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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/03

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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 59 (p. 423-468).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

III.
LA CONVENTION DE CHICAGO. — LE HAUT-MISSISSIPI. — LUTTE ELECTORALE A SAINT-LOUIS.


Saint-Paul, 1er septembre 1864.

La grande convention démocratique de Chicago a prononcé, et elle a choisi pour candidat le général George Mac-Clellan. La nation américaine tout entière, au sud comme au nord, attendait avec anxiété sa décision. Le vent semble avoir tourné depuis quelques semaines, et les démocrates passent d’un découragement mal déguisé à une confiance pleine de forfanterie[1]. Ils se disent « le grand jury délégué par le peuple pour punir les crimes du passé. » Ils n’admettent pas que le succès de leur candidat soit mis en doute. On espérait qu’une fois réunis, ils ne pourraient jamais s’entendre, et que les war democrats viendraient, comme autrefois, grossir les rangs des républicains ; mais on comptait sans la lassitude de la guerre et sans le courant d’opinion qui pousse insensiblement les esprits vers la paix. Au lieu de tomber dans la risée et dans la confusion, la convention de Chicago met fin aux dissensions intestines du grand parti démocrate, et reconstitue la puissance qui, sauf de rares intervalles, a pendant quarante ans gouverné l’Union. C’est une victoire pour les rebelles, et les républicains, qui baissent l’oreille, avouent par leur allure un peu inquiète l’avantage inattendu de leurs ennemis.

La convention était convoquée pour le 29 août, et dès le 26 cent mille étrangers inondaient la ville. Esclavagistes et radicaux, démocrates et républicains étaient accourus de tous les états de l’Union, ceux-ci pour prendre part au triomphe et grossir l’apparence de leur parti, ceux-là pour surveiller des adversaires dont ils redoutaient les desseins. Des processions, bannières déployées, musique et tambour en tête, parcouraient sans cesse les rues encombrées. Des clubs en permanence s’ouvraient jour et nuit à la foule ; des orateurs improvisés dans tous les carrefours haranguaient le peuple au son des fanfares et au bruit de la poudre. Des députations tumultueuses assiégeaient la demeure des chefs venus à l’avance pour rallier et discipliner leur monde. Il y avait là tous les héros de la grande armée esclavagiste, les gouverneurs Seymour, Wickliffe, le député Cox, de l’Ohio, dont j’ai entendu à Washington hurler la voix furibonde, le sénateur Powell, du Kentucky, accoutumé à soulever des tempêtes dans l’enceinte paisible du sénat, le ministre des finances Guthrie, Richardson, l’élève et l’ami de Douglas, les deux frères Wood, de triste renommée, propriétaires du Daily-News de New-York, Vallandigham enfin, le traître gracié, rentré audacieusement dans la vie publique, aujourd’hui salué, acclamé, suivi partout d’une foule enthousiaste, et partageant avec Fernando Wood l’engouement populaire. Cependant il courait des bruits sinistres : on disait que les copperheads avaient monté un grand complot, qu’ils devaient délivrer les prisonniers du camp Douglas, incendier et piller la ville. Tout le peuple était en armes, et d’immenses rassemblemens stationnaient à la porte du wigwam où la convention allait s’ouvrir. Les délégations des états, assemblées séparément, discutaient et préparaient leurs votes.

Enfin la session s’est ouverte. On élut par acclamation un président temporaire, puis l’assemblée se constitua. Les présidens des délégations locales, appelés l’un après l’autre, déposèrent sur le bureau les pouvoirs écrits des délégués de leur état. Trois comités furent nommés, séance tenante, l’un pour vérifier les pouvoirs, l’autre pour organiser la convention, le troisième pour rédiger les résolutions ou le manifeste du parti. L’ouverture du congrès n’eût pas été plus solennelle. Voilà un curieux spectacle pour un Européen paisible, accoutumé aux ingénieuses restrictions de nos lois électorales et à l’exercice modeste de nos libertés. Un comité de neuf cents membres formé visiblement pour renverser l’administration, une réunion électorale usurpant les attributions d’une assemblée souveraine et osant opposer son candidat officiel à celui du gouvernement, une ville enfin transformée tout entière en un club immense ouvert à tout un peuple, ce sont des choses monstrueuses, inouïes, qui bouleversent tous nos principes d’ordre social ; pour tout dire en un mot, c’est un état dans l’état. Nous voulons bien la liberté politique, mais sans le scandale de l’organisation des partis et de ces insurrections permanentes auxquelles ils affilient la moitié des citoyens. En Amérique au contraire les partis sont pour ainsi dire des institutions publiques, et tout le monde voit dans leur organisation puissante la condition indispensable d’un exercice sérieux et régulier des libertés démocratiques. Pas une entreprise, pas un meeting, qu’il s’agisse de politique ou de science, de religion ou de plaisir, d’une course de chevaux ou de l’élection d’un président, qui ne s’organise tout d’abord en corps politique. Après quatre ans d’une guerre civile qui met la nationalité en péril, telle est encore l’inviolabilité du droit d’association, que tout un parti peut s’entendre pour prêter ouvertement un appui moral aux rebelles. Depuis que la république existe, toutes les grandes crises qu’elle a traversées ont ramené périodiquement ces conventions nationales où les opinions se concertent et comptent leurs défenseurs. Chaque état a ses députés nommés dans les formes, un nombre de votes proportionnel à sa population : moitié de la délégation représente l’état tout entier, — ce sont les délégués at large ; l’autre moitié représente spécialement chaque district. Ce n’est pas là un conciliabule séditieux, c’est la représentation libre et régulière d’une des opinions qui se partagent le pays.

Au début, les peace democrats montrèrent beaucoup de modération. M. Belmont, président du comité national démocratique, qui siège en permanence à New-York, prononça un discours d’ouverture où il les priait d’oublier leurs différends et de s’unir aux war democrats pour la défense des idées communes. Vallandigham et les deux Wood avaient pris, au nom des sécessionistes avancés, l’engagement d’accepter, quel qu’il fût, le candidat nommé par la convention, « à moins pourtant, avait ajouté Benjamin Wood, que les démocrates de la paix n’eussent à leur tour leur convention opposée à celle de Chicago. » Les candidats possibles étaient MM. Nelson, Guthrie, O’Connor, Seymour et Mac-Clellan, les deux derniers seuls sérieux. Seymour, dont le nom semblait préféré par quinze ou seize des états comme plus propre à concilier les deux fractions du parti démocrate, retira dès le début sa candidature, et laissa le champ libre à celle de Mac-Clellan, dont le succès fut assuré.

C’est alors que les peace democrats commencèrent à faire sentir leur influence. On pouvait croire qu’ils auraient à cœur de se laver du reproche de trahison qu’ils ont encouru depuis la guerre, et qu’ils saisiraient cette occasion solennelle pour faire à l’Union une promesse d’inébranlable fidélité. Le gouverneur Hunt, de New-York, tout en recommandant l’armistice, avait en effet proposé au comité d’affirmer énergiquement le dévouement des démocrates à la cause de l’unité nationale. M. Aldricks, de la Pensylvanie, voulait déclarer que l’Union devait être « maintenue dans son intégrité. » Enfin plusieurs chefs de la démocratie modérée exposèrent la nécessité de continuer vigoureusement la guerre ; mais la clameur des copperkeads imposa silence à ces voix timides, et le délégué Long, de l’Ohio, leur répondit par une proposition insolente d’envoyer à Washington une députation sommer le président de suspendre la levée de cinq cent mille hommes jusqu’à l’élection de novembre et d’arrêter immédiatement « l’effusion d’un sang fraternel. » L’opinion dominante dans la convention était évidemment la paix à tout prix. Wood et Vallandigham dirigeaient en maîtres les délibérations et les votes. Vallandigham, élu président du comité des résolutions, allait sans doute rédiger de sa main le programme du parti ; Fernando Wood prononçait une prière larmoyante au Dieu de ses pères en faveur de la paix et de l’humanité. Toutes les séances débutaient ainsi par une prière : c’était un révérend démocrate de Chicago qui se chargeait de l’édifiante cérémonie. Il est d’usage en Amérique de mêler Dieu à toutes choses et de l’invoquer à tout propos, même en faveur des ambitions les plus humaines. Gardez-vous d’y voir l’effusion d’un patriotisme austère et exalté. Parmi ces religieux sauveurs de la patrie, l’un a soudoyé à New-York l’insurrection et l’assassinat, l’autre a passé sa vie à se vendre, ce dernier enfin est connu pour ses escroqueries. La piété de l’intègre Fernando Wood étonne et indigne bien des gens ; mais ces moralistes sévères sont presque tous des républicains : la décence, comme le reste, est affaire de parti.

Cependant les unionistes essayaient une protestation. Un war meeting, tenu à Metropolitan-Hall, resta presque vide, tandis que le wigwam regorgeait de monde et qu’une foule compacte assiégeait les séances. Les copperheads avaient le haut du pavé : ils pouvaient empêcher le choix de Mac-Clellan, ils aimèrent mieux le soutenir. Deux fois le délégué Harris, du Maryland, se leva comme un possédé pour s’écrier que Mac-Clellan était un usurpateur, un tyran, et n’aurait jamais son appui : on lui imposa silence et on le chassa de la convention. M. Long, de l’Ohio, vint à son aide, mais sans plus de succès. Ils étaient dans la logique en accusant le général d’avoir porté les armes contre le sud et en rappelant l’arrestation sommaire de la législature sécessioniste du Maryland : il y avait alors entre Mac-Clellan et les séparatistes purs et simples autant d’antipathie et plus peut-être qu’entre Mac-Clellan et les républicains radicaux. Ce choix si modéré des copperheads, cette espèce de défaite volontaire qu’ils acceptent à l’heure même où ils sont maîtres de leur parti, ne peut s’expliquer que par une arrière-pensée perfide. S’ils eussent attaqué le général, ils auraient perdu le concours des démocrates loyaux qui tenaient à se mettre à l’abri de son nom. En leur faisant au contraire des concessions habiles, ils les attirent dans le piège qu’ils leur ont dressé, ils comptent sur la fatigue de la guerre pour les ramener insensiblement à leurs desseins sécessionistes, et ils espèrent mener en laisse le président qu’ils auront élu.

Il y a chez les démocrates de toute nuance un sentiment commun : c’est la haine de l’abolition, qu’ils s’accordent à regarder comme la cause de la guerre civile. Les war democrats eux-mêmes, qui, dans la question des territoires, se prononcèrent contre l’esclavage en élevant M. Lincoln à la présidence, regrettent une politique qui les a conduits malgré eux à l’émancipation des noirs. C’est sur la question de l’esclavage qu’ils reforment aujourd’hui leur ancienne alliance avec les sudistes ; mais ils s’arrêtent là. Ils veulent que la nationalité soit maintenue, que la constitution soit remise en vigueur, et, malgré quelques dangereuses réserves relatives au droit démocratique des états, ils sont plutôt en faveur de l’Union qu’en faveur des rebelles. Tandis que les démocrates de la paix sont prêts à payer le maintien de l’esclavage du sacrifice de l’Union, les autres paieraient volontiers du sacrifice des nègres la restauration du passé. Tant que l’abolition a pu être un auxiliaire utile, la masse de l’opinion dans le nord est demeurée abolitioniste. A présent le principe de l’abolition la gêne ; le maintien, au moins provisoire, de l’esclavage paraît être la condition d’une paix dont on a besoin : l’émancipation redevient un vol, et l’esclavage un droit sacré. Il est commode pour les démocrates qui ont voulu la guerre d’en imputer tous les maux au parti abolitioniste : c’est le baudet de la fable, le bouc émissaire qu’on sacrifie de bon cœur à la colère divine. Si l’Union a péri, ce n’est pas à cause de l’énorme ambition du sud, de ses insultes intolérables, de ses anciens projets de guerre civile, mais à cause de ces émancipateurs sanguinaires qui prêchent aux nègres la révolte et l’assassinat. Le grand parti démocrate se relève pour en faire justice, et il souhaite que le sud, apaisé, veuille bien se contenter de la réparation qu’il offre, sans exiger du nord le sacrifice éternel de toute espérance d’union.

Telle est en général la mesure un peu humble du sentiment public. Je ne m’étonne pas de voir les principes changer avec les événemens. Sauf quelques fourbes qui tour à tour exploitent toutes les passions populaires, le peuple américain est sincère dans sa palinodie. C’est de bonne foi qu’il érige l’intérêt du jour en morale : il obéit à cette règle qui n’est pas la conscience, mais qui, moins sévère, est plus praticable, et qui s’appelle le bon sens. Le sud, assure-t-on, n’attend plus pour traiter qu’un prétexte et une apparence de victoire. Cette apparence, le succès des démocrates la lui donne, le maintien de l’esclavage en est le signe, et rien n’empêche plus le nouveau président de ramener le sud au bercail.

On se rappelle que dans aucun temps le général Mac-Clellan n’a été un ennemi de l’esclavage, que lorsqu’il commandait l’armée, — et ce n’est pas là, à mon avis, le plus beau trait de sa vie publique, — il restituait les fugitifs à leurs maîtres au mépris des ordres du président. On se rappelle en même temps qu’il a combattu pour l’Union, qu’il ne peut consentir à ce qu’elle soit démembrée : c’en est assez pour les hommes honnêtes, mais peu chevaleresques, qui tiennent plus aux faits qu’aux idées. Les démagogues d’autre part, dirigeant l’opinion, qui semble les conduire, l’acceptent, le patronnent, le vantent comme leur créature, et crient plus fort que personne pour avoir le droit de lui donner des ordres. Ainsi tout le monde paraît s’unir pour sacrifier « l’infernale politique de l’abolition sur l’autel de l’Union et de la patrie. »

Je m’y résignerais, si le sud consentait réellement à traiter en ces termes. Je crois l’esclavage frappé de mort, et si l’on me prouvait que le salut de l’Amérique est à ce prix, je serais bien près de déserter provisoirement la cause des pauvres nègres, et de remettre au temps, à la force des choses, l’accomplissement de l’œuvre qui n’a pu s’achever à coups de canon. Je me rappelle aussi cependant l’arrogance inouïe du gouvernement confédéré. Le président Davis a déclaré maintes fois qu’il n’y avait pas de paix possible, quelles que fussent les concessions du nord, sinon sur le fondement de la séparation et de l’indépendance absolues des deux peuples. Le vice-président Stephens, le même qui à l’origine condamnait si éloquemment la rébellion, répète chaque jour que tout espoir de paix est illusoire sans la rupture de l’Union. Savez-vous la part qu’ils réclament ? Il leur faut, outre le territoire qui demeure entre leurs mains, « le Missouri, l’Arkansas, la Louisiane, le Tennessee, le Mississipi, l’Alabama, la Géorgie, la Floride, le Kentucky, la Virginie, le Maryland, et toutes les parties du sud où a été plantée la bannière fédérale. » Telles sont les prétentions énormes auxquelles les rédacteurs des résolutions de Chicago répliquent par une proposition d’armistice et de désarmement qui mettrait le nord à la discrétion du sud.

Il suffit de lire ce programme pour comprendre la combinaison dont les war democrats ont été les dupes. L’influence déguisée des amis du sud y éclate à chaque ligne. Quand l’imprudent M. Long, de l’Ohio, osa proposer dans la convention la reconnaissance absolue de la souveraineté du sud, « pour sortir, disait-il, des équivoques et en venir à la paix immédiate, » l’âme du complot, Vallandigham, ferma la bouche au révélateur indiscret en faisant voter la question préalable ; mais ne se trahît-il pas lui-même dans cette profession de foi pleine d’allusions, de contradictions et de réticences, qui est aujourd’hui la plate-forme de l’opposition démocrate ? Il promet que « dans l’avenir, comme dans le passé, elle adhérera fidèlement à l’Union sous la constitution. » Qu’est-ce qu’adhérer à l’Union comme dans le passé, lorsqu’on a depuis trois ans servi les rebelles ? Qu’est-ce que « l’Union sous la constitution, » lorsqu’on professe, quelques lignes plus loin, que les états ont le droit constitutionnel de sécèder quand bon leur semble ? Je doute que le général Mac-Clellan veuille se prêter à cette comédie. Comme on l’a dit spirituellement, on veut en faire un cheval de Troie, qui porte la trahison au sein même du gouvernement. S’il accepte en silence, il devient l’esclave de ceux qui le nomment ; s’il les désavoue, il ruine son élection. Il n’a qu’un parti à prendre, c’est de refuser une candidature qui coûterait si cher à sa conscience et à son pays.

