Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/05

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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 188-234).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

V.
BOSTON. — QUÉBEC ET LA NATIONALIT — CANADIENNE. — LA MÉTROPOLE DE L’OUEST.


Boston, 9 octobre 1864.

Bien que la journée du dimanche, plus triste encore à Boston qu’à Londres, me laisse une impression désolée, je n’ai que du bien à vous dire de cette ville et de ses habitans. Les hommes, les choses, les manières, les vêtemens, jusqu’à l’aspect des maisons et de la campagne, tout est différent de ce que je m’étais habitué à considérer comme le type américain, et dont j’avais vu à New-York la quintessence élégante[1]. En vérité ce n’est plus l’Amérique, c’est l’Angleterre, et le pays est bien nommé, New-England. Je n’en vois aujourd’hui que la physionomie extérieure; j’y reviendrai plus tard pour en respirer l’atmosphère morale. L’automne m’avertit de courir d’abord au Canada avant que cette Sibérie américaine n’ait revêtu pour cinq mois son manteau de glace et de neige. Vendredi, après avoir expédié à la hâte quelques visites d’adieu, j’ai pris un des trois chemins de fer de New-York à Boston. J’ai peu de chose à vous dire du pays parcouru à vol d’oiseau entre ces deux villes, sinon qu’on suit les bords de la mer, que les côtes en général sont arides, qu’on traverse vingt rivières sur des ponts, trois estuaires en ferry-boat, et qu’on côtoie une succession de golfes et de rades abritées. D’abord Long-Island allonge ses côtes basses au fond de l’horizon maritime; on traverse Norwalk, Bridgeport, villes florissantes, New-Haven, assise aux deux bords d’un golfe bleu, puis les campagnes du Connecticut, riches et populeuses malgré une terre ingrate. La vallée de la Nouvelle-Tamise et la rivière Connecticut, cette dernière surtout, sont des accidens agréables dans une région monotone; nous y passons comme une flèche, apercevant à peine la riante vallée, son cours sinueux, ses croupes molles et boisées, qui brillent de toute leur splendeur d’automne. On sent déjà l’approche de l’hiver; nous arrivons à Boston par une nuit de décembre.

Le lendemain, dès le premier pas que je fis dans la rue, je fus frappé de l’aspect nouveau de cet autre monde un peuple actif, quoique sérieux et presque sévère, moins affairé et plus décemment vêtu qu’à New-York; pas de faux luxe dans l’apparence, pas de colifichets fragiles dans l’architecture on dirait Londres ou Liverpool. Les maisons sont bâties pour la plupart de beau granit grisâtre, à fortes et massives assises; elles n’ont pas non plus cette hauteur démesurée qui les fait ressembler à des châteaux de cartes, ni ces misérables auvens de bois qui leur donnent un air de pauvreté sordide. Les rues ne sont pas démesurément larges, ni coupées régulièrement à angles droits avec une ennuyeuse monotonie. Enfin Boston n’est point, comme la plupart des villes américaines, un grand village qui a fait fortune, une perpétuelle banlieue sans cité. La rue où je demeure longe un grand parc appelé Boston Common, planté de beaux arbres, et qui contraste avec les squares négligés de New-York. Le State-House, un assez beau bâtiment de granit qui est le siège du gouvernement, élève à côté, sur une éminence, ses terrasses, sa coupole et ses escaliers ornés de statues. En face court une avenue en pente, ouverte sur la promenade, et dont l’unique rangée de maisons, flanquées de rotondes ou de demi-tourelles en saillie, est coquette et gaie comme les jolis cottages des environs de Londres. C’est d’ailleurs le quartier élégant de la ville, espèce de Piccadilly sans tumulte, sans boue, au-dessus d’un pli de terrain gracieux et d’une vue qui vaut cent fois celle de Green-Park. Derrière le State-House, sur le flanc de la colline qu’elle gravit en pente rapide, est une rue retirée, soignée, irréprochable, où toutes les maisons sont entourées de grilles de fer ; je ne sais quoi dans leur aspect annonce un intérieur chaud, comfortable et tranquille. Par cette froide bise du nord, le passant jette un regard curieux et jaloux sur les glaces polies des fenêtres. C’est là, dans une petite maison proprette, arrangée avec amour et pleine d’objets d’art recueillis en Europe, que vit mon digne ami M. Sumner.

Je n’avais encore vu que le Sumner ennuyé, affairé, de Washington, campé au milieu des liasses diplomatiques, retenu par la chaîne de son titre à un labeur qui ne lui laissait pas toute la liberté de sa bonne humeur et de son aimable esprit. Il faut à présent que je vous le montre chez lui, épanoui dans son élément congénial, entouré de ses livres, de ses estampes, de ses statues, les soignant avec l’amour d’un vieux garçon, soignant sa personne aussi, bibliophile, lettré, antiquaire et homme du monde, presque élégant quand il se promène dans cette ville de Boston où chacun le connaît et l’aime, où on le salue à chaque pas. Il faut que je vous introduise, malgré l’indiscrétion, dans ce cabinet tendu de gravures précieuses, plein de vieux livres, de manuscrits, de missels gothiques et d’éditions rares, près de cet homme grand et de stature robuste, semblable à un Américain de la vieille roche, et qui vous fait en souriant les honneurs de son petit musée. Cependant il vous questionne sur la littérature, sur la philosophie, sur les mœurs de votre pays, sans préjugé ni parti-pris, comme un curieux qui cherche sans cesse à refaire son opinion. La politique, où il joue un si grand rôle, est pour lui le métier, le travail qu’on oublie aux heures de loisir. Si vous l’interrogez, quelques mots un peu sentencieux, mais pleins de conviction sincère, et il se hâte de revenir à ses entretiens favoris. Il semble heureux de vous prouver que ses études encyclopédiques n’ont laissé inexploré aucun champ de la littérature et de l’histoire, qu’il a longtemps couru l’Europe en artiste, en étudiant et en observateur mais il ne prétend pas vous imposer ses vues. Vous pouvez d’ailleurs lui dire franchement tout le bien que vous pensez de lui rien ne le caresse plus doucement ; mais sa juste opinion de lui-même n’est ni irritable, ni défiante, ni importune elle ne donne ni faste à son langage, ni hauteur à ses manières, ni ostentation à sa bienveillance. Homme bon, simple, cordial, sincère, satisfait des autres comme de lui-même, heureux de répandre sur tous ceux qui l’approchent le contentement que lui inspirent sa renommée noblement acquise et l’estime des honnêtes gens ! Je l’ai vu quatre fois à peine, et je me figure l’avoir toujours connu.

M. Sumner s’empara de moi, me guida par la ville, me montra la poste, la banque, la douane, d’autres monumens publics, tous bâtis dans un style massif, dont la lourdeur même plut à mes yeux fatigués des baraques de New-York. Nous parcourûmes les quartiers commerçans et populaires, les marchés enfin, dont l’exquise propreté, l’ordre parfait, l’élégance même, font l’orgueil des Bostoniens. Quand on se rappelle nos hangars sales, fétides, ouverts à tous les vents, auprès desquels on ne passe jamais sans dégoût, on admire ces longues galeries fermées qui sont à la fois une charmante promenade d’hiver et une mine de tableaux pittoresques. De chaque fenêtre jaillit un rayon de soleil qui se joue sur les étalages, sur les arrangemens coquets de fruits, de légumes, de gibiers, de volailles, d’oiseaux aux plumes brillantes, sur les chapelets de saucissons qui pendent en festons aux murailles, sur les quartiers de viandes empourprée ou les poissons dorés étalés sur des tables de marbre, enfin sur les marchands nègres et leurs têtes de cuivre bronzé. Au bout du grand marché, nous visitons Faneuil-Hall, une salle contemporaine de l’indépendance, berceau de l’éloquence américaine, dont elle reste le sanctuaire vénéré. Si laide que soit cette bâtisse jaune, on se garderait bien d’y toucher une brique. C’est là qu’a retenti l’écho de toutes les grandes voix qui ont ému l’Amérique, là qu’aujourd’hui encore mon cicérone a coutume de parler à sa ville natale. Il me montre à côté l’emplacement où fut versée la première goutte de sang qui donna lieu à la guerre de l’indépendance. Les redcoats occupaient l’ancien bâtiment de la douane; ici s’était assemblée la foule irritée. C’était l’hiver quelques boules de neige frappèrent les soldats, qui firent feu. Les gens de couleur aiment à rappeler qu’il y eut un nègre parmi ces premiers martyrs de la patrie américaine c’est leur lettre de noblesse et leur titre à la liberté.

De là, jetant un coup d’œil au passage sur les Boston water works, vastes réservoirs de granit adossés à la colline, nous revînmes encore au State-House, point culminant d’où la vue embrasse la ville et les bras de mer qui entourent la presqu’île où elle est bâtie. Nous allâmes chez le gouverneur, qui était absent, chez le poète Longfellow, que nous ne pûmes voir. Nous dînâmes à l’Union-Club, où mon aimable hôte me fit boire « du vin de mon pays; puis nous montâmes en voiture pour nous promener dans ces jolis environs de Boston, qui méritent bien leur renommée. Les pièces d’eau dormantes dans les vallées, les coteaux couverts de jardins et de maisons de campagne, les chemins creux qui serpentent sous les massifs de pins et de cèdres, forment un dédale riant où viennent courir le soir les phaétons et les cavalcades.

On parle ici des démêlés secrets du parti abolitioniste avancé avec la fraction plus modérée du parti républicain que représente le président Lincoln. Depuis qu’on reproche au président de faire la guerre à l’esclavage aux dépens de l’intérêt national, il a singulièrement abaissé le drapeau de l’abolition. Il semble qu’il ait à cœur de prouver que l’émancipation est le moindre de ses soucis, plutôt une arme de guerre qu’un but politique. Le nom d’abolitioniste a été si longtemps une injure qu’on rougit encore aujourd’hui de prendre ouvertement parti contre l’esclavage, et le gouvernement a grand’peine à se faire pardonner de la majorité unioniste les coups irréparables qu’il a portés à l’institution du sud. De leur côté, les chefs de l’abolitionisme, MM. Chase, Wendell-Philipps et M. Summer lui-même, dit-on, mécontens de ces timidités, se sont demandé s’ils ne susciteraient pas à M. Lincoln un concurrent radical, qui eût été sans doute le général Fremont. M. Chase, récemment exilé du ministère, et qui d’ailleurs avait des prétentions personnelles à la présidence, ne s’était pas déclaré encore; mais il courait le pays, prêchant le radicalisme et ne ménageant point au président les paroles amères. Il y a trois semaines, on l’a vu tout à coup changer de langage. En même temps le général Fremont, abandonné, perdait toute espérance, et écrivait, pour retirer sa candidature, une lettre mal résignée qui laisse le champ libre à M. Lincoln.

A la coalition des démocrates et des rebelles, les républicains répondent maintenant par l’alliance intime de tous les partisans de l’Union. Nulle part leur victoire n’est plus certaine que dans cette ville de Boston, foyer du libéralisme philosophique qui transforme aujourd’hui l’Amérique. L’abolition n’y est pas seulement la doctrine de quelques penseurs, c’est la conviction d’un grand parti. On s’en aperçoit aux immunités dont jouissent ici les nègres. Ils tiennent des meetings, organisent des clubs, convoquent les blancs à leurs assemblées. Ils ont même le droit de suffrage, bien qu’ils n’en usent pas facilement, et qu’un préjugé implacable persiste à tenir dans un demi-servage ceux que les lois ont affranchis. Les démocrates, au premier rang desquels se signalent toujours les Irlandais émigrés, assaillent souvent de huées et de pierres leurs assemblées pacifiques. C’est de Boston néanmoins qu’est partie la première idée de cette convention générale des gens de couleur qui se tient en ce moment même à Syracuse, et excite à la fois tant de scandale et de curiosité. La populace, soulevée par les démocrates, voulait, dit-on, user de violence et assommer les délégués comme des chiens. On s’extasiait de l’insolence du noir prétendant à compter pour un homme; une assemblée de bœufs et de chevaux revendiquant leurs droits outragés n’eût pas soulevé plus d’étonnement et d’indignation. Il a fallu aux gens de couleur beaucoup de patience et de courage pour qu’on souffrît leurs réunions. La presse, qui d’abord s’en était moquée, finit par s’y rendre, attirée par l’intérêt et la nouveauté du spectacle. Enfin les journaux publient aujourd’hui leurs résolutions, qui sont, avec une certaine pompe africaine, un morceau d’éloquence autrement sérieux que le manifeste de Chicago. Il y a dans ces quelques lignes un sentiment profond de dignité blessée, de droit méconnu et de sincère patriotisme. Quelle pauvre figure font devant cette simple protestation de l’opprimé les sophismes froids et hypocrites des philosophes de l’esclavage

Portland, 11 octobre.

Éveillé hier par des fanfares et des coups de canon, je trouve, au moment de prendre le chemin de fer de Portland, la ville de Boston pavoisée de drapeaux. Que se passe-t-il? A-t-on pris Richmond, ou remporté quelque victoire problématique fêtée comme un triomphe? Quelques détachemens de soldats traversent les rues au milieu d’une foule affairée qui ne semble pas les voir. C’est pourtant en leur honneur que le canon tonne. Tout le long du chemin de fer, je vois les stations encombrées de monde ce sont les parens, les amis, les fiancées qui attendent les soldats en congé: ce sont aussi les familles en deuil de ceux qui sont tombés qui viennent fêter tristement le retour des vivans. Et l’on ose dire qu’il n’y a que des mercenaires étrangers dans l’armée des États-Unis!

On est émerveillé lorsqu’on songe à ce que devait être avant la guerre la prospérité de ce pays. Dans ces provinces de la Nouvelle-Angleterre, pourtant si peu favorisées de la nature, vous ne voyez encore aucune trace de misère et d’abandon. Je me trompe vous rencontrez quelquefois de vastes manufactures délaissées comme en France et en Angleterre, faute de coton. Il y a vers les confins du Massachusetts et du Maine un village appelé Lawrence, créé il y a peu d’années par l’établissement de plusieurs grandes filatures. Le voyageur est confondu lorsqu’il découvre au loin les murailles colossales, les tours, les cheminées, les dômes de ces, prodigieux édifices, à présent déserts et silencieux. A côté de la cité manufacturière abandonnée s’élève le village agricole de Lawrence, cottages blancs, jardinets fleuris, fermes coquettes éparses dans les vergers. Le peuple grave et décent qui se presse sur notre passage ressemble aux '‘bourgeois'‘ de nos campagnes. Je fais un triste retour sur nos humbles chaumières et sur leurs rudes habitans. Il faut avouer que l’Amérique est un kaléidoscope mouvant; son territoire immense présente à la fois tous les degrés et tous les étages de la civilisation. La Nouvelle-Angleterre, après deux siècles d’existence, n’est pas loin de surpasser l’Europe qui sait si la société nomade et brutale de l’ouest n’en arrivera pas en peu d’années au même degré? Si contestables que soient ses vertus politiques, la démocratie en définitive a des avantages positifs qui doivent primer tous les goûts et toutes les raisons idéales. Elle est la forme de gouvernement la plus propre à assurer au plus grand nombre ce bien-être dont la poursuite est le continuel effort des sociétés humaines. On peut aimer les vieilles civilisations et les anciennes mœurs ? comme ces costumes surannés dont les guenilles pittoresques nous plaisent mieux que le drap commun des habits modernes. Mieux valent pourtant l’élégance un peu douteuse de ces filles de fermiers en chapeaux à plumes et la raideur étriquée de ces artisans empesés dans leur triste habit noir.

Portland, d’où je vous écris, est au nord de Boston, dans l’état du Maine, jolie ville située entre deux bras de mer, sur une presqu’île enfermée elle-même par d’autres promontoires. L’hôtel de ville, ouvert à tous venans, a une coupole où nous montons sans qu’il soit besoin d’invoquer ni la clé du gardien ni le babil du cicérone. Il n’y a point en Amérique de ces parasites oisifs qui passent leur vie à tirer un rideau sur un mur ou à tourner la clé d’une porte ouverte. La vue s’étend sur les côtes, sur la grande mer, sur une rade superbe où peuvent mouiller les plus grands navires, sur la ville gaie, proprette, et ses avenues de platanes, enfin sur la campagne rouge, jaune, brune, omnicolore, bornée au loin par des lignes de montagnes parmi lesquelles on discerne le pâté bleu des Montagnes-Blanches. C’est là que je m’achemine par le chemin de fer de Montréal.

