non pas seulement parentes, comme je l’ai dit, mais cousines germaines.


* M. Manecy donne l’acte de baptême d’Hortense, qui est bien née à Milan le 2 septembre 1801. Elle y figure avec les prénoms d’Hortense-Sophie-Thérèse-Sigismonde. (Son acte de mariage, dont j’ai une copie, dit : Hortense-Thérèse-Sigismonde-Alexandrine-Sophie.) Hortense était le prénom de sa marraine, Mme Marmont ; Sophie celui de sa tante ; Sigismonde rappelait celui de son oncle, Jean-Sigismond Gay. Allart est désigné sous le titre de « membre de la commission de liquidation en Italie ». J’avais donc assez bien conjecturé le genre d’affaires qui l’avaient amené à Milan. Ces affaires n’étaient sans doute pas toujours de nature à plaire au premier consul, car M. Manecy publie une lettre où Duroc, alors premier secrétaire de Bonaparte, rassure son ami Allart contre les colères du maître.


* Lorsque Allart mourut, en 1817, Sigismond Gay fut le protecteur de la veuve et le tuteur de ses deux filles. Mais il mourut lui-même en 1822, un an après Mme Allart, et les orphelines restèrent seules.

Sur la plus jeune, qui apparaît en quelques endroits des Enchantements, mais sans y être nommée, M. Manecy nous renseigne mieux : elle était née en 1804 et s’appelait Sophie, comme sa tante Gay. Elle se consacra à la peinture, fut élève d’Ingres, alla étudier à Rome, et y épousa un négociant français, M. Gabriac. Le grand peintre fut un de ses témoins. Elle mourut en 1870, laissant une famille honorée, et une de ses nièces, Mme Léonce Détroyat, écrivait d’elle à M. Manecy : « Elle eut un très beau talent de peintre, et sa vie fut toute d’honneur, de cœur et d’esprit. » C’est elle sans doute qui figure au Dictionnaire des artistes de l’École française, de Bellier de la Chavignerie : « Mlle Allart, peintre. — Salon de 1827, Étude ; — de 1831, Portrait de M. Anatole O’D… ; — de 1833, Portrait de M. J. Vatout, etc. »


* La gravure d’un petit tableau de famille, reproduite par M. Manecy (p. 27), représente les deux sœurs dans leur première adolescence. Les figures sont charmantes ; l’une d’elles (j’imagine que c’est Hortense), des fleurs dans une main, enlace sa sœur de ses bras, comme pour la protéger. On peut voir aussi au musée du Louvre, dans l’œuvre de David d’Angers, un médaillon d’Hortense, daté de 1835, en l’épanouissement de sa beauté.


* Je ne reviendrai pas sur les aventures d’Hortense Allart[1]. Je vois seulement, par une lettre autographe d’elle que je possède, que vers 1840 son fils Marcus, âgé alors de quatorze à quinze ans, était demi-pensionnaire chez le savant M. Hippeau qui, dans un intermède de sa carrière universitaire, de 1837 à 1844, avant de professer la littérature française à Strasbourg et à Caen, avait fondé à Paris une institution de jeunes gens.

L’éducation d’alors n’était pas celle d’aujourd’hui, — Georges Sand s’en plaignait déjà au sujet de son fils Maurice, élève du collège Henri IV. La lettre de Mlle Allart vaut d’être citée, au moins en partie.

« Les Anglais, Monsieur, frappent les enfants et même les jeunes gens. Mais ce n’est pas l’usage en France. Ainsi, en mettant mon fils chez vous, j’ai cru qu’on l’élèverait comme un Français. Vous ignorez sans doute la conduite de votre maître d’étude avec vos élèves. Je ne suis pas la seule mère qui ait à s’en plaindre. Comme mon fils s’indignait ce soir du traitement que le maître d’étude faisait subir à un petit enfant, il a été indignement frappé… Comme vous êtes un homme éclairé et plein de bonté, je vous prie de me dire ce que vous feriez à ma place ?… » Et en post-scriptum : « Pourquoi est-ce que je ne vois jamais l’anglais sur les bulletins de mon fils ? Je voudrais qu’on ne lui ôtât pas la prononciation italienne, qui est la vraie pour le latin. Je ne le renverrai plus chez vous d’ailleurs sans une réforme dans sa classe sur les coups de poing du maître. »


* Je viens de parler de George Sand. Les deux femmes ne semblent ne s’être liées qu’après 1840. L’illustre écrivain parle de Mme Allart en deux endroits.