Mais on me dit que le général Mac-Clellan est un homme faible, indécis, qui aura la tête tournée de sa fortune, et ne saura pas refuser un rôle de chef d’état trop grand pour sa taille. On m’assure que, pour être président des États-Unis, il acceptera toutes les politiques en se flattant de les dominer plus tard. Ce n’est pas qu’il y ait de sa part aucune tyrannie à craindre : il est trop honnête pour frapper jamais un coup criminel et dangereux. Bien loin d’être un « président de fer » comme André Jackson, on craint qu’il ne soit un président de terre, et, qui pis est, peut-être un président de paille, pliant sans se briser à tous les vents et à toutes les influences du parti qui l’aurait élu. Déjà les copperheads s’apprêtent, s’il se cabre, à lui faire sentir le mors et la bride. Ils ont bien soin de dire qu’en acceptant leur candidature il prend l’engagement de servir leur politique et d’accomplir fidèlement le mandat qu’ils lui confient. Ils lui donnent pour collègue à la vice-présidence un homme qui est franchement leur complice. Dévoué toute sa vie aux intérêts du sud, vétéran de la rébellion dans le congrès de Washington, M. Pendleton n’a élevé la voix depuis quatre ans que pour désarmer la république et déchirer l’Union. « Laissez, disait-il à l’origine de la guerre dans un discours resté célèbre, laissez les états séparés s’en aller en paix ; laissez-les établir leur gouvernement et remplir leurs destinées suivant la sagesse que Dieu leur a donnée. » Actif, énergique, ambitieux, il semble n’avoir été choisi que pour assurer l’obéissance du président et peut-être pour lui ravir le pouvoir. Ne va-t-on pas jusqu’à dire que Mac-Clellan sera assassiné après l’élection, et qu’on fera de son corps le marchepied sur lequel la rébellion, personnifiée dans Pendleton, montera à la présidence ? Sans ajouter foi à ces bruits absurdes, je suis bien convaincu que le nom honorable de Mac-Clellan n’est qu’une enseigne mise en avant par un parti méprisé, qui espère bien trouver en lui un serviteur au lieu d’un chef.

Les journaux démocrates entonnent un chant de triomphe. On dirait, à les entendre, la vengeance d’un peuple opprimé sur un despote sanguinaire. Si quelques soldats ivres ont troublé un meeting démocrate, c’est un complot infâme des « satellites du tyran. » Quant aux membres de la convention, ce sont des héros, des Brutus, des Guillaume Tell, qui ont bravé la hache et l’épée, et fait trembler la tyrannie derrière ses baïonnettes. Leur manifeste est une « nouvelle déclaration d’indépendance, » et les « sauveurs de la république » sont aussi grands que ses fondateurs. « Il y avait, dit une feuille épileptique qui me tombe entre les mains, 200,000 couteaux et pistolets prêts à bondir de toutes les poches, brillant au soleil doré, pour se plonger dans le cœur de quiconque eût osé frapper un homme libre à cette heure solennelle. » Quand la nomination du général fut proclamée dans la convention, et son portrait élevé sur l’estrade avec sa devise : « si vous ne me rendez pas le commandement de mes soldats, laissez-moi du moins partager leurs épreuves sur le champ de bataille, » — l’enthousiasme alla jusqu’au délire ; la ville se pavoisa de portraits du grand homme. Ce furent des illuminations, des hurrahs, des pétards, des feux de joie, des discours sur la borne, tout le carnaval d’une ville américaine en saturnales politiques. Les historiens de cette « splendide journée » vont chercher jusque dans la Bible des expressions à la hauteur de leur enthousiasme. Rien de burlesque comme Moïse, les prophètes, les tyrans engloutis dans la Mer-Rouge, accoutrés en argot démocratique et jouant leur rôle dans la parade avec « old Abe » et « little Mac. » — « C’était, s’écrie le La Crosse Democrat, un écho de la voix qui s’éleva dans le ciel purifié par l’expulsion des anges déchus ; la paix est rétablie ! » et plus loin : « Pauvres diables, vous pouvez crier ! Votre temps est fini ; vous êtes à bout. Agonisez tout votre saoul, si cela vous soulage, mais la défaite de votre parti abominable et de votre plus qu’abominable politique est certaine ! » Les républicains répondent par un flot d’injures ; personne d’ailleurs ne s’en offense. N’est-il pas curieux que là où la presse est si violente, on ne la trouve jamais trop libre, et que là au contraire où elle reste inoffensive, on la traite comme un fou furieux ou comme un chien enragé ?

On parlait, il y a quelque temps, d’une convention modérée qui devait siéger à Buffalo et rassembler les hommes prudens de tous les partis : elle n’a pas eu lieu. Il faut choisir à présent entre la politique unioniste et la politique de sécession, ou, pour parler le jargon du pays, entre la plate-forme de Baltimore et la plate-forme de Chicago. « C’est le premier devoir de tout bon citoyen, disait en juin 1864 la convention républicaine assemblée à Baltimore, de maintenir l’intégrité de l’Union, l’autorité de la constitution et des lois des États-Unis. Mettant de côté toute dissidence d’opinions politiques, nous nous engageons à faire tout ce qui sera en notre pouvoir pour aider le gouvernement à éteindre par la force des armes la rébellion soulevée contre lui. » A quoi l’assemblée de Chicago vient de répondre : « Après quatre années employées sans succès à rétablir l’Union par l’expédient de la guerre, la justice, l’humanité, la liberté et l’intérêt public exigent la cessation immédiate des hostilités en vue d’une convention ultérieure des états ou de toute autre démarche pacifique propre à rétablir au plus tôt une paix fondée sur l’union fédérale. »

Voilà les deux drapeaux et les deux programmes en présence. Ils sont assez explicites pour se passer de commentaires. L’un veut, l’Union sans compromis, la nationalité tout entière ; l’autre veut la paix à tout prix, la retraite des armées, l’indépendance immédiate du sud, avec l’espoir d’un arrangement ultérieur d’où naîtrait une union nouvelle, c’est-à-dire une humble prière faite aux rebelles de vouloir bien rentrer en maîtres dans la famille américaine. Reste à savoir à qui le peuple donnera raison.

3 septembre. Sur le Mississipi.

Me voici encore une fois en route. Je descends le Mississipi jusqu’à Dubuque, ville florissante de l’Iowa, et s’il y a un chemin de fer qui conduise de Dubuque à Iowa-City et à Council-Bluff, sur le Missouri, je ne descendrai pas plus loin ; sinon je me rembarque jusqu’à Davenport, d’où je gagne le Missouri en passant par la cité nouvelle de Fort-des-Moynes, capitale de l’état d’Iowa. Peut-être même suivrai-je le fleuve jusqu’à Hannibal, où je prendrai le chemin de fer de Saint-Joseph ; puis je remonterai le Missouri jusqu’à Omaha-City, capitale du Nebraska, située en face de Council-Bluff ; de là je compte gagner le Kansas, soit en voiture, s’il y a des routes praticables, soit à cheval à travers la prairie. On me vante les territoires de l’ouest comme les plus sains et les plus fertiles de tout le continent d’Amérique. C’est le Bas-Mississipi seulement qui est fiévreux et humide. Les plateaux élevés qui bordent les deux rivières au-dessus de leur confluent ont au contraire un climat pur, sec et léger. Les chaleurs de l’été et les rigueurs de l’hiver y sont moindres, dit-on, que partout ailleurs. Plus loin, sur l’autre versant des Montagnes-Rocheuses, le territoire de l’Utah jouit d’une température mongolienne. Je serais curieux de voir les mormons et leur ville du Lac-Salé, plus curieux encore de voir la Californie, qu’on dit être un pays magnifique, le plus montagneux et le plus pittoresque de l’Amérique du Nord ; mais je ne puis songer à ces expéditions lointaines, et je reviendrai du Kansas à Saint-Louis par la grande route du Missouri.

J’ai fait avant-hier une jolie promenade aux environs de Saint-Paul, jusqu’aux chutes de Saint-Antoine, sur le Mississipi. J’aurais pu m’y rendre en chemin de fer ; j’aimai mieux prendre un buggy qui m’y mena par un chemin capricieux à travers les forêts et les pâturages. Je ne vous dirai rien des chutes, encombrées de barrages, de moulins, de scieries, bordées d’usines et d’auberges, réduites d’ailleurs par la sécheresse à de maigres proportions. D’un côté s’alignent les maisons de Saint-Antoine, de l’autre celles de Minneapolis. On passe d’une rive à l’autre par un pont suspendu jeté d’île en île. Le lit du fleuve est jonché de grands débris de roches qui roulent en hiver par-dessus les digues ; plus bas se dresse une île abrupte, et la vallée s’entoure de riantes collines parsemées de verdure et de maisons blanches. Je ne vous parlerai pas non plus de Minnehaha (ou l’eau souriante), une jolie cascatelle dans un frais ravin plein d’herbes et de buissons fleuris, pour le moment dénuée d’eau, — bien que Longfellow l’ait rendue fameuse par son poème d’Hiawatha. L’aspect général de la contrée est ce qu’il y a de plus curieux : de grandes prairies chauves ou de grands champs de maïs dans une plaine immense, infinie, — un terrain sablonneux et ondulé qui semble le dépôt d’une mer antédiluvienne, — des troupeaux errans, çà et là une ferme, des bois incultes, — puis une coupure au fond de laquelle coule une rivière, invisible et silencieuse, entre deux bancs de verdure. Un lieu surtout m’a charmé, c’est Fort-Snelling, forteresse située au confluent du Mississipi et du Minnesota, sur un escarpement qui domine les deux rivières. Sous les rayons du soleil couchant, les deux vallées, pleines de verdure, brillaient enveloppées de lumière à nos pieds. Les deux rivières tranquilles circulaient parmi leurs îles, blanches et polies comme des rubans de soie. Nous passâmes le Mississipi sur un bac, le premier véhicule primitif que j’aie encore vu en Amérique ; puis, gravissant la côte opposée et courant à travers la plaine, parmi les troupeaux mugissans qui revenaient des pâturages, nous vîmes poindre au crépuscule les quinze clochers de Saint-Paul.

Fort-Snelling est le quartier-général de l’armée qui garde la frontière indienne ; j’y ai vu deux prisonniers : on en a fait quelques centaines durant la dernière incursion des Indiens. Ils étaient enchaînés dans leur cachot, l’air noble et fier, bien différens des Indiens dégénérés que j’avais vus au nord. Il est vrai qu’on les dit mêlés de race blanche, ce qui explique leur beau profil et leur front ouvert. L’un d’eux gisait enveloppé dans sa couverture, condamné à être pendu le lendemain, — il a massacré treize personnes de sa main ; il me regardait fixement en murmurant des paroles entrecoupées. Le second n’a commis d’autre crime que de tuer en combattant ; on lui rendra la clé des champs. J’avais à la main un bouquet de fleurs sauvages, de belles fleurs jaunes et rouges embaumées ; il me fit un signe, je les lui donnai. Alors il se mit à les baiser, à les sentir, à grignoter les tiges, à effeuiller les corolles, à faire siffler les pétales entre ses lèvres, à jouer en un mot comme un enfant. Il était touchant de le voir, au fond de son cachot obscur, témoigner une sorte d’amour enfantin à ces fleurettes qui lui parlaient de ses solitudes et de ses chères prairies. Je regardais cette figure joyeuse et inoffensive, me demandant s’il était bien vrai que ce grand enfant cachât une bête féroce.

Saint-Paul est une ville irrégulière et naissante, où rien n’est symétrique et achevé que l’alignement des rues. Les magasins sont des bazars mal fournis, où l’on ne trouve que les objets de rebut des manufactures de l’est. Je demande quel est le meilleur chapelier de la ville ; on m’envoie chez une sorte de tailleur, drapier, libraire, papetier, marchand d’habits et de comestibles. J’y trouve un pauvre assortiment de misérables chapeaux de paille fabriqués à New-York, et de feutres encore plus tristes qui portaient l’estampille de Paris. Les vêtemens tout faits sont seuls en usage, parce qu’on n’en trouve pas d’autres. Un méchant feutre rond, des bottes ferrées, un paletot de toile jaune, tel est le costume national. Sous la dénomination de dry goods (marchandises sèches), on comprend dans le commerce tout ce qui n’est ni vin, ni bière, ni liqueurs. Les articles d’habillement sont encore appelés yankee notions en souvenir du temps où les colporteurs yankee, de la Nouvelle-Angleterre en faisaient seuls le commerce, et ce nom reste un signe de la suprématie industrielle des états de l’est. Les colonies de l’extrême ouest ne sont que des avant-postes et des comptoirs ; toute leur richesse est dans les matières premières : elles ne fabriquent pas ce qu’elles consomment, ne consomment pas ce qu’elles produisent, et ne vivent que par un continuel échange. Ce sont les rameaux verts de la grande souche américaine, qui mourraient séparés du tronc où ils puisent la sève et la vie. C’est pourquoi il est insensé de croire à la division prochaine des états de l’ouest et des états du nord. Le sud, appauvri par l’esclavage, a rompu avec le nord comme un débiteur obéré qui fait banqueroute ; mais l’ouest est le grand chantier d’où le nord tire sa richesse, le nord la maison de banque où l’ouest puise son crédit. Formé à l’image du nord, l’ouest lui emprunte chaque jour ses institutions, ses hommes, ses capitaux. Leurs intérêts sont inséparables ; l’un ne peut pas plus prospérer sans l’autre que la mine qui exploite les métaux sans l’usine qui les élabore.

Vous serez étonné d’apprendre que ce pays est plein de Français. L’ancienne colonie a laissé ici un petit noyau suffisant pour attirer des recrues. Quelques-uns viennent de la mère-patrie, la plupart ont émigré du Canada par les grands lacs. Les matelots du bord parlent français. Quand je ne les aurais pas reconnus à leur langage, leurs plaisanteries, leurs danses, leur gaîté invincible à la fatigue, me les auraient désignés. D’ailleurs tous les anciens noms de la vallée du Mississipi portent la trace de cette origine. On trouve dans le Minnesota Saint-Cloud, Saint-Paul, Saint-Antoine, Sainte-Croix, le lac Pépin, plus bas, dans le Wisconsin, La Crosse, Trempeleau, Prairie du Chien, et tant d’autres. Ces lieux, qui sont devenus des villes, n’étaient au temps de la domination française que des postes militaires ou des comptoirs isolés, le bassin des deux fleuves comptait à peine quelques milliers de colons ; mais le nom français y reste attaché comme un indestructible souvenir.

Je vous écris sur le pont, où je me suis réfugié pour être plus libre, où du moins je n’ai d’autres ennemis que le vent, la poussière et les flammèches de la machine. Nous sommes précisément au passage le plus joli de la route. Le soleil, après avoir tardé derrière les montagnes et comme hésité à paraître, s’est enfin décidé. Il inonde tout de lumière, le fleuve, les forêts et les îles ; mais adieu les grandes ombres bleues du matin, si fraîches, si pures, si veloutées ! Un manteau uniforme de vapeur grise, costume habituel de la campagne américaine, a déjà tout voilé.

Dubuque, 6 septembre.

