Huit femmes/15

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Huit femmesChlendowski (p. 181-204).
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XV

La cloche.


La cloche !… L’imagination d’Andrew s’illumina ! chaque lettre brilla sur l’ardoise comme une étoile sinistre. Son cœur comprit rapidement que ces mots renfermaient son avenir. Le plan qu’ils lui traçaient traversa son cerveau avec la puissance rapide de l’électricité. La cloche bourdonna dans ses oreilles une promesse de bonheur ; elle tinta ses épousailles, car elle valait dix mille gulden, et le juif Esaü paierait avec cette somme la chaîne indestructible dont il brûlait de se lier avec la fille du fondeur.

Alors il fut tenté de s’agenouiller devant le génie ingénu qui lui envoyait ce fil d’or pour traverser leur labyrinthe. Durant quelques minutes il se crut aux cieux, et son ame y monta sur le sourire de sa maîtresse. Il l’emporta, ce sourire, jusqu’aux pieds de Dieu pour y déposer ses actions de grâce ; mais le mot Dieu frappa sur son entendement comme un coup de marteau terrible : l’infortuné retomba seul sur la terre.

Qu’allait-il tenter ? l’enfer. Quelle serait la source de ses félicités ? la trahison, l’indigne abus de la confiance des hommes, qui le proclamaient là-bas leur sauveur, et qui périraient précipités par lui. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête ; ses lèvres, jusque-là si librement ouvertes à la parole de son ame, se teignirent de sang, mordues par lui même dans une contraction d’effroi. La cloche baptisée par l’église, payée par les aumônes du pauvre, ébranla son front à lui fendre le crâne. Il l’écoutait avertissant ses frères d’un affreux orage, et l’orage était en lui, car il plongeait bien des ames dans un sépulcre qui n’a point de trace visible. Les malédictions de la veuve, les gémissemens de l’orphelin montèrent à leur tour jusqu’au ciel, pour porter témoignage de son crime.

— Jamais ! jamais ! s’écria-t-il, c’est une horrible idée !

Et il foula l’ardoise sous ses pieds frissonnants, dans la soudaine croyance que la main de Satan la lui avait jetée. Mais Satan avait pris la forme enchanteresse d’une femme, et quand c’est la femme qui appelle, l’homme est perdu.

Les charmes de la jeune tentatrice se relevèrent plus suppliants et plus beaux que jamais. Ses répulsions à lui furent abattues, ses remords étouffés, son sort écrit.

— Allons ! allons ! cria-t-il sourdement, que le fait s’accomplisse ! que Katerina soit mienne ! dût mon ame payer cette belle proie !

Le vaisseau, toutes voiles dehors, fendit de nouveau l’Océan jusqu’au morne gris où la cloche dormait sous les ailes assoupies de l’ouragan. La mer muette aplanissait au capitaine Andrew les sentiers du crime qu’il méditait, ou plutôt le crime n’existait plus devant ses yeux charmés : le crime s’appelait Katerina ! Quelle vertu l’eût embrâsé de plus de dévotion et de courage ? Ce nom doux et funeste ne régnait-il pas seul dans l’atmosphère où respirait Andrew ?

Par la plus belle nuit d’un mois tout amour, le flot souleva vivement le navire contre la roche déserte ; quatre hommes forts et déterminés la gravirent, et la cloche descendit bientôt silencieuse et déshonorée. Ce lourd larcin ne rencontra pas un obstacle ; la lune paisible et pure en éclaira l’enlèvement ; un seul oiseau troublé s’envola de sa retraite en poussant le cri du sommeil qui se brise, et l’immense fardeau retourna vers Amsterdam, où le bâtiment rentra de nuit, chargé de son poids sacrilége.

Durant l’accomplissement de cette action, la jeune rose de Hollande avait recouvré sa liberté ; mais elle n’en jouissait plus : la solitude était partout pour elle sans son amant parti. Elle l’attendait dans un tumultueux silence. Bien que son cœur se nourrît d’une confiance profonde dans leur serment de vivre et de mourir l’un pour l’autre, elle s’élançait hors d’elle-même et du cercle étroit qui emprisonnait sa vie. Un matin que son père la regardait plus rose et plus charmante par l’agitation de ses nuits sans sommeil, il se ressouvint qu’elle était bonne à marier, et lui nomma trois prétendans prêts à compter douze mille gulden pour lui servir de dot.

