Huit femmes/L’Inconnue

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Huit femmes
L’InconnueChlendowski (p. 321-358).
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L’INCONNUE.



XL


Londres, 18…


Mon ami,


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Sur cette place solitaire, attenante à l’église de Saint-Dunstan, où vous m’avez écrit quelquefois, je vis d’un loisir si désœuvré, qu’il me force souvent à regarder en dehors de moi pour ne pas retomber trop avant dans ma mémoire ; mais ne pouvant me résoudre à chercher par le monde les heures d’oubli dont je suis altéré, je tâche de les puiser dans les objets extérieurs qui sont à ma portée : je romps violemment avec ma solitude, j’ouvre ma fenêtre, je me fais curieux.

Mes regards ne rencontrent pour obstacle qu’un platane qui monte plus haut que cette fenêtre, et répand son reflet vert jusqu’au fond de ma chambre quand les rayons du soleil se projettent sur les lambris avec l’ombre dansante du feuillage. Les branches étaient une fois trop dégarnies de feuilles pour cacher le rang de maisons que j’avais à visiter des yeux de l’autre côté de la rue, et je relus sur une porte en face, toujours fermée : « Maison à louer. »

Cette maison taciturne, s’usant avec la mélancolie d’une chose inutile sur la terre, m’occupait d’autant plus qu’elle me paraissait frappée d’abandon comme moi-même. Tout à coup, par une belle matinée de printemps, ses fenêtres, dont les ferrures étaient rouillées, s’ouvrirent avec bruit ; des ouvriers empressés apparurent traversant les chambres ; l’éternel écriteau jauni fut enlevé ; tout, enfin, m’annonça que la demeure déserte serait incessamment habitée.

Allons ! dis-je, la solitaire est défatalisée. Quelqu’un d’assez hardi vient de rompre l’enchantement de ce toit sur lequel un sort paraissait être jeté. Peut-être aussi son maître vient-il de vouer à l’anathème un éprouveur qui ne fera qu’y passer encore. Il y a des habitations posées sur une pierre noire.

Quelques semaines résolurent la question.

Sitôt que cette maison fut convenablement réparée, que l’odeur de la peinture n’arriva plus jusqu’à moi dans les brises du matin et du soir, des meubles frais et neufs furent apportés dans les deux étages ouverts à l’inquisition de mes regards. Les meubles étaient modestes ; leur élégance consistait uniquement dans leur extrême propreté. Ce luxe des humbles m’annonça que la position des nouveaux habitans de ma rue était de celles qu’on nomme décentes, mais peu riches. La petite maison m’en devint plus sympathique ; j’y concentrai tout l’intérêt de mon inspection journalière et je lui vouai l’esprit d’investigation que je tâchais d’acquérir.

Le lendemain, un jeune homme d’un aspect agréable et d’une physionomie animée vint donner ses instructions à une servante qu’il amena lui-même, indiquant, avec douceur et vivacité tout ensemble, l’emplacement de chaque meuble, qu’il examinait, rempli d’une minutieuse satisfaction. Comme il avait sonné et frappé tout ensemble, c’était, à n’en pouvoir douter, suivant l’usage de Londres, le futur maître de la maison.

Il partit au bout d’une demi-heure, et répéta jour par jour cette courte visite à son unique et robuste servante, qui l’écoutait silencieuse, ne disant oui, que par un redoublement de travail. Balayant, frottant, cirant les parquets, qui brillaient comme des miroirs ; livrée à elle-même et reine de sa solitude, cette fille montait, descendait, puisait l’eau, lavait jusqu’au trottoir, secouait les tapis, les étendait le long de l’escalier redevenu blanc et lustré sous ses mains infatigables. Elle ne fermait les volets que le soir, sans s’inquiéter le moins du monde si l’absence des rideaux laissait, durant le jour, à chacun la facilité de voir jusqu’au fond de son temps si laborieusement rempli.

Je fus tranquille sur le sort de la maison ressuscitée. Elle serait honorée d’ablutions fréquentes, visitée par l’air pur du dehors ; la servante vivait debout, et n’avait pas peur d’assainir les coins sombres ; on pourrait y marcher avec sécurité : sa présence étendait partout la grâce d’un bon augure. Mais qui pouvait payer une telle vigilance ? l’argent ? Non, la bonté, et je crus l’avoir lue au visage de son maître.