Je vous ai quitté l’autre jour entre le lac Pépin et La Crosse, après une nuit passée dans une cabine grande comme la main avec cinq compagnons, dont trois soldats ; heureusement, portes et fenêtres, tout était ouvert. A La Crosse, vers le soir, nous avons changé de bateau ; nous nous sommes embarqués sur le steamer Key City, immense et rapide machine où erraient quelques rares voyageurs, et où j’eus le bonheur d’occuper une cabine à moi tout seul. La soirée était grise et calme ; nous filions silencieusement sur le blanc miroir du fleuve, entre de grandes et gracieuses collines percées de vallées verdoyantes et couronnées d’une crête ardue de bluffs crénelés. Le lendemain, le paysage n’était pas moins riant, moins vert, moins sauvage ; mais il y pendait partout des nuées sombres et des rideaux de pluie. Les côtes s’abaissent peu à peu. On dit qu’aux environs de Saint-Louis la vallée est plate comme la main ; plus loin, vers son embouchure, il n’y a plus qu’une immense plaine de roseaux étendue à perte de vue jusqu’à l’horizon.

Voici enfin la ville de Dubuque avec ses clochers, ses grands bateaux à vapeur, ses murs de briques rouges. C’est la plus ancienne ville de l’état d’Iowa. Fondée par les Français en 1786, elle compte aujourd’hui environ huit mille habitans. En face, sur l’autre rive du fleuve, s’élève le gros village de Dunleith, où aboutissent deux ou trois chemins de fer, et qu’un bateau à vapeur toujours mouvant relie à Dubuque. Je me rendis hier à Galena, ville récente de l’Illinois, connue pour ses mines et ses fonderies de plomb, qui compte déjà plus de dix mille âmes. Je pris le chemin de fer de Dunleith à Chicago, longeant d’abord la vallée de La Fèvre, une jolie rivière entre de fertiles collines, et après quelque trente milles de chemin dans une campagne inhabitée je débarquai à Galena. Je vis une petite ville à cheval sur la vallée, couvrant les deux côtes, des jardins potagers à l’entour avec de pauvres cahutes, quelques jolies habitations rurales éparpillées dans les faubourgs, mais pas une seule cheminée d’usine, pas une fumée noire à l’horizon. Me voilà bien empêtré : sur la chaussée du chemin de fer, il y avait un grand tas de lingots de plomb ; où donc étaient les mines, les fonderies ? Probablement dans le voisinage, car dans la ville même il n’y en avait pas trace. Galena n’est pas le siège même de l’industrie minière, c’est son entrepôt et son centre d’exportation. Que vais-je faire de mes quatre heures ? Je traverse nonchalamment un pont de fer jeté sur la rivière. J’entends du bruit, des cris, une voix tonnante qui pérore ; je lève les yeux, et je vois en face de moi un nombreux rassemblement. Je m’approche, je m’y mêle : un orateur barbu, corpulent, à figure joviale, haranguait le peuple dans un langage âpre, grossier, entremêlé de bouffonneries qui mettaient son auditoire en grande joie. Il se promenait sur une estrade de planches, ornée de deux drapeaux des États-Unis. Derrière lui se tenaient assis les personnages d’élite, — en face, la foule mouvante des paysans et des mineurs. Il y avait là des types et des échantillons de toutes les races, depuis l’Allemand rabougri des villes, avec sa grosse tête sur un corps malingre, jusqu’au grand Yankee sec, coriace et raide, avec sa touffe unique de barbe rousse, ses lèvres pincées, sa mâchoire gravement occupée à ruminer du tabac. Des femmes se pressaient aux fenêtres des maisons voisines ; des gamins déguenillés grimpaient à cheval sur la balustrade sous le nez même de l’orateur. Quelquefois une charrette passait bruyamment, au grand mécontentement du public, mais l’orateur à poumons de stentor couvrait le tumulte d’un éclat de sa voix puissante. De quoi donc s’agissait-il ? J’avais vaguement entendu parler de conscription : c’est en effet l’époque où, selon le décret du président, la conscription doit compléter les quatre cent mille hommes appelés sous les armes. Probablement l’orateur stimulait à ce propos l’enthousiasme public. En effet, il attaquait little Mac, glorifiait honest old Abe, et tirait à boulet rouge sur la convention de Chicago. Sensée d’ailleurs lorsqu’il défendait la politique républicaine et refusait de voir dans la constitution la sanction de la révolte, son éloquence populacière ne manquait ni de sel ni d’énergie. Les rudes mineurs l’écoutaient bouche béante ; quelques malins avaient un fin sourire approbateur ; d’autres, endimanchés, coiffés de grands tuyaux de poêle, faisaient les hommes d’état et branlaient gravement la tête. Quelques visages renfrognés et hautains promenaient leur déplaisir parmi la foule avec un haussement d’épaules ou un grognement étouffé. Enfin l’orateur conclut et présenta au public le gallant général O… « Vous allez entendre, dit-il, le meilleur discours et le meilleur gentleman de l’Illinois. » La musique entonna une lente et triomphale mélopée, trois gentlemen s’avancèrent et chantèrent une chanson bouffonne en manière d’intermède, pour tenir la foule en belle humeur ; puis le général se leva, un grand homme à cheveux gris, en tenue négligée, avec je ne sais quoi dans toute sa personne qui sentait plus le procureur que le soldat. La foule poussa trois cheers en son honneur, et il commença de parler.

Il débuta, non sans bonne grâce, avec une certaine dignité de maintien, annonçant qu’il serait bref, que sa voix usée ne lui permettrait pas de parler longtemps ni « avec enthousiasme. » Peu à peu cependant il s’échauffa, ses sourcils se froncèrent, sa tête devint rouge, sa figure grimaçante, ses yeux égarés. Il se mit à frapper des poings, à trépigner des pieds, à se renverser en arrière, à se pencher en avant, à déployer ses bras avec des gestes d’épileptique. Sa voix devenait âpre, enrouée ; il allait toujours. Pendant deux heures, il vociféra ainsi sans repos, à la façon d’une bête sauvage emprisonnée. De temps en temps son « enthousiasme » s’évanouissait tout d’un coup, il s’essuyait le front, s’asseyait sur la balustrade, les jambes pendantes, et commençait sur un ton goguenard une conversation familière avec le public ; puis il bondissait de nouveau, comme saisi d’une commotion électrique, et entassait sur un adversaire imaginaire toutes les injures du vocabulaire des cabarets. Il s’arrêtait par momens, l’air hagard, et semblait regarder fixement quelqu’un, comme s’il eût voulu le défier des yeux. L’ensemble de son discours était long, lourd, pâteux, interminable ; il ressassait cent fois les mêmes choses dans les mêmes termes. Quand l’attention de l’auditoire paraissait fatiguée, il trouvait pour la ranimer des inspirations sublimes. « Je regrette, disait-il en parlant de M. Harris, du Maryland, et de sa boutade violente dans la conférence de Chicago, — je regretterai toujours qu’il ne se soit pas levé un nouveau Brutus pour le frapper au cœur ; » puis il l’appelait « cet infâme coquin qui mérite non-seulement d’être jeté à la porte d’une convention nationale, mais d’être chassé à coups de pied de toute société décente. » — Alors les hurrahs éclataient de tous côtés. — « Oui, nous leur ferons une guerre sanglante, une guerre impitoyable, jusqu’au couteau (bloodred war unto the knife.) » — « Si vous êtes loyaux, faites comme moi, allez droit aux copperheads, aux traîtres, et dites-leur : Sir, vous êtes un misérable, un gredin, une canaille, and a damned thief. Quant à moi, je le leur dis en face : Oui, monsieur, j’espère bien que vous serez pendu. » — « Si ces misérables veulent approcher de l’urne électorale, nous les fusillerons ! » Et ce n’est rien que de lire de sang-froid ces atrocités : il fallait entendre la voix, le ton, il fallait voir les contorsions, les yeux injectés, la bouche écumante de l’homme ; l’impression en était pénible comme la vue d’un chien enragé. Il fallait entendre aussi les acclamations des auditeurs, leurs cheers joyeux et prolongés chaque fois qu’un bon gros blasphème sortait de sa bouche. On se serait cru dans une réunion de loups sanguinaires ; pourtant ces bonnes figures rudes et honnêtes n’accusaient aucune férocité. L’honorable orateur ne faisait que sacrifier aux goûts populaires : le peuple américain, surtout le peuple de l’ouest, aime cette grosse viande de boucherie crue et sanglante. A la fin du discours, quand le général, dans une péroraison de dix minutes, grinçant des dents comme une hyène, sifflant comme un serpent, se tordant comme un damné, déchargea tout d’une haleine sa plus grosse artillerie d’injures et termina le bouquet en adjurant les bons citoyens de « cracher avec lui sur ces puantes charognes, » l’enthousiasme, l’admiration, le ravissement, n’eurent plus de bornes ; les chapeaux furent jetés en l’air, les femmes agitèrent leurs mouchoirs, les bons paysans se pressèrent autour de l’orateur pour lui serrer la main. Le général au contraire, devenu tout à coup calme et pâle, épuisé de cette affreuse comédie, les remerciait simplement de leur bon accueil. Évidemment le hasard m’avait servi un haut échantillon de l’éloquence américaine.

Cet homme, direz-vous, était sans doute quelque démagogue de cabaret ?… Mais prenez le journal du lieu, et lisez en tête des colonnes le republican ticket : For président, Abr. Lincoln, of Illinois, — for governor, general O…, come, and hear this brave soldier, eloquent statesman and stern patriot[2]. Ce furieux n’était autre qu’un major-général, futur gouverneur de l’Illinois, faisant son canvass pour les élections de novembre. — A capital speech, me dit le maître d’un cabaret où j’allai dîner avec du porc salé, des pickled oysters et des betteraves au vinaigre. L’orateur qui avait présenté le candidat à l’auditoire l’appelait le « meilleur gentleman de l’état d’Illinois, » et les abominations mêmes qui m’avaient révolté lui avaient acquis, paraît-il, le respect et l’admiration des habitans de Galena.

Le meeting se termina par une nouvelle chanson patriotique à laquelle la foule se joignit en chœur. D’ici au mois de novembre, le général O… va courir de village en village, faisant le même sermon tous les jours. Peut-être a-t-il honoré d’un redoublement de son éloquence cette ville de Galena, qui passe pour un des repaires du copperheadisme, car il annonce que tout ceci n’est que le prélude du feu terrible qu’il compte ouvrir dans la partie sud de l’état d’Illinois, là où les rebelles ont beaucoup de partisans. Voilà ce qui frappe l’imagination des hommes de l’ouest. Bien sot qui leur servirait des friandises littéraires et des vins parfumés ; il faut du gin, du whiskey, du « feu d’enfer » pour leur monter la tête. Je rapprochais par la pensée cette scène étrange de nos pacifiques comices agricoles, où un monsieur de bonne compagnie s’adresse à nos bons paysans avec cet air digne et protecteur que vous savez ; je la rapprochais même de ces réunions d’ouvriers où règne en général tant de décence, d’ordre et presque de bon ton, et je songeais que nulle part, chez nous, une aussi horrible comédie n’obtiendrait autre chose que des huées. On parle beaucoup de notre violence ingouvernable ; c’est même un défaut dont nous faisons volontiers parade. Venez donc en Amérique, hommes délicats et timides, et apprenez par cet exemple à mieux vous connaître vous-mêmes, apprenez à moins craindre les résultats d’une allusion plaisante ou d’une critique modérée ; voyez jusqu’à quel point la violence peut aller et demeurer inoffensive. Est-ce à dire que je la propose en exemple ? Une pareille sauvagerie de langage n’est possible que chez un peuple nouveau et dans une démocratie sans mélange. Le peuple ne veut et ne connaît ici que des égaux ; il faut lui parler sa langue et se faire plus grossier que lui. Chez nous au contraire, il se défie des courtisans qui affectent trop de s’abaisser. Si grand que soit notre amour de l’égalité, il nous reste à notre insu un vieux levain aristocratique que rien ne peut détruire. Nous sacrifions tout au masque de la politesse. Si les Américains savent être pacifiques avec des paroles sanguinaires, trop de gens chez nous sont habiles à commettre des crimes avec des gants blancs, et sans qu’il leur reste aux mains une goutte du sang versé.

Dubuque, que je quitte demain, est à mi-chemin environ de Saint-Paul et de Saint-Louis. De là tirez une ligne droite vers l’ouest, et vous arrivez, au confluent du Missouri et de la rivière Sioux, à l’emplacement d’une ville nouvelle, Sioux-City. C’est cette ligne que je vais suivre, moitié en chemin de fer, moitié en diligence. C’est un voyage de quatre jours à travers des pays perdus. Impossible d’obtenir des renseignemens sur la navigation du Missouri. Je vais à l’aventure, quitte à revenir sur mes pas.

7 septembre, à bord.

Je suis souffrant et incapable de supporter les fatigues d’une expédition lointaine. Je descends donc à Saint-Louis directement par la rivière. J’ajourne mon excursion au Kansas sans d’ailleurs y renoncer.

Le temps est triste, brumeux, mélancolique. Mes pensées ont une gravité bien naturelle à un voyageur qui n’a pas vu depuis six semaines une figure amie. Ces gens de l’ouest sont au fond d’assez bons diables, mais j’ai avec eux trop peu de points de contact pour rechercher beaucoup leur commerce. Plus j’avance dans le pays de la démocratie, plus je me sens aristocrate à mon insu. Je n’aime pas ces compagnons débraillés, mal peignés, sans cravate ; je me soucie peu de faire des avances amicales à des rustres déjà trop familiers par eux-mêmes. Et puis quel sujet de conversation aborder ? Il est un point qu’il ne faut pas toucher, qu’on ne peut effleurer du moins qu’avec d’extrêmes précautions, et sur lequel l’Américain n’entend point raillerie : c’est la politique de son pays. Un étranger soigneux de ne pas se compromettre doit garder dans son langage une stricte neutralité. Les entretiendrai-je de nos affaires ? Ils me font là-dessus mille questions vagues et sottes qui m’impatientent ; je coupe court à l’entretien en disant que je suis absent depuis trois mois et devenu presque étranger à mon pays. — Après cela, de quoi voulez-vous qu’on leur parle ? Du prix du cuir ou du bois, du charbon ou des pommes de terre ? Je ne suis pas savant en ces matières. Je suis donc réduit à ma propre compagnie, soit que je me promène, soit que je lise, soit que j’écrive, au grand étonnement du public qui s’agite autour de moi.

Dans cette solitude, le mouvement devient un besoin. Plus on va, plus on irrite la fièvre du voyage. Cependant on se dégoûte de cette vie publique du bateau à vapeur et de l’auberge. Partout où je séjourne, je ne sais quel besoin du chez-moi me retient dans ma chambre, où je respire plus librement le verrou tiré. Je me prends d’un attachement singulier pour tous les objets que j’emporte avec moi. Si par malheur je perdais mon bagage, je me croirais bien plus isolé. Quant à une lettre d’Europe, c’est une fête qui n’est pas donnée souvent…

Les secousses nerveuses de la machine à vapeur me rendent pénible le travail d’écrire. S’il vous amuse de suivre le cours de mes transformations, sachez que j’étais tout à l’heure élève de l’école militaire et général en herbe de l’armée fédérale. À présent je suis devenu un novelist qui écrit ses romans en voyage. Un groupe étonné m’observe à distance : un à un, les curieux s’en détachent et viennent me poser leurs questions à brûle-pourpoint. « Monsieur l’étranger, me dit l’un d’eux qui avait vu mon nom sur le registre de l’hôtel, vous êtes de Paris ? — Yes, sir. — Donnez-moi donc des nouvelles de X… Vous devez le connaître, il y demeure. — Vous me pardonnerez, Paris est une bien grande ville. — Oh ! vous êtes de Paris, France. Je croyais que vous étiez de Paris, Iowa. » Me voilà presque naturalisé Américain.

Rock-Island, 8 septembre.

