Huit jours à Londres

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Huit jours à Londres
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 564-608).
HUIT JOURS À LONDRES

En 1910, j’ai vu l’Angleterre en fièvre : c’était pendant les élections. En 1911 je l’ai vue en liesse : c’était au moment du couronnement du roi George. Cette année j’ai voulu la voir dans sa vie normale. La session parlementaire dure encore. De graves questions s’y agitent. La Chambre des Communes tient séance presque tous les jours, la Chambre des Lords aussi. Or, de ma vie, je n’ai assisté à une séance de l’une ou de l’autre Chambre ; je ne suis même jamais entré dans le vieux Palais de Westminster qui les abrite côte à côte. J’y voudrais pénétrer sous la conduite de quelque bon guide. Je voudrais assister à une discussion, fût-elle peu intéressante. J’aurais aussi le désir, plus difficile à réaliser, de causer avec quelques hommes politiques pour savoir où ils en sont les uns et les autres, Unionistes et Libéraux, et de lire une quantité de journaux, car rien n’est instructif, varié, et ne traduit mieux l’état des esprits qu’un journal anglais. En un mot, je voudrais humer l’air du pays, et compléter ainsi, rectifier même s’il le faut, mes impressions d’autrefois, que j’ai traduites à trois reprises ici même[1] et voilà pourquoi je me suis embarqué, le 2o juin dernier, pour l’Angleterre. Je m’excuse de faire passer sous les yeux des lecteurs de la Revue des notes familières prises au jour le jour. Aussi terminerai-je cet article par quelques considérations d’un ordre un peu plus relevé.


Jeudi 26 juin.

Londres s’est mis en fête pour recevoir notre Président. Toutes les rues qui avoisinent Saint James Palace où il demeure, et, me dit-on, la Cité, où il a été reçu par le Lord Maire, ainsi que le quartier presque français de Leicester Square et les environs de Charing Cross sont pavoises de drapeaux français et anglais entremêlés. Un drapeau tricolore flotte seul cependant sur Aspley House, la maison de Wellington. Des cordes auxquelles sont suspendues des flammes, comme sur les navires de guerre, rejoignent les maisons d’un côté de la rue à l’autre. L’aspect de ces rues est fort gai, mais point d’inventions, point de décorations élégantes. Rien qui frappe particulièrement et séduise l’œil. Il est même étrange que, dans un pays où les peintres ont à ce degré le sens de l’harmonie des couleurs et où l’on entend si bien les aménagemens intérieurs, on entende si mal la décoration extérieure. Nos voisins n’ont pas cet art. Déjà j’en avais été frappé lors du couronnement du Roi.

Ce qui ajoute à la gaîté de l’aspect, ce sont les fleurs qui ornent les balcons et les fenêtres d’un grand nombre de maisons. C’est là un usage très anglais que nous devrions bien imiter à Paris, où, je crois bien, les règlemens de police s’y opposent. Ces fleurs embellissent les façades, généralement assez laides, des maisons. Je ne puis pas dire que je sois très admirateur du style gothique de ces constructions nouvelles qui commencent à s’élever en hauteur, comme à Paris. L’Angleterre n’est pas aussi riche que nous en belles pierres de taille, et la brique, surtout la brique brune, ne la remplace pas avantageusement. A Londres, on ne voit rien, ni lignes, ni couleurs qui flattent et qui caressent l’œil, sauf, à cette époque de l’année, la magnifique verdure des squares et des parcs qui donnent par moment l’illusion de la campagne. On n’a pas besoin de sortir de la ville pour respirer le bon air, et, bien qu’il y ait aussi une « Association pour la défense des espaces libres, » je ne vois pas ce qu’elle peut bien avoir à faire ici.

Ce qui, à Londres, est infiniment supérieur, c’est tout ce qui concerne la viabilité. Le pavé de bois ou d’asphalte est uni, roulant, comme disent les cochers, et la pluie n’y laisse pas après elle, comme chez nous, de petits lacs. Les taxi-autos sont propres, spacieux, les chauffeurs bien tenus ; on dirait des voitures de maître, et j’éprouve quelque confusion quand je pense à ceux que nous offrons aux étrangers. On en trouve partout, et bien que le stationnement axial, comme on dit aujourd’hui, y soit établi depuis longtemps, on n’a pas l’idée bizarre dont on nous menace, sous prétexte de prévenir la maraude, d’empêcher, quelque temps qu’il fasse, pluie ou neige, un homme ou une femme de monter dans une voiture vide qui passe sous ses yeux et de les forcer à aller chercher au loin une station dont ils ne connaissent pas l’emplacement. La circulation se fait, sinon facilement, du moins avec un ordre parfait. Les policemen la dirigent avec des mouvemens de bras ; ils ont renoncé au bâton blanc que nous leur avons, je crois, emprunté. Point de querelles de piétons à cochers ; c’est l’ordre dans le mouvement et, d’une façon générale, c’est l’impression que me fait toujours Londres. La vie y est intense, mais elle se contient en quelque sorte elle-même, sauf à éclater parfois en manifestations bruyantes. Et c’est pourquoi je suis un des rares Français qui aiment Londres avec son aspect tout ensemble grave et tumultueux. Les passans, — je parle des quartiers du centre, — ont l’air à la fois cérémonieux et pressés. Beaucoup plus d’hommes en chapeaux hauts de forme, même avant midi et dans les parcs, à Rotten Row, par exemple, qu’on n’en verrait dans Paris à cette époque de l’année. Pour les femmes, la mode est pareille, poussée même plus loin ; on en voit à peu près un aussi grand nombre, à demi décolletées dans la rue, et obligées de mouvoir leurs jambes dans un fourreau de parapluie encore plus étroit. Les toilettes sont moins joliment portées, mais l’ensemble a bon air. De même, si les Hansoms ont presque complètement disparu, remplacés par les taxi-autos, on rencontre plus de voitures à chevaux et d’équipages bien tenus, ce qui devient une rareté à Paris. Dans l’ensemble, Paris est plus élégant, Londres est plus comme il faut.

Je n’ai cependant point passé mon après-midi dans cette ville où il y a tant à voir. Je l’ai employée à visiter une demeure moderne, mais pleine d’antiques souvenirs. Un prince jeune encore, mais qui porte sans faiblir le double fardeau de la mémoire de sa mère qui fut une victime de la charité et de son père qui fut un saint, y a rassemblé, ou conservé plutôt, toute une galerie de portraits, qui sont pour lui des portraits de famille, qui, pour d’autres, seraient des portraits historiques, depuis celui de Robert de Clermont, sixième fils de saint Louis, qui fut le premier des Bourbons, jusqu’à ceux de M. le Comte de Paris et M. le Duc de Chartres, qui sont les derniers morts. Entretenus avec un soin pieux, ces portraits, dont quelques-uns sont de magnifiques œuvres d’art, rappellent toutes les gloires de la France ; tout en les admirant, je me demandais avec tristesse et même un peu d’amertume comment un pays qui avait eu à son service une pareille famille n’avait pas su la conserver, et comment il se pouvait faire que de telles reliques ne fussent tout à fait en sûreté que sur une terre étrangère.

Revenu de ce pieux pèlerinage, je comptais finir la soirée en allant me mêler aux badauds de Londres, me camper sur le trottoir en face de Buckingham Palace et voir passer les voitures de gala qui devaient conduire mon confrère, M. Poincaré, au bal de la Cour. La foule m’intéresse plus que les fêtes officielles. Une pluie anglaise, qui tombait avec une douceur persistante, m’a détourné de ce projet. J’ai passé ma soirée à lire les journaux. Ils ne sont guère remplis que de la visite du Président. J’y trouve la confirmation de ce qui m’avait été déjà dit de son extraordinaire succès personnel. Il a été véritablement acclamé, principalement dans la Cité, le cœur de Londres. On lui a su gré de sa dignité, de sa tenue, d’un peu de froideur, qui n’est pas pour déplaire aux Anglais quand elle est tempérée par la bonne grâce. Ce qui a surtout frappé les gens coutumiers de ces sortes de réceptions, c’est qu’il ait pu prononcer, dans la même journée, neuf discours, d’une inégale importance, mais tous appropriés et bien tournés, dont les plus importans étaient assurément préparés, sans consulter une note. Le message au peuple a beaucoup plu. Je me réjouis patriotiquement de ce succès, et je vais prendre du repos.


Vendredi, 27 juin.

Les journaux de ce matin consacrent encore de nombreuses colonnes au Président de la République et à l’emploi de son temps hier. Ils racontent sa visite à Windsor, puis au Horse Show, où, font-ils observer, la Triple Entente a triomphé, un Russe, un Anglais et un Français étant arrivés premiers. Ils décrivent également le diner au Foreign Office et le bal de Cour, qui fut, parait-il, fort brillant.

Le Président part ce matin de Victoria Station. Je compte aller, toujours en badaud, assister à son départ qui doit avoir lieu à dix heures. Je quitte mon hôtel de bonne heure, m’attendant à beaucoup de foule et tenant à bien voir. J’arrive aisément en voiture jusqu’aux abords de la station et je descends au coin de la rue par laquelle doit arriver le cortège présidentiel. Je puis, sans difficulté, m’installer au bord du trottoir, à côté d’un policeman. La foule est moins nombreuse que je ne croyais. Elle ne forme guère qu’un cordon pas très épais. Elle est de composition fort modeste ; ce sont des gens occupés qui se rendaient à leur ouvrage et qui se sont arrêtés pour voir. Elle attend patiemment et, une fois de plus, j’admire combien les mesures de police sont bien prises. Pas de barrage anticipé et vexant qui gêne inutilement la circulation. Jusqu’au dernier moment, les voitures passent librement. Des camelots vendent dans la foule un mouchoir symbolique, en papier très léger, qui célèbre l’Entente cordiale, vieille expression renouvelée, je ne suis pas fâché de le constater, de l’histoire de la Monarchie de Juillet et qui a fait fortune ici comme en France. Sur ce mouchoir, deux drapeaux tricolores surmontent le portrait de M. Poincaré. L’encadrement est semé de fleurs de lis en or. L’ingénieux artiste, qui a inventé le dessin, n’était évidemment pas très au courant de nos emblèmes, à moins qu’il n’ait voulu exprimer un regret ou tracer pour la France un programme d’avenir, mais je ne m’en flatte pas.

Un peu avant dix heures, arrivent les premières voitures de la Cour. J’admire ce que nous ne voyons plus guère à Paris : des chevaux magnifiques, à la fois forts et légers, avec de belles actions, uniformément bai brun, bien appareillés, bien attelés. Cochers et valets de pied sont en rouge écarlate. Mais voici le Roi, dans une voiture à deux chevaux, avec le prince de Galles. Quelques hurrahs sur son passage, pas très nourris. Peu d’instans après, M. Poincaré, dans une voiture attelée à la Daumont. Des hurrahs également, un peu plus chaleureux que pour le Roi, mais, pour dire la vérité, moins que je ne m’y attendais d’après ce que j’avais su de sa réception à la Cité. Cependant, tout le monde se découvre sur son passage et il rend les saluts avec beaucoup de dignité. Il ne m’a pas rendu le mien, car il regardait précisément de l’autre côté. Je m’efforce ensuite d’entrer dans la gare et de pénétrer sur le quai d’embarquement, mais une consigne rigoureuse m’en ferme cette fois l’entrée. Je demeure au milieu d’un petit groupe de Françaises, des modistes, je suppose, qui avaient piqué sur leurs corsages des nœuds tricolores et avec lesquelles je fraternise. Je vois de loin le train démarrer, sans qu’aucune acclamation en salue le départ. Il ne faudrait cependant pas conclure de ce que j’ai vu que l’accueil fait à M. Poincaré ait été moins chaleureux qu’on ne l’a dit dans les journaux français et anglais. Pour la foule de Londres, évidemment la fête était finie, mais la vérité a été dite, je crois, par un policeman à une personne de ma connaissance : « M. Poincaré a été reçu avec beaucoup plus d’enthousiasme que l’empereur d’Allemagne et surtout que M. Fallières. »

Je rentre à l’hôtel, et je lis à fond les journaux que je n’avais fait qu’entr’ouvrir ce matin. En plus des détails sur la visite du Président et des débats du Parlement où il ne se passe rien de bien intéressant en ce moment, leurs colonnes sont remplies de deux sujets très différens : un procès et une élection.

Le procès a lieu, d’une part, entre deux personnes très connues dans la société, et, d’autre part, les frères et sœurs d’un millionnaire, — en Angleterre, il faut entendre par ce mot le possesseur d’une fortune d’un million de livres, — qui a déshérité complètement ses héritiers naturels au profit d’un lord et d’une lady qui lui étaient complètement étrangers ; ou plutôt, par une cruelle ironie, il leur a laissé une somme à peu près suffisante pour payer les droits de succession qu’il a mis à leur charge. L’affaire fait beaucoup de bruit, car Lord Sackville, dont le père a été attaché à l’Ambassade d’Angleterre en France du temps de Lord Lyons, porte un nom anglais respectable. Il a épousé sa cousine germaine, fille reconnue d’une danseuse espagnole, et les héritiers naturels du défunt, sir John Scott, qui lui-même avait hérité de la plus grande partie de la fortune Wallace, accusent Lady Sackville d’avoir exercé sur le vieux millionnaire une influence illégitime, — undue influence, — une influence par des procédés mesmériens, a dit l’un d’eux.

