Hortense Allart de Méritens (Séché)/Préface

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PRÉFACE


À M. Albert Fournel,

Président de section au Tribunal

civil de la Seine.


Mon cher Ami,

Vous souvenez-vous de certaine conversation que nous eûmes ensemble, au mois de juillet 1898, dans le train de Robinson à Paris ?

Nous revenions de la Vallée-aux-Loups, où nous avions fêté, sous la présidence de Sully Prudhomme, le cinquantième anniversaire de la mort de Chateaubriand, et, tout en causant du rôle de « jeune premier » que le grand écrivain s’efforça de jouer toute sa vie, vous me demandâtes, à un moment donné, si je ne m’occuperais pas quelque jour de ses relations avec la muse des Enchantements de Prudence.

Je vous avouai que je n’y avais jamais songé et que, pour le quart d’heure, cette muse m’était assez indifférente. Mais je m’empressai d’ajouter que, si vous ou un autre pouviez me documenter sur elle, je serais heureux de mettre le nez dans ses petites affaires, étant avant tout l’ami des documents.

Depuis lors, huit ans s’étaient écoulés sans que l’occasion désirée se fût offerte, quand, au mois de janvier dernier, en ouvrant mon dossier sur Chateaubriand, j’y trouvai une lettre de vous où il était question de Mme de Méritens. Elle me rappela notre conversation d’antan et que, cette année, tombait le cinquantenaire de la mort de Béranger, qui fut l’ami dévoué et désintéressé d’Hortense. Et ce fut le point de départ de ce livre.

La vie littéraire, comme l’autre, est pleine de retours en arrière, de rencontres et d’impromptus. Rien ne se perd de ce qui est entré une bonne fois dans l’oreille d’un curieux. Il suffit qu’un événement quelconque ramène l’attention publique sur un mort illustre, pour que tout ce qu’on a appris sur lui de bric et de broc vous revienne à la mémoire et soit aussitôt mis en œuvre.

Les gens de lettres qui font de l’histoire ne doivent pas mépriser l’actualité, car, outre qu’elle prolonge et renouvelle la vie, elle augmente le nombre de leurs lecteurs. Médise qui voudra de l’habitude que nous avons prise de célébrer périodiquement et de loin en loin la naissance ou la mort de ceux qui ont marqué dans l’art ou la littérature, — moi, je la bénis : je lui dois, en effet, d’avoir écrit mes ouvrages sur Sainte-Beuve et Alfred de Musset, et c’est grâce encore au cinquantenaire de Béranger, comme je le disais tout à l’heure, que je me suis occupé des relations de Chateaubriand avec Hortense Allart de Méritens.

Certes, ce livre contristera plus d’une âme. J’en pourrais nommer quelques-unes de grande distinction qui auraient voulu me voir jeter au feu les lettres d’Hortense à Sainte-Beuve ayant trait à ce pauvre René. Comme si j’avais eu le droit et le pouvoir de mettre ainsi la lumière sous le boisseau !… Chateaubriand a encore des dévots fanatiques — Edmond Biré était du nombre — qui ne peuvent pas croire que chez lui l’épicurien balançait le chrétien ! Assurément, l’un jure à côté de l’autre. Quand on a eu l’honneur incomparable de relever les autels, on ne devrait avoir d’amour que pour Dieu. Mais quoi ! n’est-ce pas aux pieds d’une jeune païenne que fut écrit le Génie du Christianisme, et n’est-ce pas aussi par la vertu de ce livre que cette jeune femme mourut chrétienne ? — N’en voulons donc pas à Chateaubriand d’avoir si bien amalgamé l’amour et la religion qu’on ne saurait pas plus les séparer dans sa vie que dans son œuvre. Il était voué au premier avant d’embrasser la seconde, ou plutôt il avait sucé l’un et l’autre avec le lait maternel, et la morale relâchée de ceux qui ont fait le catholicisme à leur image était incapable de lui imposer, à trente-deux ans, le sacrifice nécessaire…

