Hrosvita et ses contemporains

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THÉÂTRE DE HROSVITA


Traduit par M. Charles Magnin[1]




Une religieuse saxonne du xe siècle avait lu Térence, avec quelles délices et quel enchantement ! Dieu seul peut le savoir. Imaginez les délicatesses de l’Andrienne, les tendresses de l’Hecyre, le souffle amoureux de Ménandre, et les murmures voluptueux des jeunes Athéniens sous les portiques de leurs étaïres, étudiés dévotement par la nonne allemande, qui pouvait avoir vingt-cinq ans, et vivait sous le règne des Othons. Pour moi, je me plais à me représenter cette lecture, commencée, interrompue, reprise et continuée quelque soir d’été, sous l’ombre transparente et chaude des grands chênes, au bord du fleuve Ganda ; elle a dû coûter bien des soupirs, bien des larmes et de douloureux triomphes à la nonne de vingt-cinq ans. « Que ce Térence est profane ! a-t-elle dû se dire ; qu’il est charmant et dangereux ! Si l’on appliquait à la légende, c’est-à-dire à des histoires utiles et sacrées, son art poétique, son aimable dialogue, cette succession variée de personnages empruntés à toutes les conditions et parlant le langage de leurs caractères et de leurs mœurs, ne pourrait-on pas édifier vivement les ames, et ne serait-ce pas un heureux accommodement entre la volupté et la vertu, la piété et le plaisir ? Parler d’amour, en parler ardemment et sans crainte, pour le plus grand honneur de Dieu et la glorification de la chasteté ! »

Hrosvita se mit au travail de grand cœur et d’une pensée si pure, que son œuvre demeura chaste et limpide, malgré les plus vives hardiesses. De la prosodie de Térence, variable et peu certaine, elle ne savait pas un mot ; elle ne voulait pas gâter, en l’amplifiant, la légende, qu’elle respectait trop pour l’altérer. Elle se contenta de diviser chaque récit en scènes dramatiques, et de prêter à ses personnages un langage latin germanisé, un dialogue vif et net, partagé en assonances irrégulières, à la mode germanique du Xe siècle, mode sentencieuse qui avait envahi les sermons latins comme les poèmes tudesques. Bientôt sept légendes, toutes en l’honneur de la vertu féminine triomphant « avec sa fragilité de la vigueur mâle (virile robur), » furent achevées ; elle les soumit humblement à quelques savans personnages, sans doute à ces Grecs-Latins qui venaient de Constantinople, appelés en Allemagne par les Othons. On doit rendre hommage à ces derniers ; malgré l’énergie peu commune de la nonne et la nouveauté d’un essai très éloigné des énervemens du style byzantin, ils comprirent le mérite de cette femme, « qui s’inclinait devant eux comme un roseau » (arundineo more inclinata), dit-elle en sa préface.

Ce dut être un mouvement inaccoutumé dans le couvent de Gandersheim, lorsque les savans hommes consultés par la religieuse eurent approuvé son travail, et qu’il fut question de jouer sa première pièce. Saint-Cyr, que M. Magnin, avec la justesse habituelle de son coup d’œil, rappelle à ce propos, n’était pas plus vivement préoccupé des chœurs d'Esther et des destinées de l’altière Vasthi. Que de choses à faire, et que de soins pour la mise en scène ! Il fallait se procurer le manteau impérial de Constantin, la cotte de mailles et la forte épée de Gallicanus, les ajustemens barbares du roi des Scythes, les flèches et les peaux de bêtes de son armée, et le costume de cour des primiciers Paul et Jean ; les jeunes nonnes avaient des frères et des pères bien placés dans le monde, et auxquels on avait recours ; ces affaires arrangées, il fallait encore distribuer les rôles ; la coquetterie revenait prendre sa place dans les divertissemens sacrés. Quelque jeune fille, la plus belle entre toutes, bien modeste, préférée de l’abbesse pour sa candeur et sa pureté, devait représenter l’héroïne, sans cesse exposée aux attaques de l’amour charnel et toujours victorieuse. On la pare, et l’on sème sa tête virginale de perles byzantines ; plus elle sera belle, plus éclatera divinement la puissance de la chasteté. Quelles religieuses prendront les rôles d’hommes ? quelle est celle surtout qui se chargera de répéter les brûlantes paroles (inlicita suaviola) que prononcent les amans ? N’est-ce pas une mission dangereuse. L’auteur elle-même prendra ce soin, Hrosvita, dont il est triste que nul portrait ne nous soit parvenu, et qui, belle où laide, ne pouvait manquer d’être d’une figure spirituelle et expressive. Venait ensuite l’arrangement solennel du chœur tendu de ces tapisseries « qui étaient, dit M. Magnin, d’un usage général, » et qui faisaient flotter autour des pilastres leurs empereurs romains, leurs scènes pieuses et leurs martyres, précisément les décorations dont on avait le plus grand besoin. La belle église de style primitif, aux rares ornemens, aux fenêtres hautes, devait être fière et parée le jour (sans doute celui même indiqué par la légende) où les portes s’ouvraient à deux battans, ou les cloches sonnaient à pleines volées, où l’évêque diocésain d’Hildesheim venait officier au grand autel, et, la messe dite, s’asseyait sur sa chaire dorée (sella aurea), en face de l’autel même, pour assister, chose étrange, au premier baptême de l’art dramatique moderne !

Ce mélange de romantisme bâtard, que M. de Marchangy et ses suivans ont jeté dans leur érudition apocryphe, n’a rien qui me plaise ; on détruit ainsi l’intérêt grave de l’histoire par la frivolité des inventions, et la grace libre du roman se meurt dans le pédantisme. Cette alliance de la fausse imagination et de l’érudition fausse est une des plaies vives de la littérature récente ; mais la sobriété même de l’érudition la plus austère ne peut se défendre d’un enthousiasme secret lorsqu’elle soulève un coin du voile que le temps a fait tomber sur les siècles obscurs. Qui ne serait tenté de reconstruire par la pensée le théâtre sacré des triomphes de Hrosvita ? l’église, non pas gothique fleurie du XIIe ou du XIIIe siècle, mais saxonne et d’un caractère beaucoup plus grave : la longue rangée des moines d’Hildesheim debout dans la nef, avec leurs robes noires, leurs têtes rasées et leurs cuculles ; les grandes dames aux diadèmes emperlés, aux lourdes robes, aux manteaux ornés de grecques massives brodées en or ; les princes de la cour impériale assis dans le chœur même, peut-être aussi quelque envoyé de Byzance, à la figure fine, à la longue barbe blanche, aux ornemens efféminés, mêlé à la sévère assemblée ; enfin, sous le porche, qui laisse voir le ciel, la foule pressée des manans, des bourgeois, des artisans, et quelques serfs ou gens mainmortables de la puissante abbaye.