C’est un procès en captation. Les avocats les plus illustres du barreau anglais, quelques-uns membres du Parlement, se présentent à la barre, tant du côté des demandeurs que de celui des défendeurs. Le procès se poursuit depuis plusieurs jours, au milieu d’une affluence considérable et élégante, suivant les règles de la procédure anglaise, avec interrogatoire et contre-interrogatoire des témoins par les avocats des deux parties. L’impression morale est peu favorable à Lady et surtout à Lord Sackville. Mais, au point de vue du droit, la thèse de la partie adverse paraît faible. Je suis curieux du résultat.

L’élection est celle de Leicester. Elle se présente dans des conditions assez particulières. La circonscription est depuis longtemps inféodée aux Libéraux. En cinquante ans, elle n’a nommé qu’une fois un conservateur. A la dernière élection, le candidat libéral l’avait emporté avec une majorité de 4 000 voix. Les chances du candidat unioniste pouvaient donc paraître très faibles. Mais ce qui a compliqué la situation, c’est qu’un candidat socialiste est venu se jeter à la traverse. Or on sait qu’en Angleterre, il n’y a pas de second tour de scrutin et que, dans ce qu’on appelle les three cornered elections, le candidat qui a la majorité relative l’emporte. Peut-être bien le candidat socialiste enlèvera-t-il au candidat libéral assez de voix pour faire passer l’unioniste. Sentant le péril, le Comité directeur parlementaire du Labour Party a enjoint au socialiste de se retirer : mais celui-ci n’a eu cure de cette interdiction et s’est maintenu sur les rangs. Il y a là un symptôme grave pour l’avenir, car, si, aux élections prochaines, les socialistes, les Labourists, les Travaillistes, de quelque nom qu’on veuille les baptiser, se séparent des Libéraux, ou plutôt, pour les appeler du nom qu’ils méritent, des Radicaux, et si, dans le pays, ils cessent d’obéir au Comité directeur qui siège à Londres, la face des choses sera singulièrement changée. Aussi, le résultat de l’élection est-il attendu avec curiosité. On le saura demain.

Mes journaux consciencieusement lus, je vais flâner.

Je me dirige cette fois vers la Cité. On s’occupe de faire disparaître les traces de la fête ; on démolit les échafaudages ; on replie les drapeaux. L’arc de triomphe, où était inscrit sur un cartouche le mot : Tutoyons, qui a fait couler beaucoup d’encre, car on s’est demandé si c’était du bon français, a disparu. Les rues reprennent leur aspect habituel d’animation commerciale. J’entre un instant à Saint-Paul, ce panthéon des gloires militaires anglaises, où se sont cependant glissées les statues de quelques célébrités littéraires ou artistiques, entre autres celles de Johnson et de Reynolds, et que les Anglais n’ont pas laïcisé. Au pied du monument de Wellington, je remarque une couronne de fleurs, récemment posée par une société de vétérans. Serait-ce une protestation muette contre le drapeau tricolore qui flotte sur la maison du vieux guerrier ?

En sortant, je rencontre une suffragette qui vend un journal. La vignette du journal représente une figure symbolique qui tient d’une main une épée, de l’autre une lampe. Au-dessous cette inscription : « Par l’épée et par la lumière. » La vendeuse elle-même est jeune, élégante de tournure, pâle, avec de grands yeux dilatés. Je serais tenté d’engager la conversation, mais je crains d’attirer sur elle l’attention malveillante de la foule, qui, en ce moment, n’est pas tendre aux suffragettes ; avant-hier, elle a failli faire un mauvais parti à un petit groupe d’entre elles qui cependant se promenaient innocemment. Elle avait commencé à les maltraiter et il a fallu que la police intervînt pour les protéger. Je me borne donc à acheter un numéro de son journal ; je crois bien avoir été son premier client, car elle n’a rien pu me rendre sur six pence.

En feuilletant le journal des suffragettes, j’apprends quels sont leurs griefs. Depuis qu’elles ont commencé à commettre des crimes de droit commun, elles ont été condamnées à des peines assez sévères. En prison, elles ont inauguré la grève de la faim. On a dû renoncer, devant leur violente résistance, à les nourrir de force. Quand le jeûne absolu auquel elles se condamnent les a complètement exténuées, on les relâche de peur qu’elles ne meurent, mais on ne leur fait pas grâce, et on les prévient qu’aussitôt rétablies, on les incarcérera de nouveau. C’est, en particulier, le cas de Mrs Pankhurst, qui est en ce moment en liberté. Cette manière de procéder, que les suffragettes appellent : « The cat and mouse policy : La politique du chat et de la souris, » indigne fort les suffragettes. Elles accusent le ministre de l’Intérieur, M. Mac Kenna, de cruauté ; d’autres l’accusent de faiblesse. Il est fort embarrassé ; on le serait à moins.

Enfin, j’achève ma journée en allant voir mon ami le colonel Unsworth. C’est un colonel d’une espèce particulière. Il est embrigadé dans l’Armée du Salut. Jamais je ne vais à Londres sans rendre visite à l’Armée du Salut, ce qui fait sourire quelques-uns de mes amis anglais ; mais on connaît mal l’Angleterre si on ne jette un coup de sonde dans ses dessous de souffrance et de misère, et, n’en déplaise aux railleurs, l’Armée du Salut est la plus complète et la plus puissante organisation charitable qu’il y ait en Angleterre. On commence du reste à lui rendre justice. Je trouve mon ami à son bureau, au quartier général. Il me reçoit avec beaucoup de cordialité. Nous causons. Je lui demande sur quoi se porte en ce moment l’activité de l’Armée du Salut. Il me répond : sur les enfans. Il estime à 30 000 le nombre des enfans de parens vagabonds, vicieux, criminels, qui ne reçoivent aucune éducation et n’ont sous les yeux que de mauvais exemples. Une loi bienfaisante a été votée en 1908 qui est la charte de protection de l’enfance. L’Armée du Salut voudrait étendre cette charte aux enfans anglais à l’étranger. Tous les ans, des entrepreneurs louent, on pourrait presque dire achètent à leurs parens des petites filles de dix à douze ans, qu’ils emmènent pour en faire des dancing girls. On peut penser ce qu’elles deviennent. Par son influence, l’Armée du Salut a fait passer à la Chambre des Lords un Bill qui interdit ce trafic lorsque les enfans ont moins de quatorze ans, l’âge où cesse l’obligation scolaire, impose aux entrepreneurs de passer un contrat régulier, et les rend responsables, ce qui est contraire aux principes généraux du droit, et punissables, en Angleterre, en cas de mauvais traitemens contre ces enfans sur le continent, ou d’excitation à la débauche. Elle espère faire adopter bientôt ce Bill par la Chambre des Communes.

Je quitte mon colonel en prenant rendez-vous avec lui à la séance d’ouverture du Congrès contre la Traite des Blanches, qui doit avoir lieu le 30 juin et en emportant diverses publications, entre autres le dernier bilan d’une Compagnie d’assurances populaires que l’Armée du Salut a fondée et qui joint les deux bouts. L’Assurance populaire est à créer en France. Il y a longtemps que je le pense, que je le dis même, sans grand succès. Je me promets de montrer ces documens au très intelligent directeur d’une de nos plus grandes compagnies d’assurances sur la vie. Je suis sûr qu’ils l’intéresseront.


Samedi, 28 juin.

Journée un peu vide. Le fâcheux Weck-end a emmené de Londres hommes publics, parens, amis. Je suis obligé de remettre à lundi le commencement de mon exploration à travers le monde politique anglais. Mais on n’est jamais embarrassé d’employer son temps à Londres.

J’ai commencé par aller voir le cardinal Bourne pour qui j’avais une lettre. Son Eminence demeure : Ambrosden Avenue, dans une maison en briques qui a fort bon air et qui communique par un passage intérieur avec la nouvelle cathédrale, en briques également et en, style roman, récemment construite dans Ashley Place. J’attends quelques minutes dans une très grande salle, simplement décorée, qui pourrait bien contenir de quatre à cinq cents personnes. Je suis ensuite introduit dans un cabinet fort simple également, mais très spacieux, et je ne puis m’empêcher de comparer, avec un peu de tristesse, son installation avec celle de l’archevêque de Paris, qui ne devra qu’à un legs inattendu une demeure convenable. Son Eminence me reçoit avec beaucoup d’affabilité. Nous causons du mouvement catholique en Angleterre, qui progresse lentement, mais sans à-coup et sans incident. Le Cardinal a présidé ces jours derniers un congrès de femmes catholiques à Londres. Il présidera la semaine prochaine un grand congrès catholique à Plymouth. Mgr Bourne se loue beaucoup de ses rapports avec les autorités locales, qui sont quite fair, et aussi de la facilité de la vie pour lui et son clergé. Veut-il se promener, il n’a qu’à prendre sa canne et son chapeau : personne ne le remarquera. L’étiquette des cardinaux romains ne lui plairait pas. Je le quitte au bout de peu d’instans. J’aurai l’honneur de le revoir lundi, à l’ouverture du Congrès contre la Traite des Blanches, où j’ai déjà donné rendez-vous à mon ami le colonel de l’Armée du Salut.

L’après-midi, je vais à Windsor.

J’attends assez longtemps un train à la station de Paddington et, une fois de plus, j’admire ces grandes gares anglaises, pas très propres ni très élégantes si l’on veut, mais situées toutes, sauf une, en plein centre de la ville, aboutissant à un hôtel, et si bien comprises, avec leurs nombreux guichets de distribution, toujours un spécial pour les premières et les secondes, avec leurs larges quais, le long desquels se rangent les wagons, leurs trottoirs surélevés, facilitant l’accès aux voitures, que le contrôle à interdit chez nous et où l’on a tout sous la main. Ce peuple a le génie des voyages. En France, nous n’avons rien inventé en fait de chemin de fer : le bloc-system, le Saxby, le frein Westinghouse, les voitures à couloir, les restaurans, les wagons-lits, tout nous est venu de l’étranger. Rendons-nous cependant cette justice : nos voitures à l’intérieur sont beaucoup plus propres, et garnies d’un drap plus agréable à l’œil que les draps affreusement multicolores des wagons anglais.

C’était un mauvais jour pour visiter Windsor, je le savais, la semaine anglaise, qu’on veut nous imposer en France, ne permettant pas l’accès à l’intérieur du château le samedi. J’en suis réduit à me promener sur les terrasses de la vieille demeure féodale, en jouissant de la vue, qui est magnifique. Je peux cependant pénétrer dans la chapelle de Saint-George, qui contient le monument élevé à la mémoire du Prince Impérial, et j’assiste à la fin de l’office du soir. Les chants sont très beaux. Une fois de plus, je constate l’extraordinaire ou plutôt la très naturelle ressemblance avec nos offices catholiques. On se croirait à Complies.

Pour rafraîchir des souvenirs qui remontent à ma première enfance, je prends ensuite une voiture et me fais conduire à Virginia Water, à travers le parc de Windsor. Si le palais de Versailles l’emporte assurément sur celui de Windsor en beauté, je ne saurais cependant regretter les parterres. Cette avenue de trois milles de long, plantée d’une double rangée de vieux ormes, qui conduit au château, est vraiment admirable. J’aime cette nature en liberté, ces arbres aux troncs rugueux dont les branches s’élèvent en un dôme verdoyant, ces pins, ces fougères. Un magnifique ciel anglais, d’un bleu pâle, les met encore en valeur. Pourquoi faut-il que l’homme s’en mêle parfois et que l’œil soit choqué par des manques de goût. C’est ainsi qu’on aperçoit tout à coup, sur un monticule, et juchée sur un piédestal en rochers artificiels une statue équestre de ce pauvre fou que fut le roi George III, élevée à sa mémoire par son plus que médiocre fils, George IV. Plus loin, c’est une statue, équestre également, du Prince Consort, sur un socle en marbre blanc, entourée de maigres rhododendrons. Virginia Water n’est qu’un lac artificiel, créé par George III, pour assainir le pays et paraît un peu mesquin à un habitué du lac de Genève, bien que les grands arbres qui baignent leurs branches dans ses eaux lui donnent un certain charme. Mais cette large campagne anglaise, à la fois luxuriante et paisible, est d’un grand attrait, et je rentre enchanté de mon après-midi.

J’allais oublier l’élection de Leicester. Le candidat libéral est nommé, mais avec une majorité réduite : 1 500 voix seulement au lieu des 4 000 de l’élection dernière. Le gain est tout entier du côté du candidat conservateur. Les socialistes se sont divisés. Une partie a voté pour son candidat. L’autre a obéi aux injonctions du Comité de Londres. Aussi les journaux des deux partis chantent-ils victoire ; mais la joie des conservateurs me paraît plus sincère que celle des libéraux, et ils semblent avoir raison, car l’élection de Leicester est une nouvelle preuve que la fortune du Cabinet est en baisse.


Dimanche. 29 juin.

Bourget, dont le talent est si varié et si souple, a écrit, dans ses Etudes et Portraits, une page délicieuse sur le Dimanche anglais. Cette page me revient aujourd’hui en mémoire. Il semble que, dans cette grande ville tumultueuse, un grand silence se soit fait. Peu de voitures, peu de monde dans les rues. Tous ceux qui ont pu quitter Londres, hier au soir, sont partis. Les passans qu’on rencontre vers onze heures vont, pour la plupart, à l’église. Ils ont mis leurs Sunday cloths et marchent d’un pas grave. Je vais à la messe, dans une petite chapelle toute proche de mon hôtel. C’est un édifice gothique fort élégant, soigné, luxueux même. Devant les bancs en bois s’étendent de petites banquettes en cuir rembourré. Les chaises volantes sont en jolie paille. Chaque place porte un numéro et un nom. Tout cela ne me plait pas : je trouve que cette chapelle a l’air trop individualiste, trop bourgeoise. Très démocrate en religion, j’aime avoir le sentiment que l’église appartient à tout le monde. L’assistance est peu nombreuse. Moins d’hommes que de femmes, mais tous très recueillis. Je note certains usages, qu’au reste je connaissais. On se tient debout pendant le Credo. On donne deux fois la communion, une fois avant la messe, une fois pendant. Une petite fille est si petite, que, pour être à la hauteur de la table de communion, elle est obligée de se tenir debout. Je m’assure ainsi que les directions du Saint-Père ont été suivies en Angleterre.