Qu’était-il ce maître ? quelque clerc de notaire ? quelque employé à l’office public ? peut-être un jeune commis marchand dans quelque grande maison de commerce, dont les heures étaient régulièrement appelées au dehors ? Pourquoi ne résidait-il pas dans cette maison présentement toute parée et charmante ? Pourquoi les rideaux y manquaient-ils encore ? Pourquoi ce lit d’une alcôve profonde était-il aussi parfaitement en ordre le matin que le soir ? C’étaient là des questions auxquelles la servante seule aurait pu répondre, car son jeune maître avait disparu tout à fait, et personne, cette fille solitaire exceptée, ne revenait ouvrir les fenêtres pour laisser entrer au cœur de cet asile la tiède haleine de mai.

Elle continua d’épier et d’enlever la poussière, tremblant de la voir s’attacher aux meubles vierges qui lui étaient confiés, quelquefois les admirant à distance pour se récompenser elle-même, comme un peintre s’éloigne de son tableau afin de le mieux juger en perspective.

Cette honnête créature, emparadisée ainsi dans ses rêves laborieux, semblait être le genius loci, dans l’absence du maître, que je n’avais fait qu’entrevoir, quand tout à coup des fleurs aux fenêtres et des rideaux flottans m’annoncèrent l’événement de son retour : je ne fus pas trompé. Après une absence d’environ trois semaines, je le retrouvai un matin au milieu de la plus belle des chambres, assis à une petite table ronde, déjeûnant avec une femme si jeune, si pudique, si grâcieuse, si blanche de la tête jusqu’aux pieds, si rougissante et si souriante à la fois, que je n’eus besoin de personne pour deviner en elle une fiancée de la veille. Je saluai le nouveau ménage d’un vœu qu’il n’entendit pas. L’heureux couple se doutait-il qu’il y eût alors plus de deux personnes dans l’univers ?

Leur suave repas terminé, l’homme se leva le premier, prit par la main sa jeune Eve et fit avec elle le tour de son étroit Éden, l’obligeant, avec un patient enfantillage, à s’arrêter devant tous les objets qu’il avait amassés pour la surprendre. En passant devant le miroir qui décorait la cheminée, je le vis la contraindre doucement à s’y regarder avec lui, enlacée à lui ! Cet homme tremblait de joie. Tout son être était une caresse. Comme il était beaucoup plus grand que son idole et qu’il la dépassait de toute la tête, il pencha son front sur cette jeune femme aux habits blancs, et mêla les boucles noires de sa chevelure aux tresses d’un blond pâle qu’il adorait dans le miroir, tandis qu’il les pressait sous ses lèvres ardentes.

Elle parut sur toutes choses émerveillée d’une peinture de Ciprian, qui surmontait cette cheminée de vrai marbre, et n’éprouva pas moins d’étonnement lorsque, levant ses yeux ravis au plafond, elle y vit éparses quelques-unes des élégantes inspirations d’Angelica Kauffman. Les tiroirs d’une commode de citronnier relevé d’ébène s’ouvrirent ensuite devant son admiration. Ses petites mains, pures comme le filet virginal qui les laissait entrevoir, ses petites mains timides et avides plongèrent longtemps dans bien des trésors inattendus, car le sourire de la reconnaissance ne quittait pas plus sa bouche entr’ouverte que le baiser pris à tout coup par la bouche passionnée du prodigue époux.

Mais ce qui me parut exciter au plus haut degré sa gratitude à elle, ce qui lui arracha le plus doux cri de bonheur qui puisse payer l’amour heureux, l’amour qui donne, ce fut l’anguleuse bibliothèque de bois peint en acajou et ses trois rangs de livres, reliés pour elle, ornés, je crois, de son nom, que je ne pus lire. Quel qu’il fût, c’était à coup sûr le nom d’une femme heureuse.

Tous ces livres, un par un, furent ouverts, admirés, baisés, avant d’être remis dans leur prison d’attente.