Les qualités spéciales qui distinguent M. Magnin, éditeur et traducteur de ce théâtre de Hrosvita, l’un des plus aimables et des plus savans livres publiés dans ces derniers temps, ont été, dans ce recueil même, l’objet d’une analyse trop complète pour que nous répétions ici quelles obligations lui doivent les annales et les origines de notre théâtre[2]. L’un des caractères de cet esprit rare et délié, c’est la prudence ; aussi n’ose-t-il pas avancer, et je me garderai bien d’affirmer à mon tour que la magnifique église de Gandersheim ait servi de théâtre aux nonnes actrices ; je pencherais secrètement, comme on l’a vu, vers cette dernière opinion, que je suis loin de soutenir comme indubitable et certaine. Où Hrosvita aurait-elle trouvé place pour ses processions triomphales, ses cérémonies de mariage, de baptême et de funérailles, ses combats simulés, et tous les groupes de comparses qu’elle aime à faire mouvoir ? Mille détails, ceux-là entre autres, confirment l’assertion de M. Magnin, qui estime que ces œuvres ont été faites pour être représentées et non lues. Des gloires descendent, les cercueils s’ouvrent ; un ermite monte à cheval, traverse la forêt, et arrive à une place publique. Voici une hôtellerie, que l’on pourrait appeler d’un nom moins honnête ; ceci est un cimetière ; une ame béatifiée disparaît et monte au ciel. Pour ces divers jeux de scène assez compliqués, l’église était mieux disposée que l’intérieur du couvent et même que la salle du chapitre, que M. Magnin semble désigner dans une note. L’église, d’ailleurs, la nef et l’autel furent, pendant le moyen-âge, habitués à se prêter à ces jeux scéniques, et c’est un fait que M. Magnin aura le premier éclairci avec une savante et spirituelle lucidité, que l’éclosion du théâtre moderne, naissant et se développant du sein même des cérémonies catholiques.

Objectera-t-on que les légendes tournées en drames par Hrosvita étaient peuplées de personnages qui n’appartenaient point aux saints livres, et que c’eût été une profanation intolérable ? Cette profanation prétendue s’accordait avec le génie du moyen-âge. A Constantinople et dès le VIIe siècle, on avait vu des représentations pompeuses s’emparer des lieux saints, au point de scandaliser quelques esprits timides ; les années, en s’écoulant, ne firent que servir ce développement de l’esprit chrétien, essentiellement populaire et sympathique. Je ne crois pas qu’il y ait eu de délimitation tranchée et complète entre le drame sacerdotal pur, le drame populaire des églises et le drame profane ; la transition a dû s’accomplir, comme tout se fait en ce monde, par une succession de mouvemens inaperçus, quelquefois contradictoires, dont le résultat général était identique, et concourait à l’évolution nécessaire. On vit peu à peu les représentations de la passion, de la fuite de la Vierge et de la naissance du Sauveur, qui avaient lieu dans les églises, se remplir de personnages profanes ; c’était entrer dans le sens des populations chrétiennes que de permettre à Barrabas, à Marie-Madeleine, au Juif errant, cordonnier de son état, et même à l’ânesse de Balaam, de se montrer à l’église.

L’école entière du XVIIIe siècle, Robertson, Voltaire, sans compter les controversistes protestans, ont grossièrement erré quand les paroles naïves et les attitudes burlesques de ces personnages leur ont offert une profanation des choses sacrées ; ils n’ont pas compris cette tentative sérieuse, pardonnable ou non, pour atteindre la réalité de l’esprit et de l’art chrétiens, en montrant les choses humaines, triviales et sublimes, gravitant autour du trône de Dieu. Dulaure a grand tort de faire tant de bruit à propos de la fête de l’âne et de son cantique chanté dans la cathédrale de Rouen :

Eh ! sire âne ! eh chantez !
Belle bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez, etc.


Il ne sait pas qu’il parle d’un vrai vaudeville, d’une farce dramatique et ecclésiastique, et que cet âne était l’ânesse de Balaam. Dans cette représentation bouffone, telle que Ducange l’a décrite d’après une vieille rubrique, on voyait paraître Virgile couronné de lauriers, Nabuchodonosor dans sa pompe avant de manger du foin, Balaam chevauchant sur cette monture (Balaam ornatus, sedens super asinam (hinc festo nomen) habens calcaria, retineat lora[3], etc.), et une multitude de comparses dont les groupes divers symbolisaient les temps anciens et les temps modernes. La fournaise s’allumait au milieu de la nef, le farouche tyran livrait à ses bourreaux les trois victimes que l’on précipitait dans les flammes. Cette partie de la représentation semblerait avoir dû absorber l’attention populaire ; pas du tout : l’ânesse était le personnage préféré ; ce fut elle qui donna son nom à la fête, les autres acteurs s’éclipsèrent devant elle. De là cette obstination de la plupart des écrivains modernes, et ce lieu commun anecdotique, répété cent fois par les gens frivoles, que le clergé catholique institua au moyen-âge une fête ridicule dont l’âne était le héros.

Les érudits ne s’accordent pas sur la date exacte de ces représentations, où l’ânesse avait tant de succès ; Warton[4] en cite une du XIe siècle, dont il attribue la suppression à Grosteste, évêque de Lincoln. Malheureureusement ce Grosteste ne vivait qu’au XIIIe siècle, et Warton, qui prétendait à l’érudition et à la poésie, était aussi léger comme érudit qu’il était pesant comme poète. Le progrès de cette ornementation théâtrale, qui s’introduisit dans les églises et finit par y régner, doit avoir été assez lent ; il est probable que la marche en aura été parallèle à celle de l’architecture catholique ; la grande vogue des mystères a dû coïncider à peu près avec cette efflorescence brillante et bizarre qui, du XIIe au XIVe siècle, sema les cathédrales de tant d’images bouffonnes et tragiques, sculptées avec profusion dans le marbre et dans la pierre.

Ici une importante question se présente. La sévérité antique des mœurs chrétiennes, surtout en Allemagne, permet-elle de supposer que les drames de notre religieuse aient été représentés ? M. Magnin résout le problème affirmativement. M. Price, éditeur de Warton, dont il a souvent corrigé les erreurs, est d’un avis contraire. On peut alléguer plusieurs motifs en faveur de cette dernière opinion. La Basse-Saxe, à laquelle appartenait Hrosvita, était alors moins civilisée et plus voisine que l’Allemagne méridionale de cet état de mœurs que Tacite a décrit : vastes métairies, immenses forêts semées de quelques villes rares et peu habitées, le grand empire de Charlemagne affaissé en se divisant, enfin une demi-barbarie qui laisse plus facilement concevoir le travail isolé d’une imagination émue, se complaisant à dramatiser la légende, que les pompes publiques d’une représentation ecclésiastique. À ces motifs généraux et tirés de la situation même du pays, on peut ajouter des observations plus précises ; les indications de scènes ou didascalies sont très peu nombreuses dans le manuscrit de la nonne, et l’une de ces notes a été détachée du texte même par Conrad Celtes, le premier éditeur.

Des raisons fort graves me semblent militer contre l’opinion de M. Price, que M. Magnin n’adopte pas, comme nous l’avons dit. L’Allemagne du nord, toute barbare qu’elle était, se trouvait soumise à un mouvement de civilisation ecclésiastique, nécessairement latine, qui n’a pas été bien approfondi ; l’impulsion donnée par Charlemagne était amortie, mais n’était pas éteinte. La poésie primitive des races teutones se taisait sous l’impression vive, fraîche et puissante, de la foi nouvelle qui s’emparait de la Germanie, et qui, éloignant ces peuples neufs de leurs propres dialectes, leur faisait oublier leurs chants sauvages. Du VIIIe au XIe siècle, l’éducation ecclésiastique et romaine produisait en Allemagne et en Angleterre une foule de glossaires, de versions interlinéaires et de paraphrases bibliques ; Beda, Cudbert ou Cuthbert, Aldhelm, hommes de race teutone, essayaient des poésies ecclésiastiques latines d’un mérite remarquable. Au commencement du XIe siècle, Ingulf allait à Westminster et à Oxford apprendre le latin, la rhétorique et la philosophie aristotélique. Les moins civilisées entre ces races subissaient l’éducation monacale avec une ingénuité énergique et vive, dont la trace se trouve dans l’Heliand, poème composé par un moine anonyme de la Basse-Saxe. Enfin, le partage de l’empire après Charlemagne précipita encore ce mouvement singulier, et j’avoue que je ne puis faire aussi bon marché que M. Magnin du siècle des Othons.