J’aurais eu la curiosité d’assister à un service non conformiste dans un temple qui m’avait été indiqué, mais on ne peut aller partout. L’après-midi, je me suis rendu à Richmond. Je manquerais à ce que je dois tout à la fois à mes souvenirs et à mes sentimens, si, à chacun de mes voyages en Angleterre, je n’allais rendre visite à la fille aînée du prince que j’ai aimé et servi et m’incliner devant la dignité avec laquelle elle porte la double auréole du malheur et de l’exil. Déjà je savais par des témoignages non suspects avec quelle grâce elle sort parfois de son deuil pour présider à des ventes ou à des fêtes de charité dont le produit est destiné à soulager des misères féminines ou enfantines. Je l’ai trouvée toujours la même, triste, mais fière, résignée, pas abattue. Un rayon de soleil luit en ce moment sur sa vie. Puisse ce rayon être un présage propice !

J’ai passé une soirée très intéressante à visiter les bureaux du Daily Telegraph, un des plus importans, le plus important peut-être, des journaux unionistes de Londres.

L’histoire de ce journal est curieuse. Il a été fondé en 1853, par un israélite, M. Lévy. De ses descendans convertis, l’un est aujourd’hui membre de la Chambre des Lords, l’autre membre du Parlement où il représente un des quartiers les plus pauvres de Londres, Saint-George in the East. Le journal, qui est devenu une fortune, tire aujourd’hui à 230 000 exemplaires. Le très aimable correspondant de l’Écho de Paris à Londres m’en a ouvert l’accès. Je m’attendais à trouver beaucoup d’animation dans les bureaux de la rédaction. Tout est parfaitement calme. Sans doute, c’est aujourd’hui Dimanche et ne sont venus au journal que ceux qui y avaient à faire, mais mon guide m’assure que les services sont si bien organisés et répartis qu’il en est presque de même tous les jours. Au rez-de-chaussée, dans un vaste hall, dont le toit est soutenu par des colonnes en marbre, sont reçus les annonces et les abonnemens. Le journal compte au reste très peu d’abonnés directs, 4 ou 5 000 tout au plus. Le reste s’écoule par la vente au numéro, ou par les agences. Au premier et au second, sont les bureaux de rédaction. Les services sont très divisés : ici, la salle où se tiennent les rédacteurs chargés de faire un choix parmi les dépêches qui arrivent en grand nombre de l’étranger ; là, ceux qui trient au contraire les dépêches et les journaux de province ; ailleurs, ceux qui font le choix entre les matières et décident du plan et de la composition An journal. Les principaux rédacteurs ont leur cabinet particulier. Au troisième étage, sont installés les services télégraphiques. Un fil direct relie le journal avec son correspondant de Paris, un autre avec son correspondant de New-York ; des appareils récepteurs dévident, tout imprimées, les dépêches des différentes agences télégraphiques. Je remarque que l’employé préposé à la réception de ces bandes a une Bible ouverte devant lui. Quand je suis entré, il lisait les Nombres. Enfin, un ingénieux appareil, muni d’un crayon, permet de recevoir ou de transmettre sténographiquement les nouvelles qui arrivent du Parlement ou les instructions qu’il est nécessaire d’y faire parvenir. Dans les sous-sols, l’imprimerie, à laquelle 75 compositeurs linotypes sont attachés, et les puissantes machines rotatives. On me dit que la composition, l’impression, la distribution du numéro entre les agences, les abonnés et les bureaux de vente, met en mouvement, tous les soirs, environ 700 personnes au total, rédacteurs et distributeurs compris. Le journal fabrique lui-même son électricité et son papier, qui attend dans les caves en formidables rouleaux. Il se compose de 24 pages et se vend deux sous. Ce sont les annonces qui couvrent les immenses frais.


Lundi, 30 juin.

Journée très bien remplie, très variée, mais un peu intense.

J’ai débuté par assister à l’ouverture du congrès international pour la répression de la Traite des Blanches. Je savais que la France devait être représentée dignement à ce congrès, entre autres par M. de Laboulaye, qui a remplacé mon respecté confrère M. Bérenger à la présidence de la Ligue Française contre cet odieux trafic, et par la marquise de G..., présidente du Comité parisien de l’Association catholique de la protection de la jeune fille. J’avais promis à nos délégués français de me joindre à eux, au moins pour cette séance d’ouverture. La carte d’invitation n’annonce pas moins de huit discours, plus trois réponses. Parmi les orateurs promis, figurent l’archevêque anglican de Cantorbéry, l’archevêque catholique de Westminster et le grand rabbin. C’est un congrès non confessionnel et neutre, ou je n’y entends rien. Aussi je me demande si, pour avoir assisté à un congrès de ce genre, notre archevêque ne serait pas attaqué à Paris, voire ailleurs, par quelques intransigeans.

Le congrès s’ouvre à l’heure dite : 10 h. 30, A. M. par un discours du Lord lieutenant d’Irlande, Lord Aberdeen, qui a un fort bon air de grand seigneur anglais, mais qui prononce un discours quelconque. Lady Aberdeen, sa femme, présidente du Conseil international des femmes, lit, ensuite, un discours charmant, simple, de bon goût, qu’elle termine ainsi : « Il faut distinguer entre ce qui est difficile et ce qui est impossible. Ce qui est difficile doit être fait tout de suite : pour ce qui est impossible, on peut attendre à demain. » L’archevêque de Cantorbéry parle ensuite, avec beaucoup de gravité et d’onction, puis c’est le tour du cardinal Bourne. Au moment où il se lève, je me dis que lord John Russell doit tressaillir dans sa tombe. On sait en effet qu’en 1850, lorsque Pie IX créa ou plutôt rétablit la hiérarchie catholique en Angleterre, il qualifia ce rétablissement « d’insolente et insidieuse aggression papale » et qu’il s’efforça, non sans un succès momentané, de réveiller dans le pays les sentimens anti-catholiques au vieux cri de : No popery. Le cardinal s’exprime à merveille, avec beaucoup d’élévation et de mesure. Il ne laisse pas ignorer que c’est au nom des catholiques présens à ce congrès qu’il élève la voix. Il parle de l’intérêt que le Saint-Siège porte au congrès et amène le nom de Mgr Merry del Val, très connu à Londres, où son frère est ambassadeur d’Espagne. Son succès est très grand. Parlent ensuite un représentant des églises non conformistes, en jaquette, avec une fleur à sa boutonnière, puis, en dernier, le grand rabbin qui, avec peu de tact, sort les griefs, légitimes au reste, des Juifs contre la Russie. M. de Laboulaye réplique en donnant lecture d’une très belle lettre de M. Bérenger, et on se sépare à midi passé, tous très satisfaits les uns des autres, sauf les délégués russes du rabbin.

Le congrès doit durer toute la semaine, entremêlé de réceptions officielles, dont l’une par la duchesse d’Albany. Je n’en suivrai pas les exercices, mais je suis très content d’avoir assisté à la séance d’ouverture qui, par la participation des autorités, par son caractère de large tolérance, par sa dignité, son calme un peu froid, présentait un caractère très anglais.

Je ne me crois pas le droit de parler d’un déjeuner très agréable que j’ai fait chez un des principaux membres du Parlement, appartenant au parti unioniste, chez qui les goûts littéraires et philosophiques le disputent aux dons oratoires. Mais je puis bien dire que j’ai vu chez lui d’admirables Burne Jones, jamais exposés, je crois, en tout cas peu connus, car ils ont été peints pour être disposés précisément dans les panneaux où ils sont suspendus. Il y en a même deux qui ne sont pas achevés. Deux corps de femmes peu, ou, pour dire la vérité, pas du tout vêtues, sont en particulier admirables. Je ne croyais pas que ce genre de peinture fût dans la manière de ce maître mystique.

A quatre heures, je vais à la Chambre des Lords, où m’avait donné rendez-vous mon confrère, lord Reay, membre, comme moi, de l’Académie des Sciences morales, à l’obligeance duquel je dois, en grande partie, l’agrément de mon séjour. Il faut ici que je fasse un aveu. Montalembert a écrit dans un article qui fit beaucoup de bruit sous l’Empire et pour lequel il fut même poursuivi, si mes souvenirs sont exacts : « Je ferais peu de cas du cœur et de l’esprit de celui qui pénétrerait sans émotion dans... » suivait une magnifique phrase sur le palais du Parlement anglais. Montalembert aurait, je le crains, fait peu de cas de mon cœur et de mon esprit, car c’est sans émotion aucune que j’ai pénétré dans le palais de Westminster. Je suis cependant de ceux qui croient à la nécessité et même à l’utilité des Parlemens, mais, c’est sans doute affaire de temps et de générations différentes : le prestige n’y est plus.

Lord Reay m’avait donné, pour attendre son arrivée, une carte pour le bibliothécaire, M. Edmund Gosse, le critique bien connu, qu’au reste j’avais eu le plaisir de recevoir déjà à Coppet et dont le livre récent, Père et Fils, a été traduit en français. Ce matin, il a appris que l’Académie Française avait décerné à son traducteur le prix Langlois, et il en parait fort satisfait. Ce lettré anglais est un ami de la France. Il me promène dans la majestueuse et silencieuse bibliothèque où il est interdit aux profanes de pénétrer. Il veut bien me montrer deux documens curieux, gardés sous triple serrure : l’un est une lettre écrite de la main même de Charles II, exprimant son désir de faire grâce de la vie à son ami le malheureux Stafford ; l’autre est le propre arrêt de condamnation à mort de Charles Ier, revêtu de la signature de tous les juges, parmi lesquelles se détache, avec une vigueur singulière, celle de Cromwell. Lord Reay me conduit ensuite dans une tribune réservée d’où j’assiste à la séance pendant la durée assez courte de laquelle il a la bonté de me montrer les Lords les plus connus, entre autres lord Cromer et lord Lansdowne.

La Chambre des Lords a la forme d’un grand rectangle, garni à droite et à gauche de bancs de bois rembourrés de cuir rouge. Pas de pupitres qui permettent aux Lords de faire leur correspondance tout en écoutant ou en feignant d’écouter la discussion. Cinq ou six bancs en travers rejoignent une travée à l’autre. Ce sont les Cross Benches où s’assoient les Pairs qui ne veulent être enrégimentés ni parmi les partisans de l’opposition, ni parmi ceux du Gouvernement. C’est là que prennent place les princes du sang quand ils viennent par hasard assister à la séance, car ils ne doivent appartenir à aucun parti. C’est là que s’assoit également, quand il vient par extraordinaire, lord Rosebery, l’admirable orateur dont tout le monde regrette d’entendre aujourd’hui trop rarement la parole. Au fond, la tribune du public ; au-dessus, celle des journalistes ; à droite et à gauche courent des galeries qui sont les tribunes réservées. Cette salle ne rappelle au reste aucun grand souvenir. Elle n’a résonné ni de la voix de Brougham adjurant les Lords de ne pas rejeter le Bill de réforme, ni de celle de Sheridan accusant Warren Hastings, ni de celle de lord Chatham s’efforçant de faire rendre justice aux colons des futurs États-Unis . Le palais de Westminster ayant été incendié en 1835, elle est de construction récente.

A quatre heures un quart, le Lord Chancelier s’assoit sur le « Sac de Laine », qui n’est en réalité qu’un long canapé solidement rembourré avec un petit dossier au milieu. La perruque aux ailes tombantes sied mal au visage napoléonien de lord Haldane, qu’on appelait, quand il était ministre de la Guerre : Bonaparte Haldane. L’assistance est peu nombreuse : c’est à peine s’il y a cinquante membres. L’ordre du jour est au reste peu chargé et sans grand intérêt. Il comporte principalement une proposition contre les emprunts usuraires. Londres compte, à ce qu’il paraît, un assez grand nombre de prêteurs qui adressent des circulaires aux gens qu’ils supposent dans l’embarras pour leur offrir des avances qu’ils dissimulent sous des combinaisons ingénieuses, mais qui sont de véritables actes d’usure. Lord Newton, qui joua, il y a trois ans, un rôle assez considérable dans les discussions relatives au Parliament Act, a déposé un projet de loi pour réprimer ces actes. L’origine du dépôt de cette proposition est assez curieuse. Ces prêteurs s’adressent un peu à tout le monde, sans discernement. L’un d’eux eut la singulière idée d’adresser une circulaire à la fille de lord Newton qui possède cependant une énorme fortune et dont les enfans n’ont aucun besoin d’emprunter. La jeune fille était mineure ; l’offre à elle faite était un délit. L’usurier fut poursuivi et condamné. Mais lord Newton, en possession d’une pièce décisive, a déposé, dans l’intérêt général, une proposition réprimant ces tentatives, qui vient en seconde délibération. Il la soutient de sa place, — on sait qu’au Parlement anglais, il n’y a pas de tribune, — d’une façon très simple, sur le ton de la conversation. Un Lord l’appuie. Le Lord Chancelier se lève pour dire, en quelques mots très courts, que le Gouvernement accepte le Bill, mais comme c’est en qualité de membre du Ministère et non pas de Président de la Chambre qu’il a pris la parole, il a quitté le Sac de Laine, et a fait quelques pas vers la gauche. Lord Lansdowne, le leader de l’opposition à la Chambre des Lords, prend également la parole ; mais c’est pour remercier lord Newton et pour constater l’unanimité de la Chambre. Un clerk coiffé d’une perruque, mais moins ample que celle du Chancelier, se lève alors et lit quelque chose que je n’entends pas très bien, mais qui constate, je crois, que le Bill est voté sans opposition.