Rock-Island est un village ou plutôt une ville de l’Illinois située sur le Mississipi, déjà prospère et populeuse. Elle a des usines, des églises, des rues larges, boueuses, tirées au cordeau, des trottoirs de bois, et deux ou trois de ces immenses caravansérails où l’on héberge les voyageurs à la gamelle et à bon marché. Il y règne une extrême activité ; maisons de bois et de briques s’y élèvent à l’envi, et un ferry à vapeur passe sans cesse du quai de Rock-Island au quai de la ville plus considérable de Davenport, située dans l’état d’Iowa, sur la rive opposée du fleuve. Plus haut, un double pont de fer réunit les deux bords à une île qui se transforme peu à peu en arsenal et en forteresse, entre les mains de cinq ou six mille prisonniers rebelles que le gouvernement fédéral y a cantonnés. On ne les force pas à travailler, mais on les y décide par de légères récompenses. Du reste, bien couverts, bien logés, bien nourris, ils vivent dans des maisons de bois entourées de palissades et reçoivent les même rations, les mêmes vêtemens que les soldats des États-Unis. Un détachement de troupes de couleur veille aux abords de l’île. On dit que les prisonniers sont furieux d’être gardés par des nègres ; c’est pour eux le dernier degré de l’humiliation.

Au-dessus de Rock-Island, il y a des rapides qui s’étendent sur une certaine longueur et où la navigation n’est pas possible en été. Le steamer de Dubuque s’arrête alors à Port-Byron, d’où nous sommes venus en chemin de fer. Le bateau de Saint-Louis, retardé sans doute par les brouillards, se fait attendre depuis vingt-quatre heures. Je veille dans une chambre dont les murailles, jadis blanches, disparaissent sous une couche de noir de fumée, dont le tapis bourré de foin cache une poussière de plusieurs années, dont les stores pourris font peur à voir, — où enfin, malgré les deux fenêtres ouvertes, il règne un parfum de cabanon. L’auberge est cependant immense, et je compte le numéro 66. Les hommes de l’ouest ne sont pas plus délicats dans leur intérieur que dans leur tenue.

Je commence à croire que mon excursion au Kansas et au Nebraska se bornera à une tournée sur les bateaux à vapeur et dans les diligences. La prairie n’est pas sûre cette année, et les voyageurs n’osent plus s’y aventurer sans armes. Les Indiens s’agitent partout. Cette guerre indienne a un rapport secret avec la guerre civile. Les gens du sud, pour diviser les forces du nord, ont envoyé chez les peaux-rouges des missionnaires qui, sous prétexte religieux, sont de vrais agens d’insurrection. Ils leur ont promis qu’ils leur rendraient leurs territoires, et les pauvres Indiens, toujours affamés et crédules, poussent le cri de guerre et commencent à massacrer les hommes blancs. Le gouvernement envoie un corps de cavalerie qui les disperse en quelques jours ; on en exécute un bon nombre, on renvoie les autres, on prive la tribu du maigre subside qui la faisait vivre, et au bout de quelques mois les meurtres, les incendies recommencent, et recommenceront toujours, tant qu’il restera un Indien vivant dans les Montagnes-Rocheuses. Je vous laisse à juger le procédé fraternel du sud. Les Indiens, qui ont de la morale une autre idée que nous, célèbrent comme un exploit glorieux ce que nous appelons un lâche assassinat. Il n’y a donc pas moyen de s’entendre ; du reste, on en a bon marché. Deux cents cavaliers bien disciplinés, avec le sang-froid et le courage calculateur de l’Européen, mettent en déroute en quelques minutes des milliers de ces pauvres loups sauvages. Ils ont toujours leur même stratégie primitive, leurs embuscades disséminées, et Ils attaquent un corps de troupes comme un ours ou un chevreuil ; puis, au signal donné, ils se précipitent avec des cris frénétiques, avec une fureur qui les réduit à l’impuissance, — jusqu’à ce que la panique les prenne et qu’ils détalent comme des lièvres. — Les Indiens, me disait un jeune homme qui leur a fait la guerre, si bons tireurs à la chasse lorsqu’ils sont de sang-froid, ne nous tuent en bataille qu’un homme contre dix. — Pas un de leurs coups ne porte, et avec beaucoup de courage, beaucoup de force, beaucoup d’adresse, ils ne peuvent rien contre des ennemis dix fois moins nombreux qu’eux-mêmes.

Ainsi va s’anéantissant la race indienne. Il y a vingt-cinq ans, on voyait en Géorgie un peuple indien cultivateur ; la tribu était nombreuse, riche, honnête, de mœurs douces et hospitalières ; elle respectait ses voisins, observait les traités, se soumettait aux lois : l’état de Géorgie s’empara de ses terres. Près du Mississipi, les Creeks et les Cherokees avaient fondé des colonies agricoles florissantes ; ils avaient des routes, des métiers et jusqu’à des journaux ; leur territoire était sous la garantie solennelle du gouvernement fédéral. Ils furent néanmoins dépossédés malgré la protection impuissante du président des États-Unis. Bêtes et hommes sauvages, l’Américain pousse tout devant lui, et finira par tout détruire. Tous les moyens lui sont bons pour satisfaire sa rapacité. Bien loin de civiliser les tribus sauvages, il les rejette systématiquement dans la barbarie ; ses cruautés sont calculées et savantes, ses bienfaits mêmes sont perfides. C’est en vain que le gouvernement oppose à cette abominable politique une résistance timide, qu’il nomme des commissions, qu’il organise des enquêtes, qu’il morigène les états, qu’il destitue les fonctionnaires coupables. Ainsi le veut la force des choses, qui pousse la race blanche à la conquête du continent d’Amérique. La civilisation moderne est impitoyable à qui la gêne. En dehors du cercle où elle règne, elle n’a plus ni foi, ni humanité, ni justice[3].

Les journaux continuent leur sabbat ; c’est chose curieuse que leur polémique, feu roulant de calomnies et d’injures. La politique n’est dans aucun pays semée de roses, mais nulle part elle n’exige un aussi rude épiderme qu’en Amérique. « On ne peut douter, dit le Chicago-Tribune, que Mac-Clellan ne soit entré dans un complot avec les ***, qui sont les plus gros porteurs de bons confédérés en Europe, pour replâtrer, s’il est élu, une paix déshonorante et forcer les États-Unis à reconnaître la dette des rebelles. ». D’autres se demandent « combien Mac-Clellan a reçu. » Les journaux sont constamment au-dessus ou au-dessous du ton, et passent des plus grossières inconvenances à des dithyrambes lyriques. Ils ne se contentent pas de parler aux oreilles et de les déchirer, il faut encore qu’ils parlent aux yeux. Ils publient par exemple en tête de leurs colonnes les portraits rapprochés des deux candidats : le général Mac-Clellan en habit militaire, brillant, martial, la moustache frisée, l’air conquérant, — et un affreux Lincoln, noirâtre, bilieux, hypocondre, revêche, avec un regard oblique qui semble méditer quelque horrible scélératesse. On lit d’un côté : notre candidat, — et au-dessous : sa plate-forme, un drapeau de l’Union flottant sur le monde ; de l’autre : leur candidat, le tyran et le faiseur de veuves du XIXe siècle, — sa plate-forme, une charretée de nègres.

L’argument est irrésistible : toutes les femmes seront pour Mac-Clellan. Il paraîtrait cependant qu’elles en sont peu émues. Un journal de Saint-Louis mentionne avec étonnement que, dans le dernier train d’Alton à Chicago, les passagers s’étant amusés à faire une de ces épreuves ou test-votes qui sont en temps d’élection la distraction favorite des bateaux à vapeur et des chemins de fer, Lincoln obtint parmi les ladies une plus grosse majorité que parmi les gentlemen. S’il est le « faiseur de veuves, » Mac-Clellan en revanche est le « fossoyeur qui creuse des tombes. » Un journal illustré montre le général et sa bande traînés dans le char de Jaggernaut par l’Avarice, la Tyrannie et la Lâcheté, écrasant sur leur passage les nègres prosternés et conduits par Satan sur le chemin de l’enfer. Et que dites-vous de ce titre d’un article contre le président : « Agonie ! oh ! agonie ! » — ou des dix points d’exclamation qui suivent le nom de Mac-Clellan ? La grosse caisse est l’instrument national des Américains ; ils ne savent aller en guerre ni en campagne politique au son d’une autre musique. Il y a chez eux quelque chose de la naïveté grossière du sauvage qui fait sérieusement les plus ridicules et les plus grotesques contorsions…

Du Mississipi, 11 septembre.

Il n’y a pas de pays où l’on voyage plus lentement. Pensez que j’ai quitté Saint-Paul le 2 septembre, et que je ne suis pas encore arrivé à Saint-Louis. Voici, depuis Rock-Island, notre troisième jour de navigation. A chaque station, l’on embarque quelque marchandise nouvelle, tonneaux de tabac, tonneaux de farine, meubles, poêles de fonte, balles de chiffons, bottes de foin, pommes de terre, et les passagers s’impatientent en vain. Sans cesse on échoue sur les bas-fonds où le bateau traîne en grinçant. Avant-hier, dans un petit port de l’Illinois, le vent nous poussa sur le rivage, et nous nous trouvâmes si bien engravés que notre arrière était à sec, et que nos roues battaient la plage. Il fallut, avec un gros câble, attacher l’avant du bateau à la rive, puis reculer à toute vapeur : les pilotis du port furent déracinés, mais l’arrière se dégagea, et les roues furent remises à flot.

Les côtes sont insignifiantes ; elles s’abaissent tout le jour : bientôt on n’aperçoit plus ombre de colline ; on ne voit que le fleuve, la forêt, et le ciel largement ouvert à l’horizon. C’est bien le grand Mississipi, coulant sur son immense plaine, au sein de la riche végétation nourrie du limon de ses eaux, parmi des milliers d’îles qu’il entoure de ses bras sinueux. Il se déploie sur une si vaste étendue que ses rives aussi semblent des îles, et qu’on se figure voguer dans une contrée noyée dont les crêtes seules dominent. Lorsqu’on longe une des rives sous l’ombre des hautes futaies d’ormes, d’érables, de tulipiers et de chênes, où se mêlent par intervalles les ramées bleuâtres des aunes et les blanches touffes du cotonnier sauvage, la lisière des forêts semble naine à l’autre bord. Des volées d’oiseaux aquatiques rasent le fleuve ; des oiseaux de proie solitaires planent au ciel. Les tortues d’eau qui se chauffent au soleil dressent partout leurs petites têtes noires sur les troncs à demi submergés de la plage, et plongent brusquement à notre approche. La soirée est lumineuse et sereine ; au pied des forêts obscures, l’eau se colore d’un lilas sombre où brillent des flammèches d’or. Le soleil laisse au couchant une flamboyante auréole, puis une rougeur douce et tendre qui expire dans l’azur pâle. Une cigogne attardée regagne son gîte en traînant à fleur d’eau son long vol silencieux ; puis un bruissement immense, assourdissant, remplit l’espace : c’est le concert nocturne des milliers de sauterelles qui peuplent chaque broussaille, chaque brin d’herbe de la forêt. Cependant les étoiles timides commencent à se mirer sur les eaux blanches, et l’on glisse légèrement, poussé par une force invisible, dans la mystérieuse profondeur de la nuit.

Nous débarquâmes le soir à Fort-Madison, où commencent de nouveaux rapides qui descendent jusqu’à Kéokuk. Nous prîmes le chemin de fer qui nous déposa au point du jour au pied du steamer Œil-de-Faucon, qui offrait le spectacle le plus animé. Un équipage d’une centaine de nègres plus ou moins vêtus de haillons pittoresques y roulait des montagnes de marchandises entassées sur le port.

C’est un peu au-dessus de Kéokuk que se trouvent les ruines de l’ancienne cité de Nauvoo, les seules peut-être qu’on rencontre sur une terre où tout semble inattendu. Nauvoo fut le premier établissement de cette curieuse société des mormons que le gouvernement des États-Unis a rejetée au-delà des Montagnes-Rocheuses, où l’immigration américaine menace encore une fois de la déborder. On y voit les restes d’un temple immense que tous les efforts des nouveaux habitans n’ont pu détruire, et où les gens du voisinage viennent chercher des matériaux, comme autrefois les Romains au Colisée ou au palais des césars. On dit que dans leur nouvelle et florissante cité du Lac-Salé les mormons ont élevé un autre de ces monumens babyloniens et impérissables, qui font un étrange contraste avec les œuvres éphémères de la civilisation américaine. N’est-ce pas un fait remarquable que toutes les théocraties aient exécuté de ces colossales entreprises qui conservent leur souvenir longtemps après qu’elles ont disparu ? Rien de plus bizarre et de plus indéfinissable que la constitution de la société mormonne. Mélange de judaïsme et de mahométisme, de barbarie singulière et d’extrême civilisation, d’oligarchie religieuse et de démocratie industrielle, c’est une espèce de Venise théocratique où le sénat des prophètes écrase les fidèles sous un despotisme de fer. Avec l’unité d’efforts et la discipline qu’impose la tyrannie, ces sectaires ont l’énergie, l’initiative, l’esprit de labeur et d’activité qui sont ailleurs l’apanage de la liberté. Ce sont encore des voisins redoutables pour la population qui envahit chaque année les territoires de l’ouest, et qui finira par les combler. En attendant, le gouvernement des États-Unis les ménage. Quand le congrès leur envoya pour la première fois un gouverneur comme aux territoires de l’Union, ils le chassèrent ignominieusement. Pour conserver au moins sa suprématie nominale, il fallut que le cabinet de Washington donnât précisément le titre de gouverneur à leur chef politique et religieux, le prophète Brigham Young. Aujourd’hui encore on les flatte, craignant qu’ils ne prennent parti pour les états du sud. Un jour pourtant doit venir où, pressés par les populations nouvelles, les mormons auront à livrer une lutte sanglante pour la possession du sol. C’est aussi dans l’Illinois, et non loin du Mississipi, que des aventuriers français fondèrent la fameuse colonie communiste de l’Icarie. Ceux-là ne faisaient pas ombrage au gouvernement des États-Unis ; il n’était pas besoin de violence pour en purger la terre américaine : on n’avait qu’à laisser faire le temps. J’ai vu à New-York un ancien colon de l’Icarie bien dégoûté aujourd’hui des chimères qui l’y avaient amené. « Nous étions, dit-il, une bande de fainéans ; nous nous disputions tous les jours ; nous ne savions pas obéir. Je ne sais si nos enfans se seraient faits à la discipline. Après tout, il n’y a que l’intérêt personnel qui nous pousse. » Voilà comment l’Amérique échappe aux maladies sociales de l’Europe. L’expérience est la meilleure école pour rectifier les idées fausses. On en cherche bien loin le remède : il n’en est d’autre que la liberté.

Hier soir, à Quincy, nous avons pris à bord une complète cargaison de bœufs et de chevaux. Le troupeau rassemblé sur la plage nous salua en mugissant. Un berger armé d’un long fouet, botté, éperonné, les pieds dans de gros étriers mexicains, galopait tout autour sur un cheval mince et actif, à la longue crinière. C’est là le berger des prairies, espèce de centaure sauvage, inséparable de sa haute selle espagnole, de son large chapeau de feutre et de ses habits de peaux. Il amenait la dîme de son troupeau, destinée sans doute au marché de Saint-Louis. Les chevaux entrèrent facilement et de bonne grâce ; mais la gent cornue, comme si elle pressentait sa destinée, fut longue à prendre son parti. C’était un curieux spectacle que le troupeau ahuri de ces pauvres bêtes, pressées comme une bande de moutons, cachant leurs têtes les unes sous les autres et beuglent plaintivement, tandis que leur conducteur les accablait de coups de fouet, et qu’une troupe de matelots nègres armés de cordes et de bâtons les poussait à grands cris. Plusieurs fois elles grimpèrent sur les caisses et les marchandises entassées qui s’écroulaient avec fracas, où, saisies d’épouvante, faillirent se jeter en masse à la rivière. Enfin les matelots, les prenant par les cornes, par les jambes, par la queue, les rouant de coups de poing et de coups de pied, les traînèrent une à une sur la passerelle, jusqu’au moment où la troupe éperdue prit une résolution soudaine et se précipita en rangs serrés. Je les retrouve ce matin dans l’entrepont, tremblantes aux secousses de la machine, aux battemens des roues, les unes tête basse, respirant à peine, et n’osant rien voir autour d’elles, les autres ruminant quelques bottes de foin qu’on leur a jetées, tout en promenant sur nous leurs grands yeux doux et timides.