13 octobre.

Voilà décidément l’hiver, le froid, les pluies, les tristes aspects du ciel. Au physique et au moral, je me replie sur moi-même, et comme l’hiver fait qu’on se blottit au coin du foyer, il reporte aussi ma pensée vers le home abandonné. Il n’est pas gai, lors même qu’on en a pris l’habitude, de rester quinze heures durant enfermé dans une salle d’auberge, cherchant en vain à réchauffer son corps et ses idées, écoutant machinalement dans le silence d’une nuit d’automne la cadence de la pluie qui tombe ou le battement régulier de la montre qu’on a posée devant soi pour voir fuir les heures.

Mais où suis-je? me demanderez-vous. A Sherbrooke, petite ville du Bas-Canada, station du Grand-Trunk railwaz, où je suis arrivé la nuit dernière, venant de Gorham, dans le New-Hampshire. Au pied du mont Washington. Il faisait froid dans ces montagnes. De Portland à Gorham, le pays se désole et se dépeuple à mesure qu’on avance. D’abord c’est le paysage accoutumé de la Nouvelle Angleterre avec ses prairies, ses bois un peu maigres, ses jolies rivières encaissées dans des vallons touffus, avec l’écarlate de ses feuillages tranchant sur les grisailles d’automne; plus loin, des vallées arides, parsemées de pauvres villages, puis un pays heurté, hérissé d’arêtes rocheuses parmi lesquelles se faufilent de petits torrens montagneux ou s’épandent des lacs solitaires, des forêts de sapins et de mélèzes jaunis, enfin les grandes montagnes où nous pénétrons au crépuscule par la vallée de la rivière Androscogin. Nous circulons dans une suite de vallées désertes, bordées d’autres vallées plus sombres elles ont le soir un aspect septentrional qui glace plus encore que la bise qui s’y engouffre.

Le Grand-Trunk est bien le plus lent et le plus mal tenu des chemins de fer. Entre Portland et la frontière canadienne, la compagnie n’accorde aux voyageurs qu’un seul train par jour. Il y a trois mois, près de Montréal, tout un train d’émigrans était précipité, au passage d’une rivière, sur un '‘steamer'‘ qui passait. Le mécanicien, nouveau et mal instruit, n’avait point tenu compte des signaux qui l’avertissaient que le pont tournant était ouvert. L’autre jour, il s’en est fallu de peu que le même accident n’arrivât. Quant aux déraillemens, ils sont quotidiens, et l’on attend pour réparer la voie qu’elle se soit brisée d’elle-même. Cette fois il ne s’agit que d’un train de marchandises qui a roulé du sommet d’une digue; l’accident n’a pas causé mort d’homme, mais il nous tient deux heures immobiles au fond d’un ravin désert, affamés, grelottans sous le vent glacial qui fait gémir la nuit. A 100 mètres devant nous retentissent des coups de marteau sonores, brillent de grands feux rougeâtres. Sept ou huit wagons renversés gisent sur les talus, laissant échapper des caisses et des tonneaux par leurs flancs entr’ouverts. — Étrange scène à cette heure et dans ce lieu perdu!

Nous repartîmes enfin. Je m’assis en face de deux '‘backwoodsmen'‘ du Maine qui avaient retourné mon banc pour y étaler leurs bottes sales. L’un d’eux, un jeune homme avec qui je m’étais entretenu quelques minutes, m’appelait poliment '‘capitaine'‘ (les titres militaires sont en Amérique un signe de respect) et semblait avoir pour moi toute sorte d’égards. Tout à coup je vois s’étendre une grosse botte boueuse qui vient se poser au niveau de ma joue sur le dossier où j’appuyais ma tête; puis la pareille se lève et vient se poser de l’autre côté. Qu’est-ce à dire? Me cherche-t-on querelle? Nullement c’était mon interlocuteur si poli qui reposait gracieusement dans la posture favorite des Américains. Je l’aurais fort surpris si j’avais rudoyé les deux agréables voisines qui effleuraient mon visage. Je riais trop d’ailleurs pour me fâcher. On se demande pourquoi la classe supérieure se résigne en Amérique à l’impuissance et à l’inaction c’est qu’elle a la tête prise, elle aussi, entre les bottes sales de la démagogie.

Gorham, où je descends, est un hameau de misérable apparence, sans qu’une trace de misère réelle en explique le triste aspect. Des fenêtres du vaste hôtel construit là pour les touristes, le soleil levant me montre, non pas le mont Washington lui-même, mais la cime neigeuse d’un des grands dignitaires qui entourent le trône du dieu de cet olympe les monts Webster, Jefferson, Adams, Madison, Jackson et tant d’autres que l’imagination populaire a groupés autour du sommet dominateur où plane le grand nom de Washington. Les nuages l’ont bientôt envahi, et les radieuses promesses de l’aurore menacent de se résoudre en neige. Je pars néanmoins pour la montagne, dans une voiture légère conduite par un gentleman à qui l’aubergiste m’a confié. « Monsieur, dit-il, sait la route, et vous servira de guide. » Mon compagnon tire un cigare de sa poche, me demande si je fume, si la fumée du tabac m’incommode. Je ne savais en vérité à qui j’avais affaire, et la question ne fut résolue que le soir, quand je vis le même gentleman porter ma malle au chemin de fer et me remercier pour un dollar que je lui mis dans la main.

Nous entrons dans une vallée sauvage animée par un beau torrent aux eaux pures et fermée au fond par la grosse masse encapuchonnée du mont Washington, toujours plus sombre à mesure que les nuées s’abaissent. On me montre au-dessus de la région des forêts une ligne noire dans la neige c’est la route récemment ouverte jusqu’au sommet. Un vent froid siffle à travers la forêt dépouillée, son manteau doré s’effeuille à chaque rafale. Glen-House, une auberge solitaire abandonnée l’hiver au milieu des neiges, s’élève dans une prairie où courent des chevaux en liberté. Un ours enchaîné à un piquet devant la porte promène en rond sa tête branlante et son épais manchon de fourrure brune l’ours est le chamois des Montagnes-Blanches.

Une longue montée dans des bois de sapins, puis le givre saupoudrant les arbres, puis la neige formant sur les broussailles des draperies et des dentelles, enfin la glace pendant en stalactites à la place des ruisseaux saisis! En même temps une épaisse nuée neigeuse s’abat sur la montagne. Impossible d’embrasser le grand panorama des lacs; je n’entrevois plus qu’à peine les forêts aux mille couleurs étendues dans la vallée comme un tapis brillant et bariolé. Je n’en demandai pas davantage: Les Montagnes-Blanches ne sont après tout ni bien imposantes, ni bien variées; elles ne sont que coquettes et gracieuses, parsemées de petits lacs, arrosées de mille ruisseaux bouillonnans et couvertes d’une végétation à la fois montagneuse et douce qui doit être charmante au printemps. En cette saison, elles prennent un air inhospitalier, une mine sombre et sévère qu’égaient seulement les lumineux feuillages des forêts. Rien de plus étrange que ces lueurs fantastiques qui courent sur la montagne et dessinent de brillantes arabesques dans l’ombre violette et veloutée du soir. C’est surtout par les crépuscules sombres et les jours nuageux qu’elles étincellent elles dégagent alors de la lumière, elles ressemblent à des broderies de feu. On dirait des coulées de lave mal éteintes, ou bien ces franges de pourpre qu’un soleil couchant de décembre met aux masses obscures des nuages amoncelés.

Montréal, 14 octobre.

C’est toujours le même temps lamentable. Je renonce décidément aux lacs, aux montagnes, aux paysages, et je prends le chemin de fer de Montréal. J’émerveille la fille d’auberge en lui mettant dans la main une pièce blanche; je fais ouvrir de grands yeux au garçon qui porte ma malle à la station en lui donnant trente sous pour sa peine. « C’est trop » fait-il naïvement, et il s’en va répandre le bruit qu’un prince a passé par Sherbrooke.

Bonnes gens que les Canadiens! je m’extasiais sur honnêteté primitive et me sentais le cœur ouvert à une bienveillance générale pour les paysans abrités avec moi de la pluie battante sous l’auvent du chemin de fer. Ils n’étaient cependant pas jolis la rudesse de leur climat sibérien semblait avoir passé dans leurs accoutremens et jusque dans leurs figures. Leurs gros habits de laine, leurs grandes bottes boueuses, leurs casquettes de fourrures qui, leur donnaient un air hérissé, faisaient songer à la Laponie ou à la Norvège. Les Français s’agaçaient de plaisanteries et jouaient comme des enfans aux combats simulés. D’autres, plus graves, plus refrognés, se promenaient en silence. L’un d’eux, un Anglais pourtant, m’accoste et me demande… un quarter dollar pour s’acheter du tabac. Adieu alors l’honnêteté canadienne! C’est le premier mendiant que j’aie rencontré en Amérique.

La métropole du Canada ne m’apparaît point sous un bel aspect. Vieille sans être pittoresque, elle n’a pas l’apparence d’une ville de plus de cent mille âmes. Les rues sont étroites, à la française, bordées de trottoirs mesquins, les boutiques laides et villageoises, les maisons basses et pauvres, comme les masures de nos petites villes de province. Par ce temps gris, les toits en fer blanc semblent couverts de neige. Enfin une mer de boue envahit la ville en octobre, et, respectée par le balai, ne la quitte plus qu’en mai ou juin. Les journaux se plaignent, le public murmure, et la municipalité délibère. On se promène dans les rues en grandes bottes, comme dans un égout. On montre avec orgueil les parliament buildings, grands bâtimens de pierre grise, et le Victoria bridge, le fameux pont tubulaire, où je viens de passer en venant de Sherbrooke. C’est un long tunnel de trois quarts de lieue environ telle est ici la moindre largeur du Saint-Laurent. Les immenses massifs de maçonnerie qui portent les tubes ressemblent à des pyramides. Le tout a coûté environ 35 millions. En hiver, les glaces encombrent le fleuve, et sans ce coûteux ouvrage Montréal resterait quatre mois privé de débouchés.

Québec, 17 octobre.

Je voulais attendre à Montréal que le ciel me fît grâce; mais les nuages gris ont continué à rouler obstinément et à se distiller en pluie fine sur les rues changées en marécages. La Montagne-Royale, d’où la ville a pris son nom, n’apparaissait que comme un contour indécis à travers la brume. A quoi bon y monter pour ne rien voir? A quoi bon visiter le village indien de Caghnawaga? A quoi bon enfin rester les bras croisés à Montréal? Je m’embarquai donc avant-hier soir sur le paquebot de Québec. Je pus au moins, du pont du steamer, considérer à la nuit tombante les quais et le port de Montréal, qui ne manquent pas d’une certaine grandeur. Il y a là un hôtel de ville couronné d’une coupole; à cette heure, les ombres, les lumières qui s’agitent, les bruits du port, le mouvement de la rivière, n’annoncent point le village de province caché dans les rues centrales. Montréal, situé sur son île, au confluent de toutes les grandes voies liquides du pays, est d’ailleurs la capitale naturelle et le centre de tout le Canada. La population, qui s’y multiplie avec une extrême rapidité, prouve que ce n’est pas là un de ces établissemens artificiels que nous avons semés à tous les coins du globe. Il s’y bâtit chaque année de cinq à six cents maisons. Si le gouvernement anglais ne se payait de chimères, au lieu de reléguer l’administration dans ce désert d’Ottawa, dont les communications sont interrompues à l’heure présente, il la mettrait dans cette ville mi-française, mi-anglaise, qui représente le double élément de l’union canadienne.

Le choix de la capitale est d’autant plus grave aujourd’hui que l’Angleterre aspire, vous le savez, à réunir en un seul faisceau toutes ses possessions de l’Amérique du Nord. Les délégués des provinces sont en ce moment même réunis à Québec pour discuter le plan de la confédération nouvelle. Ils sont tous logés dans l’hôtel où je demeure, et trois ou quatre fois le jour le waiter, faisant l’office d’huissier, frappe bruyamment à leurs portes pour les avertir que l’heure de la réunion est venue. Hier on me fit l’honneur de me prendre pour un délégué, et je fus averti que la séance allait s’ouvrir. J’aurais été fort curieux d’y assister, car ces messieurs se sont donné parole de garder le plus grand secret, et rien ne transpire de leurs délibérations que quelques propos insignifians. Ils veulent, paraît-il, se mettre d’accord avant de rien livrer à la publicité; mais ce qui ne peut rester caché, c’est que le sentiment général de la délégation, comme du pays, est favorable à la fédération. Ce mot a tant de pouvoir et pour ainsi dire de magie, que les oppositions les plus violentes de l’intérêt local s’effacent devant la seule idée d’un gouvernement général et indépendant de toutes les provinces anglaises de l’Amérique. Les Anglo-Américains ont une ambition, celle de tenir tête aux États-Unis et de balancer leur influence. Ce projet d’union nationale flatte leur orgueil, blessé par les pitiés dédaigneuses de leurs redoutables voisins. Ils comptent avec satisfaction le nombre déjà imposant des citoyens de la république nouvelle quatre millions dès à présent, qui, selon la proportion d’accroissement observée depuis cinquante ans, seront huit millions au moins dans une vingtaine d’années. Ils mesurent aussi (ceci est plus futile) l’étendue du territoire que doivent embrasser leurs frontières, et, mettant ensemble les déserts glacés du nord, les forêts inhabitées du Labrador et les solitudes presque encore impénétrables de l’ouest, ils forment avec orgueil un total supérieur à la superficie de l’Union américaine.

Les Américains, de leur côté, voient avec une indulgence hautaine les efforts de leurs voisins pour se constituer en grande nation. Ils affichent la certitude que l’union des provinces britanniques est un premier pas vers leur absorption dans le grand corps fédéral. Cette prétention des Yankees n’est pas la moindre cause de l’ensemble avec lequel on travaille ici à aplanir les difficultés et à concilier les rivalités locales. Les Acadiens (tel sera probablement le nom du nouveau peuple) veulent prouver aux Américains qu’ils peuvent se soutenir et prospérer seuls. Ils disent qu’ils armeront le pouvoir central d’une autre force que la constitution des États-Unis, et que, venus plus tard, ils sauront profiter de l’expérience du voisin pour fonder quelque chose de plus sensé et de plus durable. Ce n’est pas que la nation nouvelle soit unanime. La vieille discorde séculaire du Haut et du Bas-Canada, bien que noyée dans ce grand projet d’union, comme un combat singulier dans la mêlée d’une bataille, a laissé des traces qui ne s’effaceront pas de sitôt, et, comme toujours, la menace des mécontens est qu’ils vont passer à l’ennemi, c’est-à-dire aux États-Unis. Autrefois le foyer de la révolte était au sein du pays français. Après la dernière insurrection, la politique sage et impartiale de l’Angleterre pacifia tout en accordant aux deux provinces des constitutions séparées et libres avec une représentation égale dans le gouvernement; mais depuis plusieurs années, tandis que la partie française du Canada s’est réconciliée avec la domination étrangère, le Haut-Canada commence à son tour à murmurer.

Il y a vingt ans, la population du Haut-Canada était encore inférieure à celle du Bas-Canada: aujourd’hui elle lui est tellement supérieure qu’elle ne veut plus se contenter de l’égalité. Sa richesse a grandi à proportion, et les impôts se sont élevés avec la richesse. Il se plaint donc, non sans justice, de ne contribuer que pour une moitié au gouvernement, quand il contribue pour les deux tiers aux dépenses. De là ces troubles nouveaux, cette guerre civile au sein de la législature, ces menaces de révolte (au fond peu sincères), auxquelles l’Angleterre, toujours habile et modérée, a mis fin par le grand projet d’union nationale qui se discute aujourd’hui.