Cette époque germanique de Hrosvita, époque obscure et peu connue des savans français, italiens et espagnols, médiocrement éclairée par les Allemands eux-mêmes, est aussi bizarre qu’intéressante. J’admettrais difficilement que « le couvent de Gandersheim fut en Allemagne une sorte d’oasis intellectuelle jetée au milieu des steppes de la barbarie. » Les monastères de Saint-Gall en Suisse, de Lorsch auprès de Worms, d’Hirschau dans la Forêt-Noire, de Wessobrun en Bavière, et plusieurs autres, contenaient des bibliothèques, des écoles, des moines avides d’acquérir et de propager la science. Plus d’un catalogue de ces bibliothèques nous est parvenu ; si l’on n’y compte pas beaucoup de volumes, le choix de ces livres est bon, et le soin avec lequel les vieux moines protégeaient leurs trésors pourrait nous servir d’exemple et de leçon. Ces bibliothécaires anciens mettaient leurs livres dans des boîtes d’or (capsoe, caveoe aureœ), souvent enrichies de diamans (ex auro purissimo gemmario opere coelatas). Quand ils s’en servaient, ils les recouvraient d’une enveloppe de cuir ou chemise (camisœ librorum). Rien ne coûtait aux prélats pour donner aux Écritures saintes, par exemple, une enveloppe digne d’elles. Un poète du IXe siècle, Godwin, dans son ouvrage De Proesulibus, raconte que l’archevêque Wilfrid, après avoir dédié solennellement l’église de Ripon, ordonna que quatre copies de l’Évangile fussent écrites en lettres d’or et closes dans une boîte d’or.

Quatuor auro
Scribi Evangelii praecepit in ordine libros
Ac thecam e rutilo his condignam condidit auro. (v. 654.)

Une religieuse savante n’était même pas chose aussi rare (rara avis, comme le dit Henricus Bodo) qu’on pourrait l’imaginer. Je citerai parmi ces dames savantes du moyen-âge trois seulement qui n’ont pas laissé de traces de génie et de sensibilité comme Hrosvita, mais qui méritent une mention : — Herluca, religieuse d’Eppach ; — l’abbesse Aurea, dont on peut lire l’histoire dans la légende intéressante de l’orfèvre saint Éloi ou Éligius, — et Hedwige de Bavière. Les discours de l’abbesse prouvent une instruction théologique fort avancée ; Hedwige, mariée au duc Burckhardt II de Souabe, lisait le grec et le latin, ce qui la placerait, en fait d’érudition, au-dessus de notre nonne de Gandersheim, dont les drames ne semblent pas prouver qu’elle ait su le grec.

Ce ne sont pas là des exemples partiels et isolés, mais les corollaires de ce grand ensemble de faits que j’ai signalés plus haut. Les couvens e Charlemagne étaient restés debout ; sous les Othons, Cologne, Utrecht, Mayence, Bonn, Corvey, Trier, Paderborn, Hildesheim, Fulda, virent se former d’autres pépinières latines et grecques. Les empereurs, qui avaient la prétention d’hériter des Césars, protégeaient ce genre d’études ; le même désir avait porté Clovis à se créer une petite cour romaine, à changer ses leudes germains en sujets de l’empire, et à donner de l’autorité à l’église, qui, représentant la civilisation latine et despotique, plaisait fort à ces rois barbares long-temps, chefs de leurs égaux. Plus leur pouvoir s’accrut, plus ils s’efforcèrent d’accaparer la force dont la civilisation latine avait armé ses empereurs. Au Xe siècle, les Othons accordèrent non-seulement aux études latines, mais aux études grecques, une faveur particulière. Le frère d’Othon 1er, Bruno, archevêque de Cologne, fit venir des professeurs et des artistes de Constantinople ; Othon II épousa une Grecque et s’entoura de Grecs ; Othon III apprit dès sa première jeunesse la langue d’Homère, qu’il savait fort bien.

Cette tentative était un peu violente et exagérée, et comme elle ressortait de l’ambition politique, elle ne s’opérait pas avec l’aisance de développement et la souplesse féconde qui caractérisent la marche naturelle des civilisations. Des évêchés étaient accordés à certains guerriers plus braves que savans, plus fidèles à l’empereur que propres au service des autels ; tel était ce Meinwerc ou Meinwerk, évêque de Paderborn, contemporain de Hrosvita, en faveur duquel on me pardonnera une courte digression, qui rentre d’ailleurs dans notre sujet. Il ne faut pas s’arrêter au grotesque et à la bizarrerie de ces traits de mœurs, mais les consulter comme témoignages uniques de l’esprit des époques. Rien ne reproduit plus naïvement ce mélange de barbarie germanique, de savoir latin, de dévotion vive et d’ingénuité grossière dont j’ai parlé, que la vie de cet évêque, recueillie par Leibniz[5], vie aussi divertissante qu’elle est précieuse pour la connaissance du Xe siècle en Allemagne.

L’empereur, son cousin et son compagnon d’armes, l’avait investi malgré lui de l’évêché de Paderborn, que la négligence de l’évêque précédent, Rhetarius, avait laissé tomber en ruines. Meinwerc était riche ; il ne se souciait point d’un évêché qui devait lui coûter beaucoup et lui rapporter peu ; cependant il se dévoua, se réservant le droit de représailles, qu’il exerça d’une façon originale. « Un jour, par exemple, que l’empereur devait aller entendre la messe à la cathédrale, ce dernier fit placer sur l’autel ses plus riches étoffes de cérémonie, et recommanda bien à ses hommes d’armes et à ses suivans de rester près de ces objets précieux, dont l’évêque, fort sujet à caution, pourrait vouloir faire sa proie. Meinwerc dit la messe lui-même, et, après l'Agnus Dei,, monta en chaire, traita de la différence qui se trouve entre la dignité impériale et la dignité sacerdotale, prouva la supériorité de celle-ci sur l’autre, et démontra, d’après les canons, que tout objet, une fois consacré au service des autels, demeurait à jamais soumis à la juridiction de l’évêque ; après quoi il retint comme propriété inviolable de son église les ornemens dont on venait de faire usage, et frappa d’excommunication quiconque « serait assez osé pour les reprendre. » L’empereur, mécontent de ce tour épiscopal (dit la légende écrite par un contemporain), fut forcé de se soumettre ; il fit ensuite à Meinwerc et à son évêché beaucoup d’autres dons non moins involontaires : celui d’une coupe d’or, d’une patène, et d’un manteau du plus haut prix, que Meinwerc, après le lui avoir long-temps et vainement demandé pour le maître-autel, finit par enlever des épaules impériales. — « Tu es un voleur ! cria l’empereur à l’évêque qui se sauvait, et tu me le paieras de manière ou d’autre - Il est plus convenable, répondit Meinwerc, que ce manteau soit dans le temple de Dieu que sur tes mortelles épaules ! »

Cependant l’empereur, qui était à bout, avait résolu de se venger, il appela donc son chapelain, et se faisant apporter le rituel du service pour les morts, où se trouvent ces mots : Benedic, Domine, regibus et reginis, famulis et famulabus tuis, il lui ordonna d’effacer la syllabe fa des deux mots où elle se trouve. Le lendemain, Meinwerc, ayant à célébrer le service funèbre du père et de la mère de l’empereur, lut couramment ces mots à haute voix, mulis et mulabus, puis, s’apercevant du tour qu’on lui jouait, il se reprit et prononça correctement famulis et famulabus.-« Ah ! dit l’empereur à l’évêque, qu’il fit venir après la messe, je te demande de prier pour mon père et ma mère, et tu pries pour mes mulets et mes mules ! Voilà un bel évêque ! — Par la mère de notre Seigneur ! répliqua l’évêque, te voilà encore avec tes vieux tours ; tu te moques donc de Dieu comme de moi ? Cela ne restera pas impuni ! » Le chapitre fut assemblé, le chapelain condamné aux verges, fouetté vigoureusement à la place de l’empereur et renvoyé chez son maître et son complice dans un piteux état.