Vient en discussion un autre Bill qui modifie et retarde l’heure de fermeture du scrutin dans les élections : le Lord qui soutient le Bill explique que cette mesure est proposée dans l’intérêt des ouvriers et des gens du peuple qui ne peuvent venir voter qu’une fois leur journée de travail terminée, — on sait que les élections ont toujours lieu un jour de semaine, — ce qui les gêne dans l’exercice de leurs droits. Lord Lansdowne, toujours infatigable et consciencieux dans son rôle de leader de l’opposition, se lève pour dire qu’il ne fait pas d’opposition au bill, mais que ce bill n’a d’intérêt que dans les grandes villes industrielles, dans les autres tout le monde ayant parfaitement le temps de voter. Un autre clerk lit encore quelque chose et le Bill est adopté à l’unanimité. La séance est levée après trois quarts d’heure.

Tout cela s’est passé de la façon la plus simple. Les orateurs parlent comme on cause ; un geste qui leur est familier, et que j’avais déjà remarqué chez l’archevêque de Cantorbéry, c’est de prendre à deux mains les revers de leur habit. Je désirais voir une séance de travail : j’ai réussi. Mais j’ai entendu onze orateurs ce matin, sept cet après-midi. Et dix-huit discours, c’est un peu indigeste.

Enfin j’ai terminé ma soirée par une expédition que je désirais entreprendre depuis longtemps. Je me suis promené une partie de la nuit avec un officier de l’Armée du Salut que le colonel Unsworth avait détaché auprès de moi, et j’ai assisté à l’accomplissement de ce que l’Armée appelle The Nighl Work. Je demande la permission de dire, sans périphrase, en quoi le Night Work consiste.

On sait que la prostitution n’est l’objet en Angleterre d’aucune surveillance ni réglementation. La surveiller et la réglementer serait reconnaître qu’elle existe et le cant britannique s’y oppose. Il en résulte qu’elle s’étale, dans certaines régions, d’une façon plus ou moins brutale ou provocante, suivant les lieux et suivant la clientèle à laquelle elle s’adresse. Tous ceux qui ont quelque peu vécu à Londres savent cela, car il est difficile de ne pas s’en apercevoir. Ce qu’on sait moins, c’est que, tous les soirs et tout le long de l’année, quelques femmes attachées à l’Armée du Salut et auxquelles j’ai entendu donner ce beau nom emprunté du reste à la langue catholique : Sister of Mercy (Sœurs de la Miséricorde), entreprennent la tâche difficile de se rendre deux par deux dans les quartiers où la prostitution s’étale et de s’adresser aux malheureuses qui font ce triste métier, en employant un procédé que j’indiquerai, pour les détourner de leur vie de désordre. J’ai obtenu la permission de suivre ce soir deux de ces sœurs dans leur expédition nocturne et cette perspective m’intéresse infiniment.

Mon guide, qui est un major, vient me prendre à l’hôtel, à dix heures. Comme nous avons assez loin à aller, d’abord en omnibus, puis en chemin de fer, puis à pied, je l’interroge, chemin faisant. Il est marié et père de famille. Sa fonction actuelle est celle-ci. Lorsque des officiers et officières, — notre langue ne me fournit pas le mot, — qui sont mariés et ont des enfans, sont expédiés au loin, ils n’emmènent leurs enfans que si ceux-ci ont moins de sept ans ; passé cet âge, ils les laissent à Londres pour leur éducation ; mon officier et sa femme prennent soin de ces enfans et en sont responsables. Lui-même a été autrefois sept ans au Japon, où, m’assure-t-il, l’Armée du Salut fait beaucoup de bien, puis, cinq ans au Transvaal, où sa femme exerçait la fonction de Sister of Mercy. Il paraît qu’elle avait fort à faire. Tout en cheminant et en causant, nous sommes arrivés dans Marylebone, qui me paraît un quartier bourgeois. Rues assez longues ; petites maisons basses, à un étage, comme il y en a tant à Londres. Pas mal de tavernes où il y a un assez grand nombre de femmes de basse ou même de modeste condition. La fréquentation des tavernes par les femmes m’a toujours paru une des plaies de Londres. Je suis d’abord conduit dans un home pour femmes et pour jeunes filles isolées. La maison contient quarante-quatre lits. Elle est petite et il doit y avoir au moins deux lits, sinon plus, par chambre. Je ne puis m’en faire montrer aucune ; elles sont toutes occupées et les femmes sont couchées. Pour dix shillings par semaine dans une partie de la maison, pour huit shillings dans une autre, elles sont logées et nourries. C’est la même destination et à peu près les mêmes prix que les maisons pour dames et jeunes filles fondées par la Société philanthropique ou par l’Association pour la protection des jeunes filles isolées. Mais c’est inférieur, très inférieur même, au moins comme dimensions, à la maison semblable que l’Armée du Salut possède à Paris. Rien donc d’intéressant.

De là, nous allons, dans la rue voisine, prendre, dans le très modeste petit appartement occupé par elles, les deux sisters que nous devons accompagner ce soir. Nous causons d’abord un instant dans un petit parloir. Aux murs, quelques gravures religieuses ; sur la table, des petits cartons sur lesquels sont imprimées les lignes suivantes, — je traduis littéralement : — « Mrs Booth sera heureuse de venir en aide ou de donner un conseil à toute femme ou jeune fille qui sentira le besoin d’une amie ; s’adresser à n’importe quelle heure... » Suivent deux adresses dans deux quartiers différens. La plus âgée des deux sisters paraît entre trente et quarante ans, l’autre est beaucoup plus jeune ; elles sont aussi peu jolies que possible. La plus âgée m’explique qu’elle vont se munir de ces petits cartons et tâcher de les faire prendre par les femmes qui paraîtraient disposées à les écouter. Si quelqu’une y paraissait disposée en effet, elles l’emmèneraient dans quelque rue écartée et tâcheraient, après l’avoir exhortée, d’obtenir d’elle la promesse qu’elle viendrait les voir chez elles ou qu’elle irait trouver Mrs Booth, la belle-fille du fameux général qui a fondé l’Armée du Salut. Parfois, les policemen leur viennent en aide. Comme presque tout le personnel auquel elles ont l’intention de s’adresser leur est connu, s’ils ont remarqué quelque femme, ou très jeune, ou qui parait incertaine et novice, ils la leur indiquent. « Mais, me dit mon major, d’autres se laissent au contraire corrompre, comme aux États-Unis , et fournissent à ceux qui en font commerce des recrues. » Est-ce vrai ? Je l’ignore et ne puis approfondir.

Nous convenons d’un ordre de marche. Nous suivrons les deux sisters à vingt pas, environ. Si elles lient conversation avec quelque femme, nous les dépasserons, pour voir à qui elles ont affaire, mais nous ne nous arrêterons pas, et, traversant la rue, nous irons nous poster de l’autre côté pour voir quelle suite est donnée à la conversation. Évidemment, j’aimerais bien entendre ce qu’elles peuvent dire à ces malheureuses, en plein trottoir, mais je comprends que cela n’est pas possible.

Cette convention faite, nous nous mettons en route, et d’un pas rapide que j’ai quelque peine à suivre, toujours à vingt pas de distance, nous regagnons les quartiers du centre. Nous arrivons à Regent Street ; bientôt nous atteignons Oxford Circus et l’extrémité de Piccadilly. Il est entre onze heures et demie et minuit. C’est l’heure où les théâtres, petits et grands, se vident, où le Londres qui s’amuse se répand dans les bars, — que nous avons eu, soit dit en passant, la fâcheuse idée de leur emprunter, — ou dans les restaurans de nuit. La foule, je puis presque employer ce mot, grossit d’instans en instans. Un certain nombre de jeunes gens, voire quelques hommes mûrs, en habit noir et cravate blanche, la plupart nu-tête, un peu allumés, circulent au milieu d’une cohue de femmes, habillées de couleurs voyantes, grossièrement fardées, dont beaucoup sont, au moins je me l’imagine, des figurantes de théâtre. Presque toutes ont des fleurs à leurs corsages. Celles qui n’en ont pas attendent probablement qu’on leur en offre, ce qui doit être une manière d’engager la conversation. Je dois dire que si leur attitude est assurément provocante, leurs provocations consistent plus en œillades qu’en interpellations directes. Mais cela tient peut-être à notre modeste extérieur, à mon compagnon et à moi. Elles sont légion ; à elles se mêle aussi une population masculine assez basse, des jeunes gens chétifs, semblables à nos ouvreurs de portières. Parfois aussi on rencontre de pauvres vieilles qui offrent des allumettes. L’une entre autres nous frappe par son aspect particulièrement misérable. « Peut-être a-t-elle fait autrefois ce métier, » me dit mon guide. Tout cela constitue d’ensemble un spectacle assez répugnant. Assurément, l’aspect de nos boulevards le soir, depuis le Vaudeville jusqu’à la Porte Saint-Martin, n’est pas très édifiant. Mais rien cependant d’aussi affiché, d’aussi brutal. L’intensité de la vie, qui est une des caractéristiques de Londres, se manifeste ici comme partout. La foule est si dense que j’ai toujours peur de perdre de vue les sisters qui nous guident. Elles marchent cependant d’un pas ralenti. Elles traversent, sans marquer un moment d’hésitation, des groupes d’hommes rassemblés à la porte des bars, en particulier à l’entrée de chez Maxim, car il y a aussi un Maxim à Londres. Nulle part je n’ai vu qu’on leur manquât de respect, ni remarqué qu’on leur adressât le moindre lazzi, malgré l’affreuse capote, cerclée d’un ruban rouge, qui les distingue. Parfois, elles s’attachent aux pas d’une femme et lui présentent leur petit carton ; généralement, la femme le repousse et passe son chemin. Qu’est-ce qui dirige leur choix ? Je ne saurais le dire. Un certain nombre prennent cependant le carton, sourient et continuent leur chemin. Quelques-unes, très peu, s’arrêtent et lient conversation. Mais, généralement, l’entretien ne dure que quelques instans. Néanmoins, avec l’une qui m’a paru assez jeune et mise avec une simplicité relative, autant que j’ai pu en juger de l’autre côté de la rue, l’entretien a duré dix minutes, et s’est terminé par un cordial shake hands. Je ne saurais dire à quel point cette poignée de main m’a touché. Qui sait ? Peut-être cette pauvre fille aura-t-elle été le lendemain trouver Mrs Booth. « Rien qu’une âme : » c’est le titre d’un roman, russe si je ne me trompe, que je me souviens d’avoir lu autrefois. Rien qu’une âme sauvée, c’est sans doute assez pour encourager et récompenser pareille continuité dans le dévouement. Il est une heure du matin. Mon guide, qui a un assez long chemin à faire pour rentrer chez lui, demande grâce. Moi-même, je commence à être très fatigué de passer et repasser ainsi par les mêmes endroits, et, lâchement, je hèle un auto qui me ramène à l’hôtel, un peu honteux de ma défaillance quand je pense que je laisse ces deux femmes encore attelées à leur œuvre de miséricorde ; mais, j’étais conduit par la curiosité ; elles étaient soutenues par la charité.

Pour dire maintenant mon sentiment, je ne crois pas beaucoup à l’efficacité du procédé, bien que, à ce qu’il paraît, on parvienne cependant à retirer ainsi du bourbier un certain nombre de ces femmes. Les chiffres que donne l’Armée du Salut, dans son dernier rapport sur son œuvre sociale, sont ceux-ci : au cours de l’année écoulée, la parole a été adressée dans la rue à 3 456 femmes ; 489 sont venues causer, avec les deux sisters qui nous guidaient, dans leur petit appartement de Marylebone : 47 femmes ont été conduites dans des refuges, deux rendues à des amis. Je crois cependant que notre système de réglementation et de surveillance, qui réprime le scandale, combat l’expansion, concentre le mal, et en même temps rassemble obligatoirement un certain nombre de surveillées dans les lieux de détention provisoire où il est possible en même temps d’exercer sur elles une influence moralisatrice, est mieux entendu et plus efficace ; mais c’est une trop grosse et difficile question pour que je veuille la traiter en passant.


Mardi, 1er ; mercredi, 2 juillet.

Les journaux de ces deux jours ont été très intéressans pour moi au point de vue politique intérieure et mœurs sociales anglaises. Ils contenaient un discours de M. Lloyd George et le récit de deux procès.

On sait les désagrémens qu’a causés à M. Lloyd George son achat intempestif d’actions de la Compagnie Américaine Marconi, filiale de la Compagnie Anglaise, avec laquelle un traité allait être conclu par le Gouvernement. Le Gouvernement, après un extrêmement beau discours de M. Balfour, qui était un programme de délicatesse pour les hommes d’Etat, a dû accepter un ordre du jour où la Chambre des Communes donnait acte à M. Lloyd George des regrets exprimés par lui, et, pour obtenir cet ordre du jour, ce dernier avait dû en quelque sorte plaider l’inconscience. Mais ses adversaires passionnés, et il en a, ce qui est fort naturel, après la campagne d’injures menée par lui il y a trois ans, contre les Lords, arguent de son langage même qu’il est singulièrement dangereux de laisser les finances de l’État aux mains d’un Chancelier de l’Echiquier contraint à de tels aveux. Aussi, sa situation personnelle est-elle très diminuée. On avait fort remarqué qu’il n’avait paru à aucune des fêtes données pour le Président, ni au diner du Foreign Office, ni au bal de Cour. On expliquait son absence en disant que ses nerfs étaient ébranlés et qu’il avait besoin de repos. Tout à coup, comme un diable sortant d’une boite, il a reparu à un luncheon que ses amis lui ont offert au National Liberal Club, et, payant d’aplomb, oubliant ses aveux, il s’est représenté comme la victime d’un complot ourdi contre lui par ses adversaires politiques. Il s’est même livré contre eux à des attaques dont la violence rappelle certain discours fameux prononcé par lui à l’ouverture de la période électorale de 1910.