Alors, comme une dure voix qui réveille, l’horloge gronda dix heures. Cet appel imprévu fit tressaillir et fuir l’époux, tandis que la pendule à longue sonnerie retenait devant elle dans une attention profonde la mariée, joignant les mains avec une ferveur tendre et pensive. La voir ainsi radieuse et immobile, c’était l’entendre distinctement bénir celui dont la sollicitude faisait pour elle de si belles heures !

À la fin, et après l’admiration curieuse donnée à cette future régulatrice de sa vie, l’examen de tous les dons recommença ; avec lui, le ravissement de la jeunesse innocente éclata de nouveau : elle remerciait l’absent, riait et battait des mains toute seule ; je la jugeai même contrainte de s’asseoir pour respirer un peu. L’appartement de Zémire ne porta pas un trouble plus enchanteur dans la jeune prisonnière d’un amant invisible et roi !

Pourtant les forces lui revinrent. En parcourant de nouveau sa solitude agitée, elle ne résista pas au besoin de parler à quelqu’un des étonnemens dont elle suffoquait. La servante fut appelée ; on recommença le tour de la chambre nuptiale, et cette femme enfant eut, par bonheur, un aide, intelligent ou non, pour encourager les expressions de délices qui gonflaient son cœur jusqu’aux larmes.

Les chaleurs extrêmes de l’été firent tomber souvent les rideaux devant le soleil mordant que je fuyais parfois moi-même à la campagne, où je n’emportais que mon livre. Pour eux, tout allait bien : ils s’aimaient !

Mais, hélas ! pour ceux qui végètent sur un passé flétri, sans pouvoir tenter de se refaire d’autres souvenirs, combien il y a de jours où la vie oisive se dresse mécontente et montre à nu toutes ses aspérités, les punissant ainsi peut-être de ne l’employer qu’à des regrets insensés ! C’est étrange alors de reconnaître à quel point les objets extérieurs les plus vulgaires s’associent puissamment à l’amertume de notre inaction. La table, sur laquelle nous avons pris le pli d’écrire ou d’appuyer nos coudes, nous apparaît, durant ces jours répulsifs, dépolie et profanée par mille souillures que nous n’avions jamais aperçues. Nous découvrons les moindres fils d’araignée pendant au plafond, ce plafond devenu tout à coup lui-même plus saillant et plus morne qu’à l’ordinaire. Le voile conciliant de l’habitude s’écarte de partout, comme si la lumière entrait pour la première fois là où nous sommes seul, volontairement seul, strictement enchaîné dans notre liberté. Les vitres sont ternes comme nos yeux qui se ferment devant ces désenchantemens muets ; un choc sourd et imprévu, comme la secousse d’un bâtiment qui sombre, défait jusqu’à l’enchâssement de nos peines résignées.

Cette tache d’huile sur un livre que nous venons d’ouvrir, cette lettre qui s’y cache ensevelie, dont la forme rappelle un affront ou un deuil, le dessin qui commençait à tourner sous nos doigts patiens, que nous retrouvons plié en quatre par la prévoyance mal avisée d’un serviteur, tout nous blesse et nous mortifie. C’est en vain que notre pensée interdite cherche à remonter aux amis et aux parens perdus ; loin des hautes régions où leurs ames sont retournées, nous ne voyons que leurs tombes fixées à la terre. Oh ! dans ces jours-là surtout, mes regards s’en allaient par un attirement plus invincible vers la petite maison harmonieuse, parce qu’elle m’attestait que le bonheur se réfugiait encore quelque part ! Ce rayon pur détendait mon ame. L’aspect du bien-être en autrui me tenait lieu de celui qui n’était plus en moi ; car la félicité qui naît de l’ordre, qui réside dans l’ordre, c’est beau ! c’est digne de Dieu ; et cette demeure calme me le rappelait toujours.

Vraiment les madones d’Italie, au pied desquelles brûlent, en pitié de tous, les lampes éternelles, n’auraient pas ranimé en moi une piété plus tendre, une foi plus grave. Après cette station réfléchie, je pouvais attendre et rentrer dans mon isolement.

De temps à autre, durant les longues journées consacrées par elle aux travaux d’aiguille, un chant jeune, égal, traversait l’espace et venait me dire à moi, plongé dans mes regrets interminables : « Je suis heureuse ! » comme l’oiseau posé furtivement sur une branche du platane, disait à tout : « Je suis heureux ! »

La chanson qui revenait le plus souvent dans cette voix sans culture, mais argentine comme la voix d’un enfant de chœur, était une ballade d’oiseau que j’avais moi-même apprise autrefois de ma sœur.