Nous devons offrir un singulier tableau, flanqués de deux gros bacs chargés jusqu’aux bords, entre lesquels s’élève l’imposant édifice. Nous avons un front de bataille de 30 ou 40 mètres, et ces machines-là ne seraient pas possibles sur des rivières comme celles d’Europe. Ici, dans la saison des grandes eaux, elles remontent en trois ou quatre jours de Saint-Louis à Saint-Paul. La nuit, quand vous voyez venir à toute vitesse cette montagne illuminée et mouvante avec ses deux énormes tours noires, qui dominent de haut les rivages, et que vous entendez le terrible grondement de la vapeur échappée, vous croiriez voir flotter une île volcanique. Quand la grosse machine glisse à côté de vous avec ses fenêtres brillantes, ses fanaux colorés, ses bouches de feu et ses petites ombres noires qui sont des hommes, elle vous paraît fantastique et monstrueuse, Il y a quelque chose de magique et de grandiose dans ces puissantes créations de l’industrie humaine.

Ces distractions et celles que fournit le paysage, la grande plaine couverte de forêts, le cours large et tranquille du fleuve, les milliers d’îles luxuriantes, ne m’empêchent pas de trouver le temps long. Nous n’avons fait que soixante milles, c’est-à-dire vingt lieues dans les dernières douze heures. Du bruit, de la foule, une chaleur torride, des nuées de moustiques, point ou peu de sommeil possible, tels sont les charmes de la vie de bateau. Cette nuit, nous nous tordions sur les bancs de sable comme une grosse tortue échouée ; le grondement de la vapeur, le roulement continu du cabestan mis en mouvement par la machine, les craquemens du bateau, les tintemens des cloches, les grincemens des poulies, les cris des matelots qui hissaient les leviers, et surtout les efforts impuissans des roues qui battaient le sable comme si elles allaient se briser en pièces, formaient un concert effrayant à écouter. On travailla toute la nuit sans avancer d’une ligne. Victorieux enfin au point du jour, nous nous remîmes à voguer dans les brouillards du matin. Un peu d’azur tendre souriait déjà dans le ciel ; les vapeurs argentées traînaient sur la rivière comme des mousselines blanches. Nous touchions à une île fraîche et sauvage encore dans tout le luxe de sa végétation du printemps. Des flaques d’eau pâles dormaient sous le fourré des grandes herbes. De fins et délicats feuillages entrelaçaient leurs boucles légères aux arbres de la forêt. Un gros tronc décharné dressait parmi la verdure sa colonne chauve et blanchie. Une cigogne maigre vint s’y poser d’un vol gauche et comme endormi, et nous regardait gravement du haut de son perchoir aérien. Les bords de la vallée se relèvent, le fleuve coule dans un lit moins large, entre deux rangs de rochers ou de dunes amoncelées par les crues de l’hiver. Il y a moins de ces bancs de sable où l’eau s’étend et se dissémine au point de ne plus même offrir les trois pieds indispensables à la navigation.

Il s’est passé de grands événemens depuis quelques jours : d’abord la prise d’Atlanta, et cette fois sans que le doute soit possible. Ce succès signalé déconcerte les démocrates et ranime les espérances du parti national, qui déjà parle de la chute prochaine de Richmond. Ce qui n’est pas moins grave et moins favorable au gouvernement, c’est la réaction financière qui se prononce de plus en plus. Il y a une semaine, l’or était à 260 ; il était tombé hier à 218, et la baisse continuait. A Saint-Louis, il trouve à peine acheteur à 211. Peut-être cette réaction est-elle trop prompte, trop impétueuse pour être de longue durée. Elle est sans doute précipitée par la crainte des spéculateurs qui ont acheté l’or aux derniers cours et qui maintenant se hâtent de s’en de faire en se résignant à la perte actuelle pour sauver le reste. Vous verrez bientôt l’oscillation s’arrêter, et le marché ébranlé reprendre son équilibre entre les deux points extrêmes de la balance.

Cependant les républicains se rassurent ; un instant surpris par l’unanimité singulière du vote de Chicago, ils retrouvent des forces dans la division qui de nouveau commence à se glisser au sein du parti démocrate. Le général Mac-Clellan n’a pas refusé la candidature ; il n’a pas osé répudier ouvertement la politique qu’on lui a tracée, mais il y fait quelques restrictions timides, comme un homme qui n’ose pas briser la glace. Il a écrit une lettre publique où il corrige plus qu’il ne combat et interprète plus qu’il ne corrige le programme de Chicago. « L’Union, dit-il, est la seule condition de la paix. Nous ne demandons rien de plus. Laissez-moi ajouter (ce qui était, je n’en doute pas, le sentiment tacite de la convention comme du peuple qu’elle représente) que, si quelque état se décide à rentrer dans l’Union, il y sera sur-le-champ admis avec le plein exercice de tous ses droits constitutionnels. Que si un effort franc, sérieux, persévérant, pour l’obtenir échoue, la responsabilité doit en retomber sur ceux qui resteront en armes contre l’Union ; mais l’Union doit être maintenue à tout risque. »

Voilà sans doute un langage pacifique et beaucoup de circonlocutions oratoires pour arriver à une déclaration qui devrait être en Amérique le cri de tous les partis. Bien modéré serait le gouvernement qui n’exigerait du sud, pour toute réparation de la guerre civile, qu’un retour pur et simple à l’Union. Cette miséricorde ressemblerait à de la faiblesse ; mais il n’en faut pas plus pour aliéner au général les démocrates extrêmes. Les journaux copperheads commencent à lui dire des injures. Le Daily-News, organe des frères Wood, demande « un candidat fait pour la plate-forme ou une plate-forme faite pour le candidat. » Le Freeman de New-York gémit sur les infortunes du parti de la paix, réduit à mendier un candidat. George Francis Train, qui définissait les résolutions de Chicago en deux mots « battre Lincoln, » exhale en boutades pittoresques sa mauvaise humeur intempérante. Vallandigham allait en Pensylvanie faire de la propagande, lorsqu’il trouva à Columbus la lettre de Mac-Clellan. Il s’écria : « Tout est perdu ! » et, retirant lui-même sa candidature au gouvernement de l’Ohio, s’en retourna chez lui. Il faut savoir gré au général Mac-Clellan d’un acte de franchise honnête, qui peut lui coûter la présidence ; mais sa position n’en est que plus difficile : qu’il parle, et son élection est perdue ; qu’il se taise, et son silence est pris pour une approbation de tout ce qu’on dit en son nom, sa chaîne est rivée à tout jamais.

On dit que le choix du candidat dément la plate-forme, qu’il déjouera les mauvais desseins de ses associés. On oublie que le président des États-Unis n’est pas un souverain absolu, qui puise en lui-même son pouvoir et ne doive de comptes à personne. La voix publique a déjà désigné ses ministres : on parle de Vallandigham au ministère de la guerre, de Fernando Wood au ministère d’état. Un capitaine n’est pas maître de son vaisseau avec un équipage traître ou rebelle. D’ailleurs le chef de la république est le mandataire du peuple, l’exécuteur de la volonté nationale, et, comme tel, impérieusement astreint à servir la politique du parti qui l’a élu. Enfin il n’est pas vrai que, dans sa lettre embarrassée, le général Mac-Clellan ait affirmé son droit à ne relever que de lui-même et à ne recevoir de lois d’aucun parti. Cette protestation, bonne tout au plus à satisfaire le scrupule d’une conscience loyale, ne saurait passer pour un programme politique.

La presse de Richmond est plus arrogante que jamais ; elle discute la question de savoir si elle condescendra aux prières du nord et écoutera ses propositions d’union nouvelle, ou si elle opposera un dédaigneux silence aux supplications du président yankee. Le manifeste de Chicago proposait une convention générale des délégués de tous les états, où chacun déciderait dans sa liberté souveraine s’il consentait à rentrer dans l’Union. Les journaux du sud répondent que le président des états confédérés n’a pas le droit d’ouvrir une convention internationale entre les deux peuples. D’autres pensent que la guerre est finie et qu’ils sont les maîtres. « Nous dicterons, disent-ils, les conditions de la paix. » Tous voient dans le succès des démocrates l’humiliation du nord et le triomphe assuré du sud. Voilà ce qu’on appelle la paix équitable et sans conditions !

Les deux partis se disputent les bonnes grâces de l’armée. « Je ne pourrais, dit le général Mac-Clellan, regarder en face ceux de mes braves camarades qui ont survécu à tant de batailles sanglantes et leur dire que leurs fatigues, leurs sacrifices ont été vains. » De quel côté de la balance cette puissance politique nouvelle jettera-t-elle son poids souverain ? Le général Sherman, qui depuis la prise d’Atlanta est le héros du jour, aurait, dit-on, manifesté le dessein d’appuyer son ancien compagnon d’armes. On en a dit autant du général Grant à l’heure même où il écrivait une lettre publique pour se plaindre de la division politique du nord et de l’assistance secrète donnée par les démocrates aux rebelles. A la nouvelle du choix de Mac-Clellan, une longue acclamation aurait retenti tout le long de l’armée du Potomac. Les républicains prétendent que l’acclamation venait des lignes ennemies, car les armées n’ont pas coutume de se mettre du parti de la paix.

Saint-Louis, 12 septembre.

Je m’aperçois que j’approche du foyer de la guerre : l’atmosphère change autour de moi. Le Missouri est presque un état rebelle et un pays conquis ; les fédéraux ne s’y sont maintenus que par l’état de siège : aujourd’hui même on ne sait ce qui adviendrait s’ils retiraient leurs troupes. Les querelles de partis y sont envenimées par des haines sociales : on n’y discute pas seulement la paix ou la guerre, l’honneur ou l’humiliation nationale, mais la question cent fois plus brûlante de l’esclavage et de l’abolition. Ce n’est plus une discussion théorique, ni une rivalité d’influence, c’est une guerre d’intérêt privé entre deux classes inconciliables. L’ancienne population franco-anglaise, attachée aux institutions du sud, nourrit pour l’esclavage une sorte de superstition et de préjugé farouche. Vaincue, mais sourdement exaspérée, elle a la colère implacable des causes perdues. Elle ne prétend plus ressusciter ni l’esclavage, ni sa fortune passée : elle courbe la tête sous les conséquences anticipées et irréparables de l’abolition ; mais elle semble attendre en silence l’occasion de se venger.

La nouvelle population allemande est passionnée pour l’abolition. Elle apporte dans le Nouveau-Monde, avec les instincts de la démocratie européenne, ses procédés radicaux et ses doctrines absolues. Peu lui importent les préjugés séculaires et les lois surannées. Elle n’a point étudié l’histoire, elle ne sait rien du respect qu’on doit aux injustices immémoriales ; mais elle a au plus haut degré ce sens moral des principes qui manque un peu à la démocratie américaine. Ce n’est pas elle qui s’effraie d’une révolution : pour détruire une institution barbare, elle met, s’il le faut, la hache aux fondemens de la société. Son intérêt d’ailleurs s’unit à ses principes. Quand même ses opinions plébéiennes, son sentiment inné de justice, ne la soulèveraient pas contre l’esclavage, elle le détesterait encore comme un obstacle à sa fortune et un concurrent déloyal à son industrie.

L’émigrant arrive pauvre et vit de son travail. Nouveau venu, n’ayant rien à perdre, peu soucieux de l’intérêt des propriétaires établis, il a besoin que le travail libre soit délivré de la ruineuse rivalité du travail esclave. En même temps sa fierté réclame contre le préjugé qui s’attache au travail dans les pays d’esclavage ; il veut réhabiliter sa condition. Voilà les sentimens généreux et les intérêts légitimes qui font de l’Allemand de l’ouest un implacable ennemi de l’esclavage. Et si malheureusement quelques colons parvenus à la fortune, pouvant profiter à leur tour de la grande injustice, donnent un triste exemple de l’empire de l’intérêt sur la conscience, la masse n’en poursuit pas moins avec une conviction ardente une iniquité qu’elle regarde comme la ruine de la civilisation et la honte d’un pays libre.

Vous concevez la haine mutuelle des deux partis, pour ne pas dire des deux peuples. Rien n’égale le mépris de l’Américain-né pour les intrus étrangers, sinon l’humeur agressive et batailleuse des hommes nouveaux. Ils nourrissent de part et d’autre des sentimens de guerre civile. C’est parmi ces passions toujours frémissantes que le gouvernement fédéral envoya comme chef d’armée et dictateur un homme énergique, mais le plus impropre du monde à jouer le rôle de pacificateur, le général Fremont. Le général ne tenta ni d’adoucir ni de concilier : abolitioniste et homme nouveau lui-même, il se mit résolument à la tête du parti allemand pour écraser les amis de l’esclavage. Il forma une armée allemande, toute dévouée à son chef ; il s’établit au milieu d’elle comme dans une forteresse, et sous son commandement le pays fut paisible, mais de cette paix apparente et sourdement agitée qui entretient toutes les passions et produit tous les maux de la guerre. Saint-Louis, à demi ruiné déjà par la rébellion, qui lui faisait perdre le commerce du sud, par le blocus du Mississipi, qui détournait vers les routes du nord les produits des états de l’ouest, se mit à diminuer de population avec une incroyable rapidité. La paix était si précaire que le général n’entendait pas un bruit dans la rue, pas un murmure inaccoutumé, qu’il ne crût à une révolte. Il tenait ses canons chargés et ses troupes prêtes à marcher au premier signe. Lui-même, avec la passion d’un chef de parti, se plaisait à braver ses adversaires. C’est de Saint-Louis qu’il écrivit le fameux manifeste d’émancipation qui lui valut le désaveu du président Lincoln et sa propre destitution. Il laissa dans l’ouest le parti abolitioniste organisé, discipliné, plus fort et plus résolu, mais en revanche les sudistes plus exaspérés que jamais et la société divisée sans intermédiaire en deux camps ennemis. La moitié des citoyens sont engagés dans une secrète et perpétuelle conspiration. Tout le monde court à l’extrême : entre les abolitionistes radicaux et les amis du sud, point de milieu unioniste et modéré. Les bandes de guérillas tiennent la campagne, et désolent impunément le territoire. La politique sert de prétexte à leurs brigandages. Ils ont pour chefs des officiers de l’armée du sud, qui reçoivent des ordres du gouvernement confédéré. Celui-ci s’avoue franchement leur complice, et la trahison, qui est partout, ferme les yeux sur les crimes qu’elle a soudoyés. Les Indiens, soulevés par les missionnaires que le sud leur envoie, font cause commune avec les brigands patriotes. Enfin les habitans de certains districts ne les regardent pas en ennemis. Les journaux sont pleins du récit de leurs crimes ; ils attaquent et pillent les bateaux à vapeur du Bas-Missouri, et les poursuivent à coups de carabine quand ils ne peuvent s’en emparer. Les bords mêmes du Mississipi ne sont pas à l’abri de leurs ravages. Le passager qui descend le fleuve entend souvent dans les villages le tambour battre l’alarme, et voit s’assembler tranquillement la milice, accoutumée à ces alertes. Jeudi, un vieillard fut tué dans sa maison sans défense, parce qu’il était union-man. Samedi, un cavalier, passant sur une route déserte, fut abattu à coups de fusil. On ne sait en quoi il avait déplu aux rebelles. Les bushwachers, qui d’ordinaire pillent indifféremment les deux partis, maintiennent leur rang de brigands politiques en tuant çà et là quelque homme pauvre et inoffensif. Enfin les vengeances personnelles profitent de la guerre civile : on cite des villages divisés contre eux-mêmes, où l’on se massacre de porte à porte avec une incroyable férocité. Quant aux représailles, on se les imagine. La semaine dernière, à la suite d’un meurtre publiquement commis, le général Rosecrans imposa, au profit des païens de la victime, une amende de 10,000 dollars aux habitans des comtés de Cooper et de Boone, pour les punir de leur tolérance criminelle et de leur habituelle complicité. Voilà la justice incomplète et sommaire dont il faut se contenter en ce pays. Quelquefois la justice elle-même prend les formes de l’assassinat, et je pourrais citer plus d’un meurtre militaire qui ne mérite pas d’autre nom. La ville même de Saint-Louis n’est pas sûre : on fait sauter les poudrières, on incendie les steamers amarrés le long du fleuve ; on a trouvé l’autre jour une machine infernale dans un magasin militaire. Vous voyez quelles passions fermentent encore dans ce pays, qu’on croit pacifié !