L’effet en fut immédiat les francophobes du Haut-Canada, qui, disaient-ils, « ne s’en trouveraient pas plus pauvres d’un dollar, » s’ils ne voyaient plus jamais un Français dans leur pays, qui se plaisaient à montrer sur la carte combien était artificielle la frontière des lacs et ne parlaient de rien moins que de transporter derrière l’Ontario la frontière des États-Unis, abandonnèrent des projets hasardeux dont, à vrai dire, depuis la guerre civile et la maladie financière de leurs voisins, ils ne faisaient plus qu’une vaine menace. Ils avaient incontestablement raison quand ils disaient que tout les pousse dans le mouvement commercial de la république américaine leur situation, le voisinage des États-Unis, ces lacs mêmes, qui, loin de les séparer, rendent entre eux les communications si faciles, et nul doute qu’ils n’y fussent entraînés, si les questions de nationalité se décidaient uniquement par la position géographique des peuples. Leurs produits, au lieu de suivre la route longue et difficile du Saint-Laurent, encombrée la moitié de l’année par les glaces, s’écoulent par les chemins de fer et les canaux, qui les concentrent sur le marché de New-York. Cependant la formation des peuples obéit à d’autres lois que ces causes '‘a priori'‘, auxquelles résistent souvent les habitudes et les traditions. Par cela seul qu’une population a gravité durant un ou deux siècles autour d’un certain centre politique, elle a contracté avec ses nationaux mille liens, mille affinités, qui, pour rester cachés, n’en seraient pas moins difficiles à rompre.

Ce n’est pas d’ailleurs sans regret que les Français du Bas-Canada voient disparaître leur nationalité; aujourd’hui encore le Bas-Canada, tout anglicisé qu’il est par une longue habitude, demeure une province essentiellement française, parce que l’immigration n’en a que très peu modifié les premiers élémens. Il tient à ses vieilles mœurs, à ses vieilles institutions politiques et religieuses, à ses vestiges de féodalité, au catholicisme conservé comme religion d’état. Rien de tout cela ne sera ébranlé par la constitution fédérale; mais le mélange progressif de toutes les petites nationalités dont se composera l’'‘union'‘ étouffera dans un temps plus ou moins long le noyau de la nationalité française. Enfin le Bas-Canada, en souscrivant à l’union nouvelle, renonce à ses traditions, et quiconque a seulement traversé ce pays sait avec quel amour on les y conserve. Tandis que la France d’Europe faisait bon marché du passé et se lançait dans toutes les voies que lui ouvrait l’esprit révolutionnaire, ce rejeton planté au-delà des mers gardait l’ancien esprit monarchique de la métropole, et nourrissait, sous une domination étrangère, toutes les vieilles coutumes qui disparaissaient chez nous son isolement même le tenait à l’écart du mouvement révolutionnaire il grandissait à sa façon, sans rien renier du passé, et tout ce que la domination anglaise a laissé subsister de français appartient plus à l’ancien régime qu’à la France moderne. On comprend que cette vieille société se plie mal au changement et se résigne avec peine à l’assimilation anglaise qui la menace.

Elle s’y résigne pourtant, et à l’exception d’une coterie qui veut la ruine de tout gouvernement protégé par l’Angleterre, fût-il composé de Français, la reine n’a pas de sujets plus fidèles que les Bas-Canadiens. Presque toutes les familles de l’aristocratie de Québec ont contracté des alliances avec les Anglais, et parlent plus souvent la langue officielle que la langue natale. Le gouvernement en est plein. Deux hommes qui m’ont accueilli avec une grande bonté, 1Z. Duval, '‘chief-justice'‘, et M. Tessier, président de la chambre haute du parlement canadien, tout en gardant au fond du cœur un vif sentiment d’affection pour le nom français et pour la petite nationalité de leurs pères, m’ont paru les partisans dévoués de la couronne britannique. J’en dis autant de M. Taché, de M. Cartier, les deux ministres dirigeans du cabinet canadien de M. Belleau, président de la chambre des représentans, et de bien d’autres. M. Taché, l’insurgé de 1837, le compagnon d’armes de Papineau, est aujourd’hui premier ministre et anobli par la reine sous le nom de sir Étienne Taché. Si j’en dois croire mes oreilles, M. Cartier, ministre de la justice, qui est, avec M. Mac-Donald, l’homme actif du cabinet, parle un anglais plus pur que son français bas-normand. Son '‘alter ego'‘ politique est M. Brown, qui fut toujours le représentant des intérêts du Haut-Canada. En un mot, l’union est intime entre les hommes éclairés des deux provinces ils comprennent qu’il faut faire disparaître les distinctions de peuples avec les hostilités de races ; mais s’il y a une province que le système américain attire et menace d’absorber, ce n’est point l’est avec ses institutions locales, ses vestiges d’aristocratie et son nationalisme obstiné, c’est l’ouest, province moderne, peuplée d’habitans nouveaux et formée sur le modèle de ses voisins des États-Unis. Le Bas-Canada, tout en maintenant son droit à l’indépendance locale et à la liberté politique, comprend qu’il ne peut rester dans l’isolement, et que la formation d’une grande union coloniale est la garantie nécessaire de son autonomie. Il comprend que sans cet appui il sera infailliblement dévoré par le minotaure américain ou réduit à l’insignifiance. L’union nouvelle, qui le fait disparaître comme nation, le protège comme société indépendante, et c’est de toutes les combinaisons la plus favorable à ses intérêts.

Quant aux gens du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l’île du Prince-Édouard, de Terre-Neuve, ils doivent sentir l’avantage qu’ils auraient à sortir de leur isolement. Leur situation géographique leur assure le monopole du trafic maritime du nouveau peuple le jour où, comme on l’espère, l’effort concerté de toutes les provinces aurait détourné de leur côté une partie du commerce qu’attirent aujourd’hui les grandes voies de communication et les grands marchés cosmopolites des États-Unis. On les dit pourtant mal disposés à tenter l’aventure et résolus d’avance à mettre à leur concours de lourdes conditions. De leur côté, les provinces hautes ont quelque répugnance à s’unir à ces lointaines colonies de l’est, que leurs relations attachent à la Nouvelle-Angleterre de la même manière que le Haut-Canada aux états de l’ouest. Le parti américain, bien que fort affaibli, n’est donc pas désarmé, et quand ses adversaires répondent que la loi d’attraction peut bien agir en sens inverse et absorber le Maine, le New-Hampshire et le Vermont dans la confédération nouvelle, ils oublient que les gros poissons ont souvent mangé les petits, mais qu’il n’est jamais arrivé que les petits aient mangé les gros. Néanmoins tout le monde a bon espoir. Qu’il procède soit d’une fraternité sincère, soit d’une haine et d’une jalousie communes, le lien moral sans lequel il n’y a pas de peuple, le sentiment national paraît formé. On croit que les résistances s’évanouiront d’une part devant ce sentiment nouveau, de l’autre devant la sage politique de l’Angleterre, bien décidée à relâcher autant qu’elles le voudront les liens qui rattachent ses colonies à son empire[2].

Québec est une vieille ville perchée sur un rocher, au bord du Saint-Laurent, entourée de vieilles fortifications délabrées. La ville basse s’étend sur le rivage, au pied de la colline, et comprend les quartiers commerçans et populaires. Le quartier aristocratique est dans la ville haute. On y monte par une rampe tortueuse, escarpée, qui passe sous une poterne noire. Au sommet, dans un jardin qui fait face à la rivière, se dresse un obélisque où le patriotisme canadien a inscrit côte à côte les deux noms ennemis de Wolfe et de Montcalm. A droite sont les fossés et l’enceinte d’une citadelle moderne qui domine la ville. Du reste, ni églises, ni palais, ni monumens remarquables; mais la situation est admirable. De la terrasse qui sert de promenade, on a sous les yeux un tableau gracieux et tranquille qui ne lasse jamais le port qu’on domine, le fleuve, tantôt calme, tantôt tourmenté par la marée, un horizon de promontoires et de montagnes brumeuses, la grande île voisine d’Orléans, les gros navires de guerre mouillés dans la rade, les villages et les forteresses dispersés sur l’autre rive. Il y a le soir une heure charmante c’est celle où les barques des pêcheurs remontent en louvoyant la rivière et où toute la flottille étend ses ailes blanches autour des gros vaisseaux de la rade; mais je vois tout cela dans une saison pluvieuse et. triste. Je commence me lasser de ces ruelles boueuses, de ces vieux porches croulans, de ces maisons nues comme celles des villages de montagnes et de tous les pays de grande froidure. Toute cette tristesse déteint sur l’esprit. Heureusement l’accueil obligeant que je trouve, la nécessité de faire bon visage à cette bonne vieille société qui met tant d’empressement à recevoir les Français de l’ancienne France, me tirent malgré moi de ma torpeur.

21 octobre.

Je mène une vie fort dissipée bals, soirées, concerts, ne discontinuent pas. Je m’accommode très bien de cette oisiveté, car tout le monde ici me témoigne une bienveillance extrême, quelques-uns même une véritable amitié. Je ne suis déjà plus un étranger. Dans la famille de M. D…. où j’ai établi mon quartier-général, on me reçoit comme un enfant de la maison; j’y reste des journées entières, j’y dîne, j’y passe agréablement les heures longues et monotones de la soirée d’un voyageur. J’ai à me louer aussi de l’accueil excellent que ni fait M. Gautier, notre consul-général à Québec. Il a voulu me mener lui-même chez le gouverneur, lord Monck, m’a présenté dans le monde, inscrit au cercle, m’a ouvert enfin sa porte avec une hospitalité tout américaine. A peine arrivé, je songe à repartir; mais en si peu de jours il me semble que je laisserai de vieux amis au Canada.

J’ai dîné hier chez le gouverneur-général. Que vous dirai-je de sa maison? Elle ressemble à celle du vice-roi d’Irlande appareil de prince quant à l’étiquette, extrême simplicité pour tout le reste. La table est entourée d’officiers anglais en uniforme, tous courtois et distingués. Il n’y a rien à remarquer là que je n’aie vu en Europe j’aime mieux vous montrer une soirée officielle chez un haut fonctionnaire canadien.

Notre hôte est un homme simple, modeste, familier, sans ostentation ni vanité aucune, bien qu’il se promène au milieu du bal avec un uniforme chamarré. Lui-même il donne l’exemple et se mêle aux quadrilles sans rien perdre de son sérieux. La maîtresse de la maison, qui n’est plus jeune, va de groupe en groupe, poussant les récalcitrans à la danse, ou bien danse elle-même par devoir, avec le même flegme imperturbable et le même air résigné. Il y a là toute une foule d’hommes politiques. Causez avec eux, vous les trouvez en général simples, bienveillans, éclairés, et, si j’ose le dire, un peu bourgeois, mais sans l’ombre d’affectation ni de ridicule. Ils ne cherchent pas à vous éblouir de leur mérite; ils n’ont pas l’air de considérer leur position comme une chose qui les élève beaucoup au-dessus de vous. Le gouvernement est pour eux une fonction comme une autre, non pas une distinction qui les oblige à prendre de grands airs.

Je fais la connaissance du premier avocat de la ville. Il a étudié en Europe. Il me dit qu’à Paris le ton ampoulé de nos avocats l’étonne : ici les affaires se plaident tout simplement, à la bonne franquette, sur le ton de la conversation, et je vous jure que si l’avocat ne parle pas plus correctement que le causeur, les audiences de la haute cour doivent ressembler aux séances d’un conseil municipal de campagne. Ces hommes-là ne comptent pour rien la forme; c’est à vous de découvrir sous leurs propos insignifians ou rustiques le bon sens, le mérite solide, la droiture de jugement qui y est cachée.

Il y a dans la société de Québec deux courans distincts, qui, comme le Rhône et la Saône, ne se mêlent qu’à demi. L’un découle immédiatement de source anglaise; renouvelé sans cesse par l’immixtion de l’aristocratie britannique, par le passage continuel du monde militaire, qui y apporte les habitudes et les manières de Londres, il n’est qu’une copie en miniature de la société anglaise c’est assez vous dire qu’il est froid, décent, formaliste et raide. J’aime mieux la bonhomie de la vieille société franco-canadienne: celle-ci ressemble à nos bourgeoisies de province dans nos villes les plus retirées et les plus patriarcales, peu occupées de choses sérieuses, et ne songeant guère qu’à se divertir, mais à la façon du bon vieux temps. Ainsi dans les bals du monde catholique les fast dances (nom effrayant pour les danses tournantes) sont rigoureusement interdites on ne danse que des quadrilles de neuf heures du soir à deux heures du matin, mais avec un entrain, un acharnement, un air de bonheur indicible. Vieux et jeunes, tout le monde s’en mêle les grand’mères dansent avec leurs filles, les cheveux blancs et les perruques n’ont pas honte de s’amuser comme des enfans. On mange des pommes, on boit de la bière, préférées souvent à des soupers somptueux; on cause du bal d’hier, du bal de demain, de l’influence de la comète et de la lune sur les pluies, et l’on proclame bien haut que le bal est délicieux.

Ce monde aimable et gai commence à aimer le luxe. Ce ne sont tous les soirs que promenades en équipage et cavalcades aux environs. Tout le monde se connaît on passe le temps à faire Longchamps sur les remparts, à adresser des saluts, à rendre des visites. Les Canadiens disent avoir conservé les manières de l’ancienne France, et le fait est qu’ils en ont au moins gardé la chaude hospitalité. Quand ils me disent que, si je restais longtemps à Québec, je serais ravi de cette société, la plus charmante, la plus distinguée, la plus spirituelle qu’il y ait au monde, ne croiriez-vous pas entendre l’écho d’un de ces cimetières vivans enfouis au fond de nos provinces, où un petit monde vieillot secoue encore les derniers grains de poudre de sa perruque et les derniers grelots de ses habits de cour? Comment pourrait-il en être autrement? C’est le rat qui vit heureux dans son fromage, et qui ne voit rien de mieux au dehors.

J’ai vu l’autre jour les chutes de Montmorency, une imposante rivière qui se précipite d’un bond dans le Saint-Laurent du haut d’un escarpement de deux cent cinquante pieds. C’est la hauteur du Niagara. Elle arrive, bondissant de roche en roche, dans un vallon plein de verdure. Un moulin, une prise d’eau, situés au-dessus de la cascade, brisent le courant limpide, qui glisse follement au bord de l’abîme. Plus bas, un pavillon bâti sur une saillie du rocher, à deux pas de la masse écumante, plonge sur la profondeur où tournoient les eaux éperdues. Tout au fond on aperçoit la nappe verte du grand fleuve à travers les vapeurs blanches soulevées par la cascade mais il grésillait, je grelottais, et je ne m’y suis pas longtemps attardé. Aujourd’hui le soleil, si longtemps absent du ciel, brille doucement sous des nuages légers. Je n’en jouis guère dans mon réduit sombre de l’hôtel Saint-Louis, au fond d’une cour qui ressemble à un puits. L’hôtel est une baraque branlante, aux corridors étroits, où tous les bruits sont des roulemens de tonnerre. J’y partage d’ailleurs les attentions de l’hôte avec les correspondans des grands journaux anglais, personnages considérables et reçus avec autant d’honneurs qu’un ministre ou un prince. Ils ont en effet l’oreille d’un prince, d’un souverain dont le règne est absolu à Westminster et à Saint-James je veux dire l’opinion publique anglaise, et c’est à l’Angleterre que les Canadiens témoignent en leur personne tant de déférence et de respect. Quant à moi, le '‘Journal de Québec'‘ annonçait hier pompeusement mon séjour dans cette ville. Me voilà donc aussi un personnage, et je vais ce soir honorer de ma présence le bal des '‘bachelors'‘ de Québec. 22 octobre.

Le Canada donne en ce moment l’étrange spectacle d’une métropole qui offre l’indépendance et d’une colonie qui ne la veut pas tout entière. Depuis longtemps, les Anglais ont eu le bon sens de comprendre que le régime du monopole énerve les colonies et oblige ensuite la mère-patrie à des efforts coûteux pour les soutenir. Ils ont donc laissé le commerce du Canada libre, se réservant seulement quelques avantages insignifians et l’influence générale que leur donne ce pied en Amérique; mais cela même ne compense pas l’obligation qu’ils s’imposent de protéger leur colonie. En cas de danger, cette protection deviendrait trop onéreuse, sinon tout à fait impossible. Il s’agit donc pour eux, non de posséder le Canada en maîtres, mais de le fortifier assez pour qu’il puisse se faire respecter tout seul.

