Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/10

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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 585-622).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

X.
UNE VISITE A L’ARMEE DU POTOMAC.


27 janvier 1865.

Je suis depuis trois jours à l’aimée du Potomac[1]. La veille de mon départ de New-York, le général de Trobriand, qui malgré sa longue naturalisation américaine n’a pas cessé d’être le plus français des hommes, revenait dans sa famille passer dix jours en congé. Il m’invita à l’aller voir à son quartier-général, à l’extrême gauche de l’armée de Grant. Je savais que les deux armées étaient dans leurs quartiers d’hiver, et que sauf une canonnade quotidienne à l’extrême droite, du côté de Dutch-Gap, sur les lignes de cette armée du James dont Butler vient d’être dépossédé, on semblait avoir fait la convention tacite de ne pas brûler une amorce avant que le temps de l’action fût venu. Le seul ennemi qu’on rencontre en ce moment au camp du général Grant est un froid vif et clair, qui enferme le soldat grelottant sous la tente et m’engourdit les doigts sous mes gants fourrés. Depuis quelques mois, les gens les plus pacifiques, des femmes même, y sont venus, et il a fallu un ordre exprès du général en chef pour empêcher les officiers d’y installer leurs familles. J’ac ceptai de grand cœur la gracieuse hospitalité qui m’était offerte, et dimanche dernier, muni d’une passe autographe du président Lincoln, je partais avec le général par le paquebot de City-Point.

La navigation fut longue et monotone. Au lieu des vingt-quatre heures qui d’ordinaire suffisent au voyage, elle nous en prit au moins-quarante. Les glaces qui encombraient le Potomac et parmi lesquelles nous avions à nous frayer un chemin avec nos roues battantes, les brouillards qui survinrent le soir, nous obligèrent à passer la nuit à l’ancre vers l’embouchure du fleuve. Sur ces côtes plates et basses, découpées de baies profondes, où la mer expire sur de longs bancs de sable, la marée glisse mollement au fond des estuaires-et n’est ni assez violente ni assez rapide pour rompre et disperser les glaces. En hiver, les bateaux fendent leur passage à travers la croûte solide qui les enveloppe et les serre quelquefois comme dans un étau. Il avait justement fait la veille le plus abominable temps de l’année, un temps particulier au climat américain et qui sort tout à fait des habitudes de notre ciel d’Europe. Avec un vent glacé, il tombait par rafales quelque chose qui n’était ni de la pluie, ni de la grêle, ni de la neige, ni de la neige fondante, ni du grésil fin et léger ; c’étaient des morceaux de glace solide couvrant la terre d’un sable glissant qui formait bientôt une croûte épaisse. Rien de plus piteux alors que l’aspect sibérien des choses et des hommes : on les dirait vêtus de haillons neigeux, débris souillés d’une draperie de frimas usée par la pluie et le soleil. Les crinières des chevaux sont enchâssées dans des incrustations de glace ; elles forment des cuirasses sur leur dos, des stalactites à leurs queues. Les arbres sont tout entiers revêtus d’une écorce de glace, pris comme les mouches dans l’ambre ou comme les fruits confits dans le sucre liquide. S’il survenait un rayon de soleil, il allumerait un diamant au bout de chaque branche et ferait scintiller la campagne comme un écrin ; mais le ciel est gris et terne. Ces rives du Potomac, que j’ai vues l’an dernier brillantes de verdure, sont maintenant d’un blanc triste et sale ; cette eau, que je voyais un soir au coucher du soleil resplendir de toutes les couleurs de la palette d’un peintre, dort jaune et limoneuse sous sa croûte livide. La glace éclate et craque sous-notre poids, ses débris flottent dans notre sillage, mais nous n’avançons que pas à pas. Voici le vieux port commerçant d’Alexandrie, place de guerre en sentinelle sur la rive virginienne, reprise aux rebelles au début de la guerre ; voici Mount-Vernon, l’ancienne résidence et à présent le tombeau du père de la république américaine, puis la nuit, le repos, le silence, l’impatience et l’ennui. Le public du bord est uniquement composé d’officiers, de soldats et d’employés de l’armée. J’y vois le jeune visage imberbe du vétéran échappé de collège, presque enfant et qui a fait déjà six campagnes ; la forte et solide carrure du grand fermier de l’Indiana à barbe grise, entré à cinquante ans soldat dans l’armée, qui a conquis à la pointe de l’épée son épaulette de colonel ; l’aventurier canadien gouailleur, — l’artilleur allemand, flegmatique et lourd, gauche et gourmé sous sa grosse moustache blonde, avec son grand sabre sur les talons, — puis toute une foule de demi-soldats, d’uniformes dépareillés, de fournisseurs et de marchands en habit de ville. Comme partout on m’observe avec curiosité, en faisant mille suppositions ; déjà l’on commence à m’assaillir de questions. — Quel est ce général ? de quel corps, quelle division, quelle brigade ? Suis-je son aide-de-camp ? attaché à son état-major ? qui peut m’avoir mis en relations si familières avec lui ? Je satisfais brièvement à ces demandes avec la dignité que fait rejaillir sur moi le rang de mon compagnon de route. Tandis que la foule se groupe autour du poêle, sous une des deux lampes écourtées économiquement par le capitaine, le général et moi nous lâchons la bride à une conversation vagabonde qui nous fait en quelques heures aussi bons amis que nous étions étrangers la veille.