Sir Rufus Isaac, l’Attorney général, qui avait été impliqué dans la même affaire et dont la responsabilité était plus grande, car il avait proposé à M. Llyod George cet achat malheureux, a abondé dans le même sens, bien qu’avec plus de mesure dans les termes, et, ce qui est plus curieux encore, c’est que M. Winston Churchill, le premier Lord de l’Amirauté, qui a été tout à fait étranger à cette triste affaire, non seulement est venu au banquet, mais a profité de cette occasion pour diriger contre les Unionistes les plus vives attaques, prenant à partie en particulier un de ses collègues qui porte un très grand nom anglais et lui appliquant des épithètes outrageantes qui, en France, auraient été certainement relevées le lendemain de la façon dont nous avons coutume de relever les outrages. Pour que les choses en soient arrivées là, entre deux hommes bien élevés, appartenant par leur origine au même monde, il faut que, du moins dans les milieux parlementaires, les passions soient singulièrement surexcitées, et il y a là quelque chose d’assez affligeant.

Les deux procès qui remplissent les journaux et font l’objet des conversations de tous les salons, sont bien anglais, au moins quant à la procédure suivie. Celui auquel Lord et surtout Lady Sackville sont intéressés se poursuit chaque jour devant une nombreuse et élégante assistance. Des femmes du monde très connues y assistent journellement. Lady Sackville a subi la torture de la cross examination, c’est-à-dire de l’interrogatoire par le conseil de l’adversaire, le juge n’intervenant que pour dire que telle ou telle question ne peut pas être posée. A un certain moment, comme il était donné lecture d’une lettre particulière adressée par elle à une amie qui avait livré cette lettre par trahison, elle éclata en sanglots, et l’audience dut être quelque temps suspendue. Le soir, il n’y avait pas un vendeur de journaux qui ne promenât une grande pancarte, sur laquelle était écrit en grosses lettres : « Interrogatoire de Lady Sackville. » L’une de ces pancartes portait même : « Lady Sackville en pleurs devant la Cour. » Je ne sais comment se terminera le procès qui se plaide devant un jury spécial, mais j’ai bien de la peine à croire que Lady Sackville le perde[2]. L’accusation portée contre elle d’avoir détruit un codicille trouvé dans un tiroir, qui aurait diminué considérablement le legs à elle fait par sir John Scott, est tombée dans l’eau, faute d’un commencement de preuve, et quant à l’influence illégitime — undue, — elle ne paraît pas avoir été autre que celle exercée par une femme qui avait beaucoup de charme sur un vieillard qu’elle soignait avec un dévouement quelque peu intéressé. On dit même que les héritiers naturels de sir John Scott, deux vieilles sœurs et un frère qui a poursuivi Lady Sackville de ses déclarations d’amour, ne se font aucune illusion sur leurs chances de gain, mais qu’ils ont voulu se venger en faisant du scandale. L’abondance, la précision, l’intimité des questions adressées à une femme, surtout dans un procès civil, ne seraient pas tolérées chez nous, où du reste les enquêtes ordonnées par le tribunal n’ont jamais lieu en public, mais dans le cabinet du juge.

Le second procès est plus anglais encore. Le fils aîné du marquis de Northampton, — je ne cite le nom que parce qu’il a paru dans toute la presse, — héritier de sa pairie par conséquent, avait, à l’âge de vingt-huit ans, promis mariage à une actrice assez connue, miss Daisy Markham, qui naguère encore jouait à Londres dans une petite pièce à succès. Le marquis s’est violemment opposé à ce mariage ; les femmes de la famille s’en sont mêlées ; désolé, le jeune homme, dans une lettre naïve et touchante qui a été lue aux débats, a informé l’actrice qu’il se voyait obligé de renoncer à l’épouser. Aussitôt, celle-ci a intenté un procès pour rupture de promesse de mariage. Au cours du procès, le marquis de Northampton est mort. Héritier de la pairie, du titre et en même temps d’une immense fortune, le nouveau marquis a voulu demeurer fidèle à l’engagement qu’il avait pris vis-à-vis de son père, mais il s’est tiré galamment d’affaire. D’après les précédens, le maximum des dommages-intérêts auxquels il pouvait être condamné était de 10 000 livres. C’est le tarif. Il a offert, comme transaction, 50 000 livres, soit 1 250 000 francs. Naturellement, l’offre a été acceptée. L’actrice ne sera pas marquise, mais elle a fait un bon marché et touché un joli dédit. Les amis du jeune marquis disent qu’il est très gentil, et qu’un jour ou l’autre, il fera, ce nonobstant, un très bon mariage. Je sais bien qu’on répète tout bas une autre explication de sa générosité, qui serait beaucoup moins à son honneur, mais je veux croire que c’est pure calomnie.

J’avais réservé mon après-midi du mercredi 2, pour assister à une séance de la Chambre des Communes. Je me promettais beaucoup d’intérêt de voir fonctionner la machine parlementaire anglaise. Je n’y ai qu’incomplètement réussi, moitié par maladresse, moitié par inexpérience. Je n’ai vu qu’une partie de ce que je voulais voir et ne parlerai que de cela. Je n’essaye de faire ici que de l’impressionnisme et, pour avoir une impression, il faut avoir vu.

J’ai commis une première maladresse. Je croyais que la séance n’ouvrait qu’à quatre heures et qu’arrivant à trois heures et demie, je serais en avance. Or, elle a commencé à trois heures moins le quart. J’ai donc manqué le commencement, ce qu’on appelle : The question time (le temps des questions). Sur le feuilleton de l’ordre du jour qui m’a été remis, il n’y en avait pas moins de 82 annoncées, dont un certain nombre adressées au Chancelier de l’Echiquier, au premier Lord de l’Amirauté, au Premier Ministre lui-même. Il me paraissait matériellement impossible qu’autant de réponses eussent été faites. Mais on m’assure que cela est possible, les questions n’étant pas posées de vive voix, mais lues par le Speaker, et les réponses étant, sauf dans certains cas exceptionnels, excessivement brèves : parfois, oui ou non. On m’assure aussi que je n’ai rien perdu comme intérêt. Quoi qu’il en soit, je n’ai rien entendu de tout cela. Je suis arrivé au moment où commençait ce qui est porté, au feuilleton, sous la rubrique de : Public Business. On n’est pas admis facilement. Il faut avoir une carte d’entrée portant le nom et la signature de la personne qui est votre garante. On vous fait inscrire votre nom et votre adresse sur un gros livre et signer un engagement de ne pas troubler l’ordre. Ces formalités remplies, j’ai pu pénétrer dans une tribune qui fait face au Speaker, qui a la largeur de la Chambre elle-même et qui est divisée en trois ou quatre compartimens, par des cloisons en bois à mi-hauteur. Chose singulière dans un pays où la vie parlementaire a autant d’importance, la place faite au public est beaucoup plus petite que chez nous. Le Corps diplomatique lui-même n’a qu’un seul banc, très court. Pour y arriver, les jours de grande séance, il faut jouer des coudes et souvent les places sont prises à l’avance par les représentans des plus petites Puissances. On ne voit qu’une partie de la Chambre qui est presque carrée ; on entend très mal, les orateurs parlant de leur place et souvent regardant le Speaker auquel ils sont censés s’adresser, c’est-à-dire tournant le dos à la tribune. Ils s’expriment à voix assez basse et je dois avouer humblement que dans ces conditions, bien qu’entendant assez bien l’anglais, je n’ai pas saisi la plupart du temps ce qui se passait, et n’ai tout à fait compris qu’en lisant le journal le lendemain.

A peine assis, j’assiste à un vif, mais pour moi assez obscur incident. Cet incident se rattache à l’élection de Leicester dont j’ai parlé. Il paraît qu’au cours de cette élection et à la veille du vote, un télégramme ou téléphonage aurait été adressé à l’un des candidats ou à son comité, lequel télégramme ou téléphonage contenait une nouvelle inexacte, sous l’impression de laquelle les électeurs ont pu voter. Le candidat auquel cette fausse nouvelle était adressée a été élu. Il a même prêté serment hier. Mais aujourd’hui, un membre, qui siège sur les bancs du parti unioniste, se lève et demande qu’au bill de 1895, qui punit les actes de corruption, soit ajouté un article qui assimile les fausses nouvelles, répandues dans l’intérêt du candidat, à un acte de corruption. C’est le vicomte Wolmer. Il est très jeune, imberbe ; on dirait qu’il a vingt ans. Il développe sa motion d’une voix un peu émue, mais, autant que j’en puis juger, avec calme et convenance. Il n’en est pas moins très violemment interrompu par les députés siégeant sur les bancs ministériels, et mollement appuyé par les Unionistes qui semblent le considérer un peu comme un enfant terrible. Le député qui avait envoyé le télégramme incriminé se lève pour lui répondre avec vivacité. Au cours de sa réponse, il emploie une expression que le jeune Lord juge discourtoise et il demande au Speaker s’il est parlementaire que cette expression soit employée contre lui. Le Speaker, auquel sa perruque qui m’a paru un peu moins longue que celle du Chancelier, donne véritablement un air de juge, demande d’un ton sévère au vicomte Wolmer s’il n’a pas, la veille, employé, contre le député qui parle, certaine expression violente. « N’était-elle pas justifiée ? » répond le jeune vicomte. « En ce cas, réplique le Speaker, je ne crois pas que la plainte soit à sa place dans la bouche du noble Lord. » Applaudissemens frénétiques sur les bancs ministériels. Le député interrompu reprend son discours, mais il semble vouloir faire allusion à l’intervention dans une autre élection d’une personne, une femme à ce que j’apprends le lendemain dans les journaux, qui est parente du noble Lord, et qui aurait commis, l’année précédente, un acte d’indiscrétion. Mais le Speaker l’arrête immédiatement : « Cela n’a rien à voir dans la question, » dit-il, et l’orateur ainsi interrompu s’incline. Il faut cependant qu’il y ait eu quelque chose à dire, car les ministériels ne s’opposent pas à la prise en considération de la proposition. Pour qu’elle soit remise par son auteur entre les mains du clerk chargé de recevoir les propositions de loi, il est nécessaire que lord Wolmer descende de son banc ; d’un pas ferme, il traverse le parquet de la Chambre et fait l’inclination que doit faire tout membre de la Chambre, passant devant le Speaker. Dans la façon dont il salue, on sent l’homme de bonne compagnie ; quoiqu’il soit très pâle, sa contenance est assurée. Je ne sais s’il a eu tort ou raison de faire cette motion, mais je ressens une certaine sympathie pour lui.

Les bancs de la Chambre étaient garnis au moment où l’incident s’est produit. Ils se vident peu à peu, bien que ce soit un projet de loi très important qui passe en discussion, et je constate qu’à Londres comme à Paris, l’incident l’emporte sur le principal, comme on dit en droit. Ce projet est celui sur le Plural Vote. On sait que, d’après la loi électorale anglaise, il y a un assez grand nombre d’électeurs, 500 000 en chiffres ronds qui ont le droit de voter dans plusieurs circonscriptions. Le projet en question consacre au contraire le nouveau principe du vote unique. One man, one vote. L’adoption de ce projet mettra tout le monde sur le même pied, le grand propriétaire, comme l’ouvrier des Trade Unions qui paye un modique loyer. Aussi le Labour party tient-il passionnément à l’adoption de ce projet qui est, avec le Home Rule et la séparation de l’Eglise et de l’Etat dans le pays de Galles (disestablishement of the Welsh Church), un des trois projets que M. Asquith, pour maintenir sa majorité composite, a dû promettre de faire voter par le Parlement actuel. Comme on estime qu’aux élections prochaines, il fera perdre environ 400 000 voix aux Unionistes, je m’attends à ce qu’il soit combattu par eux avec passion. Sans doute leurs bancs demeurent plus garnis que ceux des ministériels, mais, soit qu’ils demeurent persuadés à l’avance de l’inutilité de leur opposition, soit qu’ils n’attachent qu’une médiocre importance aux articles qui vont venir en discussion, les débats se poursuivent très mollement.