Or le projet actuel est un acheminement vers cette situation nouvelle. Les Anglais ne retirent pas leurs troupes, mais ils stipulent qu’ils ne seront chargés, en cas de guerre, que de la défense des forteresses. L’immensité des territoires ne permet pas davantage à une armée de quinze mille hommes, et c’est tout ce que les Anglais veulent laisser au Canada. Que les Canadiens s’organisent eux-mêmes pour tout le reste, qu’ils choisissent le genre de gouvernement qu’ils préfèrent, république élective, ou, comme c’est plus probable, monarchie constitutionnelle sous la forme d’une vice-royauté les Anglais ne se réservent rien que la position d’alliés, de protecteurs et d’amis. Que cette voie conduise à l’indépendance absolue, cela frappe les yeux de tout le monde. L’Angleterre ne s’en effraie pas, et elle a le bon sens de comprendre que les colonies ne sont pas des esclaves dont on exploite le travail, mais des mineurs qui doivent s’affranchir au jour de leur force et de leur âge mûr. Il ne manque pas au contraire de Canadiens à qui paraît fort dure l’obligation de se défendre eux-mêmes, et qui accorderaient volontiers à l’Angleterre plus de pouvoir en échange d’une protection militaire plus efficace.

La question financière aussi est difficile à résoudre. Le Canada a de grandes ressources, mais une dette; les provinces de l’est ont de faibles revenus, mais point de dettes. Il faut qu’elles acceptent les charges de la dette canadienne en échange des ressources nouvelles que le Canada leur apporte, et il faut que le Canada, à son tour, consacre ses capitaux à des entreprises qui, sans lui, seraient inexécutables. Aujourd’hui la voie de Portland est encore la plus prompte du Saint-Laurent à la Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick ; il faut passer par les terres du voisin pour aller de l’un chez l’autre. Et en hiver, quand le Saint-Laurent est bloqué par les glaces, c’est-à-dire pendant cinq mois de l’année, le commerce des deux Canadas prend tout entier le chemin du sud. Il importe donc à l’union des provinces de l’est qu’un chemin de fer soit ouvert jusqu’au Nouveau-Brunswick à travers des déserts encore inhabités. Une partie de ce chemin est achevée déjà jusqu’à la rivière Saint-Jean. Il faut que le reste soit exécuté au plus tôt avec l’argent du Canada, qui en retour y gagnera un débouché toujours libre. En même temps le Haut-Canada, en demandant le rachat du privilège de la compagnie de la baie d’Hudson, concessionnaire de tous les rivages des grands lacs, parle aussi d’un chemin de fer du Pacifique, qui doit lui ouvrir les solitudes de l’ouest et attirer de son côté le flot de l’immigration européenne. Il n’est pas besoin de dire combien ce projet, qui sera exécuté un jour ou l’autre, serait pour le moment ruineux et prématuré.

Enfin la religion est aussi un obstacle. Dans le Bas-Canada, le clergé catholique lève la dîme[3], tandis que le clergé protestant, par tout le Canada, ne se soutient que par les donations, les contributions volontaires, les héritages et les secours de l’état. Si l’on veut passer sur le Canada un niveau d’uniformité, il faut abolir la dîme et la remplacer par une taxe régulière équitablement répartie entre tous les cultes; mais, outre que la répartition serait difficile, l’institution du clergé catholique au Bas-Canada est une chose ancienne, respectée et respectable, à laquelle il serait dangereux de toucher.

Il est vrai que la difficulté est plus apparente que réelle. La dîme, au Canada, n’est pas cette institution abusive dont l’Irlande montre une si injuste application; le nom a été conservé, la chose même a disparu. Il n’y a rien d’obligatoire dans la taxe de l’église. Les jurisconsultes ont admis, depuis le temps de la conquête anglaise, que le droit inviolable de l’individu faisait fléchir la règle ecclésiastique. Ne paie donc la dîme que qui consent à la payer le simple refus est admis comme une dispense. La dîme en effet est perçue non point en vertu d’une loi, mais d’un septième commandement de l’église supprimé chez nous, et il est impossible que, dans un pays où règne une parfaite liberté de conscience, on en impose l’exécution à celui qui repousse les enseignemens de l’église. Il suffit donc de dire qu’on n’est pas catholique pour se dispenser de toute redevance; l’action légale que le clergé a contre les réfractaires tombe devant ce désaveu, et le bras séculier ne prête sa force à l’église que pour faire respecter sa loi dans son propre sein. On peut dire que l’église catholique est au Canada une institution privilégiée, et qu’elle n’est pas une institution oppressive. C’est une sorte d’association libre qui impose d’étroites obligations à ses membres, qui exige qu’ils les remplissent tant qu’ils en font partie, mais leur permet toujours de s’y soustraire en reniant ses doctrines.

N’est-ce pas là une transformation remarquable? N’est-il pas curieux de voir comment l’esprit moderne peut conserver les coutumes et les traditions du passé, et la démocratie se mouler dans les formes de la féodalité? Voilà un privilège séculaire qui se trouve, sans révolution violente, sans ruines, sans désordres, par la seule intervention de deux idées nouvelles, celle de l’indépendance individuelle et celle de la liberté de conscience, transformé en usage à peu près semblable au système américain des contributions volontaires. Ainsi, tandis que le nom effraie encore nos préjugés modernes, ce pays jouit en réalité d’une liberté religieuse inconnue chez nous. Chacun y paie, sans contrainte, l’exercice de son propre culte, sans qu’une loi d’oppression uniforme impose également à tous, sous prétexte d’impartialité, l’entretien de cultes indifférens ou hostiles.

L’usage d’ailleurs vaut encore mieux que l’institution. Il est presque sans exemple que jamais action soit intentée par le prêtre pour le paiement du vingt-sixième qui lui est dû. Le prêtre canadien n’est pas, comme le clergyman anglais, un gentleman raffiné qui a besoin d’un gros revenu pour vivre; c’est un fils de paysan vivant de peu, remettant la taxe aux pauvres qui ne peuvent la payer, consacrant les trois quarts de son revenu à des charités ou à des travaux utiles. Le clergé n’est pas ici une aristocratie oisive qui dépense somptueusement ses dotations, c’est un agent civilisateur actif, aussi occupé de la prospérité matérielle des fidèles que de leur progrès moral. La plupart de ces colonies, qui chaque année reculent la limite des terres habitées en faisant tomber les forêts de quelque canton nouveau, sont fondées, stimulées, soutenues par les prêtres. La civilisation avance non point par trouées hardies dans la solitude, comme à l’ouest des États-Unis, mais par une lente et continuelle inondation. Le colon de la Nouvelle-Angleterre défriche, bâtit, cultive, et s’en va plus loin, après avoir vendu, recommencer son entreprise aventureuse. Celui du Canada meurt la plupart du temps où il a vécu, sur la terre que ses mains ont aplanie; mais à chaque génération nouvelle il se fait un mouvement en avant et un pas de plus vers la conquête agricole qui se poursuit avec les siècles à chaque génération, il se peuple un rang de paroisses nouvelles. Le mot d’ordre du clergé et du parti français est de s’emparer de la terre, d’arrêter l’émigration aux États-Unis, de développer la population canadienne, de grossir en un mot la nationalité menacée et de la rendre assez forte pour résister à la lente action de la domination étrangère. Le clergé canadien joint donc à son rôle civilisateur un rôle politique; il s’associe aux souvenirs français et s’en fait le représentant fidèle, tout en donnant des exemples de tolérance qui étonneraient les plus libéraux de nos prêtres. On ne se dispute pas ici les âmes avec l’acharnement de brigands sur une même proie on les laisse venir, et chacun fait sa moisson en respectant le champ du voisin. Le clergé catholique est le premier dans cette joute de libéralisme qui scandaliserait nos fougueux convertisseurs. Je n’en veux pour preuve que cette fondation de l’université Laval, élevée aux frais des catholiques, où l’enseignement est donné sans distinction aux jeunes gens des deux religions aussi bien par des professeurs protestans que par des catholiques. L’établissement a coûté plus de deux millions et absorbe tous les ans un gros revenu. On y enseigne le droit, la médecine, les lettres, les sciences, la théologie, et l’on y délivre des diplômes pour toutes les facultés. La plupart des professeurs ont étudié à Paris; on les envoie tout exprès prendre leurs degrés en Europe. Les études de droit durent trois ans, celles de médecine en durent quatre; les examens sont fréquens et sévères, et j’entendais le recteur, M. l’abbé Taschereau, qui avait la bonté de m’accompagner lui-même dans ma visite, se plaindre du grand tort que font à l’université Laval ces écoles à l’américaine, vraies fabriques de diplômes, où études et examens sont expédiés en quelques mois. Dans ce mouvement rapide de la civilisation américaine, où le succès appartient moins à la science approfondie qu’à la pratique audacieuse, on est moins préoccupé de faire bien que de faire vite, et l’université catholique de Québec est délaissée trop souvent pour l’université protestante de Montréal.

Il en est de même de ce qu’il est convenu d’appeler encore les vestiges de la féodalité au Canada. Quand les Américains parlent des institutions canadiennes, c’est pour crier à. l’abomination et à la tyrannie. On croirait, à les entendre que leurs infortunés voisins du Bas-Canada en sont encore aux seigneuries, aux droits du seigneur, à toutes les barbaries du moyen âge. Il est vrai que le nom s’est maintenu, mais la chose est abolie depuis des années. Il y avait autrefois (et c’était le mode ordinaire de la propriété) des terres concédées moyennant une redevance perpétuelle, qu’on pouvait dire véritablement inféodées. Le seigneur, outre la rente perpétuelle servie par le vassal, percevait à chaque vente un droit de mutation de 12 pour 100. La législature du Canada, après de longues hésitations et de longues disputes, a complétement aboli pour le présent et interdit pour l’avenir cette espèce de tenure féodale. On a indemnisé tant bien que mal les anciens seigneurs, qui se sont résignés à un gros sacrifice. Comme dans la loi française, on a substitué la rente foncière rachetable à la redevance perpétuelle, et fait du contrat entre le seigneur et le vassal une vente pleine et entière de la propriété. Ainsi, de cette féodalité épouvantable qui indigne si fort les purs démocrates, on n’a gardé aujourd’hui que le nom, qui, comme celui de la dîme, fait illusion à distance, mais n’a plus d’autre valeur que celle des souvenirs.

Je voudrais enfin vous donner quelques détails sur l’organisation de l’instruction publique au Canada, aussi différente du système américain que du nôtre, et qui me semble concilier dans une juste mesure les droits de l’initiative locale et l’intervention souveraine de l’état. Taxe scolaire communale sur la propriété foncière et sur chaque tête d’enfant, qu’il aille ou n’aille pas à l’école, obligation pour chaque paroisse de nommer elle-même un comité qui fixe et lève l’impôt et choisit l’instituteur, droit et obligation pour le gouvernement de pourvoir d’autorité à ces divers soins quand les paroisses y manquent, encouragement et subvention de l’état égale à celle que la paroisse a spontanément ou forcément fournie, fonds de réserve pour secourir les paroisses pauvres, tels sont en deux mots les principaux traits de ce système. Ce qui me frappe surtout dans les institutions canadiennes, c’est la spécialité et pour ainsi dire la localisation des taxes. Chacun paie pour ses propres besoins, à ses propres députés, la somme qu’il leur a donné mandat d’exiger, ou bien, quand l’impôt est fixe, le produit n’en est pas moins perçu et appliqué dans la localité. Chez nous au contraire, l’état est comme le soleil qui pompe les nuages, les amasse au ciel et les fait également retomber en pluie. Je ne nie pas la beauté apparente du système; mais il a l’inconvénient de cacher aux contribuables l’emploi et la distribution de leurs ressources. Ils voient bien leurs revenus s’en aller en fumée; mais, ne voyant pas d’où vient la pluie qui les féconde, ils s’habituent à considérer les exigences de l’état comme des exactions, et ses bienfaits comme un don naturel.

Je suis allé ce matin voir le village indien de Lorette et acheter au chef de la tribu (qui est un Français aussi blanc que moi) une collection de babioles indigènes. La race rouge a disparu partout où elle s’est trouvée en contact avec la race blanche, s’imprégnant d’une teinture de plus en plus française, jusqu’à ce que l’origine primitive se reconnût à peine à quelques signes obscurs. Les Hurons de Lorette n’en ont pas moins leurs chefs, comme dans le vieux temps, et, chose étrange après deux siècles de civilisation, l’agriculture n’est pas encore leur occupation favorite. A côté du soin de leurs champs, la chasse et les petits ouvrages ingénieux occupent beaucoup de leurs heures ce sont des canots, paniers, pelotes, mocassins brodés, éventails de plumes, dont je fais ample provision, et ces grands patins ou traîneaux à marcher sur la neige, faits de cordes tendues dans un cadre de bois dur, espèces de raquettes longues d’un mètre et demi, dont on vend aux voyageurs de charmantes miniatures nouées avec des faveurs roses.

Il y a à Lorette un joli ravin, une jolie cascade; mais les chutes d’eau, si délicieuses en été, m’inspirent plutôt de la répulsion par ce temps froid et sombre. Je reviens sur l’autre bord de la rivière Saint-Charles, traversant les villages semés le long du chemin, où les paysans en bonnets de laine rouge rentrent au logis, la bêche sur l’épaule, d’un pas alourdi par les travaux du jour. Des brouillards flottent dans la vallée, le soleil couchant répand sur les nuages noirs un flot de lumière sanglante dont tout le ciel est embrasé; en face, sur la colline, les clochers de Québec, étincelant à travers la brume, se dressent du sein des vapeurs comme une vision merveilleuse.

24 octobre.

Laissez-moi aujourd’hui vous parler de la nature canadienne, puisque je n’ai rien de mieux à vous dire, et que l’huis-clos des délégués ne laisse pas percer la plus petite indiscrétion. Charles est venu me rejoindre ici depuis deux jours. Nous sommes allés hier à la cascade de la Chaudière malgré le dimanche, qui, en ce pays comme en Amérique, est un jour d’immobilité systématique et d’ennui volontaire. Des voyageurs n’ont pas le droit de perdre ainsi leurs journées. Nous avons donc, bravant le scandale et débauchant un hackman, fait cinq lieues de route en plein dimanche, au grand mécontentement de nos voisines de l’hôtel, qui en observaient religieusement l’oisiveté sédentaire, mais comptaient sur nous pour l’égayer. Un ferry à vapeur, luttant avec la marée, nous dépose à Pointe-Lévi, sur l’autre bord du fleuve, où passe le chemin de fer de Montréal. Tous ces environs sont rians, peuplés, bien que le sol n’y soit pas riche. En parcourant ces collines inégales, ces champs maigres, ces petites prairies arrosées dans les vallons, je songe que pendant presque une moitié de l’année tout cela est enseveli sous une neige sibérienne, et je m’étonne encore de tant d’aisance et de prospérité. Les maisonnettes sont blanches, soignées, entourées, avec les champs voisins, de barrières de bois. Quelques têtes de bétail, un ou deux chevaux paissent à l’entour de chaque ferme. Enfin les habitans endimanchés ont un air de contentement, de propreté, de bonheur, qui le cède à peine à celui des entreprenans colons de la Nouvelle-Angleterre. Il faut avouer que cette humeur sédentaire, qui pour un peuple est un vice, peut être une qualité chez les individus. Un pays grandit moins vite au milieu des lentes et laborieuses conquêtes du laboureur courbé sur le même sol que parmi les aventures hardies d’une civilisation affamée de richesse. Les longs efforts du fermier canadien ne sont pourtant pas stériles, et si le pays est moins riche dans son ensemble, l’ordre, l’économie, la persévérance, donnent l’aisance aux familles, qui savent vivre aussi heureuses avec moins de ressources.

