Huit femmes/20

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Huit femmesChlendowski (p. 267-284).


SALLY



XX

La servante.


M. Richard Fogrum, que ses vieilles connaissances appelaient, avec plus de familiarité que de respect, le gros Fogrum, ou comme le nommait encore, du fond de sa province natale, un frère qui lui gardait religieusement son nom d’enfance sur la lettre qu’il lui écrivait une fois l’an : Dick Fogrum, s’était depuis plusieurs années retiré des affaires, bien qu’il fût encore dans la force de l’âge.

À cette époque de transition, ayant eu le bonheur d’acquérir une corpulence extraordinaire, et plus porté à la contemplation sous le poids de cette belle santé, il tourna brusquement le dos au comptoir où il avait gagné, sinon une fortune considérable, au moins un bien-être aussi solide que lui-même. Il acheta une petite maison blanche à volets verts, ornée d’un jardin fruitier, qu’il lui plut d’appeler sa campagne, parce qu’elle était à l’extrémité d’un faubourg de Londres, et une fois installé là, il s’étudia à n’y rien faire du tout. Il regarda passer la vie les bras croisés, sa pipe entre les dents, rêvant tantôt vaguement, tantôt profondément à tout ce que cette chère maison, recouverte en ardoises brillantes, renfermerait d’utile et d’agréable, s’il réussissait à y faire présider en même temps l’économie, la solitude et le célibat.

Outre une cuisinière à l’année et un petit jokey de louage, fils d’un pauvre cordonnier du faubourg, dont le plus jeune enfant était fier d’être groom une fois par semaine, M. Fogrum possédait dans la personne de l’intègre Sally Sadlins une admirable surintendante de son paisible et monotone empire.

Sally ne se croyait distinctement ni gouvernante, ni femme de charge : elle était Sally Sadlins. Loin d’assumer le maintien et la dignité attachée à de pareils emplois, à peine semblait-elle avoir un sentiment, une idée, une volonté qui vint d’elle-même. Elle s’était si insensiblement pénétrée de l’humeur et des mœurs de celui qui commandait à sa vague intelligence, que, par degré, l’apparente distance entre le maître et la servante avait presque entièrement disparu.

Sally, loin d’être elle-même versée dans l’art de la parole, devint en revanche une si parfaite écouteuse, que M. Fogrum, après avoir recueilli par la ville une foule de nouvelles et d’anecdotes, goûta bientôt un plaisir délicat à venir les raconter à Sally, auditoire toujours attentif, bien que muet, dont les yeux brillaient assez pour prouver qu’ils ne dormaient pas, et dont les oreilles n’eussent pas été distraites de leur devoir par un tremblement de terre.

Qu’on se garde toutefois de supposer rien que de candide dans l’espèce de galanterie qui régnait, à leur insu, entre ces deux personnages : un seul coup-d’œil sur Sally pouvait convaincre le plus intrépide artisan de scandale, que dans ce commerce étroit et sans nuages, il ne se trouvait qu’un narrateur infatigable, content de ses récits, et un public vierge, toujours satisfait d’entendre des sons sans les comprendre ; car Sally ne comprenait pas. Son intelligence était un abîme qui ne rendait rien de ce qu’il avait reçu, un instrument qui ne vibrait sous aucune parole.

Du reste, les traits seuls de Sally étaient un bouclier sur lequel venaient s’amortir tous les javelots de la calomnie. Sa vertu s’y montrait, non en beau, mais avec une rudesse d’expression, qui persuadait l’incrédule, et désarmait la malignité. Ceux qui avaient le courage d’y revenir à deux fois se demandaient comment la nature, louée à tort et à travers par les poètes et les optimistes, avait pu si avaricieusement frustrer de ses faveurs, un être destiné à faire partie de cette frêle moitié de l’homme, appelée le beau sexe ! n’avait-elle rien de mieux à faire que d’infliger à Sally Sadlins une amplification de taille qui lui donnait des droits incontestables au grade de caporal de grenadiers ? ne pouvait-elle au moins, en lui accordant cette haute et fabuleuse stature, la remplir d’énergiques et fortes pensées ? Toutefois, privée du charme qui attire, elle ne fut, par bonheur pour son repos, dotée d’aucune impressionnabilité de cœur : si Sally n’était pas née pour être adorée, nulle femme sur la terre ne pouvait le regretter moins.

On peut affirmer en toute certitude que le fantôme même de l’amour n’effleura jamais son imagination, ni ne troubla d’un soupir le sommeil profond de ses nuits et de ses jours. Elle avait entendu çà et là quelques personnes parler de cet amour ; elle supposa donc, si toutefois elle était en état de rien supposer, qu’il devait y avoir par le monde quelque chose qui s’appelait ainsi ; car on n’invente point un nom, pour en discourir ; mais comme cette chose impénétrable ne la regardait pas, elle ne prétendait pas plus à deviner une telle énigme qu’à décrire les élémens de l’air qu’elle respirait, sans y penser, depuis sa naissance. Enfin Sally était la plus innocente, la plus simple et la plus désintéressée des mortelles qui entra jamais sous le toit d’un célibataire.

Aussi n’était-ce pas le hasard qui avait placé cette silencieuse fille sous l’autorité d’un maître à la fois raconteur et solitaire.