Le Speaker a quitté le fauteuil, placé sous un dais, sur lequel il est assis. Il est remplacé par le Chairman of Committies. La Chambre s’est en effet formée en comité, ce qui veut dire simplement que la Chambre, mais la Chambre tout entière, va discuter la loi article par article. La masse, qui était posée à l’extrémité de la grande table placée devant le Speaker, est retirée par le Sergeant at arms. Le Chairman, qui ne prend pas la place du Président, mais siège à sa droite, sur un banc au-dessous, n’est pas en robe ni en perruque. La discussion prend de plus en plus le caractère d’une conversation. Les grands chefs du Ministère : MM. Asquitb, Lloyd George, Winston Churchill, qui avaient répondu aux questions sont partis. Le débat est soutenu, au nom du Gouvernement, par le ministre de l’Instruction publique, M. Pease. Il est constamment sur la brèche, mais répond d’une manière fort simple, mettant parfois sa main dans sa poche, ou s’accoudant sur la table dont j’ai parlé, qui est couverte de nombreux documens. De l’autre côté de la table et vis-à-vis du banc ministériel est le banc des chefs de l’opposition, ceux qui ont été ou seront ministres. M. Arthur Balfour l’ancien, et M. Bonar Law le nouveau leader des Unionistes y sont pour l’instant. Les amendemens sont soutenus par leurs auteurs, généralement combattus par le ministre seul, qui cependant en accepte un ou deux. Quand, sur les bancs ministériels ou unionistes, plusieurs orateurs désirent parler, ils se lèvent en même temps, le Chairman, d’un signe à peine perceptible, désigne l’un d’eux. Les autres se rassoient immédiatement. La discussion terminée, le Chairman invite les membres à voter : Yes, disent les uns ; No, disent les autres, mais bien qu’il soit évident, — je parle de la séance à laquelle j’ai assisté, — que les noes l’emportent, le Chairman ne prononce pas la formule sacramentelle : The noes have it ; — dans le cas contraire, il dirait : The ays have it ; il dit au contraire : Division, et l’on procède au vote définitif<ref> Ceux qui voudraient des explications détaillées sur la façon dont se passent les votes à la Chambre des Communes les trouveront dans l’ouvrage excellent et unique sur la matière de M. de Franqueville, t. II, p. 110 et suivantes. </<ref>. — Tous les membres se lèvent alors, quittent leur place et sortent, successivement, ceux qui votent yes par la porte derrière le fauteuil du Président, ceux qui votent no, par la porte d’entrée ; les uns et les autres rentrent par la porte opposée à celle par laquelle ils sont sortis. Deux scrutateurs les ont comptés au passage ; on les appelle les Tellers, parce qu’en effet, la division terminée, ils s’avancent tous les quatre d’un pas lent, jusqu’à la table qui est devant le Président, saluent et lui disent le nombre des ays et des noes qui est répété par un clerk. La division est terminée.

J’ai assisté plusieurs fois à cette opération et j’ai cherché à me rendre compte de ses avantages et de ses inconvéniens par comparaison avec notre mode de scrutin. L’avantage, c’est que, pour avoir le droit de voter, il faut assister à la séance, et l’on n’a pas ainsi le spectacle scandaleux et ridicule d’un soi-disant scrutin auquel prennent part 500 députés alors qu’il n’y en a pas cinquante qui aient assisté à la discussion.

L’inconvénient est qu’il favorise les votes de surprise. Aussi, avant que la division ne commence, une sonnette électrique retentit-elle dans tous les couloirs de la Chambre, dans la bibliothèque, au restaurant, pour avertir les députés de rentrer en séance. Un fil relie même le palais de Westminster avec un club conservateur qui est tout voisin. L’inconvénient est aussi de faire perdre du temps. J’ai cherché à me rendre compte du temps perdu par comparaison avec notre mode de scrutin. L’opération ne m’a pas paru beaucoup plus longue que celle d’un scrutin chez nous, beaucoup moins longue qu’un vote à la tribune ou qu’un scrutin donnant lieu à un pointage. Mais la Chambre n’était pas très nombreuse ; les ays et les noes additionnés ne faisaient guère plus de 300. Quand elle est au complet, 600 membres environ, l’opération, plusieurs fois répétée, doit évidemment ralentir beaucoup les discussions et allonger les séances.

Cependant, la discussion se traîne assez monotone. Il est sept heures ; je suis là depuis trois heures et je dîne chez lord Reay. La séance d’hier a été levée à huit heures. Je suis convaincu qu’il en sera de même aujourd’hui, et je m’en vais tranquillement. Je me trompais bien. Le lendemain matin, je vois dans les journaux qu’elle a duré jusqu’à huit heures et demie du matin : dix-sept heures et demie. Elle s’est même terminée par un incident assez amusant. Le vote de ce Bill abolissant le vote plural est un de ceux auxquels le Labour Party tient le plus. Comme il sera certainement rejeté par la Chambre des Lords, il faut, d’après le nouveau Parliament Act, pour qu’il devienne loi du Royaume, qu’il soit voté trois fois par la Chambre des Communes, malgré deux rejets par la Chambre des Lords. De là, la nécessité de terminer rapidement la première délibération. Aussi le Labour Party tenait-il à la continuation de la discussion. À six heures et demie du matin cependant, le ministre qui défendait le projet a demandé grâce, et proposé la remise de la discussion. Fureur du Labour Party, interruptions violentes, injonction au ministre de continuer la discussion. Il reste encore à statuer sur dix-sept amendemens. Le Labour Party exige qu’ils soient tous exécutés et le ministre, ainsi sommé, retire sa demande. La discussion reprend et dure encore deux heures. Rien ne montre mieux à quel point le Ministère est l’esclave des extremists de sa majorité. Disons cependant que ces séances se prolongeant jusqu’au jour sont conformes aux plus anciennes traditions du Parlement anglais. Je ne me rappelle plus exactement quel est le grand ministre, — je crois bien que c’est William Pitt, — qui, ayant fait adopter par la Chambre une mesure libérale et voyant les premiers rayons du soleil levant illuminer en même temps les vitres du Palais, tira de cette coïncidence une péroraison magnifique en citant ces deux vers de Virgile :


Nosque ubi primas equis Oriens afflavit anhelis
Illic sera rubens accendit lumina Vesper.


Quelque regret que j’éprouve de n’avoir pas assisté à ce curieux incident, je suis cependant très satisfait d’avoir vu ce que j’ai vu. Sans doute, j’aurais aimé entendre quelque harangue enflammée de M. Lloyd George, quelque habile et éloquent discours comme M. Balfour sait les faire, mais je n’y comptais pas. Ce que je me proposais c’était de voir fonctionner la machine parlementaire anglaise, et je l’ai vue. Je dirai avec l’absence de parti pris dans l’admiration ou le dénigrement que je m’efforce d’apporter dans ces notes, quelle a été mon impression par comparaison avec nos assemblées françaises.

On m’avait dit, j’avais lu qu’en particulier depuis les élections dernières, l’aspect de la Chambre des Communes avait beaucoup changé, qu’elle avait perdu l’aspect d’une assemblée d’hommes du monde, que les vestons gris et les chapeaux mous y dominaient. C’est très exagéré ; l’aspect est toujours celui d’hommes appartenant en grande majorité à un certain milieu social ; la plupart sont en jaquette noire et, s’il y a des vestons ou des jaquettes grises, ce qui n’est pas un crime, il m’a paru y en avoir presque autant sur les bancs des Unionistes que sur les bancs ministériels. Contrairement à nos usages, un certain nombre de membres gardent leurs chapeaux, moins qu’autrefois, me dit-on, mais ce sont toujours des chapeaux hauts de forme. Leur tenue n’est pas non plus tout à fait celle qui est ordinaire dans une Assemblée française. Beaucoup étendent leurs jambes sur le dossier de la banquette inférieure. Mais il n’y a là, non plus, rien de nouveau, la Chambre des Communes ayant toujours eu un peu l’air d’un club. J’ai passé quelque temps dans les couloirs, attendant un membre que j’avais fait demander, au milieu de beaucoup d’allans et de venans. J’ai toujours eu l’impression de voir passer et repasser des gens bien élevés.

Quant à la tenue des séances, l’incident auquel j’ai assisté m’a donné l’impression qu’elles pouvaient devenir rapidement très violentes. Il y avait assurément quelque chose de peu courtois, parfois même d’assez grossier, dans les interruptions et les rires qui accueillaient la motion faite en termes parfaitement courtois et modérés de lord Wolmer. Je me suis expliqué la séance qui a eu lieu il n’y a pas très longtemps, où un gros livre a été jeté à la tête de M. Winston Churchill. Ce qu’il y a au fond d’un peu brutal dans la race anglaise doit apparaître rapidement et je ne me figure pas que les séances tumultueuses soient moins fréquentes à la Chambre des Communes que dans notre Corps législatif. Une chose cependant m’a frappé, c’est la grande autorité du Speaker. Il n’est point obligé d’agiter frénétiquement une sonnette ; il suffit qu’il se lève et qu’on entende le mot : Order. Aussitôt tout le monde se tait, l’écoute et s’incline. Je l’ai vu successivement et à quelques minutes d’intervalle rabrouer un membre de l’opposition et rappeler aux convenances un ministériel. Les deux fois, il a été écouté avec une égale déférence. Ce peuple a le respect de l’autorité ; il la reconnaît et lui obéit, qu’elle s’incarne dans un policeman ou dans le Speaker, à la condition toutefois que ce soit lui qui l’ait constituée.


Ma semaine anglaise est terminée. Je voudrais maintenant dire quelle impression d’ensemble, au point de vue de la situation politique intérieure, j’ai rapportée des conversations que j’ai eu l’occasion d’avoir, soit avec des personnes jouant elles-mêmes un rôle dans la vie publique, soit avec d’autres que j’ai lieu de croire bien informées.

Depuis deux ans, on entend beaucoup dire en France que l’Angleterre est dans une passe très dangereuse, qu’elle marche à grands pas dans la voie du radicalisme et que la route qu’elle suit pourrait bien la conduire, sans qu’elle s’en aperçoive, jusqu’à une révolution. En tout cas, on affirme qu’elle est à la veille de subir des transformations profondes et rapides qui feront de l’Angleterre nouvelle une Angleterre très différente de celle que nous avons connue.

La première opinion n’a point, à mon sens, de fondement sérieux. L’Angleterre n’est pas dans une situation dangereuse. Le pays travaille ; il est prospère ; donc il n’est pas mécontent, et ce ne sont que les peuples mécontens qui font les révolutions. Il ne se passionne pas au même degré que les hommes politiques pour les questions que ceux-ci débattent entre eux à la Chambre des Communes. Il n’est point agité par un de ses irrésistibles mouvemens d’opinion qui l’ont soulevé autrefois, par exemple à la veille de la réforme électorale de 1832, ou de la révolution économique si heureusement et hardiment opérée par Robert Peel en 1843, et je ne crois pas, comme certains prophètes pessimistes, qu’une vague de fond dormante menace, en arrivant à la surface, de le bouleverser un jour. Sans doute l’Angleterre, depuis la constitution du Labour party, est aux prises avec les difficultés que créent les exigences croissantes des ouvriers, mais comme la France, comme l’Italie, comme tous les pays du monde et moins que l’Allemagne, où ce parti est infiniment plus nombreux. Je ne crois pas plus en Angleterre à une révolution sociale qu’à une révolution politique.

Ce qui, en plus du caractère même du peuple, de ses traditions, de ses institutions monarchiques, demeure un élément de stabilité, c’est, je ne dirai pas la popularité, le mot serait excessif, c’est la considération croissante, dont le Roi et la Reine sont environnés. George V est monté sur le trône dans des circonstances ingrates et difficiles. Du peuple il était peu connu ; une partie de la société anglaise, pas la meilleure, ne lui épargnait pas les railleries. Peu à peu il s’est fait connaître et les railleurs ont dû s’incliner : « He is doing very well. » Il fait très bien, c’est ce que les railleurs ont été obligés de reconnaître et ce que le public commence à dire. Il accomplit, pour sa part, la fameuse parole de Nelson. L’Angleterre attendait de lui qu’il fit son devoir : il le fait tous les jours, partout, avec application, avec conscience, sinon d’une façon brillante, et l’Angleterre lui en sait gré. Le sentiment monarchique est aussi fort en Angleterre qu’il l’a jamais été. J’en avais eu le sentiment quand j’ai assisté au couronnement du Roi ; je n’en ai point changé.

Quant aux transformations qui au point de vue social et politique se seraient déjà opérées en Angleterre, c’est une autre question. L’idée que ces transformations sont profondes et vont se précipiter rapidement sera nécessairement fortifiée par un livre tout récemment paru sous ce titre : L’Angleterre radicale, qui aura et qui mérite assurément d’avoir beaucoup de lecteurs, car depuis les ouvrages, classiques en quelque sorte, du regretté Boutmy, il n’a rien été publié sur l’Angleterre de plus complet, de plus étudié, de plus solide. L’auteur de ce livre, M. Jacques Bardoux, est bien connu des lecteurs de cette Revue et je me plais à reconnaître les qualités de son livre, rempli de faits, de chiffres, dont je lui emprunterai quelques-uns, d’ingénieux aperçus et de vivans tableaux[3].

Je ne vais cependant pas tout à fait aussi loin que M. Bardoux parce qu’à mon sens il pousse un peu à outrance des conclusions dont le point de départ est généralement juste. Je crois qu’il ne tient pas un compte suffisant de la réaction qui déjà se dessine dans le pays contre la politique radicale et qui pourrait bien aller en s’accentuant rapidement. Sous le bénéfice de ces deux observations, je ne saurais trop recommander la lecture du livre de M. Bardoux à ceux qui désirent recueillir sur la situation politique intérieure de l’Angleterre des renseignemens plus précis et des impressions moins superficielles que celles que je peux donner ici.


Sommairement résumée, mon impression est celle-ci : le gouvernement perd du terrain, l’opposition en gagne ; mais l’entrain et la confiance dans l’opposition ne sont point en proportion du découragement qui règne dans le gouvernement.