On ne les voit pas au premier coup d’œil : ces hommes qui mutuellement se détestent semblent vivre dans une harmonie fraternelle. Nulle séparation visible, nulle horreur apparente, nuls dehors haineux et provocateurs ; mais si par hasard la conversation tombe sur la politique, tous les regards deviennent sombres et tous les visages altérés. Il se forme un cercle d’auditeurs muets et impassibles qui semblent avoir pris le parti de se taire ; quelques-uns parlent à voix basse et semblent effrayés de leur opinion. On sent que le feu touche à la poudre, et que ces haines violentes aiment mieux ne pas être éveillées. Ce n’est plus cette discussion libre, aisée, pacifique, des hommes du nord, cette sorte de joute familière d’où la bonne humeur et la franche gaîté ne sont pas exclues. Vous ne rencontrez qu’hommes silencieux et effrayés qui murmurent quelques plaintes timides, modérés hypocrites qui semblent cacher sous leurs expressions de patriotisme attristé quelque redoutable sous-entendu de guerre civile, enfin disputeurs acharnés affectant toujours un ton d’insouciance et de bonhomie, mais haineux au fond du cœur, et laissant percer leur colère dans leurs âpres plaisanteries. La prudence veut que la politique soit bannie des entretiens, et que, même au bruit de la fusillade, l’on cause de choses indifférentes. On sent que le couteau suivrait de près les paroles. En général, l’abolitioniste est plus libre et plus emporté : il provoque franchement son adversaire, et lui dit, comme il le pense, que l’esclavage est une abomination et une absurdité. L’autre, plus amer et plus contenu, répond par de dédaigneux sarcasmes, quittant volontiers le champ de la discussion pour insulter l’orgueil national de son adversaire, et lui parler par exemple de son compatriote Siegel, « l’Allemand fuyard. » Si vous le ramenez à la question, il vous fera en peu de mots sa profession de foi : le nègre est d’une race différente de celle du blanc et inférieure, destinée par le Créateur aux usages domestiques, comme le bœuf ou le cheval. Ses opinions sont si arrêtées qu’il ne consent même pas à les discuter : il regarde toute contradiction comme une insolente absurdité. Si vous invoquez la science, il se met à rire ; si vous lui parlez de l’Écriture, il lève les épaules et ne répond point. Il a sa religion à lui, dont l’esclavage est le dogme fondamental ; ses prêtres et ses pasteurs lui en prêchent la sainteté. On écrit des volumes pour prouver que la servitude est d’institution divine et enseignée dans les livres saints. Des prélats, des docteurs, se livrent à des argumentations métaphysiques dans le goût de Saint-Simon ou d’Auguste Comte, pour prôner, non plus l’égalité ni la fraternité humaines, mais l’excellence morale et les bienfaits de la servitude. Quiconque médit de l’esclavage est un blasphémateur impie et un odieux démagogue : il bouleverse les fondemens de la société. Enfin l’homme du sud est le plus curieux exemple de ce que l’éducation et l’intérêt combinés peuvent produire d’infatuation, d’aveuglement et d’iniquité.

J’ai assisté hier, sur le steamer, à l’une de ces conversations brûlantes, et j’y ai même pris part malgré moi. C’est toujours une chose curieuse que de voir les Américains discuter dans un lieu public. Tout le monde entre en scène sur le pied d’une égalité parfaite. Le manœuvre ou le valet de charrue n’y cède point la parole à l’homme bien disant et bien vêtu. Il l’interpelle hardiment, grossièrement même, et l’autre n’a qu’à le payer de la même monnaie. Il y avait là des fermiers, des mineurs, des soldats, des hommes de loi, un cabaretier français, un négociant suisse, et plusieurs de ces figures louches qui sortent on ne sait d’où. Quelques hommes de couleur timides rôdaient autour du groupe sans oser s’y mêler. Quelques Allemands, l’un énergique, hardi, tenace, les autres doux et flegmatiques, mais obstinés, soutenaient l’abolition contre quatre ou cinq aventuriers et deux riches planteurs coalisés. On parlait haut et fort, d’un ton à la fois goguenard et irrité. L’ironie sortait des bornes permises ; les esclavagistes, avec un rire faux et forcé, répondaient aux raisons par des injures. L’Allemand, seul contre tous, avait le langage libre, impétueux d’un homme qui se sent fort et sûr de vaincre, tandis que les autres gardaient l’attitude hautaine et contrainte des vaincus. L’un d’eux, un émigré anglais, qui m’avait fait l’honneur de me parler la veille et de me communiquer ses sympathies pour la sécession, manant brutal, tranchant du grand seigneur parmi les humbles Yankees, se tourna vers moi d’un air insultant, et dit en me montrant du doigt : « Voilà un homme qui est l’ami de Vallandigham ! » Je lui coupai la parole et lui dis que c’était faux. Jusque-là silencieux et discret, je me mis à formuler mon opinion avec une netteté qui fit ouvrir les yeux à messieurs les sudistes et qui réjouit le cœur à nos bons Allemands. Je leur dis que je n’entrais pas dans leurs querelles de famille, que je n’avais ni le droit ni l’envie de m’en mêler, que je n’affichais de préférence ni de haine pour aucun des candidats à la présidence, mais, puisqu’on me provoquait, que j’exposerais toute ma pensée. Je regardais en principe l’esclavage comme un crime et comme un déshonneur. Enfin, sans avoir pour l’Amérique aucun attachement filial, je ne concevais pas qu’on pût se dire patriote et ennemi de l’Union. — Croyez-vous donc, me répliqua un gentleman en paletot noir qui semblait le plus lettré du groupe, que tous les hommes soient nés d’un même couple ? — Je m’étonne que des hommes qui professent tant de révérence pour la Bible osent lui donner un si formel et si audacieux démenti. — Mon adversaire, blessé au vif, invoqua le bon sens, l’expérience de tous les jours, la vue, l’odorat, la malédiction de Cham, me demanda si je voulais prendre une négresse pour femme, et s’en alla enfin, de guerre lasse, avec l’air d’un homme à qui l’on nie qu’il fait jour en plein soleil. Je devins alors un pestiféré dont on se tint à distance prudente. Voilà l’Américain du sud : il veut à toute force que le nègre soit un animal un peu inférieur au singe. Quant à l’abolitioniste, souillé par ce contact impur, il inspire la même horreur et le même mépris.

La vallée du Mississipi est charmante à quarante ou cinquante milles au-dessus de Saint-Louis. Les collines sont arrondies et douces, quelquefois barrant le chemin à la rivière, qui se détourne et s’ouvre un passage entre les rochers. La végétation est d’une richesse et d’une beauté merveilleuses. La tranche des îles coupée par le courant montre dans les eaux basses vingt pieds au moins de terre végétale. Les cultures sont rares ; quelquefois, en traversant cet archipel infini, on entrevoit sous la feuillée une cabane dont les habitans solitaires paraissent oubliés sur leur petit continent sauvage. Depuis la guerre civile, la colonisation recule plutôt qu’elle n’avance au Missouri. Il y a des établissemens florissans naguère que les habitans, chassés dans les villes, ont été forcés de rendre aux broussailles et aux déserts.

Nous avons vu hier soir une nuée de pélicans. On les aperçoit au loin, flottant par milliers sur la rivière, comme les flocons d’une neige blanche. Un soldat désœuvré leur tira des coups de pistolet. Ils s’envolèrent comme un tourbillon de neige soulevé par un ouragan. Au même instant, le navire fait un violent soubresaut, puis on entend un grincement aigu, comme si quelque rocher en labourait la coque. Le master, une lanterne à la main, se précipite dans la cale : nous avions touché, heureusement sans dommage, un de ces troncs d’arbres cachés sous le fleuve qui sont, dans les eaux basses, le danger de cette navigation. Enfin nous longions ce matin les deux rangées de bateaux à vapeur immenses qui bordent les quais de Saint-Louis sur un espace d’une ou deux lieues. Ils sont si grands que celui qui nous porte passe à leur ombre comme un pygmée. On me dit qu’il y en avait vingt fois plus avant la guerre. Le fangeux Missouri a jauni les eaux noires du fleuve. Une troupe de matelots nègres assis à l’avant du bateau, les pieds pendans dans la rivière, chantent en chœur un refrain singulier, sans doute un souvenir du pays de leur race. Cette mélopée n’a plus de paroles, et se dit sur des sons inarticulés. Un soliste commence d’une voix lente et grêle une sorte de récitatif sauvage, puis tous répondent en chœur et achèvent le motif comme le verset d’un chant religieux. Cette musique primitive et monotone n’est pas sans charme.

13 septembre.

J’ai rencontré sur le bateau à vapeur, en venant de Saint-Paul, un jeune homme, voyageur comme moi et de passage seulement à Saint-Louis. C’est le fils d’un fermier de l’Ohio, ayant lui-même manié la charrue, puis fait ses études, pris ses degrés, travaillant aujourd’hui pour devenir lawyer et passer peut-être ensuite à la vie politique, car le barreau, en Amérique comme chez nous, est la pépinière des hommes politiques, et l’étude de la loi est le chemin le plus honorable ouvert aux rising men pour parvenir au gouvernement. Négligent des apparences et grossièrement vêtu, comme un vrai fermier de l’ouest, mais de figure intelligente, de manières franches et décentes, d’esprit plus cultivé que beaucoup d’élégans financiers des villes, il cache un vrai gentleman sous une enveloppé de paysan. Cette espèce d’hommes est particulière à l’Amérique et lui fait honneur. Riche sans être opulente, simple sans être grossière, instruite sans être raffinée, elle a une indépendance et une droiture qui plaisent par le manque même d’artifice. Vivant dans le pays le plus démocratique du monde, elle ne se sent inférieure à personne : elle n’a pas cette humilité envieuse que montre chez nous la classe aisée du peuple, elle a au contraire ce petit sentiment de fierté qu’éveille la propriété territoriale héréditaire. Elle donne l’idée de ce que devait être la robuste yeomanry anglaise avant le règne de l’industrie et de la spéculation. Cette classe est, si je ne me trompe, l’espoir de l’Amérique, le fondement de l’aristocratie de fait qui ne peut manquer quelque jour de s’élever comme ailleurs du sein de la masse du peuple. Sur ce sol fraîchement remué, qui se consolidera plus tard, les tiges qui domineront et abriteront les récoltes futures ne sont pas assurément ces monstrueux champignons de la finance, gonflés par une pluie d’orage et renversés du premier coup de vent : ce sont ces arbres sains et vigoureux qui ont pris solidement racine en terre, qui s’appuient sur le ferme fondement de la propriété.

Mais, au lieu de bavarder en style figuré, promenons-nous un peu à travers la cité. La ville de Saint-Louis est sale, vulgaire et délabrée. Le quartier du sud est un amas de baraques irrégulières et mal habitées ; le quartier du nord est plein de magasins et d’usines à demi abandonnés. A l’ouest sont les rues neuves, les maisons riches, des jardins, des terrains vides. Dans les rues voisines du port, les trottoirs et les pavés sont en fer tiré des mines et des fonderies de Pilot-Knob. On me fait admirer le Court-house, grand bâtiment corinthien des plus ordinaires, avec un péristyle banal et une coupole écrasée, qui a coûté cinq millions de dollars et enrichi successivement plusieurs entrepreneurs, — une cathédrale catholique avec un-pauvre fronton grec mesquin et étriqué, — une église protestante ornée d’un triste clocher de briques, — la bibliothèque enfin, grande salle basse décorée de statues contrefaites. Voilà la liste des monumens de Saint-Louis ! On me mène à la promenade de Lafayette-square, misérable enclos sans ombre et sans verdure, situé dans les champs, au bout de la ville, sur une éminence d’où l’on embrasse un vaste panorama de bâtisses inachevées. Je ne m’arrête que sur le port, devant le steamer Mississipi, dont les proportions dépassent tout ce que j’ai vu et imaginé jusqu’à ce jour. Les escaliers sont assez larges pour qu’il y passe vingt hommes de Front ; le faite est aussi élevé que la nef d’une cathédrale. Ces bateaux de la Nouvelle-Orléans sont vraiment prodigieux.

On dit que la ville de Saint-Louis était autrefois très aristocratiquement habitée. Il n’y paraît plus guère aujourd’hui. On n’y trouve même pas ce vernis brillant, mais un peu frelaté, qui couvre la société de l’est, et peut à première vue faire illusion. Les hommes les plus riches, ceux qui comptent par millions leurs revenus, ne se distinguent pas de l’ouvrier des rues : ils s’en vont débraillés, la pipe à la bouche, mal peignés, mal vêtus, un chapeau gras sur l’oreille, des bottes trouées aux pieds. Quant aux hommes d’extérieur convenable, on s’en défie, ce sont des gamblers, des aventuriers qui veulent jeter de la poudre aux yeux. Les gens posés et respectables ne connaissent que le luxe positif des dollars. Encore la richesse ne représente-t-elle pour eux qu’un moyen d’en acquérir davantage en faisant plus d’affaires. Ils n’imaginent pas d’autre jouissance que d’ajouter une pierre à l’édifice sans cesse croulant et relevé de leur fortune ; ce sont des machines à faire de l’argent, qui ne savent pas l’appliquer à leur usage. Qu’ils aient dix millions ou dix francs, ils n’en ont pas moins la même vie et les mêmes mœurs. J’ai vu le restaurant où dîne la grande finance de la ville : c’est une échoppe borgne, où deux fois le jour les convives s’entassent autour d’une table en forme de tréteaux comme une meute de chiens affamés. Cette collation leur coûte quinze sous et s’achève par d’abondantes rasades de whiskey. En revanche, leurs femmes sont couvertes de bijoux de pacotille achetés au double de la valeur. — Saint-Louis est une des villes d’Amérique où il s’en vend le plus. Dès six heures du matin, dans les auberges où vivent les négociais de la ville, on voit descendre au déjeuner, tout caparaçonnés de pierreries, des mannequins parés qu’on appelle des dames. Si l’on achète une maison, on la décore somptueusement, mais sans ordre et sans tact. Je me suis promené dans les boutiques des marchands d’objets d’art pour étudier les goûts de la classe opulente, et je les ai trouvés dignes des nègres de Guinée. Je ne parle pas de leurs tableaux, de leurs statues, des sujets à la fois bourgeois et pompeux qu’ils préfèrent : on dirait ces papiers peints, à grandes scènes historiques, qui tapissent nos cabarets de province. L’œuvre d’art la plus estimée à Saint-Louis est une sorte de paysage en relief, avec un ciel d’émail, une mer d’ivoire, des arbres de bois et d’étoupe, des bateaux à vapeur sur les fleuves, des chemins de fer sur les rivages et des châteaux sur les montagnes. C’est presque aussi beau que ces jouets appelés par les enfans ménageries, où l’on voit des chênes de mousse et des peupliers de copeaux plantés sur un pied de bois peint en vert figurant la prairie. Il ne manque plus que de faire mouvoir les petites marionnettes de bois qui animent le premier plan.