C’est une figure très agréable que celle de ce soldat lettré et homme du monde, en qui n’a pas menti le sang d’une race militaire, mais qui joint encore les sensations d’un artiste à l’intrépidité de sa profession nouvelle. Quand un vieil homme de guerre raconte ses campagnes, on sent que la longue habitude l’a rendu insensible aux terreurs grandioses de son métier : il nous inspire plus d’étonnement que de sympathie, et il s’en faut de bien peu que nous n’ayons horreur d’un courage aussi dénaturé. La mitraille est son élément, l’horrible est un jeu pour ses sens endurcis. Il parle de morts, de blessés, de carnage, comme un bourreau parle de tortures ou comme un chirurgien parle d’opérations. Une mine qui éclate et engloutit des centaines d’hommes sous ses débris, un vaisseau criblé de boulets qui sombre, une colonne d’assaut labourée par le canon, fauchée par la mitraille, les brèches sanglantes faites dans cette masse humaine qui pour fuir le danger se précipite en avant, furieuse, hors d’haleine, par-dessus morts et blessés, un combat de deux jours et de deux nuits où amis et ennemis se cherchent et se massacrent dans les ténèbres, un régiment qui va au feu avec 600 hommes et qui revient avec 50, tout cela n’est dans la bouche d’un vieux soldat qu’un bulletin sec et glacé ; mais quand un homme est nouveau dans le métier de la guerre, il y éprouve des émotions poignantes qui retentissent dans sa parole ; ses récits sont animés, colorés, en même temps qu’effroyables. On aime à voir les émotions de la nature humaine après. l’effort héroïque d’une volonté qui se maîtrise.

Le lendemain, nous nous réveillons sur la rivière du Potomac, Nous levons l’ancre, touchons à Point-Lookout, promontoire sablonneux de la baie de Chesapeake, à l’extrémité de la presqu’île du Maryland, où sont gardés 10,000 prisonniers rebelles, puis nous tournons à droite, le cap sur Fortress-Monroë. La côte noire et basse de la Virginie s’aligne à l’horizon ; on rencontre çà et là des gun-boats en croisière, des flottes de transport, espèces d’îles mouvantes que meut un petit bateau à vapeur placé au centre du bataillon serré. La côte s’éloigne, la mer grossit, nous tournons la pointe Comfort ; nous traversons l’embouchure de la rivière York, rendue fameuse par le long siège de Yorktown, et nous retrouvons les eaux calmes dans la rade de Fortress-Monroë, dont les rivages ne se signalent à la nuit noire que par les feux allumés de toutes parts. Encore une nuit de repos, et nous nous mettons en marche au point du jour.