L’ignorance des couvens allemands du Xe siècle ne ressort pas de cette anecdote, mais au contraire l’alliance étrange d’une grossièreté rustique et d’un savoir ébauché. Brucker, dans son Histoire de la Philosophie[6], altère les faits d’une manière impardonnable, lorsque, voulant présenter le Xe siècle en Allemagne comme dépourvu de toute connaissance des lettres, il allègue en preuve de son assertion l’anecdote de Meinwerc, et montre cet évêque « accoutumé à prononcer, en récitant les psaumes, les mots mulis et mulabus pour famulis et famulabus, tant il savait peu de latin. » La plupart des anecdotiers littéraires ont reproduit fidèlement ce mensonge. Meinwerc n’était pas ignorant ; c’était le barbare germanique se faisant Romain et ecclésiastique malgré ses antécédens, et n’y réussissant pas trop mal, puisque le chapelain de l’empereur ne le dupa qu’à demi, et qu’il sut se reprendre assez à temps pour prononcer les mots sacramentels et restituer le vrai texte. Cette mauvaise plaisanterie prouve que, chez les empereurs, l’on s’occupait beaucoup de latin, et que l’on attachait une haute importance à la connaissance de cette langue.

Il faut lire ensuite avec quel orgueil le même biographe teuton décrit les triomphes scholastiques du monastère de Paderborn sous le successeur immédiat de Meinwerc, Imadius. — « Là (dit-il dans ce latin germanique rimé, auquel Hrosvita sut prêter un caractère plus doux, plus grave et sur lequel nous reviendrons) habitèrent musiciens et dialecticiens ; là brillèrent des rhétoriciens et d’illustres grammairiens ; là les maîtres des arts qui exerçaient le trivium s’étaient dévoués au quatrivium ; là s’élevèrent astronomes et physiciens, géomètres et mathématiciens ; là fleurit Horatius et le grand Virgilius, et Crispus Salustius, avec Urbanus Statius ; enfin, ce fut plaisir pour tous – de composer des vers très doux, — et des récits délicieux, — et des chants harmonieux ! »

Ludusque fuit omnibus,
Insudare versibus
Et dictaminibus,
Jocundisque cantibus.


On ne reconnaît pas là le tableau d’une réunion d’hommes voués à l’ignorance, mais l’affectation des Philaminte et des Vadius, et la preuve que le pédantisme était à la mode. L’auteur continue, avec la même recherche ridicule, dont son latin peut seul donner l’idée, et qui ne se traduirait pas :

Quorum in scriptura
Et pictura
Jugis instantia
Claret multipliciter hodierna experientia ;
Dum studium nobilium clericorum,
Usu perpenditur utilium librorum.


Mots qui apparemment doivent signifier : « On s’y livre tous les jours et sans cesse, de toute manière, à la peinture et à l’écriture avec un succès splendide, et les nobles clercs prouvent leur amour de l’étude par l’usage quotidien des livres utiles. »

On voit combien ces couvens de l’Allemagne, auxquels M. Price, Robertson, Voltaire, Dulaure, Brucker, voudraient refuser la culture intellectuelle et la possibilité de jouer un drame latin, renfermaient de prétentions érudites et de barbarie pédante. Cette sauvage coquetterie de latinisme éclate à l’époque même de notre religieuse, ou peu de temps après elle ; l’église et le palais se confondent ; les cathédrales se parent comme des théâtres ; empereurs et évêques concourent de gré ou de force à la splendeur des cérémonies latines ; religion, grammaire et politique se donnent la main. En de telles circonstances, au milieu de telles mœurs, il est aisé d’imaginer quelque légende latine et sacrée mise en dialogue par une femme d’imagination et d’esprit, représentée avec pompe, dans l’église du monastère, pour l’édification des fidèles, en présence des plus illustres seigneurs. Les preuves tirées du petit nombre ou même de l’absence des didascalies ou indications de mise en scène ne me semblent pas conclure contre la représentation des œuvres de Hrosvita ; rien de plus commun que cette absence dans les manuscrits. Enfin un trait qui a décidé M. Magnin nous déciderait comme lui. La religieuse, qui a besoin de ressusciter une de ses héroïnes, fait paraître Dieu invisible ; la forme visible qu’elle choisit est celle « d’un très beau jeune homme. » Deux interlocuteurs sont en scène, Jean et Andronic ; au moment où Dieu apparaît, Jean s’écrie : Expavete A qui parle-t-il ? A Andronic ? mais pourquoi cette forme et ce pluriel ? M. Magnin pense que ces mots sont une allocution directe aux spectateurs, vers lesquels le personnage se retourne pour les avertir, en leur criant : « Tremblez ! » L’explication est fort vraisemblable. On ne comprendrait guère que la religieuse employât ici et ne reproduisît nulle part ailleurs dans ses œuvres la forme de basse latinité vous pour tu, la seconde personne du pluriel au lieu de celle du singulier. Certaines dictions singulières et barbares se présentent dans son style, par exemple si au lieu de num, dans le sens interrogatif ; mais ces formes même sont chez elle systématiques, elles font corps avec la latinité qui lui est particulière, et dont elle ne s’écarte jamais.

Que Hrosvita ait choisi l’église ou la salle capitulaire pour y faire jouer ses pièces, que même elle ne les ait pas destinées à la représentation, peu importe ; le recueil de ces drames nus et ingénus, graves et touchans, n’en a pas moins d’importance pour l’histoire de la civilisation moderne dans la communauté chrétienne du moyen-âge. Ils attestent l’effort du génie teutonique, aidé au Xe siècle par la culture latine qui se développait au sein des monastères allemands, et que n’ont pas signalé nos bénédictins, enfermés par devoir dans la seule histoire littéraire de la France. Ce fut une ère de civilisation passagère et curieuse, dont il reste peu de traces, et pendant laquelle le génie allemand céda le pas au latin et au grec, favorisés des souverains et enseignés par le clergé aux classes supérieures de la Germanie. Le Chant de guerre contre les Normands, publié par Fischer[7], appartient encore à l’ancienne poésie allemande à demi étouffée ; mais le Ruodlieb, poème latin à rimes intérieures ou léonines d’un moine de Tegernsee, et le poème latin non rimé de Gautier d’Aquitaine, se rapportent (ainsi que la paraphrase d’Otfried, la vie de Meinwerc et plusieurs légendes et biographies en prose cadencée) au mouvement littéraire qui prépara et suivit l’apparition de Hrosvita, « la onzième muse, la Sapho allemande, » comme l’appelle Pirkheimer ou Birkhammer.

Pour sentir le mérite de la religieuse, pour apprécier la délicatesse de son talent, l’élévation passionnée de son ame, il faut opposer à ses œuvres les essais contemporains. Ouvrez Gautier d’Aquitaine[8], application du rhythme de Virgile au germanisme pur et à la barbarie des forêts. Là, les plaisanteries sont d’un goût plus fruste encore que les facéties de Meinwerc et de son parent l’empereur. Deux héros, pour s’amuser, s’arrachent, qui un œil, qui une main, et trouvent la plaisanterie fort bonne. Nous ne citerons que le début de cette petite conversation d’un guerrier frank et de son ami le Provençal ou l’Aquitain pour mettre mieux en relief toute la valeur de la dramaturge contemporaine.