Oui, mon cher Fournel, en Bretagne tous les cœurs biens nés sont amoureux dès l’enfance. L’amour, au pays de Marie et de Pêcheur d’Islande, est aussi indispensable à la vie de l’âme que le pain à la vie du corps. Tout petits, on nous berce avec des chansons dont l’amour est le thème unique ; c’est sur les bancs du catéchisme que s’ébauchent les premières idylles, et, la mer et le ciel aidant, — la mer grise sous le ciel brumeux, — vers la seizième année les passions naissantes nous plongent dans des rêveries sans fin. De là notre fonds de mélancolie naturelle, car il n’y a pas d’amour sans trouble et sans chagrin. Et voilà pourquoi aussi, dans l’espèce de prison où son père l’avait pour ainsi dire emmuré à Combourg, Chateaubriand s’éprit d’abord de sa sœur Lucile. Il n’y a qu’une chose qu’il n’ait pas connue en amour, c’est la fidélité — vertu si bretonne pourtant, que sa ville natale s’en est fait une devise : Semper fidelis, lit-on sur l’écusson de Saint-Malo. Mais de cela encore il ne faut pas lui faire un grief trop sévère : il tenait de sa caste sa belle inconstance. C’était un vieux reste de chevalerie, la noblesse française ayant toujours mis son amour-propre à marcher sur les traces du roi vert-galant. Et d’ailleurs, s’il fut inconstant en matière d’amour, on peut d’autant mieux l’excuser, de ce chef, qu’il poussa la fidélité jusqu’à l’héroïsme en matière d’honneur.

Le roman de René avec Hortense Allart ne le diminue donc pas à mes yeux. Et pourquoi le dimiminuerait-il plus que ses romans avec Pauline de Beaumont, la marquise de Custine ou la duchesse de Mouchy ? Est-ce parce qu’il avait alors soixante ans et qu’Hortense n’était qu’une roturière ? Mais l’amour n’a pas besoin de quartiers de noblesse ; de beaux yeux valent bien un blason, surtout si l’esprit les anime, comme c’était le cas de ceux d’Hortense. Et quant à l’âge avancé de Chateaubriand, je ne vois pas pourquoi on le lui imputerait à crime. J’aurais plutôt envie de lui reprocher, comme Sainte-Beuve, d’avoir rougi de cet amour d’automne, en le passant sous silence dans ses Mémoires d’Outre-tombe. Car les roses de l’arrière-saison ont plus de charme que celles de l’été, et je ne sais rien de plus glorieux pour un sexagénaire que d’inspirer encore de l’amour à une femme de vingt-cinq ans. On m’objectera peut-être que c’était son illustration plus que son beau physique qui avait séduit Hortense. Je le veux bien ; cependant elle avoue dans ses Enchantements qu’il était encore fort désirable à cet âge, et nous savons par ailleurs qu’à la même époque il prit plus d’un jeune cœur dans ses filets toujours tendus.

Il n’est pas le seul, du reste, à qui l’amour ait souri jusqu’au sein de la vieillesse. Gœthe et Bernardin de Saint-Pierre inspirèrent des passions semblables, quand ils avaient des cheveux blancs. Qu’en conclure ? qu’il y a des grâces d’état pour certains hommes et que l’amour, quoiqu’on en dise, ne dédaigne pas tout à fait la gloire.

Voilà ce que ne comprirent ni Armand de Pontmartin ni Barbey d’Aurevilly. Vous connaissez les articles qu’ils firent sur Chateaubriand à l’apparition des Enchantements de Prudence. N’êtes-vous pas d’avis qu’ils auraient mieux fait de se taire ou de prendre texte de ce livre pour soutenir, comme le fit, il y a quelques années, l’abbé Bertrin, que la sincérité religieuse de Chateaubriand n’avait reçu aucune atteinte de ses aventures galantes ?