Elle me frappait l’ame d’une de ces réminiscences charmantes que l’innocence seule réserve pour ceux qui l’adorent toujours.

« Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang ni le sol de mes pères !

» Que ne donnerais-je pas, moi, pour aller droit à l’arc-en-ciel savoir comment des gouttes d’eau forment ces trois rubans de teintes harmonieuses !

» Quelle joie de flotter au-dessus de terre comme une brise vivante, de traverser les arbres en fleurs, d’y monter légèrement, et du haut de leur cime balancée par le vent, de regarder au-dessous les champs de blé mûr et le lin soyeux !

» Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang, ni le sol de mes pères !

» La vie d’un oiseau doit être une fête dans les bois pleins de feuilles qui parlent. Il est là comme sous le toit vert d’un palais. Il y vole de chambre en chambre ; elles sont claires et gaies, ouvertes au soleil, aux étoiles, dont les rayons blancs jouent au milieu.

» Je vous aurais bénie, ma mère ! j’aurais été dire à Dieu : Je bénis ma mère, car elle m’a donné des aîles d’oiseau !

» Il peut laisser son nid dans le chêne de la forêt ; les oiseaux n’ont pas besoin de demeure ; jeunes et vieux s’envolent errer ensemble ; ils traversent en liberté leur monde bleu !

» Écoutez comme au creux de cette salle ombreuse ils s’appellent l’un l’autre amicalement ! Venez, venez ! semblent-ils dire.

» Vous n’avez donc jamais entendu d’oiseaux s’appeler entre eux, ma mère !

» Venez, venez ! la vie est belle là où les feuilles dansent dans l’haleine de l’été !

» Nous venons, nous venons ! leur répondent les autres. Que cette vie doit être douce, plongée au fond d’un arbre frais !

» Je le dis, car j’ai vu un oiseau, naviguant sur la mer éclatante, raser l’écume des flots, et retourner mouillé sur sa branche au soleil. Qu’il est heureux de voler à sa volonté, comme nous dans nos rêves, sur des aîles fortes et souples à travers l’aurore, pour regarder en face le soleil levant ! Qu’il est heureux de percer comme une flèche l’espace sans bornes, de franchir le nuage d’argent et de chanter tout haut dans l’asile du tonnerre, d’étendre ses plumes avec une joie sauvage sur les hautes montagnes pleines de la voix des vents !

» Que ne m’avez-vous donné les ailes d’un oiseau, ma mère, puisque je n’ai ni la maison, ni le rang, ni le sol de mes pères ! »

Ainsi l’automne arriva. Mon platane refroidi répandit ses feuilles, qui s’envolèrent foulées aux pieds des passans. L’hiver nous enchaîna tous, chacun de notre côté, eux contens, moi rêveur.

Vers le soir, je savais régulièrement qu’il était cinq heures aux coups précipités du marteau mêlés à la sonnette[1]. Plus ponctuel qu’un watchman, l’époux haletant rejoignait la jeune solitaire. Longtemps alors deux ombres n’en faisaient qu’une, et peuplaient aux mêmes intervalles ce séjour ignoré. Jamais la lampe n’éclairait d’autre visage entre ces deux visages rayonnant du bonheur de se revoir. Le ciel en écartait la funeste influence d’un tiers.

Pour moi, je lus des histoires. J’essayai d’écrire la mienne, et je la déchirai, trouvant que je n’avais que trop de ce qui me reste d’intelligence pour me rappeler une vie inutile, qui ne devrait pas compter au livre de la justice divine : aussi ce n’est pas de moi que je vous entretiens ici.