« Après beaucoup de bruit et de grands coups de poing, les héros commencèrent à se jouer dans une dispute plaisante, dit le poète. » - « Ah ! dit le Frank à l’Aquitain, tu auras besoin dorénavant de chasser le cerf, mon bon ami ; car il te faudra un[9] gant (il lui coupe la main), et je conseille d’y mettre du coton pour que l’on ne s’en doute pas. Wah ! (cri germanique), qu’en dis-tu ? te voilà forcé d’attacher ton épée sur la cuisse droite, et tu ne seras plus à la mode. Si l’idée te vient d’embrasser ta femme, il faudra donc (quel dommage !) passer la main gauche autour de sa taille au lieu de la droite. Après tout, tu feras ces choses-là de la main gauche ! »

« Gautier lui répondit : — « Sicambre, je ne sais pas pourquoi tu fais tant de bruit. Si je chasse les cerfs, toi, tu ne chasseras plus le sanglier. Dorénavant (il lui crève un œil) tu ne donneras plus d’ordre à tes domestiques que d’un œil ; les héros qui viendront te voir, tu les salueras en les regardant de travers. Je te conseille de te faire préparer, pour ton retour, un cataplasme de farine et de lard : cela te servira d’emplâtre et de potage. » Ces plaisanteries gracieuses qui soulèvent le cœur dans la traduction sont, non pas corrigées, mais rendues plus atroces dans l’original par l’élégance affectée des expressions virgiliennes et la politesse des tournures mêlées à des fautes de quantité grossières ; on voit que l’écrivain a étudié son Virgile avec quelque fruit : — Si quando cura subintrat… ut causoe ignaros palmoe sub imagine fallas… tenera lanugine comple !

Post varios pugnae strepitus ictusque tremendos,
Inter pocula scurrili certamine ludunt.
Francus ait : — Jam dehinc cervos agitabis, amice !
Quorum de corio wantis sine fine fruaris.
Ac dextram moneo tenerâ lanugine comple.
Ut causae ignaros palmae sub imagine fallas.
Wah ! sed quid dicis, quod ritum infringere gentis
Ac dextro femori gladium agglomerare videris, etc.[10].

Ces plaisanteries de haut goût s’écrivaient dans un autre canton germanique et lettré, à Saint-Gall, et le fond de ces belles choses, traduites par Eckehard Ier, au Xe siècle, peut-être corrigées par Eckehard IV, pour l’instruction des latinistes de son monastère (qui devaient y apprendre médiocrement la prosodie), remonte à une époque très ancienne. Quant à la forme du poème, tel que nous le possédons, c’est une des manifestations de la phase latine et élégante que nous avons signalée, et dont les drames de la religieuse de Gandersheim offrent le couronnement et l’expression la plus complète ; mais combien de délicatesse féminine, de grace et de pureté chez elle ! et quel contraste avec les tableaux grossiers et les scènes sauvages versifiés par le moine de Saint-Gall !

Que cette personne d’un si vrai talent fût quelque fille noble ou de sang royal, et que Hrosvita fût un surnom, nous ne nous en étonnerions pas à la manière simple et haute dont elle fait parler ses gens de cour et ses rois. A peine eut-elle ouvert et étudié Térence, le désir de transformer en drame ses lectures habituelles dut naître chez elle. Elle trouvait là plusieurs plaisirs à la fois : suivre la mode, satisfaire sa dévotion, inculquer de bons préceptes, cultiver un art nouveau pour lequel elle était faite, donner l’essor aux sentimens qui bouillonnaient dans cette ame vive et tendre, enfin s’occuper beaucoup des passions tout en les blâmant.

C’est là en effet un des charmes de ce livre ; une flamme ardente fait éruption, sort de la tombe monacale, et montre par intervalles le cœur de la femme, naïf et comprimé, dévoré d’ardeurs étouffées. Dans la préface, la religieuse ne peut s’empêcher déjà de parler des « caresses des amans si propres à séduire » (blanditiœ amantium ad inliciendum promptiores) et de « la fragilité féminine qui gagne tant de gloire à vaincre la vigueur de l’homme » (virile robur femineoe fragilitati subjacens). Partout, dans ces esquisses aussi nettes qu’elles sont puissantes, se mêle à un parfum de conviction chrétienne, à une foi ardente, l’instinct merveilleux des passions inconnues peut-être, à coup sûr pressenties. Lorsque Gallicanus, épris de la beauté de Constantia, embrasse le christianisme, et fait comme elle, et à son exemple, vœu de chasteté, la préférence qu’elle ressent pour lui se révèle par un mot admirable : « Je serai plus forte si vous êtes fort avec moi » (Eo liberius servabimus, quo te non contra luctari sentimus). Dans le drame intitulé Callimaque, le jeune homme déclare son amour à Drusiana, qui repousse ses propositions avec mépris ; restée seule, elle pense à lui ; l’amour va l’atteindre, elle demande à Dieu de mourir « plutôt que d’être la ruine de cet aimable jeune homme. » Cet unique mot trahit la vivacité du sentiment secret que la résistance accroît et enflamme ; la lutte chrétienne contre les passions s’annonce. Les traits de ce genre sont fort nombreux chez Hrosvita, et le savant éditeur a raison de les signaler comme les premiers éclairs de ces sentimens contenus et de ces combats intimes « qui ont défrayé le drame et le roman modernes. »

Les situations les plus scabreuses n’effraient pas la nonne, ou plutôt elles l’attirent ; on dirait qu’elle veut mesurer sa force contre cette puissance attrayante et redoutée. Ici un amant, semblable au. Roméo de Shakspeare (et la remarque est de M. Magnin), soulève la pierre du cercueil, contemple cette femme adorée, cette beauté morte et non encore flétrie, et, se jetant sur la terre humide, éclate en sanglots passionnés : « Te voilà donc, toi si belle encore, et qui m’as repoussé si durement ! » Ailleurs, le lieu de débauche s’ouvre, et la jeune courtisane donne accès à l’ermite qui, sous l’habit d’un cavalier, la pénètre de honte, la convertit et la ramène à la triste cellule de la pénitence. Deux fois la religieuse a traité ce sujet qu’elle a emprunté à deux légendes ; la simplicité, la variété de cette double esquisse, prouvent la fécondité de ses ressources et l’attrait qu’avaient pour elle de telles victoires et aussi de tels combats.

L’accent de la prière et de l’exaltation chez notre religieuse est aussi, solennel et aussi brûlant que l’accent de l’amour ; des traits de philosophie admirables par le sentiment et la profondeur lui échappent. Telle est cette apologie de la science prononcée par l’ermite Paphnuce - « Mieux l’homme comprend avec quelle habileté merveilleuse Dieu a réglé le nombre et le poids des mondes, plus il brûle d’amour pour lui, et c’est avec justice. » Au lieu de cette traduction adoptée par M. Magnin, nous préférerions l’expression vive, « et c’est justice (nec injuria), » qui rend mieux le sentiment de l’auteur. La simple nonne allemande du Xe siècle avait deviné l’accord de la philosophie et de la pensée religieuse, et résolu par l’amour le problème qui inquiète les philosophes. On ne doit pas s’étonner de l’hommage que lui ont rendu quelques-uns des esprits les plus délicats de ce temps ; M. Magnin, dans ce recueil même[11], a consacré à la religieuse des pages excellentes, d’un coloris ferme et fin, pleines de sagacité et d’éclat, et qui, reproduites à la tête de sa traduction, nous dispensent d’une nouvelle analyse.