L’auteur du Génie du Christianisme était, en effet, un être éminemment complexe. L’homme en lui n’était pas seulement double, il était triple et quadruple ; mais, dans tous ses états et dans tous ses actes, il était mené et mal mené par son imagination qui n’était pas très saine. De là certaines contradictions violentes entre son langage ordinaire et sa conduite habituelle. Comment donc se fait-il que des critiques clairvoyants comme Armand de Pontmartin et Barbey d’Aurevilly n’aient pas tenu compte de la complexité de sa nature d’artiste ? C’est que, avec leur esprit de parti, ils se placèrent à un point de vue d’où il ne pouvait que leur paraître odieux. Son grand crime à leurs yeux fut moins d’avoir couru, à soixante ans, les guinguettes avec Hortense que d’avoir mis sa main, en 1830, dans celle du chansonnier populaire qui avait contribué plus que personne à renverser Charles X. Et comme cette alliance de l’écrivain royaliste et catholique avec le chansonnier républicain et voltairien avait été cimentée par l’amour d’une femme, il est tout naturel que cette femme ait eu sa large part de leurs réprobations.

Ce sera pourtant l’éternel honneur d’Hortense et ce pourquoi elle occupe une si grande place dans ce livre. Encore n’a-t-il pas dépendu de moi qu’elle ne fût plus grande. J’avais eu l’idée de publier à la suite toutes ses lettres à Sainte-Beuve, mais cela faisait un paquet trop volumineux. J’ai dû me résigner à les publier à part. Quand on les aura lues, on verra quelle femme supérieure était cette « Messaline » et ce « bas-bleu ». — Barbey d’Aurevilly lui-même n’en reviendrait pas. Oh ! non, celle qui a écrit les Enchantements de Prudence n’était pas une gourgandine de lettres. Sainte-Beuve, qui s’y connaissait et la connaissait à fond, l’appelait « femme à la Staël » ! C’est, en effet, la seule qualification qu’elle mérite, bien qu’elle n’ait pas fait Corinne[1]. Elle résume tout, son talent et ses mœurs. Mais si Hortense Allart avait l’esprit mâle de Mme de Staël, elle était tout de même beaucoup plus femme qu’elle : j’entends qu’elle avait plus de grâce, plus de montant, plus de séduction. La nature l’avait véritablement comblée sous tous les rapports. À vingt-cinq ans, ce devait être un morceau de roi. Il le faut bien, du reste, pour qu’elle ait enchanté les derniers jours du grand Enchanteur !

Sainte-Beuve a donc été bien inspiré en nous conservant les lettres d’Hortense. Outre qu’elles justifient pleinement le surnom qu’il lui avait donné, elles le justifient pleinement, lui aussi, de l’accusation injurieuse dont il fut l’objet, lors de la publication de Chateaubriand et son groupe littéraire. Lui, se faire l’éditeur de mémoires apocryphes pour satisfaire ses petites rancunes ! Allons donc ! Je l’ai dit et répété cent fois, Sainte-Beuve était ce qu’il était : méchante langue et jaloux ; on lui portait facilement ombragre, mais il était incapable d’inventer une histoire, de fabriquer une pièce, ou seulement de l’altérer, pour écraser un rival ou un ennemi, et, depuis que je l’étudie, je n’ai jamais pu lui prendre la main dans le sac aux mensonges.

Je suis certain, mon cher Fournel, que cette constatation, faite en toute sincérité par un homme qui se pique d’être impartial, vous causera un vrai plaisir, car vous êtes de longue date un fidèle de Sainte-Beuve, et l’on n’aime pas, en général, entendre dire du mal de ceux qui ont acquis des droits à notre admiration ou à notre estime.

Amitiés bretonnes.
LÉON SÉCHÉ.

Ostende, 29 août 1907.

  1. Le 10 août 1860, Sainte-Beuve écrivait à Mme de Solms, qui lui avait demandé quelques renseignements sur elle : « Mme Hortense Allart est, je crois vous l’avoir dit, une cousine germaine de Mme de Girardin et de Mme O’Donnell… C’est une femme loyale, un honnête homme, très instruite, spirituelle dans ses lettres mais très décousue dans ses livres, dont aucun n’a eu un véritable succès… » (Lettre publiée dans le Correspondant du 10 août 1907.)