Un nouveau printemps s’annonça par mille signes d’espoir et d’amour. Mon vieil arbre se r’babilla de feuilles. Les bourgeons gonflés se déroulèrent d’abord comme du velours blanc mat, puis leur teinte fut gaie et vivante, et le vaste éventail se remit à frémir au souffle d’avril. Le ciel redevint bleu, même au-dessus de Londres. Les fenêtres de la maison, hier enveloppée de brouillard, brillèrent de nouveau et se rougirent de fleurs. Mais la dame, qui reparut au milieu d’elles, oh ! la dame avait pâli ; sa démarche était devenue moins sûre. Quand elle s’aventurait dans son petit jardin ranimé par le soleil, elle y demeurait languissamment assise, penchée sur son ouvrage ou sur son livre ; puis, quand son mari était près d’elle, avant et après les heures d’affaires, elle marchait doucement, appuyée sur lui pour se supporter un peu. Sa tendresse à lui s’augmentait visiblement de sa faiblesse à elle. C’était curieux d’observer combien l’amour inquiet avait mûri la tête vive et pétulante du jeune homme. Ses traits joyeux, un peu vulgaires peut-être, étaient devenus sérieux et réfléchis. Oui, l’amour aide au développement de quelques organisations qu’il élève, et qui, sans lui, fussent demeurées dans l’insouciance ou l’abaissement. J’ai vu ce sentiment pur transformer un caractère vague, indécis et vide, en un esprit ardent et fertile. Aussi, lire dans un amour vrai, c’est épeler le ciel.

Voici venir une nuit d’août, brillante d’étoiles ; nuit d’argent, nuit haute et lumineuse, portant plus à rêver qu’à dormir ; voici que, contre toute habitude, la porte de la maison s’ouvre à plusieurs reprises, que le bruit du marteau rompt trois fois le silence de la rue, et m’amène forcément aux vitres, point central de mes observations sur le fortuné ménage.

Que signifient ces lumières traversant rapidement les chambres du bas en haut de l’étroite demeure ? D’où vient que, tantôt le maître, tantôt la servante, montent, descendent et courent avec tant de précipitation ? Quel est cet homme inconnu, grave, un peu endormi, reçu à la porte d’un air si respectueux et si impatient ? Admis, à ma grande surprise, dans la chambre aux rideaux blancs qui flottent entr’ouverts, d’où vient qu’il ôte en silence ses gants et son chapeau ; qu’il marche en long, en large, consulte sa montre, s’assied, s’approche fréquemment de l’alcôve où luit à peine le rayon d’une flamme amortie sous l’albâtre, puis, sort à l’aube, reconduit par-delà le trottoir avec mille saluts reconnaissans du maître de la maison ? Mon Dieu ! que signifient ces agitations nocturnes ?

Mais par degrés le tumulte cesse ; les allées et les venues deviennent plus rares ; une tranquillité profonde berce et endort de nouveau ce nid, que j’affectionne plus que tout à l’entour de moi. Une seule et faible lumière, brûlant toujours comme la dernière étoile aux cieux, dit que quelqu’un veille encore au milieu de ce paisible silence.

Le lendemain, le marteau de la porte en demi-cintre attire de nouveau mon attention. Le cuir blanc dont il est enveloppé pour en assourdir le frappement m’explique enfin que la jeune femme vient de donner un enfant à son mari.

Pourquoi le taire ? je ressentis à cette vue une émotion d’une nature plus noble et plus tendre que la curiosité. Ce jour-là, vraiment, je bus tout seul à la santé de tous trois, appelant un regard du ciel sur cette petite ame nouvelle et sur sa mère, presque invisible au monde comme l’enfant.

Mais le calme qui régna durant plusieurs jours fut tout à coup troublé ; une agitation sourde se révéla ; un air d’alarme se répandit dans ce mouvement à bas bruit que j’observais avec inquiétude ; la tristesse m’arrivait comme par infiltration. Les lumières allaient et venaient de nouveau ; on oubliait, matin et soir, d’arroser les fleurs. La voiture du médecin s’arrêta trois fois coup sur coup à la porte. Un dimanche, il sortit sans reparaître le lendemain. Le lendemain, la servante immobile avait jeté son tablier sur sa tête. Mes regards, comme deux lumières intelligentes, s’allongeaient pour tout voir : ils découvrirent le lit blanc et couvert, le mari, sans mouvement, appuyé sur la petite table ronde, le visage enseveli sous ses mains, s’efforçant peut-être de cacher une torture atroce. Tout à coup un cri terrible après quoi les volets se fermèrent ; puis, une voiture sombre attendit au seuil. Le mystère se révéla : elle était morte !