Sally fut cherchée, étudiée et choisie par madame Thorns, nièce prudente du vieux marchand. Comme cette dame vivait beaucoup dans l’avenir, elle frémissait souvent que son oncle, à travers sa retraite et son embonpoint, ne demeurât pas toujours doué de cette discrétion qui sied si bien aux oncles riches quand les nièces ne le sont pas. Son imagination, vive et craintive tout ensemble, se figurait par fois cet homme si peu mouvant, escaladant tout à coup le mariage par un caprice inattendu.

Cette réaction possible poursuivait le repos de la tremblante héritière, jusqu’à mêler souvent un peu d’aigreur au miel de son lien avec M. Thorns, marchand de bas dans la Cité. Celui-ci par bonheur n’avait d’oreilles que pour l’addition de la vente de chaque journée, compte toujours satisfaisant, vu l’inquiète rigidité de l’épouse qu’il avait prise comme pièce de comptoir, sans être un moment arrêté par la raideur et la sécheresse de son aspect, que rehaussait la couleur d’ocre de son vêtement favori.

D’ailleurs la dot avait un peu arrondi les angles aigus du caractère de sa femme, ayant été payée comptant par l’oncle pressé de sortir des affaires. Le marchand de bas, homme exact, en recevant ce don du loyal Fogrum, s’était soumis à prendre la nièce par-dessus le marché, pour la seconde raison qu’elle savait compter avec une grande exactitude.

C’est elle qui, avec l’infatigable persistance des faiseurs de multiplications, avait deviné sous l’enveloppe rugueuse et formidable de Sally Sadlins, un trésor inestimable de pudeur, un vrai garde-fou contre tous les coups de tête de l’homme fragile. Elle enchâssa donc avec un art admirable, dans l’existence placide du propriétaire de la maison blanche, ce joyau terne, mais solide, fait pour résister durant des siècles aux frottemens de l’ennui et aux langueurs de la domesticité.

De ce côté, du moins, elle était sûre que rien ne devait intercepter le cours légitime de l’héritage, grossi par trop d’économie pour n’être pas souhaitable.

Les rentes de M. Fogrum étaient si transparentes de probité, que cent fois le jour elle appuyait sa sécurité contre le rempart qu’elle avait elle-même planté au pied de ses futures possessions.

Un vent d’alarme venait pourtant de rider tout à coup ce beau calme, fruit de tant de prévoyance. M. Fogrum avait été vu trois fois frappant à la porte de madame Simpson, et une quatrième fois jouant de ses cinq doigts sur la vitre de cette dame pour appeler son attention.

Cette familiarité fit passer un nuage triste sur le front calculateur de la marchande de bas. Par un dimanche, l’un des plus tristes dimanches qui eût pesé sur son magasin fermé, elle demeura fort pensive dans sa haute chaise, creusant sa tête pour chercher à madame Simpson un charme, une grâce, une séduction qui pût justifier la vague terreur qui obsédait ses esprits. Son chapeau en forme de tuile ne bougeait pas ; ses mains tenaient fortement serré son livre d’heures, où elle se faisait accroire qu’elle lisait le salut. Il n’en était rien : la maison blanche, toujours la maison blanche était là, comme lithographiée par son imagination ardente, mais fixe. L’usurpation de cette maison blanche, qu’elle envisageait comme le port où devaient se reposer un jour ses mains fatiguées de poser et d’étiqueter des bas ; cette usurpation dont le rêve seul était un larcin, clouait toutes ses facultés du dimanche sur la chaise isolée du comptoir inactif.

Une supposition tranquillisante, toutefois, se fit jour à travers les façons de soupirs qui haussaient par moment son fichu plat tendu sur sa poitrine sans contours.

M. Fogrum, qui, selon le conseil du médecin, allait et venait pour ne pas augmenter le poids de son opulente santé, ne pouvait il être entré chez cette femme très causeuse pour y recueillir les nouvelles, les événemens, les on dit, de son ancienne rue ? N’était-il pas sûr d’en trouver toujours une fraîche provision chez une veuve oisive qui n’avait rien à faire que ses mitaines de filet, et la récolte journalière de tous les bruits du quartier marchand ? Il n’était pas non plus étonnant que cet oncle très aimé et très lourd, eût trois et quatre fois de suite demandé une chaise à la veuve d’un vieux ami, pour couper en deux une promenade qui l’essoufflait.

En définitive, madame Simpson n’était guère, plus que Sally, peut-être, propre à faire rêver un célibataire. Autrefois, madame Simpson pouvait avoir été épousable ; mais pas un de ses amis d’enfance n’était assez jeune pour se le rappeler. Il est vrai qu’à cette heure, sa manière de s’ajuster révélait quelque prétention, car on ne la voyait plus sans un très gros nœud de ruban, posé à la jolie femme sur la tempe gauche, avec un parti ferme de ne l’en ôter jamais. Elle cultivait la mode déjà un peu ancienne d’une mouche noire au visage, mais cette mouche même n’était pas appliquée où la coquetterie l’eût souhaité ; elle siégeait où l’impérieuse nécessité l’appelait, sur l’œil gauche.

Ainsi donc, et tout résolument, madame Thorns rentra dans son assiette. Elle conclut, en allant ouvrir à son mari, qu’il valait mieux que son oncle frappât quelquefois à la porte de madame Simpson, qu’à une autre porte plus mystérieuse, ou plus attractive.