Voici donc la rivière James ; à gauche Norfolk, le petit canton de la Virginie orientale rentré sous l’autorité du gouvernement national, et derrière — les immenses étendues de forêts marécageuses connues sous le nom lugubre de Dismal Swamp, terre maudite où maint voyageur égaré s’est effondré sans laisser de traces, et où le poète Longfellow fait chercher refuge parmi les broussailles et les reptiles des marécages à son vieil esclave fugitif ; — à droite, cette péninsule restée célèbre depuis la sanglante campagne de Mac Clellan, première et rude leçon de l’inexpérience américaine. La rivière elle-même est large comme un bras de mer, jaune et troublée, écaillée de glaçons flottans. Plus loin, elle se resserre et se laisse embrasser d’un coup d’œil dans le cadre harmonieux de ses rives. D’immenses forêts de pins, des éboulemens rougeâtres, quelques escarpemens de roches friables, des chênes défeuillés aux bras robustes mêlés à la verdure sombre des pins, des lignes grises de futaies régulières aux branches déployées en éventail, sans une feuille jaune ou brune pour festonner la grisaille nue des troncs et des branchages, et toujours un épais manteau de verdure déployé ; sur les collines, — voilà ce que nous montre un soleil d’hiver à la froide lumière, qui rappelle à peine les splendeurs de la saison chaude en ce pays de sauvagerie féconde et somptueuse. Le fleuve serpente dans la vallée, découvrant sur ses bords des terres cultivées, jadis, aujourd’hui livrées en friche aux inondations de l’hiver. Sur la plage même et plongeant dans les eaux du James s’élèvent des arbres étranges dont le tronc massif et noueux, suspendu sur une pyramide de racines, domine les eaux lors même qu’elles baignent et noient son piédestal bizarre. Ces géans bossus de la vallée semblent les piliers de grandes digues déracinées par le fleuve. L’été, quand ils se couvrent de feuilles, leurs touffes épaisses de verdure, sortant du sein des eaux, doivent former un archipel plein de grâce et de fraîcheur. Quelques maisons blanches couronnent les coteaux sur la gauche, on y voit partout les traces des plantations désertes ; mais sur la droite les huttes mêmes sont rares, et l’on reconnaît la forêt hérissée, impénétrable, où l’armée de Mac Clellan se frayait un chemin à coups de hache, traînant ses canons et ses équipages sur les troncs couchés des grands arbres abattus, et dont les settlers ruinés, à demi sauvages, fatiguent encore par une guerre d’embuscades et de brigandages les postes clair-semés çà et là sur la côte. — Voilà Harrison’s Landing, ses jetées de pilotis, son fort, son hameau de tentes et de cabanes, gardé encore par un régiment fédéral, et la vaste trouée de terre grise faite dans la forêt, pour les colons à venir, par les coups de canon. C’est là que l’armée entière, épuisée par ses victoires mêmes, dans cette retraite héroïque et désastreuse dont vous avez gardé le souvenir, vint, régiment par régiment et brigade par brigade, se reformer à portée de la mer et attendre pendant de longs mois une nouvelle campagne qui ne fut jamais faite. Le nom seul d’Harrison’s Landing rappelle aux rares survivans de cette lutte gigantesque souffrance, anxiété, humiliation, colère, sombre et mortel ennui durant la longue oisiveté où l’indécision des chefs tenait en suspens l’armée impatiente et découragée. — La péninsule, c’est la terre classique de ces temps déjà fabuleux. Hommes, choses, idées, tout a changé depuis ces trois années. La guerre a balayé plus d’une génération de soldats ; plus d’une armée a fondu en une seule campagne comme la neige en une journée de soleil ; des corps tout entiers qui n’ont pas fini leurs trois ans de service ne remplissent plus un régiment, et les quelques vétérans criblés de blessures qui survivent dans les rangs des recrues nouvelles sont pareils aux témoins de la révolution ou aux contemporains de l’ancien régime, objets d’étonnement et de respect, comme ces colonnes isolées d’un temple en ruine qui servent à soutenir la muraille où les a enchâssées l’architecte moderne. Quelques-uns, enfans au début de la guerre, ont à peine barbe au menton ; mais ils peuvent dire qu’ils ont vécu tout un siècle, et que la mort a fauché autour d’eux plus de têtes que si la leur était blanchie et courbée par les années.