On me présente à plusieurs gros bonnets de la ville : chacun m’invite à aller boire au cabaret (take a drink). Le drink est le fondement de la politesse de l’ouest ; Il joue ici le même rôle que le calumet des Indiens et la chibouque des Ottomans. Une fois cette formalité remplie, l’homme de l’ouest bannit de ses manières tout le superflu des complimens et des conventions sociales. Quand on l’insulte, il en tire une vengeance simple et pratique ; il attend son ennemi au coin d’une rue pour le rouer de coups, quelquefois même, si l’injure est grave, pour lui tirer son pistolet par derrière. Ce n’est pas un spectacle extraordinaire à Saint-Louis que de voir deux hommes « respectables » mettre habit bas et se colleter publiquement. La chose faite, on remet froidement son habit et l’on passe ; voilà comment se vident ici les affaires d’honneur !

14 septembre.

J’ai renoncé à tout voyage dans le Kansas. D’après les renseignemens que j’ai recueillis, entre les Indiens et les guérillas, il y aurait grand danger de n’en pas revenir. Il est vrai que, si les Indiens tuent, les guérillas se contentent souvent de voler. Ces gentlemen ont à peu près les mêmes mœurs que leurs confrères bourboniens du royaume de Naples ; mais il ne serait pas agréable d’être dépouillé de toute chose et laissé nu sur une route.

L’état de ce pays-ci est vraiment déplorable, et les habitans de l’est, dans leur tranquille sécurité, ne se le figurent pas. Je ne m’étonne pas de voir les passions sourdement excitées au milieu des horreurs qui se commettent des deux parts. La loi martiale, qui règne dans les border-states, y est devenue une nécessité ; le gouvernement militaire n’en est pas moins un gouvernement détestable, surtout celui de l’armée américaine, puissance indépendante et anarchique, sur laquelle le pouvoir exécutif n’a pas de prise, ni l’opinion publique de contrôle. Une poignée de soldats peut faire ainsi la loi à des populations entières et commettre impunément des excès dont le seul récit aurait autrefois soulevé l’indignation de tous. Les exécutions militaires ne sont qu’un jeu. Un officier subalterne va saisir un citoyen, le jette en prison, le fait fusiller sans forme de procès. L’autre jour, au Kansas, exécution inexplicable et inexpliquée d’un brave agriculteur unioniste, fidèle à toutes les réquisitions, à toutes les taxes. Les journaux républicains eux-mêmes étaient révoltés. Une courte note au bas d’une page, voilà toute la réparation, voilà tout le châtiment des meurtriers. La semaine dernière, un fou vient à l’état-major de l’armée de Saint-Louis dire qu’une bande de guérillas a pénétré dans la ville et occupe telle maison dans telle rue. Le général, qui dînait, envoie négligemment au poste voisin l’ordre d’entourer la maison et d’en déloger les rebelles. Ses soldats accourent, se rangent en ligne et font feu ; puis ils se précipitent, brisent, tuent, saccagent, brûlent enfin la maison suspecte… Il s’y trouvait des femmes, des enfans, un vieillard, un Allemand, artisan paisible, le plus loyal des citoyens ; il n’y avait pas un rebelle. L’erreur alors fut reconnue ; mais qu’importe ? On n’ose pas sévir contre des patriotes coupables seulement de trop de zèle.

A Memphis, dans le Tennessee, la situation est pire encore ; on assassine en pleine rue ; une troupe de soldats s’empare d’un homme, le mène sur la place publique et l’exécute. L’autorité fédérale a interdit sous les peines les plus sévères de posséder aucune monnaie d’or ou d’argent. La confiscation immédiate et un emprisonnement indéfini sont le châtiment du coupable ou de l’ignorant. Tous les habitans sont engagés de force dans la milice ; sur le refus d’en faire partie, on a vingt-quatre heures pour vider la place. Cependant les brigands confédérés rôdent par la ville en plein jour ; les déloyaux tentent les crimes les plus hardis. On met le feu aux bateaux à vapeur, aux arsenaux ; on se venge sur les choses quand on n’ose pas toucher les personnes. Pilot-Knob, dont je comptais visiter la montagne de fer et les mines de houille, vient d’être pillée pour la seconde fois. La guerre civile est dans toute la contrée, à quelques lieues seulement de Saint-Louis, et c’est au milieu de ce désordre qu’on va faire les élections !

La balance penchera sans doute du côté du sabre. Le gouvernement l’emportera, si à l’opposition des démocrates et des sudistes coalisés il peut opposer à son tour une coalition des radicaux abolitionistes et des républicains modérés. Le général Fremont, chef du parti radical et candidat favori des patriotes missouriens, n’a aucune chance de succès dans les autres états de l’Union ; si, comme tout porte à le croire, il retire sa candidature, ses amis reporteront leurs voix sur le président Lincoln. Malgré sa disgrâce déjà ancienne, le pathfinder laisse à Saint-Louis beaucoup de souvenirs et beaucoup de chauds partisans. J’entends raconter des choses curieuses de l’espèce de proconsulat et presque de royauté qu’il a exercée dans l’ouest. Comme toujours, les opinions varient beaucoup sur son compte : les radicaux le peignent comme un homme énergique, actif, un administrateur habile et un grand général. Les démocrates, les sudistes et le petit nombre de républicains modérés qu’on rencontre au Missouri s’unissent pour l’accabler. Ils en parlent comme d’un homme ambitieux, suffisant, indécis, dévoré du besoin de faire du bruit. Ils prétendent que dans ce pays des gloires surfaites nulle réputation n’est si usurpée. Pendant qu’il était maître à Saint-Louis, il y menait vie de prince, toujours chamarré d’or, entouré d’officiers nombreux, ne se montrant au peuple qu’en grand équipage, n’accordant une entrevue qu’avec l’étiquette d’un empereur. Tandis que la Maison-Blanche à Washington est ouverte à tous venans, blancs et noirs, et que le laboureur y vient chapeau sur tête, en gros souliers ferrés, serrer la main du président, il fallait, pour parvenir jusqu’au général Fremont, percer deux ou trois phalanges d’aides de camp et de chefs de bureau ; quand on avait obtenu l’audience, on ne trouvait au fond du sanctuaire qu’une idole de bois.

On ajoute qu’il est plein de son génie et se croit destiné à jouer le rôle de dictateur dans la république américaine régénérée. Fabuleusement enrichi par la découverte d’une mine d’or dans ses propriétés de Californie, il a voulu se rendre populaire par de folles prodigalités. Les ouvriers de Saint-Louis se rappellent l’heureux temps où il les enrichissait en les faisant travailler à de gigantesques et inutiles ouvrages. Fortifications, bateaux à vapeur, monumens inachevés, que n’a-t-il pas entrepris ! Enfin, quand il s’est agi de faire la guerre, Fremont a réuni des ressources immenses, de quoi faire vivre une armée de cinq cent mille hommes ; puis, nouveau Xerxès, il s’est mis en campagne avec un air de triomphateur anticipé pour s’en retourner au premier choc et laisser tout son coûteux appareil aux mains de l’ennemi. C’est alors que le gouvernement fédéral, engagé malgré lui dans d’énormes dépenses, ferma sa bourse et refusa péremptoirement de rien payer. Il fallut trouver en quelques jours près de cent millions, et toute la richesse du général y passa.

On l’accuse enfin d’être ambitieux et révolutionnaire. Il voulait, dit-on, séparer l’ouest du nord et s’y faire une sorte d’empire. Pendant tout le temps de sa dictature, il a régné pour son compte et en dépit des injonctions du président. Entre les républicains du nord et les démocrates du sud, il n’y avait qu’une place vide, le radicalisme, et il est devenu le chef des radicaux. Toutefois ses allures indépendantes et dictatoriales l’ont mal servi : le gouvernement, impatienté de l’opposition systématique de ce lieutenant indocile, lui a retiré son pouvoir avant qu’il se crût assez fort pour résister ouvertement. Visant à être une sorte de César nouveau dans la république américaine, il n’a trouvé nulle part et dans aucun parti le grand rôle qu’il voulait jouer. Ses partisans traitent le président Lincoln, ses généraux et ses financiers d’incapables ; mais le peuple américain n’est pas de cet avis. Si le général Fremont ne retire pas sa candidature, il va essuyer un échec éclatant qui lui fermera à jamais la carrière politique.

15 septembre.

Vous vous demandez où le sud a puisé ses forces, et par quelle vertu secrète il a trouvé en lui-même de quoi résister trois ans à un ennemi dix fois plus fort. La réponse est facile : le sud a puisé sa force dans la complicité d’une partie du nord. On s’est habitué chez nous à ne voir dans toute l’insurrection du sud qu’un essai d’indépendance nationale ; on oublie qu’avant d’être une nation séparée, la rébellion était un parti politique, et que la guerre n’a point brisé le lien qui l’attache à ses adhérens du nord. De même qu’il y a au sud des unionistes opprimés, il y a dans le nord des sudistes qui font une guerre persistante à l’Union. Il y a six semaines, le bruit courait qu’il s’était formé dans l’ouest une grande association secrète, une sorte de charbonnerie de l’esclavage, militairement organisée, dont le grand-maître, nommé par le président des confédérés, était le célèbre Vallandigham. On ajoutait à la nouvelle toute sorte de broderies américaines, toute sorte de détails terribles et ridicules ; en peu de jours, les journaux républicains, trop prompts à la propager, réussirent à la rendre absurde et à faire lever les épaules à tous les gens de bon sens. Il semble aujourd’hui prouvé que la rumeur était vraie, et un récent procès donne de curieux détails sur l’origine et le but de la conspiration.

L’accusé n’est pas Vallandigham, c’est un certain Harrison Dodd, délégué à la convention de Chicago, traduit devant la cour martiale d’Indianapolis, où ont été découvertes les traces du complot. L’ordre des American knights ou des Fils de la liberté semble avoir des adhérens nombreux dans l’Indiana, l’Illinois, le Kentucky et le Missouri. Dodd lui-même et quelques autres y occupent un rang élevé sous les ordres d’un commandant militaire suprême, investi de pouvoirs illimités, et dont le nom reste inconnu. Le credo de la conjuration déclare usurpateur le gouvernement des États-Unis, légitime la rébellion des états du sud, et contient un engagement de prendre les armes au premier signal du chef suprême. Il s’agit de saisir les arsenaux, de mettre en liberté les prisonniers de guerre, de leur donner des armes et d’ouvrir le territoire aux rebelles. En attendant, les affiliés s’engagent à empêcher de toutes leurs forces le recrutement de l’armée fédérale. Je ne dis pas que ce soit bien terrible : peut-être les soixante-dix ou quatre-vingt mille affidés dont se vantent les registres de l’ordre dans les seuls états d’Indiana et d’Ohio n’existent-ils que sur le papier ; mais ce complot n’en prouve pas moins l’existence dans les états du nord d’un parti de rebelles aussi décidé et plus audacieux encore que celui de Richmond. Les border-states sont le foyer de ces trahisons. Le nord les a occupés avec ses armées ; il y a, comme on dit, protégé la liberté du vote, et sous ses auspices une administration républicaine a surgi partout des suffrages populaires dans un pays qui compté deux tiers de partisans du sud. La population s’y divise en citoyens loyaux, qui se disent fidèles à l’Union, et déloyaux, qui s’y disent hostiles ; on a imposé le serment de fidélité aux électeurs, et une classe considérable, ayant le courage de s’avouer déloyale, s’est trouvée du même coup exclue des droits politiques. Dans le Missouri, une assemblée constituante, nommée par les soins de l’armée, a prononcé récemment, avec un sursis de dix années, l’abolition radicale de l’esclavage. Un parti puissant la réclame déjà immédiate, et si l’on touche à la dernière loi, ce ne sera point pour en allonger le terme. En attendant, l’œuvre de l’abolition a commencé : par décret du président, les esclaves des rebelles ont été mis en liberté. Ceux des loyaux, anticipant sur leur délivrance, ont pris sans façon la clé des champs ; le gouvernement ne s’est pas soucié de les poursuivre, et leurs maîtres découragés n’osent plus les reprendre. L’esclavage est mort dès ce moment et tombe en désuétude avant le jour qui doit l’abroger légalement : il a diminué dans le Missouri des trois quarts, ailleurs d’une bonne moitié ; l’avenir enfin, dans un court délai, doit en effacer les dernières traces. On dirait donc que l’opinion publique est décidée pour l’abolition. Regardez pourtant le dessous des cartes ; suivez les mouvemens des déloyaux, leurs complots, leur concert occulte avec ceux qui, moins courageux ou plus politiques, n’avouent que leur opposition légale : on se dit citoyen des États-Unis, on est quelquefois au service du gouvernement fédéral, et l’on tend la main gauche à la rébellion. Les riches habitans du Missouri paient, nourrissent, choient les bandes de brigands qui désolent la contrée. Ils ont envoyé tous leurs fils, l’un après l’autre, se faire tuer sur les champs de bataille du sud : on voit souvent dans une fonction publique un homme dont les enfans servent avec son consentement, si ce n’est par sa volonté, dans les rangs des rebelles. À moins qu’il ne soit un Romain, comme l’ancien Brutus ou le vieil Horace, je vous demande de quel côté peuvent être ses préférences. Les femmes elles-mêmes sont fanatiques. Elles ont joué un grand rôle dans cette guerre civile, portant de l’argent aux rebelles, espionnant à leur profit, courant le pays déguisées en hommes et le revolver à la main. On me nommait une jeune fille qui seule, avec un cheval et une voiture, colportait de Nashville à Atlanta des selles et des galons d’or pour les uniformes des officiers. Les journaux vous ont parlé d’une célèbre héroïne, la Clorinde du sud, M1Je Belle Boyd, qui, trois fois prisonnière, presque fusillée, a trois fois recommencé son aventureux métier pour conquérir enfin à la bonne cause l’officier qui l’avait faite captive, et le retourner contre ses anciens compagnons d’armes[4]. Il y a à Saint-Louis toute une prison pleine de ces amazones appartenant aux meilleures familles du pays. Malheureusement leurs exploits ne sont pas toujours si chevaleresques. Vous savez peut-être avec quels transports de joie elles ont accueilli les rebelles lors de leur invasion dans le Maryland, leur ouvrant les portes des maisons sans défense, leur indiquant la retraite des fugitifs, les aidant à voler de leurs propres mains. Plusieurs ont été prises sur le fait, en flagrant délit, témoin la jeune lady de Baltimore qui s’amusa avec ses chers rebelles à dévaliser dans sa chambre un pauvre chirurgien de l’armée. Cette folie furieuse des femmes est un indice expressif des sentimens secrets nourris dans les familles. La division profonde de la société dans le nord, l’unanimité au contraire de la société du sud, expliquent assez la faiblesse de l’Union malgré son million de soldats.