En revanche, si le pays est pauvre, il est éminemment pittoresque. Le large fleuve épandu entre deux bords élevés et abrupts, des bois de pins et de bouleaux mêlés aux rochers sur ces côtes, à leur pied de petits villages adossés à des pentes rapides, de belles rivières encaissées dans des ravins sauvages qui viennent se noyer dans des baies tranquilles que troublent seulement les courans de la marée, des routes en corniche parmi les forêts ou sur les plateaux sillonnés de vallées humides, au milieu des vastes prairies entourées partout d’une barrière de sapins sombres et bornées au loin par des formes de montagnes bleues, tout ici a un caractère de grandeur, d’immensité triste et sévère, qui n’est pas sans charme. — La Chaudière est une des rivières innombrables qui coulent au Saint-Laurent. Comme le Niagara, dont elle est un peu la miniature, elle déchire brusquement un ravin au milieu des collines et tombe à pic dans l’entonnoir qu’elle a creusé c’est une gorge des plus sauvages, où elle bondit entre deux barrières d’escarpemens et de forêts. D’en haut, la vue domine toute la scène et embrasse, avec le cours sinueux du torrent, la couronne de montagnes calmes et brumeuses qui trônent à l’horizon. La chute elle-même n’est pas très haute,; elle n’a guère qu’une centaine de pieds; mais sa masse d’eau, les vapeurs blanches qui sans doute lui ont valu son nom, surtout la gracieuse disposition des rochers boisés qui l’encadrent, en font de beaucoup la plus belle des environs.

En revenant, nous nous sommes arrêtés dans une maison de paysans pour manger un morceau de pain et boire une tasse de lait. « Êtes-vous Français ou Anglais? ai-je demandé. — Monsieur, je suis Canadien. » La réponse est caractéristique et montre combien sont chimériques nos idées de nationalité opprimée chez nos compatriotes du Canada. Le fait est que les deux races s’unissent de plus en plus, qu’elles se confondent volontiers sous une même dénomination nationale, et qu’aujourd’hui la rivalité n’est plus entre les deux langues, mais entre les intérêts des deux provinces. Le vieux parti français, celui qui rêve l’affranchissement et l’union aux États-Unis, le parti rouge, comme on l’appelle ici, bien qu’il soit encore imbu de légitimisme et ennemi de la liberté de la presse, ce parti se sent impuissant et s’en irrite. Il y quelques jours, on a élu un membre du conseil législatif dans la circonscription des Laurentides, qui comprend le comté de Québec, Beaufort et tout le bas Saint-Laurent, c’est-à-dire la partie la plus française du Canada. M. Price, Anglais, l’a emporté sur M. Laterrière, Français, à une immense majorité, environ douze contre un. Une centaine de voix tout au plus, voilà ce qu’a pu réunir le parti de l’anglophobie dans un pays où l’on parle français. Et cependant, par une sorte d’inconséquence, tout en servant fidèlement l’Angleterre, quelques Canadiens gardent pour la mère-patrie un amour platonique et persévérant. Ainsi au bal des bachelors un jeune homme en uniforme anglais s’approche de moi et me dit « Vous êtes Français, monsieur? Oui, monsieur. Eh bien! monsieur (et il me prit la main avec chaleur), souvenez-vous qu’il y a ici, sous l’uniforme anglais, des cœurs qui battent pour la France. »

Montréal 28 octobre.

La pluie me poursuit avec une obstination irritante. Parti hier de Québec en nombreuse compagnie, je trouve ici le même déluge qu’il y a quinze jours. Donegana-Hotel a fait faillite, les autres auberges sont pleines bien heureux de pouvoir trouver quelque part un abri. Il y a ce soir grand bal donné aux délégués, qui, avec les mœurs errantes des Américains, poursuivent leurs délibérations en se promenant de ville en ville et de fête en fête, traînant à leur suite la moitié de la société de Québec.

Il est probable qu’en fondant la monarchie du Canada, les rédacteurs de la constitution imiteront de très près les institutions anglaises. Une des questions épineuses était celle de l’élection de la chambre haute ou conseil législatif de la confédération nouvelle, parce qu’elle enveloppe, à vrai dire, le principe même du gouvernement. Le conseil législatif des deux Canadas, qui procédait autrefois de l’élection directe de la couronne, est issu maintenant du suffrage populaire, sauf le droit acquis de quelques anciens membres qui ont été maintenus à vie; mais pour l’union nouvelle une foule de systèmes sont en présence. Le conseil sera-t-il héréditaire, à vie, élu temporairement, nommé par la couronne, par les législatures locales, par le peuple, ou bien adoptera-t-on un système mixte ? Quelques-uns soutiennent le système que Stuart Mill a préconisé dans son livre, et que j’appellerai l’élection de droit, c’est-à-dire l’aristocratie politique à vie des anciens juges, grands fonctionnaires et ministres désignés par la constitution pour faire partie de la chambre, et promus de droit en sortant de charge, sans que le gouvernement puisse les choisir. C’est assurément une idée féconde, et peut-être ce qu’il y avait de plus sage était-il de combiner ce système avec celui de l’élection, en réservant un certain nombre de sièges à la désignation des législatures provinciales; mais alors les sièges de la chambre haute ne pouvaient ni être fixes en nombre, ni se répartir toujours également entre les provinces, et ce système avait peu de chance d’être adopté dans une assemblée où se rencontrent des ambitions rivales qui ont besoin de limites précises.

L’hérédité soulève les mêmes objections elle ne peut d’ailleurs prendre racine dans un pays accoutumé à l’élection populaire. Il y a encore le système américain d’un sénat élu tout entier par les législatures des états, et c’était évidemment le meilleur parti à prendre. Il paraît pourtant que les délégués sont décidés à en confier le choix à la couronne. Reste à savoir quels tempéramens on apportera au principe pour empêcher que la chambre haute ne devienne un corps de domestiques ou un hôpital d’invalides. Il est vrai qu’avec le gouvernement sage, impartial, éclairé de l’Angleterre, un pareil danger n’est guère à craindre; mais ce n’est pas une raison pour faire une constitution boiteuse, dont l’avenir dira peut-être les inconvéniens.

Outre la question politique générale, il y a celle des intérêts locaux. On s’est vite trouvé d’accord pour distribuer, suivant la population des provinces, les sièges de l’assemblée législative ou chambre d’assemblée. Elle comptera 194 membres, dont 82 pour le Haut-Canada, 65 pour le Bas-Canada, 39 seulement pour les états maritimes; mais les sièges de la chambre haute seront autrement répartis. Ainsi l’Acadie (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, île du Prince-Édouard) aura droit, dit-on, à 24 députés, Terre-Neuve à 3, le Haut et le Bas-Canada chacun à 24 seulement. Autre question non moins disputée comment organiserait-on le pouvoir exécutif dans chacun des états formant la confédération nouvelle? Le pouvoir exécutif serait-il aux mains d’un ministère responsable ou d’un gouverneur élu comme aux États-Unis? Si l’on en croit les bruits qui courent, on laisse à chaque province le droit de décider elle-même sur quel patron sera taillé son gouvernement. L’accord s’établit, parce que le pays veut qu’il s’établisse, et que dans ce dessein il a composé la délégation mi-partie de membres du parti anglais, mi-partie de membres de l’ancienne opposition française aujourd’hui au pouvoir. Les rouges n’ont pas obtenu une nomination.

C’est que la guerre civile des États-Unis inspire aux Canadiens une crainte salutaire de cette annexion dont leurs terribles voisins les menacent. Elle leur donne en même temps l’audace de résister à ce qu’ils considèrent au fond comme leur destinée, car le danger de l’annexion est ajourné, mais non pas vaincu. Les embarras de l’Amérique, si déplorables à tant d’égards, sont après tout l’unique espoir de salut de la petite nationalité canadienne. Malgré sa pauvreté relative, malgré le déficit annuel de son budget, le Canada peut encore avec avantage opposer sa dette actuelle de 400 millions aux milliards incalculables de la dette des États-Unis. Il a fait de grosses dépenses pour l’armement de ses milices; mais sous ce rapport les États-Unis n’ont rien, que je sache, à lui envier. Les Canadiens, qui n’ont jamais eu pour la république américaine qu’un zèle douteux et intéressé, font aujourd’hui des vœux pour qu’elle reste divisée; mais, sitôt la guerre achevée, l’Union rétablie, la dette américaine éteinte ou répudiée, ne se laisseront-ils pas de nouveau convaincre qu’ils auraient profit à l’annexion? A vrai dire, sans trop l’avouer à personne, sans peut-être se l’avouer à eux-mêmes, ils en sont convaincus d’avance, et le projet actuel n’est qu’une autre forme du besoin qui les y pousse. Si fort que l’on tienne au maintien de la petite nationalité canadienne, si fort aussi qu’on admire la sagesse du gouvernement britannique dans ses rapports avec ses colonies, on ne peut nier ce qu’il y a d’artificiel dans leur union à une métropole située au-delà des mers, quand elles ont à leur porte, avec un peuple de même race, l’un des plus grands et des plus riches pays du monde.

Autrefois, quand un monopole réciproque enchaînait l’Angleterre aux colonies, elles pouvaient encore s’abuser sur les prétendus bienfaits d’une union qui était leur ruine. Aujourd’hui que le mariage commercial des États-Unis et du Canada est depuis longtemps consommé par le sage libéralisme de la mère-patrie, l’évidence éclate à tous les yeux. Sur 45 millions de dollars, chiffre total des importations pendant l’année 1863, 23 millions venaient des États-Unis, 22 millions seulement de tous les autres pays du monde. Sur 37 millions de dollars, somme des exportations, 20 millions allaient aux états, 17 seulement au reste du monde. La population émigre aussi vite qu’elle se multiplie; elle va chercher aux États-Unis de plus gros salaires, une vie plus large et plus abondante, un plus vaste théâtre pour son activité. La petite colonie française, abandonnée de la mère-patrie, qui a pu, en un siècle et sous la sujétion d’une race étrangère, croître spontanément de soixante-cinq mille à un million d’âmes, n’a pas perdu sa vitalité extraordinaire. Elle déborde dans toute l’Amérique, peuple le Mexique, la Plata, les Antilles, remplit en ce moment les armées du nord et du sud; mais elle ne s’étend plus guère chez elle le trop plein coule ailleurs. En 1863, l’émigration a augmenté de 17 pour 100 sur 1862; pour les neuf premiers mois, l’émigration de 1864 dépasse déjà de 32 pour 100 celle de 1863. N’était l’attachement des Franco-Canadiens pour leurs foyers, la population s’éclaircirait plus vite encore. L’agriculture est routinière et se traîne dans les vieux erremens. Aujourd’hui encore, à huit lieues de Québec, on est au bout du monde il n’y a plus rien au-delà que des déserts. Les terres n’ont pas de valeur, parce qu’elles manquent de débouchés. Les routes sont rares, mauvaises, obstruées pour la plupart de péages onéreux. Aussi, tandis que les produits du sol surabondent dans les campagnes et qu’il règne dans certains districts écartés un bon marché désastreux, l’Angleterre semble avoir communiqué aux grandes villes quelque chose de sa cherté. Québec même est loin d’avoir aujourd’hui toute son ancienne importance commerciale. Les canaux de l’état de New-York lui enlèvent tout le commerce des grands lacs; les chemins de fer des états de l’est détournent son propre négoce vers les voies toujours ouvertes des ports américains. Plus les moyens de communications deviendront nombreux, rapides et économiques, plus le courant qui écoule les produits du Canada abandonnera les régions septentrionales, qui en étaient jadis la seule issue. On multipliera les canaux, les chemins de fer vers New-York, Boston et Portland; mais on ne fera pas fondre les glaces qui obstruent pendant cinq mois l’embouchure du Saint-Laurent. Le Canada n’aura même plus sa saison d’activité intermittente et temporaire pour racheter son temps annuel d’engourdissement forcé. Chaque année, la navigation du Saint-Laurent diminue les deux canaux creusés à grands frais pour ouvrir aux lacs l’accès de la mer, le canal Welland, qui tourne les cataractes du Niagara, et celui qui sert à éviter les rapides entre Montréal et Prescott, ne sont plus assez larges et ne rapportent rien. Sur le canal Welland, le transit a diminué de 12 1/3 pour 100 dans les six premiers mois de l’année. Sur les canaux du Saint-Laurent, la décroissance est encore plus inquiétante; elle est de 33 pour 100 sur l’année dernière. Remarquez que la diminution est d’autant plus grande qu’on se rapproche de la mer et qu’on dépasse une à une les voies ouvertes récemment par l’industrie américaine. Sur les canaux de l’état de New-York, il passe aujourd’hui des barques de 210 tonnes, ce qui réduit les frais de transport au point de tuer la marine canadienne et de rapporter chaque année un profit net de 5 millions de dollars. Ainsi le commerce du Saint-Laurent, au lieu d’arriver à la mer grossi du tribut des lacs et d’enrichir les provinces riveraines de son embouchure, semble au contraire rebrousser le courant du fleuve et reléguer au dernier rang les territoires du nord-est.

Je vois donc, en dépit de la confiance que tout le monde ici m’a montrée, le Canada condamné, dans son isolement, à un avenir insignifiant et stationnaire. L’annexion au contraire aurait pour lui mille avantages elle lui vaudrait un commerce libre, des marchés assurés, des routes, des chemins de fer, des canaux, des transports faciles, l’établissement immédiat d’une foule d’industries attirées par le bon marché de la main-d’œuvre, enfin l’immigration au lieu de l’émigration. Elle répandrait une vie, un sang nouveau dans ce corps étiolé où la croissance s’arrête, Les Canadiens le sentent et aimeraient mieux le taire; mais les Américains, qui le savent aussi, se chargent de le crier sur les toits.

Le Canada n’est, à vrai dire, qu’une dépendance des États-Unis; sans ce voisin, à la fois bienfaisant et redoutable, ce serait un pays perdu, sans ressources et sans avenir. Il ne peut maintenir son indépendance à côté du colosse aux cent bras qu’à la condition de former une puissance qui tienne la balance égale. Or ceux mêmes qui détestent le plus la république américaine doivent en comprendre la difficulté. L’alliance même ou la protection de l’Angleterre ne serait d’aucun secours au Canada contre un coup de main des États-Unis tout au plus pourrait-elle y jeter une armée qui serait prise jusqu’au dernier homme. N’est-elle pas forcée l’hiver d’emprunter aux Américains leur rade de Portland pour y faire aborder les paquebots-poste du Canada? Les États-Unis n’ont qu’à vouloir, et le Canada, séparé du monde, investi comme une place assiégée, livré sans défense aux incursions de leurs armées, n’a plus d’autre ressource que de se jeter dans leurs bras. Les Américains se croient bien certains de n’en faire qu’une bouchée. Le projet d’union des provinces les irrite comme une barrière qu’on essaie d’élever contre eux; ils voient d’un mauvais œil la coïncidence malheureuse de l’établissement d’un empire au Mexique et de la formation d’une nation rivale au Canada. Enfin la conduite de l’Angleterre durant leur guerre civile ajoute à ce grief un vif désir de vengeance. Les Canadiens, en ce moment, essaient d’un expédient temporaire pour éluder leur destinée ils voudraient, s’il était possible, satisfaire aux exigences de leurs intérêts matériels sans renoncer à leurs antipathies et à leurs affections nationales; mais je crains beaucoup qu’ils ne puissent résister à la pente fatale.

En 1849, le parti de l’annexion forma à Montréal une association puissante, dont le chef était M. Benjamin Holmes, membre du parlement canadien. Elle publia un manifeste qui exposait tous les inconvéniens de l’union de la colonie à cette mère-patrie lointaine qui, sans la tenir attachée par aucun lien naturel, la forçait à vivre en antagonisme avec le pays dont tous ses intérêts devaient la rapprocher. Elle y énumérait tous les remèdes à la stérilité et à la décadence dont cette union contre nature avait, disait-elle, frappé les deux provinces. C’étaient la protection des produits canadiens sur les marchés de la Grande-Bretagne, la protection locale des manufactures, une — confédération des provinces, — l’établissement d’une république fédérale indépendante, et en dernier lieu l’annexion aux États-Unis, à son avis seule efficace. Telle est en effet la gradation et la fin probable des tentatives de l’Angleterre pour consolider ces provinces elle a renoncé depuis longtemps au système ruineux de la protection ; elle essaie aujourd’hui d’une confédération coloniale. Elle se résignera, s’il le faut, à la république indépendante ; mais de là à l’annexion il n’y aura plus qu’un pas. Le bon sens de l’Angleterre commence, je crois, à le comprendre ; il dénoue peu à peu et rompra un beau jour le lien fragile et artificiel qui la rattache à ses colonies. Le lendemain, les deux Canadas feront partie des États-Unis.