La contemporaine des Othons n’échappe pas, tant s’en faut, à ce crépuscule de grossièreté et de pédantisme, de raffinement et de barbarie, dont nous avons cité des traits. Elle étale avec la complaisance d’un heureux enfant les nouveaux bijoux de sa science ; elle a des dissertations sans fin sur la géométrie, l’algèbre, la musique des sphères, et des subtilités aristotéliques qu’elle prête à ses amans ; à côté de cela, elle se permet des bouffonneries très lourdes, dans le style même de M. de Pourceaugnac. C’est un amoureux trop empressé, qui pendant l’obscurité de la nuit croit enlacer de ses bras une belle proie et n’embrasse que des marmites. Il s’échappe ensuite tout noirci ; ses beaux vêtemens de conquête, souillés par les instrumens de cuisine, se pavanent devant le monde ; alors des cris de joie et des éclats de rire de jeunes filles, de religieuses et de seigneurs, semblent traverser le Xe siècle, le saint monastère, et tous les temps qui suivirent, pour arriver à nos oreilles.

Le style latin dans lequel ces essais dramatiques sont écrits mérite une étude, et ne ressemble guère à celui de Térence, quoi qu’en dise la bonne religieuse ; peut-être, si nous l’examinons de bien près, y découvrirons-nous quelques caractères qui signalent le passage du monde ancien au monde moderne. La vie de Meinwerc nous en a offert des échantillons ridicules. Hrosvita en est le modèle achevé et comme le perfectionnement définitif.

Au premier aspect, vous croyez lire de la prose, et tous les éditeurs ont reproduit de cette manière, sans indiquer une forme rhythmique ou rimée, les drames de Hrosvita ; si vous les relisez avec plus d’attention, vous êtes frappé du retour constant des assonances ou rimes incomplètes, qui coupent la phrase, tantôt en deux, tantôt en trois parties inégales. Les variétés et accidens du dialogue suspendent en vain cette marche symétrique ; dès que le discours prend un peu d’étendue, la rime reparaît avec acharnement !


ABRAHAM.

Hei mihi ! bone Jesu ! quid hoc monstri
Est quod hanc quam tibi sponsam nutrivi
Alienos amatores audio sequi !

AMICUS.

Hoc meretricibus antiquitus fuit in more
Ut alieno delectarentur in amore.

ABRAHAM.

Affer mihi sonipedem delicatum
Et militarem habitum,
Quo deposito tegmine religionis
Ipsam adeam sub specie amatoris.

« Hélas ! doux Jésus, quelle affreuse nouvelle, que celle que j’avais élevée pour devenir votre épouse suive d’autres amans !

« C’est la vieille méthode des courtisanes, de se complaire à l’amour des étrangers.

« Amenez-moi un coursier rapide et un habit de soldat, afin que, déposant les vêtemens religieux, j’aille la trouver sous le costume d’un amant. »


Il ne s’agit pas d’une ou deux rimes jetées par hasard dans le texte, mais d’un système entier d’assonances, aussi fidèlement suivi que chez les dramaturges espagnols ; en réalité Hrosvita écrit des vers libres, de toute espèce de pieds ; elle subit cette loi, même dans des phrases très brèves, comme celle-ci :

CONSTANTINUS.

Si aliud expetas, — Oportet proferas.

Et encore :

EPHREM.

Qualiter ?

ABRAHAM.

Miserabiliter, — Deinde evasit latenter.

Ailleurs encore :

MILITES.

Non terremur, — Sed nitimur.

Ce grand amour des mêmes sons offre une singularité curieuse et nous rejette dans une question importante et mal éclaircie, celle de la naissance et de l’origine de la rime chez les modernes.

Si nous suivions l’exemple de quelques érudits qui ne nomment jamais ceux qu’ils dépouillent, et non de M. Magnin, exact à citer ses moindres autorités, il ne tiendrait qu’à nous de tailler librement et de puiser à l’aise dans une mine d’érudition extraordinaire, l’Essai sur la Versification, publié, il y a peu d’années, par M. Edelstand Duméril, et dont personne n’a parlé : il y a là, dans un entassement excessif, de quoi défrayer dix gros volumes d’érudition littéraire. Quelques faits soigneusement vérifiés, empruntés à ce savant auteur et ramenés à nos propres vues, nous serviront de guides dans une recherche assez difficile. Si l’on consulte le peu de monumens tudesques, anglo-saxons, frisons, islandais, qui nous restent de cette époque, on reconnaîtra que Hrosvita n’a fait qu’être fidèle au génie gothique de son temps. Deux principes de versification le dominaient, — l’un plus rude, plus antique et plus général, l’allitération, qui répète durement la première ou la seconde consonne, c’est-à-dire la racine des mots : elle constitue l’essence même de la versification allemande et anglaise, comme le dit Grimm[12] ; — l’autre, la rime, forme plus élégante et plus polie. Le martellement cyclopéen des vers scandinaves primitifs, tels que :

Sofe Snél Snéllemo, etc.


n’était pas plus étranger que l’assonance des finales aux poètes grecs et latins. Ennius dit :

Salmacida Spolia Sine Sanguine et Sudore ;


Il y a quelques rimes volontaires dans l’Iliade et l’Enéide. Cependant les langues anciennes n’adoptaient pour base et pour loi fondamentale de leur poésie ni l’allitération ni la rime, plaisirs de l’oreille, l’un plus stimulant et qui exerce une action plus âpre, l’autre plus reposé et plus doux, ressortant l’un et l’autre de ce besoin d’ordre harmonique, source des arts comme des passions, mais sans rapport avec la nature rhythmique de ces idiomes.

Le rappel du même bruit, le parallélisme des sons, constituent donc un principe de versification spécial, nouveau, sans analogie avec la délicate mesure des Grecs, succession mélodieuse de brèves et de longues. Des organes durs et des populations sauvages ont créé une symétrie grossière et forte, d’accord avec la rudesse du langage qu’ils parlaient : c’est l’allitération ; cette symétrie, tombant sur la racine, c’est-à-dire sur le sens des mots, aidait la mémoire et y faisait pénétrer la poésie et les lois du pays. Les antiquaires et le peuple anglais sont restés fidèles à l’allitération ; l’écaillère de Londres ne manque pas de dire : Wine and winegar, et les titres des livres populaires en Angleterre reproduisent avec complaisance cette antique forme : Wine and Wallnuts, — Peter Priggins, — Paul Pry.

Je regarderais volontiers ces deux élémens comme nouveaux en Europe, appartenant aux races barbares et illétrées ; rusticus sermo, rusticitas, indiquent, ainsi que le prouve un passage de don Bouquet, les chants populaires rimés[13]. Toutefois on doit noter un fait digne de remarque, c’est l’affinité constante de l’une de ces deux formes, la rime, avec le Midi, — et de l’autre, de l’allitération, avec le Nord. Saint Augustin, Africain, écrit un sermon en assonances pour mieux graver sous cette forme sentencieuse sa doctrine sacrée dans l’esprit des auditeurs. On trouve, dit William Jones, la rime établie en Orient dès l’origine de la poésie arabe. Lorsque les Scandinaves apportent leur allitération dans le monde romain, ce sont les Romains qui prennent la rime. Bientôt elle devient la forme favorite des chrétiens, forme proverbiale, gnomique, on ne peut plus favorable à la mémoire.