Voici enfin City-Point, la ville improvisée, le grand arsenal du général Grant, la capitale de cette province qui s’appelle l’armée combinée du Potomac et du James. Depuis une heure environ, nous entendions vers le nord-ouest de sourdes détonations, tantôt ralenties, tantôt pressées : c’est la canonnade, bruit habituel en ces parages, mais plus violente en ce moment et plus opiniâtre qu’elle n’a coutume de l’être dans ces paresseuses journées d’hiver, A peine se demande-t-on ce qu’elle annonce ; la flotte marchande qui encombre la rivière dort sur ses ancres ; les steamers de toute forme et de toute grandeur s’entre-croisent et soulèvent des vagues. Le port est encombré de ballots et de caisses ; une active population d’ouvriers blancs et noirs s’agite sous l’uniforme bleu, et derrière les hangars de planches qui bordent les quais de pilotis voyez la grosse locomotive qui roule avec sa cloche sonore, poussant devant elle un long train de fourgons pesans. C’est le chemin de fer de l’armée du Potomac, long de 19 milles, improvisé en cinq jours par le corps des travailleurs du génie. Voilà comment on fait la guerre aujourd’hui ; nous sommes loin de la guerre des forteresses, de la guerre des expéditions lointaines, des sièges mesquins et des combats en plein champ, des campagnes décidées par la prise de quelque place forte isolée ou la conquête stratégique de quelque glorieux champ de bataille. Ce n’est plus le temps des Gustave-Adolphe ou même des Napoléon. Les armées elles-mêmes sont les places fortes qu’il faut prendre, et partout où elles se posent, elles transforment une région tout entière en citadelle. Elles ne se déplacent pas d’un jour à l’autre avec armes et bagages, vivres et munitions, tentes et pieux de défense, le tout sur le dos du soldat, à la façon des légions de César ; il leur faut leurs équipages, leurs longs trains de chariots attelés de six mules, leurs chemins de fer provisoires ; il leur faut des flottes entières occupées à les nourrir et des bases d’opérations maritimes, et pour les héberger des villes tout entières qu’un coup de baguette fait surgir de la solitude. On ne peut faire l’Annibal ou l’Alexandre que dans un pays sans défense, avec un gouverneur Brown à demi complice et une Géorgie aussi riche en vivres qu’épuisée d’hommes. Malheur au général Sherman, s’il eût trouvé devant lui l’armée de Lee, ou s’il lui eût fallu subsister sans chemins de fer dans cette Virginie déserte et désolée par la guerre ! Les impatiens demandent pourquoi l’armée du Potomac n’a pas pris Petersburg quand celle de l’ouest prenait la Géorgie ? Qu’ils y viennent avant d’en juger, et qu’ils se rendent compte du sang qu’il en coûte pour chaque pouce de terre gagné sur le cercle étroit et redoutable où s’est massée la rébellion.