29 octobre.

Je dis adieu au Canada et à ses pompes. De Chicago, où je me dirige, je gagnerai Columbus, Cincinnati, Pittsburg, tout ce que j’ai sauté à pieds joints la dernière fois. L’élection d’ailleurs approche, et l’ouest est le pays le plus curieux à observer au moment de la lutte, parce que les partis y combattent à armes égales. On voulait m’entraîner à Ottawa, où la délégation va terminer sa promenade triomphale. Enfin me voici en route, non pas en chemin de fer (c’est demain dimanche, et tous les trains s’arrêtent à l’heure du service), mais sur le steamer de Toronto, remontant depuis trois heures d’écluse en écluse le long canal qui borde les rapides du Saint-Laurent.

Les habitans de Montréal ont offert ce matin aux délégués un banquet, suivi de longues harangues ceux-ci persistent à envelopper de mystère le résultat de leurs conférences ; ils veulent soumettre leurs résolutions à l’Angleterre avant de les rendre publiques. Leurs discours d’ailleurs respirent un royalisme irréprochable. M. Cartier, du Bas-Canada, a donné l’exemple de la courtoisie en choisissant la langue anglaise pour se mieux faire entendre de ses auditeurs ; il a été jusqu’à dire que les Canadiens dès l’origine avaient compris combien étaient creuses les institutions purement démocratiques[4], et qu’aujourd’hui, bien loin de se démentir, ils souhaitaient plutôt d’augmenter la prérogative royale.

Après le succès de la conférence, le grand événement du jour est le raid des confédérés dans l’état de Vermont. Vous avez sans doute entendu parler de cette curieuse expédition, à laquelle les Américains accusent le Canada d’avoir prêté aide, mais qui semblait n’être au fond que le coup de main hardi d’une poignée de brigands. Il y a peu de semaines, le village paisible de Saint-Albans, dans l’état de Vermont, était réveillé la nuit par un bruit de guerre. Une bande d’hommes armés avaient envahi les rues, forcé la porte de la banque, tué le gardien qui tentait de la défendre, volé l’argent, les chevaux, et mis le feu aux maisons. Le lendemain, ils avaient passé la frontière et cherché l’abri de la neutralité canadienne. Ni la police, ni la loi, ni la main même des habitans, ne pouvaient les atteindre au-delà de cette barrière idéale élevée par la foi des peuples. Leur brigandage s’était préparé sur la terre canadienne ils y recélaient maintenant leur butin et leur impunité mais le gouvernement des États-Unis avait le droit de la plainte, et il s’unit aux victimes pour demander justice.

On hésite à la lui rendre. Il paraît maintenant avéré que ces pirates ne sont pas des voleurs vulgaires, que ce sont de véritables rebelles envoyés du sud, commandés par des officiers de l’armée confédérée, et agissant d’après leurs ordres officiels. Une lettre récente du fameux émissaire de la rébellion George Saunders, l’ami et le confident intime de l’archi-rebelle (comme appellent Jefferson Davis dans leur style biblique les journaux yankees), et qui, depuis la comédie pacifique de Niagara, est resté sur la frontière du nord le grand organisateur des conspirations et des pirateries[5], atteste qu’en vérité les prétendus malfaiteurs de Saint-Albans sont de loyaux serviteurs du gouvernement de Richmond. Eux-mêmes se vantent de leur brigandage comme d’un glorieux fait d’armes et d’une juste représaille des dévastations du général Sheridan dans la vallée de la Shenandoah. Une faction nombreuse les soutient et applaudit à leur audace. Il ne manque pas au Canada de gens qui croient faire acte de patriotisme en prenant chaudement leur parti. Ils n’en sont pas moins aux mains de la justice, enfin réveillée de son indulgence, et, quoique défendus par les premiers avocats du pays, ils courent grand risque d’être pendus. La justice canadienne ne pourrait leur faire grâce sans justifier les imputations des Américains et encourir aux yeux de l’Europe un grave soupçon de complicité.

Puisque j’ai prononcé le nom du général Sheridan, laissez-moi vous dire un mot de sa nouvelle victoire. Il a fait l’autre jour une chose que les historiens ne manqueraient pas d’appeler un prodige, si elle était l’œuvre d’Alexandre ou du grand Condé. Son armée était en déroute, lui-même à vingt lieues de là. On l’appelle, il accourt; il entend la canonnade, il arrive haletant, et, pour employer une phrase classique, « par sa seule présence étonne l’ennemi. » Le fait est qu’en une heure il avait retourné la victoire, et que le gouvernement de Washington n’a pas eu moins à se glorifier que celui de Richmond.

Cet héroïque Sheridan, le plus heureux et déjà presque le plus populaire des chefs de l’armée fédérale, n’a pas encore trente ans. Son armée tout entière est commandée par des jeunes gens comme lui. On cite un de ses généraux à peine âgé de vingt-deux ans, exemple non moins surprenant à notre époque que celui de Pitt ministre à vingt-trois ans dans d’autres temps. C’est peut-être à cette jeunesse des chefs qu’on doit les brillans succès de l’armée.

Le jour baisse, et il faut me taire. Nous avons déjà remonté une douzaine d’écluses, et le canal ne semble pas près de finir. Les rapides du Saint-Laurent sont fort grandioses. Dans une immense plaine, parmi des milliers d’îles, le fleuve roule sur une étendue de plusieurs lieues avec la rapidité d’un torrent de montagne. Ne craignez pas d’ailleurs que je vous décrive longuement le plus grand des fleuves du monde la corde du pittoresque est rompue, ou du moins rouillée en cette saison. Ce n’est pas devant les horizons dénudés de l’hiver qu’aime à s’éveiller la muse descriptive elle s’endort, comme une marmotte, à la chute des feuilles.

30 octobre.

Notre navigation se prolonge, et ne finira pas avant demain. Je m’occupe à regarder le Saint-Laurent, qui m’apparaît maintenant sous un aspect nouveau. Les Thousand-Islands ne sont pas indignes de leur renommée. Il y a au-dessus des rapides d’étroits passages où l’énorme masse d’eau se déchire un chemin au milieu des îles avec une telle violence que la surface en bouillonne comme une mer agitée et que le bateau s’arrête, avançant à grand’peine, comme un nageur combattu par la marée. Qu’est-ce donc dans la partie voisine du canal, et où le fleuve descend par une sorte d’escalier de cascades submergées avec la largeur d’un bras de mer et une profondeur telle que les plus gros navires y passent en toute saison On dirait un lac troublé dans son équilibre et coulant tout entier par-dessus un continent. Les îles, que l’été dernier je vous dépeignais arides et brûlées, se composent de masses de rochers capricieuses et couvertes d’une vaste forêt de pins où paraissent à peine de place en place quelques cabanes. La terre est couverte de buissons rampans, rouges comme du sang, dont la feuille résiste à la gelée. Les forêts, éclaircies par l’hiver, gardent encore des touffes d’un brun roussi qui se mêlent aux verts bouquets des pins et des genévriers…..

Le capitaine nous tient en panne et nous annonce une tempête sur le lac. Kingston, d’où je vous écris, est une vieille ville fortifiée à l’entrée du lac Ontario et à l’extrémité du canal d’Ottawa. Je ne sais s’il y règne pendant la semaine quelque animation; mais son habit des dimanches est, comme toujours, un habit d’enterrement. Toronto, 1er  novembre.

L’orage sur le lac était une hallucination du capitaine. Hier soir, à peine débarqué à Toronto, je suis allé voir mes amis anglais du Lac-Supérieur. La petite coterie de Sault-Sainte-Marie était dispersée aux quatre vents du ciel. Les seuls qui fussent restés au bercail étaient le capitaine et Mme L…, qui m’ont fait le plus gracieux accueil. On m’a mené dans le monde ; j’ai entendu un concert, un théâtre de société. Ce ne sont pas les relations agréables qui me manquent ici, et j’y ai le plaisir, rare en voyage, de retrouver des figures connues ; mais la ville elle-même n’a rien qui me retienne c’est une grande cité inachevée, à l’américaine, pleine encore de boue, de terrains vagues et de masures, quoique taillée dans des proportions colossales et ornée de monumens massifs qui lui donnent déjà un grand air. Je reviens à l’Amérique, où les événemens se précipitent et tirent à leur fin. Je pars cette nuit même pour Chicago, et pour faire ma rentrée dans la politique américaine je parcours en attendant les journaux de New-York.

Je passe sur les récits de batailles. Le journalisme américain excelle à servir le réchauffé, ou, si vous aimez mieux, le refroidi. Quinze jours après une victoire, vous en retrouvez les récits arrangés de telle manière qu’au premier coup d’œil vous pouvez croire à une victoire nouvelle, et que vous achetez le journal sur la foi du titre. Voilà le but et la raison de cette miraculeuse multiplication des nouvelles. Pour le moment, les journaux des deux partis ont pris plus que jamais leurs allures de combat. La Tribune est pleine de petits articles courts et exclamatoires, tels qu’on les lance à la dernière heure pour rallier les timides et les conduire à l’assaut. Le Herald n’a pas encore fait son choix. Dans sa majesté de journal à l’enchère, il a élevé, lui aussi, sa plate-forme en opposition aux deux plates-formes officielles, et somme Mac-Clellan ou Lincoln de s’y conformer. Ces airs de législateur sont bien ridicules surtout avec les gros mots et les plaisanteries charivaresques qui accompagnent ces oracles. Il y a quinze jours, il exposait comme quoi le président Lincoln devait indubitablement triompher. Aujourd’hui il fait remarquer que les républicains ont perdu 30,000 voix sur les élections dernières, et dans un article habilement balancé berne les candidats comme une paire de dés dans un gobelet. Quant au World, au Daily News, au Chicago Times et à tout le moindre fretin de l’armée sudiste, je leur croyais la voix éraillée à force d’avoir crié ; mais voilà qu’ils élèvent encore le ton de leurs invectives. Lincoln n’était jusqu’à présent qu’old Abe, le vieux charlatan, le bouffon sanguinaire, et l’emphase mélodramatique des injures qui lui étaient lancées gardait toujours une nuance de gros rire brutal de cabaret. A présent le lyrisme échauffé des orateurs et des écrivains démocrates lui a trouvé un nom plus digne de la solennité de leurs derniers appels on le surnomme l’arch-fiend, le roi des démons, comme Jefferson Davis l’arch-rebel; mais je laisse ces petits détails et je cours aux faits.

Il n’est question partout que de l’audacieuse fraude électorale commise à Baltimore par les commissaires chargés de recueillir les votes des soldats de l’état de New-York. Vous savez quelle importance a le vote de l’armée. Il y a des états qui, dans leurs élections locales, ont donné la majorité aux démocrates, mais où le vote militaire rendra sans nul doute l’avantage aux républicains. Il paraîtrait que les démocrates ont imaginé de tourner à leur profit cet appoint décisif de la majorité républicaine. La chose est bien simple quand on songe que le vote se divise par états, et que les commissaires chargés d’y présider sont nommés par les gouverneurs, qui peuvent être aussi bien démocrates que républicains. Or un certain Edward Donohue, nommé par le gouverneur Seymour pour ce travail important, a inventé un moyen de falsifier les pièces mêmes du vote. Il s’est procuré les rôles de l’armée, les noms des électeurs, ceux des officiers, ceux des commandans, et avec une audace inouïe s’est mis à fabriquer de faux bulletins. Ce n’est pas tout ressuscitant les anciens cadres, il faisait voter les soldats morts, les déserteurs, les vétérans licenciés, jusqu’à des soldats imaginaires qui n’avaient jamais existé, s’exposant à une découverte certaine le jour où, supputant le nombre des votans, on en aurait trouvé plus que d’électeurs. C’était un faux matériel, car le vote de chaque soldat devait porter, avec son nom, la signature de l’officier, qui en garantit l’authenticité, et celle du quartier-maître, qui répond de l’identité de l’officier lui-même; mais Donohue, Ferry et leurs complices ne sont pas hommes à reculer pour si peu. Peut-être même leur mensonge aurait-il passé inaperçu, s’ils n’avaient compté dans leurs rangs un espion qui les a dénoncés.

Voilà les faits tels qu’on les raconte. Est-ce une invention des républicains, ou, comme les démocrates voudraient nous le faire croire, une comédie de la police? Je ne le pense pas, car il y a des témoignages concluans, et le réquisitoire, demandant la peine de mort, est d’une sévérité qui écarte tout soupçon de complicité entre l’accusé et ses juges. On insinue, non sans raison, que la fraude ne pouvait réussir qu’avec la complicité du gouverneur, et qu’il serait bien juste de faire remonter la responsabilité du crime de l’agent à l’instigateur, de la créature du gouverneur ce haut personnage lui-même. En attendant, les prévenus ont été traduits devant un conseil de guerre au lieu d’être livrés à la justice ordinaire de leur état, et la raison qu’on en donne montre bien le côté faible des institutions américaines. Le crime ne tombe, dit-on, ni sous le coup des lois des états, ni sous le coup des lois de l’Union; il y du reste conflit de juridiction entre les tribunaux de l’état de New-York, auquel les accusés appartiennent, et ceux de l’état du Maryland, où le crime a été commis. L’autorité militaire, ce grand deus ex machinâ qui tranche avec le sabre toutes les difficultés politiques, devait donc s’en emparer. La vérité est que, le gouverneur ayant trempé dans le complot, le président ne pouvait s’en remettre à lui de la poursuite; l’affaire, abandonnée à l’état de New-York, tombait entre les mains de juges démocrates qui auraient acquitté les yeux fermés.

Tout en s’indignant contre ces expédiens criminels, les journaux républicains tonnent contre le pacifique Canada, qu’ils accusent d’entretenir à la fois une pépinière de voleurs rebelles et une armée de votans illégitimes, prêts à envahir le pays à la veille de l’élection. Les magistrats locaux reçoivent l’ordre de surveiller strictement les listes électorales et d’exiger des électeurs des certificats de notoriété. Enfin la lutte est si vive, si pressante, qu’on craint que le moindre cheveu ne change les poids de la balance. L’or remonte, ce qui n’indique pas grande confiance. Il court des bruits fâcheux aux armes fédérales. De leur côté, les gens du sud trouvent des ressources nouvelles dans un effort inattendu. On dit que, pour résister plus longtemps, ils sacrifieront jusqu’à leur institution sainte. Les gouverneurs des états de Virginie, des deux Carolines, de la Georgie, de l’Alabama et du Mississipi se sont réunis en convention le 17 octobre pour signer ensemble une proclamation solennelle d’union obstinée jusqu’au dernier sou et jusqu’au dernier homme. Ils offrent de mettre les esclaves de leurs états respectifs à la disposition du gouvernement confédéré pour en faire des soldats. On donnerait aux survivans seize acres de terre et la liberté. Cinq cent mille nègres seraient ainsi armés, comme ces esclaves et ces prisonniers que les Romains envoyaient à la boucherie en leur promettant la liberté. On recommande aux planteurs de ne pas laisser leurs esclaves s’enfuir aux armées fédérales, afin de les garder en réserve pour la dernière effusion de sang. « Après avoir épuisé nos blancs, nous ferons, dit un journal de Richmond, tuer nos nègres jusqu’au dernier. » L’enrôlement des nègres tue à la fois et l’esclavage, dont c’est le coup de grâce, et cette malheureuse race noire, qu’on extermine en l’émancipant.

Chicago, 3 novembre.