Au IXe siècle, parmi les Germains, ce sont les septentrionaux qui allitèrent, et les méridionaux qui riment. La plus vieille poésie chrétienne germanique est celle d’Otfried, moine de Weissenbarg, en haut allemand, et celle de l'Heliand, par un Bas-Saxon qui écrivait peu de temps avant Hrosvita. Otfried, qui représente le sud plus civilisé, mêlé de latinisme et de keltisme, possède déjà la rime. L’auteur de l’Heliand garde encore l’allitération, ornement et fondement de la vieille poésie nationale. L’Allemand du nord suit de près la Bible ; celui du sud a ses idées ; il change, il amplifie, il fait de la critique. Le septentrional est naïf, le méridional policé. Ce dernier s’étonne sans cesse de pouvoir exprimer de si saintes choses en langue tudesque rimée, ce qui est une nouveauté pour lui. La rime a eu beaucoup de peine à s’acclimater au nord de l’Angleterre, où la forme allitérative s’est conservée long-temps. Chaucer dit qu’il est un Breton du midi, et qu’il « ne sait pas se jouer dans ses vers avec les consonnes, ni dire : Rem, ram, ruf.. »

… I am a sotherne man
I cannot geste rem, ram, ruf


Mais comme c’est un homme d’esprit et d’une oreille délicate, il ajoute : « Après tout, la rime ne vaut guère mieux :

And, god wote, rime hold i but litel better ! »


Et il a parfaitement raison : la rime est la sueur cadette de l’assonance barbare, qui elle-même est une cousine méridionale de l’allitération du Nord.

Je ne pense donc point que la rime se rattache à la civilisation et à la poésie païennes ; c’est un élément nouveau et barbare, bien que méridional et surtout chrétien. Les derniers prosateurs et poètes romains ne connaissent point la rime, il n’y en a pas dans saint Jérôme ; Sidoine Apollinaire, qui se plaît aux recherches les plus dépravées et les plus bizarres, écrit de mauvais vers qui ne riment pas. On peut en dire autant d’Ausone, qui s’amuse à bâtir des pièces en croix et en centons, mais dont les coquetteries de décadence sont étrangères à la dureté rocailleuse de l’allitération et à l’écho de la rime. Ces dernières formes n’apparaissent qu’avec les invasions des peuples du Midi et du Nord, surtout avec l’invasion plus puissante du christianisme, la sentence, le dogme et la doctrine, s’impriment bien mieux dans les esprits par le retour parallèle des désinences. La prédication chrétienne, c’est-à-dire toute la civilisation du Midi, s’empara de ce moyen ; les lettrés ne se servirent plus que de l’assonance ou de la rime ; elle retentit dans les séquences et les proses d’église, puis elle fit son nid dans la poésie et même dans la prose teutonique. Le grand Gerbert est à peu près le seul homme de son temps qui ait méprisé cette forme nouvelle. De la poésie ou prose gallo-romaine et latino-tudesque (à rimes intérieures) dont Hrosvita offre un échantillon précieux, la rime est descendue directement chez nous. Les langues vraiment musicales s’en passent, les idiomes plus durs s’en arrangent : je ne connais rien de moins mélodieux que les rimes suivantes, que cite M. Duméril, rimes dont la richesse est incontestable et qui appartiennent à un poème islandais du IXe siècle :

Haki - Kraki, — Hoddum - Broddum, — Saerdi - Naerdi - Seggi - Leggi, etc[14]. Voilà de belles rimes. Le skalde Égil de Skallagrimmson, auquel nous ne ferons compliment ni sur l’harmonie de son nom, ni sur la délicatesse de son oreille, rimait ainsi avant Hrosvita et Otfried ; il nous semble donc difficile de croire que la rime fût aussi hostile que le pense M. Duméril aux idiômes gothiques en général, puisqu’ils en abusaient si durement.

Pendant que la rime méridionale et ecclésisastique envahissait les idiômes du Nord, l’allitération païenne et septentrionale essayait d’entrer de force dans les idiômes du Midi, où elle ne pouvait pas se maintenir. Le plus curieux exemple de cet effort perdu est le poème allitéré d’un contemporain de Hrosvita, qui se nommait Hugues-le-Chauve (Hucbald[15]), qui vivait sous Charles-le-hauve, et qui se crut prédestiné à écrire un poème hexamètre latin « sur les gens chauves ;  » poème qui subsiste, et dont tous les mots commencent par la lettre C ou K.

Karmina, Klarisona (clarisonae ?) Kalvis Kantate, Kamenoe !

Nos savans bénédictins, peu versés dans les langues du Nord, n’ont pas donné, sur l’origine de cette fantaisie qui nous semble grotesque, les éclaircissemens nécessaires ; ils n’ont fait entrer en ligne de compte ni le nom du chauve Hugues, ni l’habitude septentrionale de l’allitération.

Du temps de Hrosvita, la poésie tudesque, sans renoncer à ses vieilles lois, était fort entamée par la rime et l’assonance ; il y avait long-temps que la poésie latine en vivait et que la prose romaine ne pouvait s’en passer : le biographe de Meinwerc nous a montré tout à l’heure l’amour de la rime poussé au point de rendre le sens de l’auteur indéchiffrable. A force de se reposer sur l’assonance symétrique des finales, l’oreille en devenait amoureuse jusqu’à préférer ce vain écho à tout sentiment et à toute idée. Les gens civilisés n’écrivaient plus en latin, en saxon, en bas-allemand, en anglo-saxon, en irlandais, que des parallélismes rimés, soit en vers, soit en prose ; et si la rime ne détrônait pas l’allitération, du moins elles partageaient comme sœurs le trône barbare. Hrosvita trouva dans cette situation la littérature de son pays. Elle ne changea rien à cette mode ; elle en effaça seulement la prétention, l’obscurité, l’entortillage, le jeu de mots, les défauts des esprits médiocres ; elle imprima à cette prose cadencée et rimée un caractère de gravité sentencieuse et tendre ; enfin elle écrivit, en latin de son époque, des vers libres et ingénus, rimés et harmonieux, tout-à-fait dans le goût de La Fontaine ou de Chaulieu. Qu’on lise, d’après cette donnée, le commencement de la charmante scène entre l’ermite et la courtisane, et l’on reconnaîtra chez la recluse saxonne du Xe siècle (par conséquent antérieure aux poètes provençaux) la divination merveilleuse de toute la poésie moderne.

STABULARIUS.

Fortunata Maria,
Loetare, quia
Non soltum, ut hactenus, tui cooevi
Sed etiam senio jam confecti
Te adeunt,
Te ad amandum confluunt.

MARIA

Quicumque me diligunt
AEqualem amoris vicem in me recipiunt.

ABRAHAM.

Accede, Maria, et da mihi osculum.

MARIA

Non solum
Dulcia oscula libabo
Sed etiam crebris senile collum
Amplexibus mulcebo.

ABRAHAM.

Hoc volo.

MARIA.

Quid sentio ?
Quid stupendae novitatis gustando haurio ?
Ecce, odor istius fragrantiae
Proetendit fragrantiam
Mihi quondam
Usitatae abstinentiae !


Les oreilles délicates sentiront le balancement et la molle cadence de ces vers ; ce sont en effet des vers modernes. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à suivre pas à pas le latin de Hrosvita et à calquer, vers pour vers, des lignes françaises d’un nombre égal de pieds et de rimes sous ses lignes latines : vu la difficulté du tour de force, on n’obtiendra ainsi que de la poésie d’opéra-comique de la pire espèce ; mais que l’on s’en souvienne, il n’est question que de la coupe des vers, et nous voulons seulement prouver l’identité absolue de la prose cadencée et à rimes croisées de la religieuse avec ce que nous appelons vers libres. Voici le calque exact, mesure par mesure, de cette prétendue prose :

L’HOTELIER.

Réjouis-toi, Marie !
Ta charmante vie
Bientôt va s’entourer, non plus de jeunes gens,
Mais de vieillards prodigues et galans,
Dont la tendresse
A tes pieds mettra sa richesse.

MARIE.

Mon ame est toute à l’amour,
Bien suprême !
Que celui qui m’aime
Espère un doux retour.

ABRAHAM.

Un étranger, Marie,
Te prie.
Ah ! veuille m’accorder
Un baiser !

MARIE.