City-Point est situé sur un petit promontoire élevé, au confluent du James et de l’Appomatox ; c’est le Balaklava de l’armée américaine et le centre des opérations combinées contre Richmond et Petersburg. C’est là que Grant, généralissime de toutes les armées, a établi son quartier-général. Plus loin, sur le James, Butler ou maintenant son successeur Ord occupe le terrain compris entre le fleuve et son affluent l’Appomatox, qui forme un peu plus loin la limite des deux lignes ennemies, jusqu’au point où celle des rebelles le franchit pour environner le sud de Petersburg. Vers le sud-ouest, Meade, avec l’ancienne armée du Potomac, s’allonge en demi-cercle autour de cette ville, sa droite appuyée sur l’Appomatox, sa gauche fortifiée derrière le petit cours d’eau de Hatcher’s Run. Sheridan, dans la vallée de la Shenandoah, au nord-ouest de Richmond, obéit, vous le savez, aux ordres de Grant, qui vient, la semaine dernière, de se concerter avec lui à Washington. Enfin Sherman lui-même ne fait qu’exécuter les plans conçus par cette espèce de grand-connétable des armées fédérales. Cependant le général Grant travaille activement à étendre ses lignes vers la gauche, afin de mieux envelopper Johnston et Lee. C’est là que Richmond a sa dernière, son unique communication avec le sud, par le chemin de fer de Banville, dont les fédéraux s’approchent à pas comptés. C’est maintenant la seule artère qui alimente le gouvernement rebelle ; il en possédait deux l’année dernière, le Weldon rail-road, deux fois détruit, que le général de Trobriand a saccagé lui-même il y a six semaines jusqu’à une distance de 30 milles, celui de Danville enfin, que ses avant-postes menacent, et qu’il sera sans doute bientôt chargé de couper. Une fois ce dernier fil tranché, la capitale confédérée meurt de faim, tandis que, chacun de son côté, tous les morceaux du territoire s’en vont à la dérive. Tout à l’heure les fédéraux prenaient Fort-Fisher, la clé de Wilmington, le dernier port commerçant des confédérés : la seule voie qui leur reste ouverte est celle si dangereuse et si lointaine de Galveston, dans le Texas. Chaque nouveau mouvement des armées fédérales est comme un coup de hache qui tranche un nouveau tronçon de leur puissance. On prétend que ces tronçons mutilés se remueront encore comme ceux du serpent ; mais ils ont beau essayer de se rejoindre, leurs forces s’épuisent dans ces convulsions d’agonie, et quand la tête aura été écrasée à Richmond, le corps aveugle et énervé sera une proie facile au vainqueur.