Je suis à l’heure qu’il est dans un dénûment complet. Arrivés à Détroit avec un long retard, on nous embarque sans nos bagages, qui arriveront Dieu sait quand. La locomotive siffle, le train s’ébranle, le facteur court après le mécanicien. « John! il en reste, ce n’est pas tout. — All right, never mind ! » Et nous voilà partis. Si je m’en plains, l’agent s’offense; il va me répondre comme on a répondu un jour à l’un de mes amis « Mon garçon, c’est votre faute, je n’y puis rien. » Les cars sont pleins de monde. A chaque station, un flot de passagers se précipite et se promène piteusement sans trouver place mais le conducteur nous dit « Restez debout. » C’est traiter le voyageur avec un peu trop de sans-façon.

J’ai peu de chose à vous dire de la route; c’est la monotonie habituelle du paysage américain des plaines et encore des plaines, des forêts et toujours des forêts, çà et là des villages, des fermes, une bande de terres défrichées sur les deux bords du chemin de fer. J’ai cependant pu observer combien le Haut-Canada était encore sauvage, combien l’état de Michigan était encore peu habité, sauf dans la partie sud qui touche à l’Illinois et à l’Indiana. Il y a place pour une immense population; cette uniformité même, qui ennuie le voyageur, favorise le progrès de l’agriculture. Vous savez qu’en Amérique la colonisation suit les chemins de fer encore deux ou trois percemens de la péninsule isolée entre les trois lacs, et les populations vont s’y abattre en foule. Cette Amérique est vraiment destinée par la nature à servir l’ambition démesurée de ses habitans. Pas de variété naturelle, pas d’obstacles au mouvement des peuples, pas de pittoresque inutile et gênant. De la Nouvelle-Orléans jusqu’aux grands lacs, des Alleghanys jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, le continent tout entier n’est qu’une vaste plaine. Jamais terre n’a été mieux faite pour recevoir une civilisation improvisée et multiplier en peu d’années les peuples. Les divisions, les particularités nationales n’y peuvent guère prendre racine. L’unité de la nation américaine est nécessaire au mouvement continuel de ses populations nomades, et ce mouvement, ce mélange même, la ramèneront toujours à l’unité.

Mais je m’égare bien loin de mon itinéraire. De Toronto à Port-Sarnia, au-dessus du lac Saint-Clair, j’ai suivi le Grand-Trurck railway de mauvaise renommée. Le lac Huron se déverse là tout entier par un canal étroit, qui n’est pas deux fois aussi large que la Seine, mais dont la profondeur énorme et la prodigieuse rapidité disent la masse d’eau qui s’y écoule. On le traverse sur un bateau à vapeur qui, pour lutter contre le courant, doit se tenir dans une direction presque parallèle au rivage. De là on se rend à Détroit ou plutôt à la jonction, car je n’ai rien vu de la ville, puis par le Michigan central, autour du lac Michigan, jusqu’à Chicago. La ville me paraît immense et bien plus taillée dans le grand que New-York elle-même. Plus les villes américaines sont récentes, et plus elles sont colossales. Un Français qui a vécu à San-Francisco me disait que la cité californienne est de beaucoup la plus vaste, la plus riche et la plus luxueuse des États-Unis.

La querelle s’aigrit entre le Canada et l’Amérique. Ceux mêmes qui chez eux font des vœux pour les rebelles ne pardonnent pas à une terre anglaise de servir de refuge aux pirates du sud. Ceux-ci deviennent plus audacieux que jamais. Ils viennent de saisir en mer le Roanoke, un paquebot qui revenait de la Havane; ils ont failli l’autre jour tenter un coup hardi sur Buffalo, et n’en ont été détournés que par l’avis donné à temps aux magistrats de la ville par les autorités anglaises. Vous voyez que le Canada fait son devoir, et qu’il serait injuste d’exiger plus; mais c’est pour la haine des deux peuples une occasion de se déployer. Il paraît qu’à Montréal, où s’instruit le procès des brigands sudistes, l’opinion est toujours très vive en leur faveur folie non moins grande que celle des provocations américaines. Ce n’est ni pour l’un ni pour l’autre peuple le moment d’entamer des disputes d’où la guerre peut naître.

Il est vrai que l’Angleterre s’y prend mal pour les apaiser. Ne riez-vous pas de l’admonition paternelle que l’Anglais sir H. Houghton et ses trois cent mille compatriotes adressent, au nom de l’humanité, à leurs frères cadets d’Amérique pour les décider à cesser une guerre fratricide et à se donner le baiser de paix? Cette pièce est un chef-d’œuvre de sotte maladresse et de naïve infatuation. Comme ces airs de bon apôtre conviennent bien au peuple anglais! Quelle sollicitude, et combien doivent en être touchés les Américains, qui savent toute la sympathie qu’on a pour eux chez nos voisins, tous les efforts qu’a faits le cabinet de Londres pour mettre à la raison les corsaires audacieux qui viennent s’équiper dans les ports neutres de la Grande-Bretagne! Il est vrai que les principaux signataires de l’adresse internationale sont connus pour des partisans déclarés de la sécession; ils l’ont publiquement assistée jusqu’à ce jour de leur influence, de leur parole et de leur argent. Ils ne pouvaient d’ailleurs imaginer rien de mieux pour stimuler l’humeur guerrière de leurs bons cousins.

4 novembre.

Tout le monde sait l’histoire de Chicago. Ce n’était, il y a trente ans, qu’un hameau de huttes indiennes. Il y a dix ans, elle n’avait que 34,000 habitans; au dernier recensement de 1860, elle en comptait près de 110,000. Aujourd’hui enfin on évalue sa population à 175,000 âmes. Elle est la métropole de l’ouest, la grande étape de l’émigration sur le chemin de la prairie, le centre d’un réseau immense de chemins de fer et de canaux, l’entrepôt du commerce des lacs, la rivale heureuse de Saint-Louis et de Cincinnati. Elle exporte du charbon, du fer, des bois de construction, des peaux, des viandes salées, des grains surtout: on l’a surnommée l’Odessa de l’Amérique. Elle commande la navigation des grands lacs, comme New-York commande celle de l’Océan. Comme New-York aussi, elle est le creuset où viennent se fondre et s’assimiler toutes les nations du monde. On est presque effrayé lorsqu’on se figure ce que Chicago sera devenu dans cinquante ans.

Je viens de me promener dans cette grande agglomération de carrés séparés par des rues immenses où règne plus à l’aise une activité aussi grande que celle de New-York. A New-York, le quartier des affaires est un égout encombré de marchandises. Ici les tonneaux, les caisses s’entassent au bord de la chaussée, et un large espace reste ouvert aux piétons. Les maisons sont monumentales et majestueuses, dans ce genre bazar et boutique qui est celui du génie américain. On sent bien pourtant que la ville est nouvelle et improvisée; elle est pleine de disparates choquantes on y voit des pavés défoncés, des trottoirs de bois, à côté de magnifiques dallages de granit. Les habitans aussi laissent à désirer on dirait des ouvriers ou des campagnards endimanchés; c’est le type ordinaire de l’ouest. On voit des hommes grossièrement vêtus conduire d’élégans attelages. Enfin, à deux pas des grandes rues, on entre dans des cloaques de chemins boueux et de maisons de bois clairsemées, où rôde une population germanique et irlandaise d’aspect encore très rustique: voilà la vraie ville de Chicago.

Un ami fait l’été dernier à Saratoga, en une demi-heure, me mène dans ces tristes faubourgs visiter les grandes boucheries qui font aujourd’hui concurrence à celles de Cincinnati. On les a assez décrites pour que je me dispense de vous y promener longtemps parmi les chairs palpitantes et les cuves pleines de sang. En une minute, l’animal est saisi, assommé, échaudé dans de grandes chaudières, éventré, râclé avec de grands couteaux par mille mains actives, et suspendu sous un hangar à des crochets de fer au bout d’une file innombrable de cadavres. C’est par la division du travail qu’on arrive à cette promptitude et à cette perfection. Les équarrisseurs ont du sang jusqu’aux épaules, leurs vêtemens en sont imprégnés. Je vois sans beaucoup de pitié les porcs tomber sous le maillet de l’exécuteur, leurs hurlemens affreux ne m’inspirent que du dégoût; mais je ne puis entendre le beuglement d’angoisse des grands bœufs terrassés sous le marteau qui leur enfonce un coin d’acier dans la tête. Ailleurs des nègres de taille athlétique découpent à grands coups de hache les carcasses saignantes dont les quartiers roulent par une trappe à l’étage inférieur : c’est là qu’on les sale et qu’on les prépare. Cette horrible industrie est une des grandes richesses de Chicago.

En revenant, nous parcourons Michigan avenue, une longue allée qui s’étend au bord du lac, entre une grande plage sablonneuse où les vagues déferlent et une rangée irrégulière de belles habitations entourées de serres et de jardins. Des troupeaux de vaches nomades y errent en liberté, broutant l’herbe maigre qui croit dans des fossés. C’est là pourtant, et dans Wabash avenue, que demeure le monde riche et élégant de la ville. Encore un pas, et nous sommes dans Lake street, le Broadway de Chicago, au milieu du bruyant tumulte de la cité commerçante. Ce noyau central est entouré de trois côtés par le lac et par les deux branches de la rivière Chicago des ponts tournans le rejoignent aux faubourgs du nord. Les grands bateaux à vapeur, des lacs vont et viennent sans cesse dans la rivière, qui forme un port naturel sur une longueur de cinq milles au-dessus de son embouchure. Tout le long se dressent les hautes tours de bois de ces élévateurs où passent, dit-on, chaque année vingt millions de boisseaux de blé.

C’est dans quatre jours qu’a lieu l’élection. Il me semble que le parti républicain, sans être sérieusement compromis, commence un peu à s’affaiblir. Les dernières victoires, qu’on a tant célébrées, n’ont servi qu’à verser du sang. Grant, de qui on attendait quelque prochain coup de tonnerre, se contente de fortifier sa position, sans avoir toujours l’avantage dans les combats quotidiens des avant-postes. Il a fait tuer en une seule campagne plus d’hommes qui n’en fallait il y a cinquante ans pour soumettre tout un empire. Il a payé chaque pouce de terrain d’une vie humaine. On l’accuse maintenant d’être un sluggard, un de ces généraux dont tout l’art consiste à sacrifier obstinément les hommes, et qui pour franchir une rivière y font une jetée de cadavres. Sans doute le président Lincoln souhaite ardemment de pouvoir jeter dans la balance, à la veille de l’élection, le nom d’une victoire nouvelle ; mais la bonne volonté ne suffit pas contre les triples et quadruples lignes dont les rebelles ont environné leur capitale. Meade a livré la semaine dernière à contre-cœur, et pour obéir à des ordres positifs, un assaut funeste à l’armée fédérale. Les journaux démocrates savent bien qu’ils mentent lorsqu’ils menacent le général Sherman d’une déroute je n’ajoute foi ni à leurs bruits de défaites dans l’Arkansas, d’invasions dans le Kentucky et dans le Tennessee, ni à leur comptes apocryphes d’ennemis innombrables. Toujours est-il que Grant matériellement n’avance pas, tandis que Sherman a beaucoup à faire de tenir ses communications libres contre les bandes armées qui harcèlent ses derrières.

Quant aux finances, l’or monte, la dette fait boule de neige, le papier-monnaie, dont la source avait dû être tarie, coule aussi abondamment que jamais sous la forme des billets des banques nationales, dont la réserve est déposée à Washington en bons de l’emprunt des États-Unis, et sous celle de ces obligations portant intérêt, ingénieux, mais ruineux déguisement du papier-monnaie. On calcule d’après les pièces officielles que la dette augmente de 11 millions par jour, déduction faite des énormes emprunts contractés par les états et les localités pour satisfaire aux exigences du gouvernement central et lui fournir les millions d’hommes qu’il a dévorés.

Vous pensez quel parti les démocrates tirent de ces dangers, quelle joie leur inspirent toutes ces inquiétudes, et combien, il faut le dire, à ce dernier moment de la lutte les préoccupations nationales sont noyées dans les rivalités politiques. Je sais que c’est le sort inévitable des oppositions, en temps de guerre, que de se trouver en fait, et souvent malgré elles, alliées à l’ennemi public ; mais il faut être bien endurci à la brutalité de la presse américaine pour ne pas frémir en lisant certaines feuilles démocrates, qui ne sont au fond que des feuilles rebelles. Écoutez ces titres significatifs mis en tête du Chicago Times « Inaction de Sheridan. — Condition véritable de l’armée en déroute d’Early. Grant fait une nouvelle tentative, et échoue comme de raison. Hancock et Meade refusent de conduire leurs hommes à un carnage inutile. » Ne croirait-on pas lire les journaux de Richmond ? Le Times n’est pourtant que le disciple fidèle et l’organe favori des héros de la convention démocratique. En août dernier, les ardens du parti lui donnaient des ovations et des sérénades pour le récompenser de son courage patriotique. Que penser d’un parti qui met sa gloire dans l’humiliation nationale ? Les mêmes hommes, je le sais encore, font des protestations hypocrites tandis que la main droite trempe dans la trahison, la main gauche fait des charités pompeuses aux blessés et aux veuves. La semaine dernière, au meeting démocratique de Joliet (Illinois), au milieu des oripeaux, des mascarades des chars attelés de dix chevaux, chargés, comme la voiture du bœuf gras, de groupes allégoriques et d’orchestres ambulans, on a promené quelques charretées de bois de chauffage et quelques tonneaux de farine pour les familles des soldat blessés ; mais je me défie d’une bienfaisance qui fait ainsi parade d’elle-même. Si le parti démocrate tient à prouver son patriotisme, qu’il se soumette à la conscription, qu’il paie sans murmurer les impôts, plutôt que d’acheter des ornemens d’or et des bannières de soie pour les déesses de la Liberté qu’il promène dans ses mascarades.

Qu’on dise, s’écrie le Chicago Times avec une indignation burlesque, que nous ne sommes pas dévoués à l’Union ! Vit-on jamais plus de drapeaux des États-Unis que dans le meeting de Joliet? Il y avait vingt mille personnes présentes; la procession avait cinq milles de long. » Voilà, en vérité, une manifestation bien imposante! mais ces porteurs de bannières nationales n’en veulent pas moins abaisser leur pays devant une minorité rebelle et déchirer en lambeaux le « glorieux emblème des stars and stripes! »

Ils font cependant la cour à l’armée. Ceux mêmes qui voudraient la voir exterminée par les rebelles professent pour elle une sorte de culte hypocrite et intéressé, Ils publient tous les jours par douzaines des lettres de soldats supposés qui annoncent l’unanimité de leurs corps pour Mac-Clellan et se plaignent de la pression qu’on exerce sur leurs votes. L’armée d’ailleurs est l’oracle infaillible qu’invoquent tous les partis. Ils trouvent commode de mettre dans la bouche d’un soldat leurs calomnies et leurs injures. Veut-on donner au président Lincoln un satisfecit populaire, on suscite un soldat écrivain qui, dans son éloquence militaire, envoie poliment Mac-Clellan to hell. Veut-on dénoncer au peuple de l’Illinois l’ivrognerie et l’incapacité de son futur gouverneur O***, vite le Chicago Times forge un vétéran qui a servi sous ses ordres et adjure ses concitoyens de ne pas nommer ce « damné lâche! » Veut-on reprocher au président Lincoln son refus d’échanger les prisonniers, mesure terrible dont son cœur a dû saigner plus que tout autre, mais rendue nécessaire par la barbarie des confédérés[6], voici la lettre d’un de ces prisonniers « qui a perdu un poumon et un œil, » et fulmine contre le tyran dans un style ampoulé et théâtral qui n’est pas assurément sorti du fond d’un cachot. Tel est en ce moment le prestige du sabre tout le monde le flatte et l’adore, et il n’y a pas de vérité qui obtienne autant de ’crédit qu’un mensonge revêtu de l’uniforme des boys in blue.