Mes bras, de leur douce caresse,
Enlaceront ta tremblante vieillesse ;
Je baiserai tes cheveux blancs.


Peut-on nommer cela de la prose ? Évidemment la religieuse a écrit en vers sans le savoir. Tous ses drames sont faits de cette manière. Lorsque l’ermite se révèle à Marie, et lui reproche ses déportemens, le mètre, que nous venons de voir inégal et ondoyant comme la volupté, devient grave, régulier et alterné comme les sentencieuses leçons du dogme. Ainsi la religieuse, imitatrice à la fois et créatrice, tel est le propre des esprits supérieurs, a reçu les impressions de son temps, et les a transmises en les épurant ; si elle tient à l’antiquité par ses études, au moyen-âge par la forme du style et le fends des idées, elle touche par des points essentiels au développement de la poésie chez les peuples nouveaux. Cette place assurée à Hrosvita dans les littératures modernes ajoute un nouvel intérêt au volume de M. Magnin et aux commentaires excellens qui précèdent et suivent sa traduction. Ce sont surtout les points de vue élevés et délicats qu’il s’est plu à ouvrir, et il y a là des échappées infiniment curieuses ; les nuances dans la peinture des sentimens du cœur, l’union de la chasteté volontaire et de l’amour ardent, l’expression contenue des passions fortes, la métaphysique dans l’émotion, tous ces caractères essentiels de la civilisation moderne se trouvent, chez Hrosvita[16], à l’état de premiers linéamens et dans leur forme pour ainsi dire virginale. C’est ce que M. Magnin ne manque point d’indiquer avec une grande sûreté de coup d’œil et dans le meilleur style.

Le fonds de ses drames est germanique ; elle tend au vrai plutôt qu’au beau, qui est le but spécial de l’art hellénique ; elle admet tout ce qui peut faire prévaloir la vérité, scènes comiques et hideuses, violentes et même impudiques ; une sincérité passionnée les relève. Ce fonds de vérité sévère s’échauffe d’une inspiration chrétienne, sans subtilité, sans raffinement, sans arrière-pensée, sans langueur molle et fade ; point d’hypocrisie ou de réticence ; elle avoue la véhémence des entraînemens humains et cherche sa force en Dieu seul. Quant aux sujets, ils s’offraient d’eux-mêmes ; c’étaient les vies des saints et les pathétiques ou merveilleuses légendes dont l’histoire chrétienne se compose. Elle a respecté le plus possible le récit sacré, qu’elle ne lisait qu’en tremblant ; et quant au style, trouvant un instrument demi-latin et demi-barbare, elle l’assouplit, le perfectionna, le simplifia et en fit ce que nous avons vu.

Ces deux vices modernes, la légèreté dans le travail, le faux enthousiasme dans les vues, n’ont aucune part aux recherches de M. Magnin. Il lui était facile de se ranger sous la bannière de Dulaure et de livrer à la risée ces légendes catholiques ; il pouvait aussi attaquer violemment Voltaire, qui a présenté le moyen-âge comme un âge de profonde ignorance. Il n’a rien fait de tout cela. Effleurant un grand nombre de questions délicates dont il indiquait les profondeurs, il n’a faussé, en essayant de les reconstruire, ni l’humanité, ni l’histoire. Le berceau de notre scène lui est apparu dans les églises, et ce berceau il ne l’a pas agrandi ; de légendes dramatiques il n’a pas fait les chefs-d’œuvre de Sophocle. Indiquant le pédantisme et la recherche de certains passages, et la mode de cette dialectique absurde qui s’élaborait dans les couvens, il n’a pas abusé de ces défauts pour jeter une réprobation injuste sur le Xe siècle. Cette modération, cette sobriété, lui ont permis de bien voir et de bien analyser le talent original de la religieuse. Un autre mérite dont il faut lui tenir compte, c’est de montrer les points de vue sans les épuiser, de faire penser le lecteur au lieu de forcer sa croyance, de féconder la méditation sans présenter les objets, les faits et les personnages sous un jour artificiel.

On se demande pourquoi les œuvres de ce genre, amusantes et sévères, piquantes dans leur simplicité, deviennent si rares. On publie cependant des milliers de volumes par année. Les livres ne manquent pas, ni les prétentions au savoir et au beau style. Toutes les intelligences sont éveillées, toutes veulent jouir, la plupart créer ; c’est un prurit universel et un avortement qui se tourne en règle et en habitude. Rien ne mûrit ; chacun se hâte, chacun s’élance. Un savoir indigeste, recouvert d’un coloris ardent et cru, est servi précipitamment à un public aussi pressé de lire que l’auteur est impatient de faire éclater son nom. Dans le roman, cette précipitation lâche les écluses journalières des fictions intarissables qui nous inondent. Un livre sérieux et amusant, publié au milieu de cette fécondité de mauvais aloi, mérite bien d’être remarqué. Tel est le livre de M. Magnin. Plusieurs questions graves sont éclairées par ce travail, auquel le savoir et le goût ont une part égale, dont la forme est excellente, et où les esprits d’élite étudieront désormais la religieuse du Xe siècle, — ame passionnée et esprit supérieur, qui croyait imiter Térence et qui annonçait Racine.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. 1 vol. in-8, chez B. Duprat, rue du Cloître Saint-Benoît, 7.
  2. Article de M. Sainte-Beuve, dans la livraison du 15 octobre 1843.
  3. Ducange. Glossar. voce asinus.
  4. History of Poetry, in-4o, t. II, p. 365.
  5. Leibnitz, Scriptores rerum Brunsvicensium illustrationi inservientes, I, P. 555.
  6. Histoire de la Philosophie, Xe siècle, t. III, p. 632.
  7. Leipzig, 1750.
  8. Poème latin du Xe siècle, sans doute traduit des vieilles chansons allemandes. -Fischer, Leipzig, 1780.
  9. Wantis, gants. — « Il te faudra des gants de cuir, dont tu jouiras sans fin pour la vie. » - Les Allemands disent aujourd’hui hand-schuh, soulier de la main, pour gant. Nous signalons aux étymologistes français cette vieille acception perdue du mot germanique wand, gant (abri, paroi, muraille, couverture), de winden (tourner, entourer), analogue à wanden (tourner, virer), d’où anwenden (appliquer, adapter), et verwinden (enlacer, entrelacer) ; la racine commune est le gothique vandia. Les Anglais ont encore winding, bien qu’ils aient emprunté à une autre racine (gleiten, to glide, glisser, fourrer) leur mot glove pour gant. Les étymologies françaises n’ont jamais été suffisamment éclairées, faute d’une connaissance comparative et d’une étude parallèle des idiomes teutoniques et latins.
  10. Vers 1423.
  11. Revue des deux Mondes, livraison du 15 novembre 1839.
  12. « Ich glaube dass die alliteration ursprünglich ihren sitz in der ganzen poesie des deutschen sprache stammes gehabt bat. » (Ueber den altdeutschen meistergesang, p. 166.)
  13. Tom. III, p. 505.
  14. Stephanius, Notoe ad Saxonem, p. 76.
  15. De bolen, « tanner, dépouiller, » et non de bold, hardi, comme on l’a cru. Les Anglais ont conservé bald, chauve.
  16. L’étymologie réelle du mot Hrosvita, qu’elle traduit elle-même Clamor validus (à peu près comme De Thou traduit Bassompierre par Levis sonus a rupe), nous semble devoir être Rauschen (bruit, murmure), et schwind (rapide, violent) ; le nom véritable de la religieuse aurait donc été Rauschwind, latinisé par le mot Hrotwitha ou Hrotsvitha, orthographe inexacte, mais que M. Magnin a d’ailleurs trés bien fait de conserver d’après le manuscrit.