Quand nous voyons la carte des états du sud serrés entre les flottes et les armées fédérales, il nous semble que tout doive y être épuisé. Nous disons : Où prennent-ils des vivres ? où prennent-ils de l’argent ? où trouvent-ils encore des hommes ? Nous avons toujours devant les yeux l’image d’une ville assiégée que la famine réduit lentement. C’est une idée fausse. Bloquez donc un pays entier, surveillez donc une frontière qui s’étend de la Virginie au golfe du Mexique ! Ces raids, ces incursions hardies qui vous surprennent, sont inévitables dans des solitudes où, avec la plus puissante armée du monde, on ne peut occuper que des points clair-semés et lointains. Où trouvent-ils des vivres ? Dans les pays environnans. Chaque jour, les campagnes devenant plus désertes, ils vont chercher plus loin leur subsistance, au cœur même du pays ennemi. Où trouvent-ils de l’or ? Dans la bourse des riches des border-states, qui se ruinent pour les soutenir. — Enfin où trouvent-ils des hommes ? Dans les familles qui se déciment pour les sauver. Quant au blocus maritime, la navigation à vapeur déjoue tous les efforts des croisières fédérales. Chaque nuit, les blockade-runners, navires bas et rapides, passent inaperçus à travers la flotte, portant à l’île ; anglaise de Nassau un chargement de coton qu’ils changent en munitions de guerre. Ce commerce durera tant que les rebelles conserveront les ports de Charleston, de Wilmington et de Mobile. A l’intérieur, tant qu’ils auront une armée, il sera impossible d’empêcher leurs communications avec leurs amis du nord. On ne peut les emprisonner à moins d’un concert unanime de tous les habitans. Aussi se promènent-ils à l’aise tout le long des frontières. Hier c’était le général Smith qui envahissait l’Arkansas, aujourd’hui c’est une autre expédition qui menace l’état du Missouri. Le Mississipi est aux fédéraux, c’est-à-dire qu’eux seuls y naviguent au risque d’y être attaqués ; mais les confédérés le traversent tous les jours. Leurs troupes sont à quelques milles de Memphis, toujours mouvantes et insaisissables, et tiennent bloquée la ville avec sa garnison. Leur confiance dans la neutralité, sinon dans la connivence des habitans, leur donne une audace incroyable. Une nuit, pendant que la garnison dormait, le général confédéré Forrest envahit la ville avec cinq cents cavaliers. Le général fédéral avait soupé la veille chez un de ses amis, et à force de discourir des chances de la campagne et du mérite du whiskey, il s’était trouvé incapable de rentrer chez lui. Les rebelles courent à sa maison pour le prendre dans son lit : ils trouvent la proie échappée. On l’éveille, on lui demande des ordres : pris de terreur, il s’enfuit dans un petit fort où il se barricade avec ses officiers. La ville contenait alors quinze mille hommes : il suffisait d’un mot pour fermer la souricière et prendre sans combat les cinq cents hommes de Forrest ; mais la garnison, sans ordres, ne bougea point. Cependant les confédérés allaient de maison en maison, prenant l’argent et emmenant les chevaux. Au point du jour, ils se retirèrent en visiteurs paisibles, après que le général Forrest et ses officiers eurent inscrit leurs noms sur le registre de l’hôtel. On se mit à leur poursuite deux jours après.

A vrai dire, le sud-ouest n’appartient pas plus aux fédéraux qu’aux rebelles. Ceux-ci ne se contentent pas d’y jeter leurs bandes et d’entretenir des relations clandestines avec les habitans ; ils y ont organisé, — la chose semble incroyable, — un gouvernement. Sous l’édifice extérieur du gouvernement régulier de chaque état, ils se sont creusé un établissement souterrain dans l’espérance de faire un jour sauter la mine. Pendant que le peuple nomme ses représentans, son sénat, son gouverneur, les déloyaux, hypocrites ou avoués, ont aussi leur législature, leur gouverneur occulte. Ce pouvoir fait des lois, recueille des subsides, paie des guérillas et donne des ordres secrets, dont les assassinats qui frappent çà et là des têtes inoffensives ne sont trop souvent que la sanglante exécution. Le chef du gouvernement sudiste du Missouri était alors le général confédéré Sterling Price, le même qui prépara depuis une invasion redoutable. Les fidèles n’attendaient que sa venue pour jeter le masque.

Et remarquez la curieuse coïncidence ! Tandis que les unionistes ont pris pour candidat au gouvernement de l’état le colonel Fletcher, l’homme même qui est chargé de les défendre contre l’expédition du général Price, les copperheads ont choisi Thomas Price, homonyme et parent du général. N’est-il pas évident que le but qu’on se propose est la réunion en un seul des deux gouvernemens, celui des démocrates constitutionnels et celui des sudistes insurgés ? Les ennemis du dedans donnent la main à ceux du dehors. les unionistes le savent et s’en vengent en traitant comme traître quiconque fait une résistance légale à leur politique. A la trahison ils opposent la force, et si vivement qu’on le regrette, on ne peut leur en faire un crime.

16 septembre.

Hier soir, deux meetings devaient avoir lieu à Saint-Louis en même temps et à quelques pas de distance, l’un pour la nomination d’un Fletcher-Club en face du café Guénaudon, l’autre en faveur de Mac-Clellan et de Price, en face de l’hôtel Lindell, où je demeure. Vers huit heures, la musique, la grosse caisse, les pétards, les cris, les fusées, m’attirèrent à la porte, et je vis qu’on faisait les préparatifs de l’assemblée : les feux de joie, les feux d’artifice des deux partis se faisaient concurrence et tâchaient de s’éclipser mutuellement. A gauche s’assemblait une foule républicaine, à droite une foule démocrate. Les orateurs montaient déjà sur l’estrade au milieu des bannières, des transparens et des lanternes. Je fis quelques pas, et je me trouvai devant le restaurant Guénaudon. L’obscurité était grande, mais à la lueur d’une guirlande de lanternes vénitiennes je pus voir sur la terrasse un groupe d’hommes assis. L’un d’eux se leva, et d’une voix tonnante (les Américains, habitués à parler dans les rues à des multitudes bruyantes, crient toujours à tue-tête) accusait les traîtres et les déloyaux. « On ne peut pas dire, s’écriait-il, qu’on n’ait pas de liberté de parole dans un pays où je viens de rencontrer, se rendant librement à leur assemblée séditieuse, tous les rebelles les plus détestables de la ville. » Tout à coup une grande clameur éclate, je retourne en hâte à l’hôtel Lindell. Je cherche des yeux les orateurs, l’estrade, la lampe électrique : tout avait disparu. La foule, dispersée, silencieuse, frémissante, s’écoulait lentement par les rues latérales ; je voyais partout errer les uniformes et briller les baïonnettes. On se pressait contre les murailles comme dans l’attente de la fusillade ; au milieu de la rue, je pouvais voir, à la lueur, mourante d’un feu de joie, un tumulte auquel je ne comprenais rien. C’étaient peut-être de bruyantes manifestations d’enthousiasme ; mais que signifiaient ces coups de poing, ces coups de pierre, ces crosses qu’on voyait s’élever et s’abattre, ces fusils brillant dans l’ombre, ces officiers qui se promenaient, sabre en main, dans les groupes ? Je compris alors ce qui s’était passé : les soldats avaient résolu que le meeting n’aurait pas lieu. Sur un signal, une grêle de pierres avait assailli la foule ; la soldatesque s’était ruée sur les orateurs désarmés ; en un clin d’œil, elle avait brisé les lampes, déchiré les devises, abattu l’estrade, trainé dans la boue les bannières qui portaient le nom de Mac-Clellan, et une troupe de gamins, guidés par les uniformes, s’acharnait avec de grands cris sur les derniers débris de ces planches rebelles. Je m’attendis alors à une émeute ; je crus qu’une légion de revolvers et de couteaux allaient mettre les soldats à la raison. Il n’en fut rien : l’armée est trop puissante à Saint-Louis pour qu’on lui rende ses insultes. Il y eut quelques rixes, quelques blessures, quelques pistolets tirés ; on releva quatre ou cinq victimes assommées et foulées aux pieds durant le tumulte. La foule, muette et irritée, stationna longtemps, comme hésitante. La nuit était si obscure qu’elle ne savait ni le nombre ni la force de ses ennemis. Enfin elle se dispersa en chuchotant avec des murmures : « Ces damnés soldats ! — Avaient-ils des ordres ? — Sans doute, ils avaient leurs fusils ! » Et les républicains restèrent maîtres de la place, triomphant d’un succès qui n’était pas bien glorieux.

Je revins au meeting du café Guénaudon. L’éloquence y était médiocre, et franchement l’occasion mal choisie pour parler de liberté ; mais les soldats, armés et présens partout, veillaient à ce que l’enthousiasme fût unanime. Une douzaine d’orateurs se succédèrent à la file, s’indignant qu’on osât réclamer pour les déloyaux les mêmes droits que pour les patriotes. « Montrez-nous, disaient-ils, un homme connu pour être un bon et fidèle citoyen, un défenseur dévoué de l’Union, à qui jamais on ait refusé le droit de parler devant le peuple. Quant aux traîtres, nous les chassons, et c’est justice : nous ne les laisserons pas répandre leurs doctrines venimeuses et envahir le gouvernement de notre pays. » En d’autres termes, nous voulons la liberté pour nous-mêmes, mais nous ne la voulons pas pour nos adversaires. — La liberté a partout de ces jaloux défenseurs, de ces adorateurs respectueux qui craignent de la souiller en la prêtant à une mauvaise cause, et qui en conservent pour eux-mêmes le dépôt sacré. — L’argument d’un major Miller me paraît digne d’être cité comme fort pittoresque. « Je connais Tom Fletcher, et je le soutiens parce que je l’aime. Quant à big Tom Price, il boit plus de whiskey à lui tout seul que Fletcher et moi à nous deux. » Ce trait d’éloquence souleva un trépignement d’admiration. Une voix malencontreuse s’avisa de crier : Three cheers for Mac-Clellan ! Aussitôt tumulte, agitation ; un grand cri de kick him out ! interrompt l’orateur ; on se précipite sur l’infortuné démocrate, qui est en un clin d’œil saisi, terrassé, battu par les soldats ; le malheureux, à demi brisé, s’enfuit avec la moitié du meeting à ses trousses. Enfin le Fletcher-Club ou comité électoral républicain fut nommé par acclamation, et je m’en retournai chez moi.

Je trouvai une scène toute différente dans le vestibule de l’hôtel ; au moment de l’émeute, une foule effrayée y avait cherché refuge. Peu à peu, la colère succédant à la crainte, il s’éleva des voix séditieuses, et l’on commença à jeter des regards menaçans sur les uniformes victorieux. Un officier fédéral eut l’imprudence d’y répondre et de provoquer tout haut les démocrates. En un instant, ils devinrent furieux, se jetèrent sur lui et l’auraient mis en pièces sans le secours de deux camarades qui réussirent à le dégager. Il resta quelque temps derrière le comptoir, debout, le pistolet à la main, tenant la foule écartée. Les gens de l’hôtel l’emmenèrent de force pour prévenir une lutte sanglante, puis tout rentra dans le calme ; mais je me trompe fort si ces tragédies ne se sont pas renouvelées, et si l’élection présidentielle ne se fait pas dans le Missouri au bruit du canon.

Voilà les bons exemples que donne ici la force armée : les défenseurs de la paix publique imposent à coups de pierre leur caprice aux citoyens. Au lieu de la réduire sévèrement à la discipline, ses chefs, qui sont des hommes de parti, l’encouragent dans sa turbulence. Peut-être même ne sont-ils pas fâchés de donner à l’exécution de leurs fantaisies l’apparence d’une émeute populaire. Les soldats du poste voisin se sont-ils, comme on veut bien le dire, mêlés accidentellement à la foule avec leurs officiers, et le tumulte a-t-il échauffé leurs têtes ? ou bien-était-ce un coup prémédité ? Le général Rosencrans, qui du balcon de l’hôtel voyait la scène, s’est-il amusé à jouer ce tour aux démocrates ? Tout est possible, et ce doute même est la condamnation du système. Chez nous, le soldat est l’esclave de sa consigne, et n’exécute jamais que les ordres qu’on lui a donnés. En Amérique, son indépendance est inouïe ; il va se promenant tout armé dans les villes, le fusil sur l’épaule, usant comme bon lui semble de la poudre et des baïonnettes. Engagé volontaire pour une, deux ou trois années, il n’a pas abdiqué sa liberté en touchant sa paie ; il se considère non pas comme attaché à un devoir, mais comme lié par un contrat à rendre certains services. Le reste du temps, il est son maître et use à son gré de la force dont il est revêtu. L’uniforme qu’il porte est bien moins un signe d’assujettissement qu’une garantie d’impunité. Un soldat enfin est une chose rare, chèrement achetée et doublement précieuse en sa qualité d’électeur. L’armée en effet n’est pas seulement une force militaire, elle est aussi un grand corps politique investi de la force au service d’un parti. Le gouvernement, qui compte sur ses suffrages, et qui a besoin de ses services, ne se soucie pas de la mécontenter ; il ferme donc les yeux à ses désordres, et couvre de son nom des excès qu’il devrait punir. Le danger n’est pas tant ce despotisme si souvent et si vainement prédit à l’Amérique que l’anarchie, c’est-à-dire la tyrannie des subalternes et l’impuissance du pouvoir qui devrait les dominer.

Chez les nations européennes, l’armée est un instrument docile placé dans les mains du pouvoir. Il n’est pas à craindre qu’elle opprime pour son propre compte. Si jamais elle devient l’outil du despotisme, on sait à qui s’en prendre et sur qui faire peser la responsabilité des crimes qu’elle a commis. Elle est une chose dangereuse, mais ce n’est point une chose malfaisante, et il suffit de peser sur le gouvernement pour peser en même temps sur elle. En Amérique, elle n’est ni une institution ni un instrument ; c’est une force irrégulière, convoquée à la hâte, mal faite à l’obéissance, agissant d’après ses passions et ses caprices plutôt que par une direction suprême qu’on n’essaie même pas de lui imprimer. C’est pourquoi un système régulier de despotisme militaire n’est pas à craindre en Amérique, si ce n’est de la part de quelque général victorieux que détrônerait bientôt la jalousie de ses rivaux. C’est pourquoi aussi la domination de l’armée n’est pas durable, et doit peu à peu s’évanouir après la guerre, à mesure que les bandes licenciées se disperseront dans les nouveaux territoires de l’ouest ou se perdront dans des brigandages obscurs. Jusqu’alors les violences, les crimes même sont inévitables, et il faut s’en prendre, non pas à l’administration républicaine, mais à, l’organisation même de l’armée. Cette, organisation est-elle donc si mauvaise ? Est-il déplorable qu’on ne puisse la changer ? Il me semble que le remède serait pire que le mal. Si une fois l’armée devenait une force constituée et obéissante, si elle prenait la permanence et l’unité qui lui manquent, le despotisme sortirait nécessairement de la guerre civile. Mieux vaut souffrir temporairement son indiscipline que d’avoir plus tard à courber la tête sous la tyrannie savante dont elle serait la servante trop docile. Le mal même du présent est une garantie du mieux à venir.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er septembre.
  2. « Venez entendre ce brave soldat, cet homme d’état éloquent, cet austère patriote. »
  3. A l’époque même où j’écrivais ces lignes, il fut commis dans le territoire de Colorado un acte de barbarie qui jette une triste lumière sur les procédés habituels de la race conquérante. La tribu des Cheyennes, qui toujours s’était montrée une alliée fidèle, fit savoir au major Nynkoop, en garnison à Fort-Lyon avec un détachement du 3e régiment des volontaires de Colorado, qu’elle désirait lui remettre quelques prisonniers blancs qu’elle avait rachetés des autres tribus. On reçut les prisonniers, mais les Indiens furent retenus avec eux. On les envoya dans un lieu nommé Sand-Creek, où on leur dit d’attendre les ordres du major Anthony, qui avait succédé au major Nynkoop. Une nuit, le colonel Chivington et le major Anthony, avec huit cents hommes, surprirent le camp des Indiens. Le chef courut à eux avec un drapeau blanc, mais le massacre avait déjà commencé. Hommes, femmes et enfans furent égorgés indistinctement. « Les soldats, dit la commission d’enquête nommée par la chambre des représentans, ne se contentaient pas de tuer ; ils se livraient à plaisir aux actes de la plus révoltante barbarie… Les officiers ne firent rien pour les retenir… L’œuvre, de sang dura deux heures. » La commission demanda la destitution immédiate de tous les officiers qui avaient pris part au massacre et « déshonoré le gouvernement qui les employait. » Ce n’était pas assez : il aurait fallu faire un exemple.
  4. Mlle Boyd vient justement de publier elle-même le récit de ses aventures et de ses campagnes.