Morte ! Nul historien ne dira jamais sa grâce pudique, sa vie éphémère, sa fin obéissante. Son nom… pas même moi, je ne le dirai. Le cercueil modeste s’en alla sans bruit ; un seul être le suivait en regardant la terre… Un seul ? direz-vous. Qu’importe, elle fut pleurée ! Je ne pus me défendre d’escorter à distance, la tête nue, ce convoi sans foule. Elle fut pleurée ! l’opulent, l’orgueilleux, le superbe n’en obtient quelquefois pas tant. Cette femme fut la lumière d’une créature mortelle tendre, fragile aussi. Mais quoi ! de tous les projets enchantés de l’amour, que restait-il à cette autre créature ? Le droit d’obtenir pour elle un peu de terre et de savoir le lieu où les restes aimés reposaient pour toujours.

Car nous voulons tous connaître le dernier asile de notre frêle trésor. Que ce soit au simple cimetière élevé sur la colline, ou bien sous la voûte somptueuse qui recouvre les grands, nous voulons le connaître. Mais la voûte des cieux s’ouvre si belle à l’ame pure qui reprend ses ailes ! le marbre est si lourd, si froid, comparé au gazon la marguerite sort d’une cendre qui n’est éteinte que pour nos sens imparfaits ! La sienne au moins sommeille où croissent les fleurs.

L’enfant restait. Les soins épuisés vainement au lit maternel furent ramenés au berceau souffrant. D’autres médecins arrivèrent qui prescrivirent les ordonnances coûteuses. Le père accumula leurs visites, qu’il paya de tout ce qui lui restait sans doute, et le zèle ruineux acheté pour la femme le fut maintenant pour l’enfant. Une nourrice étrangère lui transféra ses obéissans sourires ; le père lui donna de son cœur tout ce qui n’était pas dans la tombe ; car cette frêle image, c’était un peu d’elle, un rayon de sa vie demeuré visible sur son chemin défait. Il regardait curieusement le petit malade sur les genoux de sa gardienne rustique, l’apportait près de la croisée, sous le ciel gris de septembre, dans les derniers arbustes qu’on arrosait pour lui faire de l’ombre, à cet ange, et la figure de l’homme veuf, où les larmes creusaient leur trace indestructible, me saisissait d’une incroyable pitié.

Tout se ressembla : un mois de plus, pas même accompli, et les volets se refermèrent ; un nouveau cierge se consuma dans l’âtre. Tout à coup on l’éteignit, et un petit cercueil blanc suivit légèrement l’autre. L’enfant et la mère se retrouvèrent vite ensemble !

Dès-lors un changement prompt se manifesta dans l’homme. Sa détresse, un moment subjuguée par le mince anneau qui l’attachait encore au monde, ne sut plus où se prendre. Il tomba sous l’insoutenable fardeau qu’il n’essaya plus de traîner.

Durant des heures et des heures, je le retrouvais debout, sans mouvement ni des yeux ni du corps, adossé contre l’étroite bibliothèque, oubliant son repas refroidi sur la petite table ronde, qui ne porta plus jamais qu’un seul couvert. Maintes fois la fille patiente qui ne l’avait pas abandonné remportait, pour les réchauffer, les alimens, sans goût pour cet énervé qu’étranglait la douleur. L’officieuse fille remontait en vain, se tenait en vain prête à le servir au moindre signe. Quand il l’avait vue, il détournait la tête et repoussait de la main ce triste couvert qui lui rappelait tout-à-fait qu’elle n’était plus là pour lui. Alors la servante disparaissait sans qu’il ait pu lui adresser une parole.

Cette morose apathie ne tarda point à se pervertir en un abandon moral plus effrayant encore. Inutile aux autres, il se déserta lui-même, ne pouvant plus élever sa tristesse à la hauteur d’un devoir.

Par un triste soir d’octobre, je le vis, avec l’impression d’une terreur indéfinissable, passer sa porte sans la reconnaître, revenir avec lenteur, hésiter longtemps, puis rentrer frôlant la muraille comme un oiseau nocturne blessé, pantelant.

Le matin, il était sombre et oppressé, les cheveux en désordre, le teint plombé, plus terne que la cendre sous ses vêtemens négligés comme sa personne. À la nuit une ivresse dissonante et sauvage usurpait l’empire de ses regrets, devenus miens.