Mais je suis loin de City-Point. Le village d’ailleurs est peu remarquable, composé de quelques baraques récentes, de quelques vieilles maisons de bois que les généraux habitent, de plusieurs cabarets sous la tente où par défense expresse on ne vend ni vin ni eau-de-vie, mais où nous déjeunons avec des huîtres bouillies. Au-delà sont des faubourgs immenses, à perte de vue, plantés de huttes couvertes pour la plupart de toile ou de branchages, et qui s’étendent mêlés de bouquets de bois et de forteresses jusqu’à l’autre aile de l’armée, à huit ou dix lieues d’ici. On me montre le quartier du général Grant, un petit groupe de maisonnettes rustiques sous un bouquet de pins sauvages. Je n’ai pas vu le grand homme lui-même : mon compagnon lui fit une visite, et comptait annoncer la mienne au général Meade, d’où par ricochet j’aurais passé au général Grant ; mais nous apprîmes que Meade était parti soudainement pour Philadelphie, où l’appelait la maladie de son fils. Le chemin de fer militaire de l’armée du Potomac s’étend sur une longueur de 20 milles, entre City-Point et Patrick-Station, sur un plateau coupé çà et là de vallons en pente douce. La voie en est rude, inégale, pleine de montées et de descentes ; elle traverse les vallées sur des charpentes grossières à claire-voie au lieu de remblais. Tout y roule cependant sans encombre, et le seul accident qu’on y compte est l’explosion d’une locomotive qui a tué cinq ou six hommes, égratignure insignifiante dans une guerre où on les sacrifie par milliers. Nous nous hissons, faute de mieux, dans un fourgon de marchandises, et là, tantôt assis sur nos sacs, tantôt arc-boutés sur nos jambes pour résister aux secousses variées et imprévues de la machine, soldats, officiers, généraux, civiliens, dans un pêle-mêle tout démocratique, nous grelottons ensemble sous la bise du nord qui souffle par la baie grande ouverte. Les uns mâchent et crachent du tabac, nous bombardant de leurs fusées liquides à la vitesse accélérée d’un ou deux projectiles par minute ; d’autres, et moi-même dans le nombre, fument de gros cigares pour se tenir chaud. Les soldats, grimpés sur l’impériale, battent la semelle avec une énergie désespérée. De temps en temps dégringolade soudaine : nous sommes projetés en avant par une force irrésistible, et nous nous ruons en tas les uns sur les autres, ou bien nous perdons tous à la fois l’équilibre, et dans notre effort pour le reprendre nous nous trouvons tous assis par terre avant d’y songer. Cependant le général et moi nous discourions sur les confins de la philosophie et de la littérature, et nous descendions à loisir des sommets de l’esthétique aux vallons coquets de l’art moderne, quand un pauvre diable de nègre, endormi sans y songer, fléchit sur ses jarrets et vint rouler entre nous, après quoi il nous montra ses grandes dents blanches avec un de ces larges rires qui dilatent si expressivement les faces noires. Je me mis alors à regarder autour de moi, et à considérer l’étrange, le monotone aspect de ce vaste plateau dénudé où quelques mois auparavant s’étendaient les forêts séculaires, aujourd’hui si aride, si foulé, si déshonoré qu’on croirait à une longue et ancienne dévastation. Çà et là on traverse encore des bouquets de grands pins éclaircis ; mais ceux qui demeurent semblent avoir eux-mêmes subi l’influence de la destruction. De grands troncs abattus gisent à leurs pieds, frappés à coups redoublés par les haches ; de longs attelages de mules entraînent leurs tronçons mutilés. Ici des fourgons échoués dans des fondrières, là des chars cahotés péniblement à travers les racines décharnées qui hérissent la terre grise et stérile ; là une redoute avec ses fossés, ses murailles de troncs d’arbres et de sable jaune, ses lignes extérieures de chevaux de frise et son drapeau à demi déguenillé flottant au bout d’un mât ; partout enfin des fourmilières de huttes alignées, faites de bois et de branchages, avec des cheminées de terre glaise surmontées d’un tonneau percé d’où s’échappe en rampant une fumée grêle, avec une tente de toile pour unique abri ; par places un quartier-général entouré de palissades, et une population de capotes bleues dispersée à travers tout cela, armée de pioches, de pelles, de haches ou de fusils : — voilà ce que c’est qu’un camp de cent mille hommes. Nul si pauvre village, nul hameau perdu, nulle chaumière vermoulue n’a l’air aussi misérable que cette immense ville de boue disséminée sur tout un pays, avec ses maisonnettes basses, rampantes, terreuses comme des taupinières, et quelquefois à demi noyées dans un marécage où clapotent ses tristes habitans. On se figure toujours un camp sous des couleurs pittoresques et poétiques, avec ses rangées de tentes blanches, ses bannières éclatantes, ses faisceaux d’armes, ses groupes animés auprès des feux de bivouac, et la nature fraîche et sauvage alentour. — Voici la guerre véritable, joignant aux horreurs du champ de bataille la misère, la laideur et l’ennui. « Le bivouac, me disait le général, est gai et pittoresque en été, quand on arrive en un lieu nouveau, et que les pavillons se dressent parmi la verdure, à l’ombre des grands pins de la forêt. » — Mais voilà ce que la guerre en peu de semaines fait d’un pays autrefois beau et fertile. Elle use hommes et choses en quelques heures, et les nations en quelques années. Je comprends qu’on s’accoutume et qu’on se plaise même dans l’ouragan de la bataille, mais la plus dure épreuve est de vivre ensuite au milieu des ruines.