Dans l’Histoire de ma vie[2], après avoir décrit son existence à Paris entre 1840 et 1847, énuméré ses amis, elle ajoute :

« Hélas ! La mort ou l’absence ont dénoué la plupart de ces relations, sans refroidir mes souvenirs et mes sympathies. Parmi celles que j’ai pu ne pas perdre de vue, j’aime à nommer… Mme Hortense Allart, écrivain d’un sentiment très élevé et d’une forme très poétique, « femme savante toute jolie et toute rose », disait Delatouche ; esprit courageux, indépendant ; femme brillante et sérieuse, vivant à l’ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu’elle aurait porté de grâce et d’éclat dans le monde ; mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d’homme. »

Et dans ses Souvenirs de 1848[3] :

« Femme excellente, que ses amis admiraient en dépit de son mâle génie… Femme charmante qui a étudié les langues mortes et les philosophies abstraites sans que sa figure blanche et rose trahît par un pli les veilles et les méditations. À la voir si animée, si active, si dévouée aux nobles fardeaux de la famille et avec cela si brillante causeuse, nous avons eu besoin de la connaître longtemps pour croire qu’il y eût tant de sagesse, d’érudition et de tranquillité dans cette jolie tête blonde qu’elle portait comme si elle ne l’eût pas soupçonnée sur ses épaules. En somme, Mme Hortense Allart est, par ses travaux sérieux, ses vertus privées, la noblesse de son caractère, l’élévation de son talent et la haute direction de son esprit, une des gloires de son sexe. »

De tels éloges compensent bien les injures grossières de Barbey d’Aurevilly et les malveillances de M. l’abbé Bertrin[4], qui ne peut pardonner à l’amie de Chateaubriand ses compromettantes indiscrétions.


* En 1859, le 28 juillet, Solange Clésinger, se préparant à un voyage en Italie, écrivait à sa mère, la châtelaine de Nohant :

« Sainte-Beuve vient d’écrire à Mme Allart pour lui demander en ma faveur une lettre pour le fameux Capponi[5]. »

Ces deux lignes prouvent que je ne m’étais pas trompé en identifiant avec le savant et patriote Gino Gapponi ce « marquis Camillo », dont les Enchantements parlent avec une visible complaisance.


* Il y eut aussi un commencement de relations entre Hortense Allart et Mme Ackermann, le poète, trop peu connu du grand public, auquel on doit les plus beaux peut-être des vers philosophiques du dix-neuvième siècle. Mais ces relations tournèrent court ; je tiens l’anecdote d’un ami qui a beaucoup connu Mme Ackermann dans sa retraite de Nice et qui l’avait reçue d’elle. Mme Allart de Méritens lui avait écrit pour lui exprimer sa sympathie et son admiration, combattre peut-être son pessimisme… Mme Ackermann, qui menait à Nice la vie la plus régulière et la plus calme qu’on pût imaginer, répondit en honnête bourgeoise qui réservait toutes ses témérités pour la spéculation philosophique et n’était révoltée qu’en vers. Mme Allart riposta par une lettre d’un mépris écrasant qui se terminait ainsi : « Faites des bonnets, Madame ! »


* Un trait essentiel à retenir, et tout à son honneur, c’est qu’elle ne connut pas la richesse. Le produit de ses ouvrages (elle donne souvent dans son livre les chiffres des sommes reçues des libraires) ferait sourire un romancier de nos jours. J’imagine bien, il est vrai, que « Jérôme » et Bulwer, pères de ses deux fils, avaient dû assurer l’existence de ces enfants. Mais dans quelle mesure ?… M. Manecy, bien renseigné, parle plusieurs fois de sa « pauvreté », et nous apprend que, dans la seconde partie de sa vie, sa principale ressource aurait été une pension de 800 francs obtenue, à titre d’écrivain, sous le second Empire.


* Aux quelques renseignements que j’avais donnés sur son fils aîné, Marcus Allart, il faut ajouter ce qu’en dit M. Manecy : « En 1871, il fut — métier peu couru — courtisan du malheur, écrivit des brochures en faveur de l’Empire, posa à Paris sa candidature de député, fit des conférences… » et échoua. Il mourut vers 1900.


* Et maintenant, prenons congé de cette « très séduisante[6] » Hortense Allart, qui m’a distrait un moment du stoïcisme de Mme Roland. Ce qui reste acquis, ce me semble, c’est qu’elle n’a pas profité de ses faiblesses ; que les deux hommes qui, avant et après Chateaubriand, ont tenu le plus de place dans sa vie, sont assurément moins intéressants qu’elle ; que l’hommage tremblant de Georges Farcy et l’amour impétueux de Chateaubriand ne s’adressaient pas à une personne banale, et que sa véracité ne me paraît pas pouvoir être sérieusement mise en doute[7].

Cl. Perroud.



  1. Sur son séjour à Rome en 1829, voir Ma Jeunesse, du comte d’Haussonville, Paris, 1885.
  2. Calmann-Lévy, t. IV, p. 460 de l’édition de 1879 (4 vol. in-12).
  3. Calmann-Lévy, 1882, p. 365. N’ayant pas le volume sous la main, je cite d’après M. Manecy.
  4. De la sincérité religieuse de Chateaubriand. Paris, 1900, p. 329.
  5. Revue des Deux Mondes du 15 mai 1905, Georges Sand et sa fille, par S. Rocheblave.
  6. Maurice Masson, article sur le « Chateaubriand, Études littéraires » de M. Victor Giraud, dans la Revue d’histoire littéraire de la France de janvier-mars 1905.
  7. « J’accepte ce récit, quant à moi, dans ses grandes lignes. » (Maurice Masson, ibid.)