La bouche de Katerina demeura entr’ouverte comme une fleur qui s’agiterait pour parler ; puis enfin :

— Mon doux père, dit-elle, si Dieu pense que je vaux douze mille gulden, et s’il lui plait d’envoyer un quatrième demandeur avec cette somme, il me semble que je lui serai bien obligée de sa bonté, car je n’aime pas les trois dont vous m’avez dit les noms.

M. van der Maclin la regarda tout chagrin d’une phrase si longue sur un sujet pareil ; il en attendait moins d’une fille qui n’avait été mise au couvent que pour apprendre à se taire. Aussi lui répondit-il en fermant un gros registre de cuir noir à serrure de cuivre :

— Couchez-vous sur votre côté droit, fille, afin de faire des rêves tranquilles. Les amoureux à douze mille gulden sont clairsemés, si la somme est en or bien pur. Prenez garde que je vous en nomme trois, ce qui est un miracle, et songez qu’il faut être à deux pour se marier.

— Vraiment, mon père, répliqua la novice avec un fin sourire ; voici que le stathouder n’est plus en guerre, et que la mer est balayée de tous méchants soldats : ne peut-elle pas me devenir aussi heureuse qu’à vous ?

Il ne manquait que le nom d’Andrew M’Elise à cette répartie pour prouver au père la préoccupation cachée de sa fille ; sur quoi la lettre du jeune capitaine lui revenant tout entière à l’idée :

— Voilà qui est bien, dit-il, vous en savez plus que je ne pensais, et vous parlez comme un livre à clous d’argent. Mais, sans vous inquiéter si la mer est balayée ou non, dites-moi ce qui vous déplaît dans notre honnête voisin, Paul Myr, qui se trouve si commodément à ma porte pour entrer, en tout bien tout honneur, dans la maison de son beau-père.

— Lui avez-vous demandé son âge en même temps que sa fortune, mon doux père ?

— Je ne le trouve âgé que de vingt mille florins de rente, ma fille, acquis loyalement et montrés au soleil. Or, de ceux qui tentent la mer, je n’en connais pas qui possèdent une si grosse somme. Je doute que le capitaine Andrew M’Elise lui-même puisse l’acquérir avant sa vieillesse.

— Et s’il l’acquérait jeune ? demanda-t-elle avec une présomption triomphante, comme si l’amour la couronnait de ses ailes.

— Prenez vos fuseaux à dentelle, Katerina Mignonne ; vous devez vous entendre mieux au point de fleurs qu’à parler mariage, et vous n’avez à penser qu’à parfaire vos manchettes de noces.

Mais Katerina Mignonne chantait entre ses dents de perles, tandis que ses yeux perçants envoyaient toutes leurs lumières attractives à travers les vitres ; car les vitres laissaient voir en pleine mer les vaisseaux accourant dans la rade. Cela fit qu’elle ne répliqua rien à son père, et que, lançant au ciel un regard qui brûlait comme son ame, elle murmura tout bas les mains jointes :

— La cloche !

Hélas ! une jeune fille ose-t-elle invoquer son créateur avec des vœux coupables ? Quelle est donc l’effrayante obscurité de l’intelligence aveuglée ainsi par la passion, Seigneur !

Durant ce silence, le vieillard, alors plus naïf que l’adolescente, voyant tous les fils des fuseaux se rompre sans qu’elle y prît garde, attachait sur elle un regard rempli de l’indicible surprise qu’éprouve l’homme découvrant tout à coup son maître dans la frêle créature à laquelle il a donné le jour.

Dans sa large capacité de marchand hollandais, M. van der Maclin sentit comme une humiliation triste à cette découverte ; puis il frissonna de ce qu’il lisait dans les yeux ardents de Katerina. L’enfance s’était envolée de cette enfant. C’était l’esprit tendu de la femme sous une enveloppe si fine, si souple et si déliée, qu’un chérubin s’en fût habillé sans peur de la trouver trop matérielle. Une crainte grave se mêla pour la première fois à l’examen admiratif de ce père si glorieux de sa fille ; une larme d’une inexplicable amertume roula dans ses yeux, et pourtant rien ne lui révélait tout haut que sa fille immobile n’avait plus pour prière que ce mot de perdition :

— La cloche !