Nous approchons déjà. Là-bas, cette maison blanche est dans les lignes ennemies ; je vois les huttes des confédérés, leurs tentes, leurs retranchemens sur l’autre versant de la vallée. Ces deux clochers lointains sont ceux de Petersburg. Combien l’année dernière la rumeur de la prise de Petersburg était follement prématurée ! On l’attaquait alors par le nord ; on s’efforce à présent de l’envelopper par le sud et de balayer les rebelles vers Richmond. — Voici la Boynton plank-road, une des rares voies de communication antérieures à la guerre et signalée depuis par bien, des combats. — Voici le chemin de fer de Petersburg, détruit déjà depuis l’été dernier. — A droite, à l’horizon, cette silhouette conique qui se dessine sur le ciel est l’observatoire élevé par le général Butler en face de son cariai de Dutch-Gap. Plus loin, nous franchissons le Weldon rail-road, détruit au mois de décembre ; à gauche s’étend la ligne sombre des forêts virginiennes. — Ce qui est plus curieux encore, ce sont des rebelles en chair et en os. Regardez-les vite tandis qu’ils courent sur la chaussée pour se dégeler en attendant qu’on les embarque. Sont-ce des prisonniers ? — Ce sont des déserteurs qui sans doute ont franchi les piquets la nuit dernière, au risque de se faire fusiller au passage par les deux partis. Ventre affamé donne du courage, et mieux vaut courir le risque de la baïonnette ou de la potence que de se laisser geler vivant et à jeun par le froid terrible des nuits d’hiver. Les voilà bien heureux, car ils sont au moins certains d’avoir à manger tout leur soûl. Cependant ces drôles ne sont pas partis les mains vides. Voyez, ils ont chacun une couverture sur les épaules en guise de manteau, pour cacher leurs haillons. Où ont-ils-pris ces objets de luxe ? Le quartier-maître vient apparemment de les leur fournir aux frais du gouvernement fédéral, car on sait que le gouvernement confédéré ne donne à ses défenseurs qu’une couverture pour quatre hommes. Ils ont bu ce matin du café yankee, et ils l’ont trouvé meilleur que la décoction de seigle bouilli qu’y substitue l’ingénieuse pénurie de leurs maîtres. Les pauvres hères, avec leurs pantalons troués aux genoux, leurs vestes trouées aux coudes, et tout cela sans forme, sans couleur, teint d’une boue jaunâtre ! Est-ce là leur uniforme ? On dirait plutôt les haillons d’un balayeur des rues. C’est la couleur du butternut, cette noix dont ils se servent faute d’autres teintures, et dont le nom leur est reste en sobriquet. On les appelle encore du nom de leur monnaie, gray-backs, et le fait est qu’ils ont la mine déguenillée, la saleté indescriptible d’un billet de banque usé. Plusieurs sont des enfans, d’autres se courbent et grisonnent. Leurs longs cheveux pendans, leur mine idiote, leur démarche gauche et pesante, contrastent misérablement avec l’air robuste et martial des gardes qui les conduisent. Ce sont pourtant « les chevaleresques guerriers du sud ; » les autres-ne sont que de vils Yankees, des mercenaires. Parmi ces soldats-citoyens il en est bien peu, dit-on, qui sachent lire, tant est grande dans le bienheureux pays de l’esclavage l’ignorance, l’inertie des basses classes : c’est la seconde pierre angulaire de l’aristocratie du sud. Le paysan en Géorgie et en Caroline n’est qu’une chose, presque un bétail comme le nègre, qu’on fait voter comme une machine, et qu’on mène en troupeau à la boucherie en lui contant pour l’exciter mille folies qu’il prend pour articles de foi : que les Yankees veulent le réduire en esclavage, que désormais l’homme noir exploitera l’homme blanc comme sa chose, que les Yankees massacrent tous les enfans nouveau-nés, qu’ils violent les femmes pour les tuer ensuite ! Voilà jusqu’où va la crédulité du petit blanc du sud, autre esclave que cette révolution va émanciper et instruire ; voilà l’état social qu’engendre l’esclavage et qu’admirent sans doute les partisans du sud.

Nous arrivons enfin : une ambulance traînée par deux chevaux vigoureux et velus comme des ours nous cahote à travers bourbiers et troncs d’arbres jusqu’au quartier-général de la première brigade, 3e division, 2e corps de l’armée du Potomac, une brigade exceptionnelle en nombre et dont le général parle avec fierté, car elle peut mettre environ 3,000 hommes en ligne de bataille. D’autres brigades, déduction faite des malades, des absens et des morts, comptent à peine 1,500 ou 1,600 hommes. Telles sont les armées vues de près, celles surtout qui, comme l’armée américaine, n’ont pas notre heureuse institution du bataillon de dépôt pour combler à mesure les vides de chaque régiment. Une armée est un gouffre où l’on jette les hommes par milliers, et d’où ils ressortent par centaines, si même ils en ressortent jamais.