Ses orgies se prolongeaient souvent jusqu’au matin, avec d’ignobles compagnons de ses veilles. Plus souvent il rentrait seul, chancelant, stupide, la tête basse, avant que la dernière lumière du pâle soleil d’automne le dérobât à ma vue. Alors, étendu sans force au pied de sa fenêtre ouverte au brouillard, il s’endormait d’isolement et d’ennui désespéré. Quelques intervalles le rendaient pourtant à la réflexion, au remords peut-être. Il attachait, durant ces heures lucides, un regard fixe, morne et doucement triste sur les fleurs séchées qui avaient égayé la demeure commune. Que pensait-il alors de ses espérances flétries comme les plantes du jardin, et de ses heures heureuses envolées comme elle ? Et d’elle, que pensait-il ? Quoi ! sa sainte patience, sa grâce honnête, son profond et fidèle amour, ne relevaient pas en lui l’amour de la vertu ? Comment n’invoquait-il pas à genoux sa chaste vision, dans l’horrible abrutissement où il se laissait rouler ? Grand Dieu ! qu’étaient devenus déjà sa vivacité, l’éclat et l’intelligence de son front, son courage viril ? Sa carrière allait-elle donc se rompre à peine commencée ? Le monde n’offrait-il pas partout les mêmes attiremens ? Tout allait, tout se ressemblait dans l’univers, à l’exception d’une seule joie : ah ! c’est que cette seule joie était toutes les siennes ensemble ; c’est qu’elle ressemblait à un miroir magique qui avait réfléchi son cœur plein d’émotions, plein d’innombrables enchantemens, et le miroir était brisé. Je savais que, durant deux ans, il avait marché, même en rêve, sur un rivage inondé de soleil, et maintenant le soleil était éteint. Oui, je comprenais cet homme ; j’avouais qu’il était bien coupable ; mais je sentais qu’il était bien malheureux !

La maladie rongea son corps, parce que le désespoir était dans ses esprits. Il se contracta, replié comme une plante brûlée. Vieux avant l’âge, il n’eût fait que languir idiot et paralysé, si la mort, cette fois son amie, ne fût venue le prendre soudainement et l’enlever à ses misères.

Lui aussi je le vis sortir pour la dernière fois, comme sa femme et son enfant.

Les mêmes signaux de deuil m’avertirent : les volets fermés dans le jour ; la lumière vacillante, puis éteinte ; le silence immobile, puis la voiture sombre, puis la servante muette et pâle qui le suivit, la tête baissée, pour ne plus reparaître.

Tout fut vendu… pour qui ? Je fis acheter la pendule qui leur avait sonné de si belles heures ! et je la garde, arrêtée pour toujours.

Peu de semaines après, les ouvriers affairés revinrent ; ils traversèrent en chantant la maison vide. Les chambres furent tapissées, égayées de peintures neuves ; le même écriteau qui, dix-huit mois auparavant, pendait à l’extérieur avec ces mots : À louer, reparut sur le mur. Il semblait que le passé fût revenu à la même place et que l’intervalle n’était qu’un songe.

Quel qu’il soit, il m’a fait mal. « Et c’est là tout ? direz-vous. » Oui, c’est tout. J’aurais voulu couronner ma narration d’une fin plus douce ou plus saisissante : on ne choisit pas avec la réalité. Je n’ai pas l’espoir d’en extraire pour les autres quelque profitable leçon ; je la garderai pour moi-même, car vous n’en êtes plus, vous, à étudier le courage de fuir ou de vaincre les passions. Votre cœur, s’il est sensible, est du moins protégé de préceptes de bronze : vous ne donnez ni trop à la félicité, ni trop à la douleur. Vous ne planterez pas votre unique espérance sur une femme ou sur un fragile enfant. Vous savez que l’haleine du vent de l’est peut en faire envoler la poussière, et que pleurer cette poussière brillante, soupirer à mourir parce qu’elle est perdue, est au moins inutile, sinon impie et lâche ; vous savez tout cela, vous, mon sage ami.

Moi, je tâche de l’apprendre.



FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.
  1. À Londres, le maître de la maison frappe et sonne en même temps.