Que le gouvernement perde du terrain, le fait est incontestable. Ce n’est pas cependant, qu’au point de vue parlementaire, il n’ait manœuvré avec une singulière habileté. M. Asquith a déployé une grande souplesse de tacticien pour maintenir l’union dans une majorité, au fond profondément divisée, de Libéraux, ou Radicaux, d’Irlandais et de Travaillistes, et une vigueur persistante pour faire voter dans les délais nécessaires pour qu’ils deviennent lois du pays, malgré la Chambre des Lords, les trois projets de loi qu’il avait dû promettre pour satisfaire chacun de ses trois corps d’armée : le Home Rule, le disestablishment de l’Église anglicane dans le pays de Galles et le Bill abolissant le vote plural. Le Cabinet exerce, avec la guillotine qui raccourcit arbitrairement les discussions, une tyrannie parlementaire véritable. De plus en plus, le parlement n’est rien ; il ne fait qu’obéir. C’est le cabinet qui conduit et qui est tout.

Mais si le parlement obéit et suit, le pays ne suit pas ; des symptômes indiscutables témoignent d’une lassitude croissante. Il y a eu, depuis les dernières élections, vingt-quatre élections partielles. Les Unionistes l’ont emporté seize fois, et là même où ils ont été battus, ils ont toujours obtenu des minorités beaucoup plus fortes qu’aux élections précédentes. De plus, le Ministère a eu certains déboires, et telle mesure sur laquelle il comptait pour affermir sa popularité, en particulier l’Insurance Act, lui crée au contraire aujourd’hui des difficultés. Cette colossale mesure législative qui prétendait comprendre à la fois l’assurance contre la maladie, l’invalidité et le chômage, qui compte 115 articles et qui a été votée avec une telle rapidité que 40 n’ont pas même été discutés, ne donne pas satisfaction aux espérances qu’elle avait fait naître et suscite de nombreux mécontentemens. Un Bill vient d’être déposé pour amender déjà cette loi toute récente, ce qui constate son échec relatif. C’est un peu notre histoire en France et cet exemple montre l’inconvénient des lois sociales votées dans un dessein électoral.

Enfin, l’affaire Marconi a porté une incontestable atteinte au prestige de l’un des principaux membres du Cabinet. Avant cette affaire, on parlait déjà, on parle davantage encore à voix basse, de changemens dans le haut personnel du Cabinet. On dit que M. Asquith, fatigué, soucieux de son avenir, voudrait être nommé Lord Chief Justice à la place du titulaire actuel, contraint à donner sa démission pour raison de santé. Mais par qui serait-il remplacé ? Tout le monde étant d’accord que M. Lloyd George n’est plus possible, les uns parlent de sir Edward Grey, que la Conférence de Londres a beaucoup grandi, les autres de M. Winston Churchill, à qui on sait gré de la vigueur avec laquelle il administre le département de l’Amirauté. Mais ce n’est jamais bon signe quand, dans un équipage, on parle de changer le capitaine et quand on n’est pas d’accord sur son remplaçant.

Il semble que, dans cette situation, les Unionistes devraient être pleins d’entrain et de confiance. Je n’ai pas eu l’impression qu’il en fût ainsi, et cela pour plusieurs raisons. La première c’est qu’ils ne se sentent pas conduits par un de ces hommes, devant la supériorité indiscutable duquel tout le monde s’incline. Ni Lord Lansdowne, quels que soient son autorité morale et le respect dont il est entouré, ni M. Balfour, malgré ses remarquables dons d’orateur, ni M. Bonar Law, malgré sa vigueur de parole, ne sont des entraîneurs ou des manieurs d’hommes, comme l’étaient un Beaconsfield, un Salisbury, un Chamberlain. Aussi les Unionistes ne paraissent-ils pas très pressés de prendre le pouvoir. Ils sentent d’ailleurs qu’ils sont mal emmanchés, si j’ose me servir d’une expression aussi familière, dans une question qui a été soulevée par eux, qu’il faudra résoudre et qui les met dans l’alternative ou de se déjuger, ou de poursuivre une campagne dont le succès est plus que douteux ; c’est la question du Tariff Reform.

Lorsque, au lendemain de la fâcheuse guerre du Transvaal, le vieux Chamberlain souleva cette question inopinément et proposa à l’Angleterre de passer du régime libre-échangiste qui avait fait jusque-là sa prospérité à celui de la protection, c’était en partie, on peut le dire sans le calomnier, pour jeter en pâture à la polémique des partis quelque nouvel aliment et détourner l’attention des origines de la fâcheuse guerre du Transvaal. L’Angleterre, à la suite de cette guerre, traversait une période de dépression commerciale ; le moment était donc favorable pour instituer une politique économique nouvelle, en faveur de laquelle, il faut le reconnaître, les argumens ne manquaient pas. Mais, depuis cette époque, les affaires ont repris. Jamais la prospérité économique du pays n’a été plus grande que l’année dernière. Venir, dans ces circonstances, proposer au corps électoral l’abandon du système qui a amené cette prospérité et qui est une tradition datant de 70 ans, pour se jeter dans l’inconnu du protectionnisme, sans avoir en échange la certitude d’un pacte de préférence coloniale, serait le comble de l’imprudence. Aux élections dernières, les Unionistes en ont bien eu le sentiment. Ils ont ajourné la question et déclaré que, s’ils arrivaient au pouvoir, ils n’inaugureraient point une politique économique nouvelle avant d’avoir consulté le pays par la voie du Referendum. Ils ont même déclaré à l’avance qu’ils renonceraient aux taxes sur les objets d’alimentation ; mais si, demain, ils prenaient le pouvoir, il leur faudrait bien dissoudre la Chambre et consulter le pays. Quel parti prendre ? S’obstiner dans le Tariff Reform, c’est courir au-devant de la défaite. Y renoncer, c’est-à-dire se déjuger et reconnaître que depuis dix ans on a donné un mauvais conseil ? De pareils aveux ne grandissent pas beaucoup un parti, et d’ailleurs les chefs ne sont pas d’accord. Si M. Balfour, qui a toujours été un protectionniste assez tiède, consentirait, dit-on, assez volontiers à ne plus se placer sur ce terrain, il n’en est pas de même de M. Austen Chamberlain qui, par piété filiale sans doute, ne veut pas en démordre. M. Bonar Law est du même côté. Un accord apparent n’a pu être maintenu que par l’engagement public, pris au commencement de l’année par le parti unioniste, d’ajourner encore, lors des élections prochaines, la question du Tariff Reform. Mais ajourner toujours n’est pas une manière de se tirer d’affaires et rien ne montre mieux que ces ajournemens successifs l’embarras du parti.

Une autre question est pour les Unionistes cause de difficulté ; c’est le Home Rule. C’est sur le terrain de la lutte contre le Home Rule que le parti s’est formé. Il lui doit son nom. Il l’a toujours combattu et le combat encore avec passion. M. Bonar Law a été jusqu’à dire, — ce qui de la part d’un chef du parti conservateur est une parole singulièrement grave, — que si le Home Rule était définitivement adopté par le Parlement, les gens de l’Uster, les Orange men, en un mot la partie protestante de l’Irlande, serait en droit de s’opposer à la mise en pratique du nouveau système par la force des armes. Un des hommes les plus considérables du parti unioniste, sir Edward Carson, tenait hier encore, à Belfast, à peu près le même langage. Cependant les Unionistes ne sauraient méconnaître que le Home Rule ne soulève plus en Angleterre des préventions aussi vives qu’autrefois. Aussi, au fond, tout à fait au fond de l’âme, quelques-uns ont peut-être, sans pouvoir en convenir, le sentiment que si le Home Rule passait en force de loi, ce serait, au point de vue électoral, un avantage pour eux. La loi qui donnera un parlement à l’Irlande sera nécessairement complétée par une nouvelle répartition des sièges, qui réduira la représentation irlandaise à quarante membres, de cent trois qu’elle est aujourd’hui. Or, à supposer que les Unionistes l’emportent aux élections prochaines, s’il doit y avoir encore dans le prochain Parlement un groupe compact de cent trois Irlandais votant avec les Libéraux et les Radicaux, la majorité des Unionistes sera tellement faible qu’il leur sera bien difficile de gouverner efficacement. Ils auraient donc, à n’arriver au pouvoir qu’une fois le Home Rule voté, un intérêt dont ils ne peuvent pas convenir, mais qui les rend moins pressés.

Enfin, lorsqu’ils y arriveront, ils auront à résoudre une question qu’ils n’ont point hâte d’aborder, parce qu’en elle-même, cette question ne leur est point agréable et que la solution n’en est pas facile à trouver : c’est la réforme de la Chambre des Lords.

La Chambre des Lords a commis une grosse imprudence, lorsqu’en 1909 elle a rejeté le fameux budget préparé par M. Lloyd George, ce budget qui était, suivant l’expression employée par lord Rosebery, une révolution, et cependant lord Rosebery a fini par le voter. Encouragé par le succès qu’elle avait obtenu, en rejetant autrefois le projet de Home Rule, proposé par Gladstone, elle a joué son existence sur une question financière, ce qui était contraire, sinon à la Constitution, puisque, à proprement parler, il n’y a pas de constitution en Angleterre, du moins à la tradition parlementaire. Les Lords avaient trop compté sur leur force et sur leur popularité personnelle qui, pour quelques-uns d’entre eux, est en effet très grande et très méritée. Ils ont perdu, il faut qu’ils payent.

Ce n’est pas ici le lieu de rappeler les causes qui avaient porté successivement atteinte à leur prestige : trop grand nombre, non pas précisément des undesirables pears, mais des backwood men, hommes des bois, absolument inaptes à des fonctions législatives, qu’au reste ils n’exercent pas ; dédain et oubli systématiques de leurs droits et de leurs devoirs, par 400 membres dont la moitié ne met jamais le pied à la Chambre des Lords et l’autre moitié n’y vient que contrainte efforcée, dans les grandes circonstances ; enfin, trop grand nombre de pairs choisis, sous le dernier règne, dans le commerce, l’industrie, la finance, qui n’ont pas le prestige des vieilles familles et n’accomplissent, ni eux, ni leurs femmes, leurs devoirs de grands propriétaires territoriaux, avec la conscience qu’y apportent les pairs vraiment grands seigneurs. Quoi qu’il en soit de ces multiples raisons, une chose est certaine, c’est que, soit par les Unionistes, soit par les Libéraux, la Chambre des Lords sera réformée. Ce sera l’œuvre de la prochaine session.

Si elle est réformée par les Libéraux, ce sera dans un sens absolument démocratique, ainsi que le porte le préambule du Parliament Act qu’ils ont fait voter en 1911. Ils supprimeront l’hérédité de la pairie, feront peut-être disparaître la qualification elle-même et institueront un Sénat électif, qui deviendra, comme l’est devenue la Chambre des Lords actuelle depuis le Parliament Act, une assemblée sans autorité et sans vigueur, n’ayant d’autre droit que celui d’un veto suspensif.

Si la réforme est opérée par les Unionistes, assurément ils rendront à la Chambre des Lords tous ses anciens droits, mais quelle sera sa composition ? On se souvient que lord Lansdowne a fait voter ou du moins laissé voter par la Chambre des Lords, en 1911, un projet proposé par lord Rosebery et renouvelé de celui qu’en 1888 il avait déposé et soutenu dans un admirable discours où il conseillait aux Lords de ne pas laisser échapper l’occasion et de « saisir aux cheveux le Temps, ce pouvoir fugitif qui ne fait jamais halte. » Ce projet prévoit, pour la nouvelle Chambre des Lords, trois origines différentes. Les uns seraient nommés par un collège spécial, composé des pairs anglais héréditaires. C’est ainsi que sont nommés aujourd’hui les pairs écossais. Les autres seraient des grands fonctionnaires, enfin les autres seraient nommés par un collège électoral spécial et restreint : les conseils de comté, et les conseils municipaux des grandes villes. Il semble donc que ce projet, accepté par le leader des Unionistes à la Chambre des Lords, doive être celui que les Unionistes reprendront quand ils arriveront au pouvoir. Aussi n’ai-je pas éprouvé un médiocre étonnement, alors qu’il y a quelque temps déjà, un homme considérable du parti unioniste m’a dit que, le jour où les conservateurs reviendraient au pouvoir, ils ne pourraient peut-être pas maintenir le principe de l’hérédité, même dans la composition du collège électoral qui désignerait un certain nombre de pairs. Je croyais que c’était une opinion individuelle. Lors du séjour que je viens de faire en Angleterre, j’ai appris, avec un étonnement plus grand encore, que cette opinion était partagée par un assez grand nombre de personnes dans le parti unioniste. Qu’en sera-t-il ? Personne en ce moment ne peut le dire, mais si c’est le parti conservateur qui porte la main sur la Chambre des Lords, cette vieille gloire, cette arche sainte de l’Angleterre, si c’est par eux que tout vestige du principe héréditaire doit être extirpé du Parlement anglais, ce sera certainement un des plus extraordinaires paradoxes dont l’histoire politique aura un jour à faire mention. Est-ce une nécessité ? Je l’ignore, mais je comprends qu’un homme comme le marquis de Lansdowne ne soit pas pressé de se charger de cette mélancolique opération.


Que les Unionistes arrivent au pouvoir, que les Libéraux y demeurent, les uns et les autres se trouvent et se trouveront de plus en plus en présence d’une question dont la gravité s’accroît et devient plus aiguë d’année en année : c’est la question de la terre.