Andrew M’Élise n’aborda pas, comme d’habitude, par la rivière d’Amstel, derrière la riche demeure de van der Maclin ; mais il entra de nuit, comme on l’a dit, dans le canal qui coulait au pied de l’habitation du juif Esaü. Pâle et léger comme une ombre, il frappa contre la fenêtre faiblement éclairée d’une lampe, et parut seul devant le seul habitant de cette maison, pour s’ouvrir en secret sur ce qu’il avait à lui vendre. Les yeux gris du chétif Israélite, chargé d’ans, étincelèrent d’espoir quand il se sentit prêt à ressaisir cette acquisition regrettée. Minuit sonnait à peine quand la cloche glissa sur les montées de la chaussée humide, et reposa lourdement dans l’arrière-comptoir du juif, après qu’elle eut écartelé la grande barque venue en aide aux supports de ce colosse d’airain. Les dix mille gulden furent comptés au jeune capitaine, dévoré d’une passion si peu semblable à l’amour de l’or, passion non moins funeste, qui venait de faire du plus aimable et du plus honnête homme, le plus vil des hommes, un voleur.

Misère humaine !

L’obligation de cacher un crime en commande souvent de plus grands. Les lâches complices qui, sur la promesse de mille gulden à partager entre eux, avaient prêté leur assistance à l’impie, murmurèrent tout à coup devant cette mesquine compensation de leur ame perdue. Ils levèrent la tête contre leur chef avili, et demandèrent résolument le partage égal des dépouilles de son honneur. Leur droit ne s’appuya que sur une raison froide, mais terrible, la menace de la révélation.

Andrew, livide et stupéfait, rappela, mais en vain, le conseil de ses esprits ; il n’entendit au fond de sa terreur que le murmure d’une voix qu’il n’avait déjà que trop écoutée ; cette voix lui souffla sa réponse.

Reprenant tout à coup une contenance moins sombre, surtout moins fière, il consentit à partager fraternellement avec les misérables, dont la vue seule le remplissait de dégoût.

La nuit suivante fut assignée pour le partage. Les complices descendirent tous quatre familièrement dans la chambre du capitaine, où la liqueur des marins fut prodiguée sans réserve. Cette liqueur, brûlante comme un feu liquide, allumait à tel point leurs entrailles, qu’ils en redemandaient toujours, toujours… jusqu’à ce que la mort les empêchât de rien demander de plus.

Andrew, seul alors et de sang-froid au milieu de ces cadavres, les ensevelit dans des sacs alourdis de boulets, puis il les glissa dans le canal profond dont l’eau s’ouvrit avec un murmure sourd, puis se referma quatre fois : tout fut dit.

Après un vacillement momentané du cerveau, qui le força de se serrer le front pour qu’il n’éclatât pas, le capitaine rompit les écoutilles pour donner à son navire l’apparence d’un bâtiment ravagé. Ce nouveau crime accompli, il descendit en silence à terre, et s’en alla, faussaire et meurtrier, déclarer aux magistrats que les hommes de son équipage, après avoir dépouillé le vaisseau, s’étaient échappés dans la grande barque disparue.

Une recherche immédiate fut faite sans qu’il fût possible de rien éclaircir. On envoya dans tous les ports voisins les signalemens des accusés ; on les crut échappés tous quatre dans la barque, introuvable en effet, car elle avait coulé à fond sous le poids de la cloche, lors de sa translation chez le juif Esaü, et ses débris étaient loin du port.

M. van der Maclin fumait solitairement sur sa porte, cherchant dans les tourbillons d’un tabac d’Orient de quel côté soufflerait le vent de l’obéissance qu’il attendait en vain de sa rose Mignonne. Il était, du reste, tout à fait résolu à tirer à la courte-paille l’un des trois gendres dotés de tant de mille gulden, afin de bannir de ses calculs de commerce le souci croissant qui nait de la responsabilité d’une fille aux yeux trop vifs. Dans son vœu d’homme sage, il flottait entre le riche Paul Myr, déjà mûr et sédentaire, et le jeune Vanhaker, incliné aux voyages de long cours, et le presque noble Van-Holfen, dont l’avenir promettait d’aborder au rang de bourgmestre.

Mais sa fille avait déjà compté malignement sur ses doigts, en cassant son fil à dentelle, l’âge de Paul Myr ; et le flocon de tabac envoyé du côté de la maison de ce riche voisin, rentra dans la poitrine du fondeur par l’aspiration nécessaire à un grand soupir. D’autre part, Katerina, tenue un jour au bras de son père, indocile au coup de coude dont il avait appuyé sa prière, s’était tenue droite et raide, refusant de saluer le jeune Vanhaker en revenant du couvent des Béguines. Quant au futur bourgmestre, admis récemment à prendre le thé fait et servi par la belle Hollandaise, il lui avait causé une distraction si peu flatteuse, qu’au lieu de se mettre en ligne droite devant lui pour rencontrer la main de ce soupirant, elle avait prétendu ne le servir qu’en profil. De là le thé renversé sur son beau corps de jupe de damas rose, et la tasse de Chine brisée en éclats ; de là, Katerina autorisée à fuir dans sa chambre, à la grande consternation des deux Hollandais, qui ne burent que de la bière d’orge, exquise à la vérité : de là enfin, le sage fondeur, piqué des pointes de l’inquiétude, se prenant à murmurer entre ses dents :

— Au diable le capitaine Andrew M’Elise !