Vallandigham et ses amis suivent le courant. Ils se sont un peu relâchés de leur vertu farouche et se contentent d’un copperheadisme mitigé à l’usage des gens timides. Pendleton, leur créature et leur âme damnée, a enfin rompu son obstiné silence. Ils se disent tous aujourd’hui unionistes fidèles; ils se diront tout ce qu’on voudra, pourvu qu’ils fassent triompher la politique de désarmement qui anéantira le gain de quatre années de guerre et mettra le nord aux pieds du sud la foule malheureusement n’en voit pas si long. On lui promet la paix avec l’Union, on lui dit que ce but tant désiré, pour lequel on a fait tant de sacrifices, est sous sa main, et qu’après avoir combattu les états rebelles, elle n’a qu’à s’avouer vaincue pour les ramener dociles et repentans. Elle aime mieux écouter le charlatan qui promet l’impossible que l’honnête homme qui dit la vérité. Je crois que le président Lincoln sera élu, parce que l’Union est le premier, l’unique vœu de la majorité du peuple; mais parmi les électeurs mêmes de Mac-Clellan il y en aura beaucoup qui croiront, en le nommant, sauver l’Union.

5 novembre.

J’ai faim d’une autre nourriture que ces grossiers journaux que je dépouille consciencieusement tous les matins, et qui, malgré leur poivre et leur eau-de-vie, paraissent maintenant insipides à mon palais blasé. Pour se plaire en ce pays, il faut y être né, en avoir reçu l’éducation sèche et sommaire, s’être proposé le gain pour unique affaire et la spéculation pour unique plaisir. Si vous voulez vivre en Illinois, retranchez d’abord de votre esprit toutes ces branches superflues que développe l’éducation européenne, et qui ne peuvent fleurir au vent froid du positivisme américain. Soyez tout matière et arithmétique, mais encore plus arithmétique que matière, car votre vie sera partagée entre le comptoir, le cabaret et le meeting politique. Heureux peut-être les hommes qui peuvent réduire leur vie à ces termes simples

Ce serait un reproche banal que d’accuser les Américains d’aimer l’argent il en est de même dans tous les pays. Ce que je leur reproche, c’est l’unité fatigante de leur point de vue mercantile. S’agit-il de vanter un monument, une œuvre d’art, on vous dit ce qu’elle a coûté; un roman, ce qu’il a été vendu à l’éditeur. Le dollar est l’unité de valeur, la commune mesure, le pivot autour duquel tout gravite coutume qui simplifie bien des choses, qui peut-être a ses avantages, mais qui indique, sinon une corruption du sens moral, au moins l’absence de certaines idées. L’esprit des Américains est comme un clavier où plusieurs touches manquent. Ils ne connaissent qu’un emploi de leur vie, et ils s’y jettent tête baissée, avec la fureur sérieuse du joueur endurci.

Le hasard m’a mis en rapports avec un des commerçans les plus estimés de Chicago c’est un homme grand, maigre, anguleux, avec un front grave et soucieux, des traits durs, un regard sombre et calculateur, un visage qui ne sourit jamais, courtois d’ailleurs et hospitalier, mais si froid, si rigide, qu’il ressemble plus à une statue qu’à un homme. Mon nouvel ami s’habille de noir tous les dimanches, et assiste régulièrement au prêche dans le temple qu’il a contribué à bâtir. On le dit fort généreux il a donné de grosses sommes pour le rachat des conscrits lors des derniers appels du président. Hier à dîner, il me racontait que dans la spéculation, c’est-à-dire dans les affaires, qui ne sont pas autre chose, on perdait de temps en temps tout son avoir. « Pour ma part, dit-il, j’ai fait trois fois faillite, j’ai été trois fois jeté sur le pavé sans ressources. Eh bien! — et il se versait à boire, —je n’étais pas plus troublé qu’en buvant ce verre de champagne. — Et ce jeu périlleux, lui dis-je, n’en êtes-vous pas fatigué? A présent que vous voilà au sommet de la vague, ne mettrez-vous rien en réserve pour le prochain plongeon? — Peut-être; je me fais vieux. Après tout, s’il faut recommencer; je n’ai peur de rien. Il faut de l’esprit, du courage et de l’impudence; avec cela, on remonte sur l’eau. »

Voilà qui est parler tout droit, sans modestie ni fausse honte : le jeu, vous le voyez, s’appelle ici franchement par son nom, et la spéculation passe pour un des arts libéraux, le seul, à vrai dire, que l’on connaisse. Tandis que chez nous le banqueroutier est un homme perdu, il n’y a presque pas un seul négociant, un seul banquier à Chicago qui n’ait traversé deux ou trois faillites. Le plus honorable des banquiers de la ville, un certain M. S... ne s’est pas, dit-on, enrichi autrement. On me cite des compagnies de chemins de fer qui font de gros bénéfices, et dont les actionnaires ne touchent pas un sou de dividende. Parfois même les administrateurs savent faire de ces faillites habiles qui leur laissent les mains pleines. On me citait un chemin de fer qui avait ruiné trois compagnies d’actionnaires et enrichi trois administrations successives. Ces duperies continuelles ne lassent pas la confiance du souscripteur, qui fournit toujours et imperturbablement des capitaux. Habitués aux fortunes et aux ruines rapides, les Américains envisagent ces catastrophes avec un sang-froid singulier. Ils ne s’affligent guère de l’argent perdu, et ne s’arrêtent pas pour le ramasser. A chacun son tour on passe à une autre affaire où l’on espère être plus heureux, parfois même on s’allie de nouveau au tricheur adroit par qui l’on vient d’être dépouillé, en se promettant de s’y mieux prendre et d’avoir part cette fois ses bénéfices.

Vous savez qu’il n’y a pas aux États-Unis de loi générale sur les faillites, bien que la constitution réserve au congrès le droit d’en faire une. Elles sont régies en attendant par des législations locales, qui varient d’un état à l’autre, plus sévères dans le Massachusetts et dans les anciens états de l’est, plus imparfaites et plus indulgentes dans ces nouveaux états de l’ouest, où règne encore une sorte d’anarchie. On n’y voit pas, à proprement dire, de '‘banqueroutes'‘. Quand un négociant est au-dessous de ses affaires et qu’il a résolu de les liquider, il nomme un '‘trustee'‘, un fondé de pouvoirs, entre les mains duquel il consigne sa maison. Ce dernier a pendant un an contrôle exclusif et disposition absolue des biens à lui confiés. Il liquide comme il peut les affaires de son commettant, et les créanciers n’ont pas le droit de contrarier sa gestion jusqu’au jour où il leur paie en tout ou en partie ce qui leur est dû. On a vu de grandes maisons se soustraire ainsi à une ruine certaine, et reprendre ensuite avec honneur leurs affaires, interrompues par une gêne momentanée; mais les conséquences habituelles de cette législation sautent aux yeux quand le failli est malhonnête, le '‘trustee'‘ n’est qu’un compère qui prend sa part des bénéfices de la fraude. Cependant le banqueroutier se prélasse, va aux eaux, voyage en Europe ou se repose dans sa famille ses créanciers le rencontrent, l’abordent comme autrefois, lui demandent poliment des nouvelles de son affaire, si toutefois il condescend à satisfaire leur indiscrète curiosité. Ces scandales sont quotidiens. Et pourtant n’y aurait-il pas dans cette législation singulière un bon exemple à suivre? Que de commerçans tombent par suite d’embarras momentanés, d’insolvabilités passagères, qui le lendemain auraient fait honneur à tous leurs engagemens! S’il suffit pour faire banqueroute de ne pas avoir sous la main de quoi liquider, est-ce que les institutions de banque ne sont pas en faillite perpétuelle? Que deviendrait la Banque de France, si demain tous les porteurs de ses billets venaient en exiger le remboursement? Quant aux fraudes, rien de plus simple que de les éviter au lieu d’un agent du failli, il suffit de confier ces fonctions de gérant liquidateur à un arbitre choisi de l’agrément de tous; ceci d’ailleurs soit dit en passant.

Ce n’est pas seulement aux banqueroutiers frauduleux que les lois américaines se montrent indulgentes. Il y a d’autres négoces où la honte lucrative est souvent le chemin de la richesse estimée. Je ne puis vous taire certains procès scandaleux que les lois encouragent, et qui s’étalent dans les journaux avec une impudence et une crudité tout américaines, je veux parler des procès en séduction. On a tout dit des formes défectueuses et sommaires de ce mariage américain qui peut, suivant les caprices d’une législation irrégulière, être contracté devant le premier '‘clergyman'‘ ou le premier magistrat venu, ou même devant témoins, être tenu secret jusqu’au jour où on le conteste et où l’on fait comparaître les témoins, être suppléé enfin tant bien que mal par une possession d’état contestable; on sait aussi les facilités singulières que ce chaos donne à la bigamie, et le grand nombre de doubles, triples et quadruples mariages découverts chaque année par la jalousie féminine. Ce qu’on ne sait pas assez, ce sont les droits exorbitans que l’usage et la loi confèrent aux ingénues qui se plaignent qu’on ait surpris leur vertu. On ne leur répond pas par l’axiome légal : nemo auditur turpitudinem suam allegans. Au contraire on leur fait gloire d’un aveu qui, dit-on, relève leur honnêteté, et qui certainement prouve leur sagesse; on n’exige d’elles aucune réserve hypocrite, aucune pudeur fausse et outrée. Si elles ont été faibles, au moins ont-elles le courage et le bon sens de tirer parti de leur faiblesse. Tantôt c’est un riche habitant de Chicago traduit en justice par une jeune et entreprenante lady qui lui demande, le couteau sur la gorge, le mariage ou vingt mille dollars. Elle raconte que le roman s’est passé dans un sleeping-car du chemin de fer de Chicago à Détroit. On rencontre çà et là sur les chemins, dans les bateaux, dans les auberges, de ces voyageuses hardies qui cherchent fortune manière comme une autre de chasser au mari. Tantôt c’est un pauvre ouvrier allemand qui dans un bal de barrière s’est montré d’une galanterie un peu trop vive pour une des dames patronnesses de l’endroit. Le lendemain, arrêté, accusé par cette fille, condamné enfin pour séduction à une grosse amende, il ne se tire d’affaire qu’en promettant de remplacer les dommages-intérêts qu’il ne peut payer par une rente prélevée sur son salaire. Tantôt c’est une vaillante et innocente héroïne qui, trompée, trahie, délaissée pour une autre, donne un dernier rendez-vous à son séducteur, et le tue d’un coup de pistolet à bout portant son procès n’est qu’un long triomphe; elle est acquittée, acclamée, célébrée partout.

Rien n’est si frappant dans tout l’ouest que ces immunités, cette hautaine domination des femmes. Le voyageur, dans les auberges, peut encore donner des ordres aux serviteurs mâles quand leur fierté démocratique se révolte, le dollar les apaise vite; mais qu’il se garde bien de rien demander aux servantes ce sont des ladies, et elles le lui font rudement sentir. Il y a quinze ans, dans ces colonies nouvelles, les femmes étaient encore, comme à présent en Australie ou dans les territoires récemment peuplés du Pacifique, des objets rares et disputés[7] on faisait tout pour les obtenir, on avait pour elles une sorte de culte grossier et farouche. Elles en profitaient, comme de raison, et mettaient à haut prix leur conquête. Aujourd’hui le progrès de la population, la guerre surtout qui dévore tant d’hommes, ont rétabli une plus juste proportion. Les femmes pourtant n’ont rien rabattu de leur morgue, ni rien perdu de leurs privilèges ce sont des êtres dangereux et tyranniques qui tiennent notre liberté et notre vie même à leur discrétion. La loi veut qu’un seul témoignage oblige le juge, et que l’accusateur puisse en même temps être témoin. Vous sentez l’immense pouvoir qu’elle donne aux imposteurs de tout genre qui veulent vous perdre. Si ce droit n’est pas réservé, comme ailleurs, aux seuls agens du pouvoir et appartient indifféremment au premier venu, ce n’est là, vous me l’avouerez, qu’une bien maigre consolation. Enfin, si l’on sondait une à une toutes les plaies morales de la société américaine, on les trouverait aussi laides que les nôtres; mais nous sommes un corps vieux et malingre que les maladies épuisent; l’Amérique au contraire est pleine de jeunesse et de sève, et sa robuste nourriture l’entretient dans un état de vigueur et de santé générales en dépit de ses corruptions.

En somme, les Américains ont de grandes vertus que je ne veux pas méconnaître. Laborieux, inventifs, intrépides, ils n’ont aucun des vices qu’engendrent la misère et l’oisiveté. Ils n’ont rien du petit voleur mendiant à l’occasion, qui tantôt dit des patenôtres, tantôt prend le mouchoir dans les poches. Ils ont un souverain mépris pour les petits moyens, les petits mensonges et les petites lâchetés. Cela tient surtout aux circonstances où la nature les a placés. L’Amérique est le seul pays moderne où, dans tous les sens, au propre et au figuré, l’homme ait de l’espace devant lui, le seul où il n’ait pas besoin, comme dans nos sociétés anciennes et encombrées, de vivre en parasite sur la richesse d’autrui. On y respecte la propriété, parce qu’elle y est à la portée de tous avant de songer à dépouiller le voisin, il y a des conquêtes plus faciles et plus fécondes à faire sur le domaine de la nature inoccupée. On y est généreux, parce qu’au lieu de tourner dans un cercle étroit et de s’épuiser à des luttes stériles, on pousse en avant sans prendre garde à ce qu’on laisse tomber derrière soi. Quand je compare les habitudes si larges des Américains à nos mœurs défiantes et chicanières, il me semble voir d’un côté un coureur hardi qui s’allège pour atteindre plus vite le but désiré, de l’autre un flâneur qui s’arrête pour ramasser tous les cailloux de la route. L’un est affairé, taciturne, tendu vers son unique pensée s’il ne vous renverse au passage, il vous repoussera brusquement de son chemin; l’autre est sans contredit plus aimable, et tous ces petits cailloux inutiles qu’il aime à ramasser sont les plaisirs et les ornemens de la vie.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 août, du 1er et 15 septembre, et du 15 octobre.
  2. On sait que ces espérances ont été déçues: le projet d’union a échoué par l’opposition persistante de ces provinces maritimes qui dès lors semblaient froidement l’accueillir. Aussi le parti américain a-t-il relevé la tête et menace-t-il sérieusement l’empire de la métropole.
  3. La dime au Canada n’est pas du dixième, comme on pourrait le croire, mais du vingt-sixième des produits de la terre. L’habitant canadien la paie en nature.
  4. The hollowness of purely democratic institutions. »
  5. C’est le même M. Saunders, soupçonné depuis de complicité avec les assassins du président Lincoln, et dont l’arrestation, non la tête (comme l’ont dit certains déclamateurs plus ou moins naïvement aveugles), a été mise à prix par le président Johnson.
  6. On a osé dire que le président Lincoln était seul coupable des tortures infligées à ses soldats dans les prisons du sud, puisqu’il avait refusé l’échange des prisonniers. On s’est même indigné bruyamment de la cruauté savante d’un gouvernement qui abusait de l’avantage du nombre, et laissait périr des milliers de vies humaines pour épuiser plus vite les armées du sud. C’est une audacieuse et indigne calomnie. Tout le monde sait l’auteur véritable de cette nécessité cruelle ce sont les confédérés qui, les premiers, se sont mis à massacrer systématiquement tous les prisonniers qu’ils faisaient aux troupes de couleur engagées dans l’armée fédérale. Le président Davis (dont je voudrais pouvoir respecter l’infortune) a déclaré que les prisonniers noirs seraient passés par les armes, et leurs officiers mêmes traduits en conseil de guerre pour être punis suivant les lois des états du sud. C’est alors que le président Lincoln a dû rompre à son tour la convention d’échange, jusqu’au jour où les prisonniers de couleur seraient traités comme les prisonniers blancs.
  7. Dans la Nouvelle-Angleterre, la population féminine surpasse au contraire la population mâle. Tout dernièrement, le gouverneur du territoire de Washington, dans la région du Pacifique (qu’il ne faut pas confondre avec le district de Colombie), envoya deux délégués à Boston négocier avec le gouverneur Andrew l’importation sur le territoire de six cents femmes et filles du Massachusetts destinées aux travaux domestiques. Un bateau à vapeur frété par le territoire devait les prendre sur le quai de Boston on leur promettait de gros salaires et des maris assurés.