« 2 500 personnes détiennent plus de la moitié de la superficie du Royaume-Uni, 16 millions d’hectares sur 30 millions. 91 personnes possèdent la sixième partie du sol. » J’emprunte ces lignes à l’ouvrage de M. Bardoux auquel je laisse la responsabilité et l’honneur de ces chiffres, établis par lui après un travail minutieux. C’est dire que la moyenne et surtout la petite propriété n’existe pas en Angleterre. Il y a une trentaine d’années, causant avec un fonctionnaire du Local government board et m’étonnant des agglomérations d’enfans abandonnés qui sont accumulées à la campagne dans des internats, je lui expliquais notre système français, qui consiste à confier ces enfans à des paysans. « Nous n’avons pas, me répondit-il, votre magnifique race de paysans. » Cette réponse m’est toujours restée dans l’esprit. En effet, le paysan, tel que nous le comprenons, n’existe pas en Angleterre. Il n’y a guère que des journaliers agricoles logés, parfois gratuitement, dans des cottages qui ne sont point leur propriété et appartiennent au Landlord. La diminution des terres arables, l’extension des pâturages, sont cause que le besoin de la main-d’œuvre rurale se fait de moins en moins sentir. Aussi, les campagnes sont-elles de plus en plus désertées pour les villes où le nombre des ouvriers s’accroît, dépassant souvent les besoins de l’industrie. D’où : affreuse misère de ceux qu’on appelle les unskilled workmen, c’est-à-dire les travailleurs n’ayant point de spécialité ; fréquens chômages et, conséquence habituelle de la misère, émigration croissante : 163 000 émigrans en 1882, 303 000 en 1911[4]. Même accroissement en Ecosse : 32 000 émigrans en 1882, 89 000 en 1911. Pendant ce temps, par un contraste curieux, l’émigration décroit en Irlande : 84 000 en 1882, 49 000 en 1911. Il y a là un symptôme très grave qui inquiète, à bon droit, les Anglais.

Est-ce-à-dire que les propriétaires de ces immenses domaines, dont quelques-uns sont de véritables latifundia, comme on disait sous la République Romaine, soient tous de richissimes seigneurs, vivant égoïstement de leurs trop considérables revenus. Il n’en est rien. Sans doute, ceux qui possèdent dans les grandes villes des quartiers entiers, ceux qui touchent comme propriétaires de tréfonds miniers des redevances que sont tenus de leur payer les exploitans, d’autres encore dont les domaines sont très fertiles, jouissent d’une exceptionnelle opulence ; mais les charges de tous les propriétaires fonciers sont immenses : taxes très lourdes, et non moins lourdes dépenses charitables, en entendant ce mot au sens le plus large, que de temps immémorial ils ont pris à leur compte et qui continuent de peser sur eux, bien que le revenu agricole ait diminué. « Nous avons réduit une première fois, me disait le propriétaire d’un grand domaine, puis nous avons réduit une seconde fois, » et en effet il n’habitait plus qu’un tiers de son château. On m’a parlé du propriétaire d’une grande demeure, qui porte un nom historique et qui peut à peine payer le nombre de maids nécessaire pour tenir la maison propre. Le Play, dans la Réforme sociale, a parlé du paysan propriétaire indigent. Attachant une autre signification au mot indigence, on peut dire que le propriétaire indigent existe en Angleterre. Le livre de M. Philippe Millet intitulé : La crise anglaise, publié il y a trois ans, mais encore très instructif et intéressant, contient, en particulier sur ce point, de curieux renseignemens.

Quelle que soit la cause de cette situation, tout le monde est d’accord, Unionistes et Libéraux, pour dire qu’elle ne peut durer. Mais quel remède ? Chacun des deux partis a le sien. Je ne prétends pas décider quel est le meilleur. Je ne voudrais qu’exposer sommairement en quoi chacun des deux remèdes consiste.

En 1907, le ministère libéral a fait voter une loi qui a pour titre : The small holdings and allotments act. En vertu de cet acte, les conseils de comté, les conseils paroissiaux et municipaux, ruraux ou urbains, sont tenus, dans un certain délai, de se procurer par voie d’achat ou d’expropriation des terrains qu’ils doivent rétrocéder à des journaliers agricoles ou à des ouvriers industriels, soit par voie de revente, soit en leur louant pour une période indéterminée. Cette loi avait surtout pour but, dans la pensée de ses auteurs, de créer une nouvelle catégorie de citoyens, des fermiers d’Etat qui cultiveraient pour leur compte mais payeraient une redevance à l’Etat, représentée sous ses diverses formes. Généralisée, ce serait une conception socialiste. Le sol nationalisé rentrerait en possession de l’Etat, seul propriétaire. Les citoyens ne seraient plus que des fermiers. Dans les premiers temps, cette loi paraissait vouée à un échec. Les futurs tenanciers ne mettaient pas beaucoup d’empressement à se présenter. Ils se méfiaient des conseils de comté ou des conseils municipaux comme propriétaires ; ils craignaient, non sans raison, qu’ils ne fussent plus exigeans que les Landlords et ils trouvaient que ces nouveaux propriétaires louaient plus cher que les anciens, ce qui est naturel, la redevance comprenant l’amortissement du prix d’achat. Puis, peu à peu, la confiance est venue. D’après une communication très intéressante faite par M. Bardoux à l’Académie des Sciences morales, au 31 décembre 1911, la situation était celle-ci : 35 503 hectares étaient loués à 7 077 tenanciers ; 1 640 hectares étaient exploités par des associations coopératives. Enfin, par l’intermédiaire des conseils de comté, 2 600 candidats aux petites exploitations avaient obtenu de gré à gré des propriétaires le morcellement de 12 800 hectares. En résumé, 12 500 Anglais et Gallois[5] sont devenus des petits fermiers.

Douze mille cinq cents, c’est un succès assurément, au point de vue moral surtout, car il parait que ces nouveaux tenanciers sont contens de leur sort et, ce qui est plus remarquable, payent régulièrement leurs fermages. On pouvait craindre le contraire. Mais, par rapport au chiffre total de la population rurale en Angleterre, le chiffre est faible. Comme l’a fait très justement observer M. Paul Leroy-Beaulieu en réponse à la communication de M. Bardoux, il faudra, à ce train, quelques centaines d’années pour arriver en Angleterre à une transformation du régime foncier. Ce serait marcher bien lentement. M. Lloyd George est tout à fait de cet avis. Aussi a-t-il inventé un procédé plus expéditif. C’est de forcer les Landlords à mettre eux-mêmes leurs terres en vente en les accablant d’impôts. Tel était bien le but ouvertement avoué et poursuivi par lui, lorsqu’il surchargeait les héritiers de grands domaines de droits de succession si lourds qu’ils ne pouvaient y faire face qu’en vendant une partie de ces domaines. Et il y a en partie réussi. Avant même le budget de M. Lloyd George, le mouvement avait déjà commencé et le faible rendement des terres avait déterminé un certain nombre de propriétaires fonciers à en vendre une partie pour chercher ailleurs, par exemple en achetant des terres au Canada, un placement plus rémunérateur. Le duc de Sutherland, qui était un des plus grands propriétaires fonciers de l’Angleterre et qui vient de mourir, avait donné l’exemple, et mis en vente une partie de ses vastes domaines. Depuis le budget de M. Lloyd George, le mouvement s’accélère. J’ai été frappé, en me promenant dans les rues de Londres, du grand nombre d’agences immobilières qui, par de vastes affiches, annoncent la vente de domaines et s’efforcent de provoquer des offres d’achat. Quelques-unes de ces agences font, m’a-t-on dit, des affaires considérables. Par le double jeu du Small holdings and allotments act et des droits de succession écrasans, les Radicaux espèrent arriver à détruire les grands domaines et à reconstituer cette race des moyens propriétaires, qui était autrefois une des forces de l’Angleterre et qui a disparu, il n’y a relativement pas très longtemps, car ce n’est guère que depuis deux cents ans que ces immenses domaines se sont formés peu à peu. M. Bardoux croit au succès rapide de leur entreprise. Il s’afflige à la pensée devoir les beaux parcs anglais détruits, les vieux chênes coupés, et il se borne à espérer qu’on épargnera les anciens châteaux.

A ce programme qu’opposent les Conservateurs ? Eux, non plus, ne méconnaissent pas la nécessité d’une transformation profonde de la propriété foncière. Le 25 juillet 1912, lord Lansdowne prononçait à l’Assemblée annuelle de la Rural league un important discours où il disait : « Il y a des aspirations nouvelles avec lesquelles il faut compter. Nous sommes, au fond de nous-mêmes, je le crois, déjà convaincus que l’heure est venue où nous ne pouvons plus dire que l’ancienne organisation agricole en contact avec laquelle nous avons été élevés, suffit entièrement aux besoins de la communauté. »

Mais le système que préconise lord Lansdowne, diffère sensiblement de celui des Libéraux. A la constitution d’une classe de fermiers d’Etat, il préfère celle d’une classe de petits propriétaires, analogue à celle qui existe en France. Il croit à l’avantage politique et social de la petite propriété, et il cite cette parole d’un ministre de l’Agriculture français, à laquelle il donne son adhésion, que « la petite propriété est le centre de gravité de la société rurale. » Il combat l’idée, assez généralement répandue, que le paysan anglais n’a pas le goût de la propriété et qu’il préfère être fermier. « Quelle est, dit-il, la première question que pose un enfant, lorsqu’on lui donne un jouet ? Est-il bien vraiment à moi, » et il ajoute : « L’enfant est le père de l’homme. » Pour arriver à créer cette classe de petits propriétaires, lord Lansdowne préconise l’adoption d’un projet de loi, proposé par un membre conservateur du Parlement, M. Jessie Collins. Ce système se rapprocherait beaucoup de celui que lord Wyndham a fait adopter pour l’Irlande et qui était en train de si bien réussir. Le crédit national serait mis à la disposition de ceux qui voudraient acquérir la propriété (de la terre. Des avances à charge de remboursement seraient faites à eux ou à des banques qui serviraient d’intermédiaires, et ainsi la démocratie britannique, — lord Lansdowne ne recule pas devant l’emploi du mot, — verrait se réaliser peu à peu cet idéal auquel le vieux Joë, alors qu’il était encore radical, l’appelait, et à laquelle il avait donné cette formule pittoresque : « un acre et une vache. »

Lequel l’emportera du plan libéral ou du plan conservateur ? Ce sont les prochaines élections qui en décideront. Mais si, d’une façon générale et sans parler uniquement de la question de la terre, les Unionistes arrivent au pouvoir, ils ne reviendront assurément pas sur les mesures déjà prises par les Libéraux ; et si les Libéraux y demeurent, comme ils reviendront assurément affaiblis, ils seront obligés de tenir compte du mouvement de réaction qui se dessine dans le pays et de ne pas aller trop vite. Je crois donc pouvoir rassurer les amis de l’Angleterre qui redoutent que nos voisins se laissent entraîner jusqu’aux derniers excès du radicalisme et du socialisme d’Etat. Sans doute l’Angleterre, qui s’est engagée beaucoup plus tard que les autres pays ayant conservé une ossature aristocratique, par exemple que l’Allemagne, dans la voie démocratique, y a marché, depuis dix ans, d’un pas rapide et regagne la distance. Mais lorsqu’on s’effraye de cette rapidité, on ne tient pas un compte suffisant, suivant moi, de l’esprit de mesure de la race. Nous avons un proverbe français qui dit : Au bout du fossé la culbute. Les Anglais volontiers vont jusqu’au bout du fossé, mais ils ne font pas la culbute, et, si l’on trouve la comparaison trop vulgaire, je la remplacerai par celle-ci.

En suivant cette magnifique avenue plantée d’une double rangée d’ormes qui conduit à l’entrée royale du château de Windsor, je remarquais un certain nombre de vieux arbres, presque morts, mais qu’on conserve cependant parce que quelques-unes de leurs branches portent encore des feuilles vertes et qu’en Angleterre on n’abat jamais un vieil arbre sans regret. On en a abattu quelques-uns cependant ; mais, à leur place, on en a replanté d’autres qui, jeunes encore, sont déjà bien venans et qui, avec les années, deviendront aussi beaux que leurs ainés. Ce sera l’histoire de l’Angleterre où l’art n’est pas perdu, comme l’a dit un jour lord Rosebery, de verser le vin le plus nouveau dans les plus vieux vaisseaux. Telle institution que nous avons admirée pourra disparaître, peut-être la Chambre des Lords, et ce sera grand dommage. Tel régime territorial pourra s’établir qui, sans détruire tous les parcs, réduira l’étendue des pleasure grounds et des réserves de gibier, ce qui ne sera pas un grand mal. Mais des institutions nouvelles seront créées, un régime territorial nouveau sera adopté, qui auront aussi leurs avantages, et ces arbres nouveaux pousseront, droits et vigoureux, comme les jeunes ormes de l’avenue de Windsor, dans le sol plantureux et sain de la vieille Angleterre.


HAUSSONVILLE.

  1. Voir la Revue des Deux Mondes des 1er février 1910, 1er février et 15 juillet 1911.
  2. Depuis que ces lignes ont été écrites. Lord et Lady Sackville ont en effet gagné leur procès.
  3. Je ferai cependant à M. Bardoux une petite querelle littéraire, c’est d’employer constamment les mots John Bull comme synonymes de : Les Anglais. D’abord c’est une plaisanterie et, répétée, la meilleure plaisanterie fatigue. Ensuite John Bull et les Anglais ce n’est pas la même chose. John Bull est l’Anglais des classes moyennes, solide, de bon sens, un peu lourd et commun. John Bull n’est jamais ni un lettré, ni un grand seigneur. Or M. Jacques Bardoux connaît trop bien l’Angleterre pour ne pas savoir aussi bien que moi que lettrés et grands seigneurs y conservent leur influence.
  4. Voyez, dans l’Économiste français du 28 juin 1913, l’étude de M. Pierre Leroy-Beaulieu.
  5. Une législation différente, assez semblable à la législation irlandaise, dans le détail de laquelle il serait trop long d’entrer, est appliquée en Ecosse.