— Votre serviteur ! répondit à propos Andrew M’Elise lui-même, en se précipitant au milieu de la fumée qui les séparait.

— Je parlais de vous, répliqua posément le Hollandais ; mais, sur Dieu, je ne vous envoyais pas ici ; car enfin, mon jeune maître, je ne suis pas votre ennemi, mais vous n’êtes pas mon cousin.

— Vous m’avez laissé croire que je pourrais être davantage, si je devenais possesseur de douze mille gulden, interrompit vivement Andrew M’Elise, et je vous les apporte.

Van der Maclin demeura stupéfait. Il entra pourtant suivi de l’amoureux marin, et, comme cette surprise arrivait à point nommé pour le délivrer d’une anxiété que toute sa science des chiffres ne pouvait résoudre, il attacha sur le jeune capitaine un regard qui ne demandait plus que l’éclaircissement de cette fortune inespérée. La source de ce trésor fut expliquée sans peine : le candide bourgeois le crut fermement la récompense de l’invention qu’il avait admirée lui-même, sans se charger, il est vrai, de la récompense ; mais il trouvait cette récompense juste et digne de l’apparenter avec l’acquéreur de sa belle cloche d’Utrecht. Enfin, sentant aussi le bonheur et peut-être l’honneur de sa fille attachés à ce mariage, il y donna cordialement les mains dès le soir même, Andrew M’Elise déclarant qu’il était forcé de retourner en Angleterre pour les intérêts des marchands dont la cargaison venait d’être volée.

Le mariage suivit de près cette justification, et la plus belle rose de Hollande, épanouie dans l’accomplissement de ses prières, remerciant Dieu de les avoir écoutées, reçut et serra l’assassin dans ses bras qui ne frissonnèrent que de plaisir.

Tout alors fut joie, festins, fleurs et musique ; mais l’angoisse cachée, l’angoisse croissante, s’empara du cœur d’Andrew M’Elise.

Sitôt qu’il eut atteint le but de ses efforts ardents, il sentit qu’il lui coûtait beaucoup, et que la paix de l’ame n’était à retrouver nulle part.

Katerina seule, radieuse, colorée de joie, légère comme l’innocence, ne comprit pas le remords. Le double crime d’Andrew M’Elise le lui rendait plus cher ; elle-même en était plus glorieuse, parce que c’était pour elle qu’il avait fait cela. Quand ses belles mains brûlantes le pressaient sur son cœur insatiable de sa présence, elle se pâmait d’aise, sentant qu’elle était à la fois pour lui le ciel et l’enfer ; c’était là sa félicité complète ; ce corps frêle tremblait et frissonnait, mais ce n’était point de peur.

— Qu’importe ? lui disait-elle en l’étreignant de tous ses charmes, je suis tienne enfin ! et toi ! toi, mon Andrew ! mon bien, acheté ainsi pour toujours !

Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot sur la terre ? Toujours ! qu’est-ce donc que ce mot inventé par des lèvres qui meurent ?

Mais quatre corps dormant au fond du canal imprimaient à chaque minute de la vie d’Andrew le poids du fer qui les retenait sur leur couche de sable. Inquiet et troublé, faux pour la première fois dans ses sourires et ses promesses de retour, il reçut une part de la dot, et se hâta de remettre à la voile avec son trésor vivant.

Après que le bon bourgeois de Hollande eut reçu l’adieu de sa fille unique, sa fille heureuse, qui devait revenir avant l’automne, dès qu’elle aurait salué ses nouveaux parens, il se retira près d’une fenêtre où il s’assit pensif. Il passait à tout coup le rideau sur sa face, ne sachant ce qui l’empêchait d’y voir ; c’est qu’il pleurait.

Il avait oublié sa pipe, et demeura là deux jours. Il avoua depuis qu’il avait été forcé de s’asseoir ainsi sous le pressentiment qu’il ne reverrait plus Katerina Mignonne.