La première brigade campe en dehors des lignes fortifiées de l’armée du Potomac, — sur un terrain récemment occupé et un peu moins désolé que dans le voisinage de City-Point. Le sol y est sec et solide, ce qui rend le campement plus commode et plus salubre. Les souches même des grands pins décapités n’ont point encore perdu leur écorce et leur sève, tandis que les herbes et les broussailles n’ont pas cessé de croître alentour. Le quartier-général est entouré d’une barrière de verdure faite des branches entrelacées des pins abattus ; un portique arrondi et décoré de guirlandes porte en lettres vertes les initiales du général. À l’intérieur, autour d’une petite place d’armes, sont rangées régulièrement les cabanes des officiers de l’état-major, couvertes de la toile de leurs tentes fixée aux pignons pointus. Un autre rideau de branchages percé de deux portes abrite les appartemens particuliers du général : ceux-ci se composent d’un corridor ou plutôt d’un trottoir de planches à ciel ouvert et de deux cabanes aussi coquettement arrangées que possible par la main rude, mais ingénieuse, d’architectes improvisés. La petite maison, à l’intérieur, est tendue de sacs d’avoine décousus et cloués aux murs. On a établi une sorte de parquet avec des planchettes dérobées à des caisses vides et artistement jointes sur un sol bien nivelé. L’âtre, pétri en terre glaise, où pétille un feu clair aux senteurs résineuses, a deux poutres vertes pour chambranles et une véritable cheminée, avec manteau raboté et tablette de bois de pin. La porte se compose de quatre ou cinq traverses et d’une toile tendue, le loquet d’une latte flexible et amincie. Le toit enfin est une tente de cotonnade clouée à la charpente. C’est là le salon, meublé d’une table de bois blanc, de trois chaises pliantes et d’une rangée de patères faisant portemanteaux. Quant à la chambre à coucher, qui s’ouvre au fond, c’est tout simplement une tente avec un petit poêle de fonte qu’on allume dans les nuits de grande gelée ; le lit, large d’un pied et demi, n’a que des sangles et des couvertures. Voilà le petit palais d’un soldat. L’autre cabane, pareille à la première, mais dépourvue de chaises, n’a qu’un lit de lattes, monté sur quatre pieds branlans : c’est le réduit réservé aux hôtes et aux « nobles étrangers. » Chacun de ces petits chalets a sa cloison de verdure et ses dépendances privées, dont l’ingénieuse et simple construction joint le comfort à l’économie. Plus loin est la salle à manger, de construction moins heureuse, toujours pleine d’acres vapeurs, avec une cheminée qui fume et pour toit une vieille tente de rebut dont les blessures laissent voir le ciel. C’est là dedans qu’on vit, en face d’un brasier de bois de chêne qui chasse à peine la gelée pénétrante, se rôtissant d’un côté sans se réchauffer de l’autre, allumant en vain dans ses veines de grands incendies de café bouilli, de bitter et de whiskey, mais respirant le grand air de la campagne et contractant des appétits d’ogre sans quitter le coin du feu. En arrière, à distance respectueuse du petit enclos réservé, s’élève une écurie de construction primitive, faite, comme les corrals du désert argentin, d’une enceinte serrée de grands pieux fichés en terre et surmontés d’un toit rustique de branches de pins encore vertes.

Des planches et cinq couvertures sous un pareil toit sont une couchette un peu fraîche quand un verre d’eau se convertit chaque nuit en glace solide, et que mon encre même gèle au fond de mon écritoire. La première nuit de bivouac fut donc assez mauvaise. On dit que le froid engourdit, je dis au contraire qu’il réveille. D’ailleurs tous les bruits inusités d’une armée, les tambours se répondant de place en place, les fifres et les grosses caisses promenés par tout le camp sur une musique étrange, les clairons sonnant de temps en temps l’appel et l’alarme, le galop redoublé des chevaux sur la terre durcie, le cliquetis des fourreaux et des épées, le pas retentissant et rapide des patrouilles et des vedettes, le bruit des voix, des rires, le commandement des chefs, les tumultueuses clameurs des bataillons qui passent, mais surtout ce concert toujours grandissant des clairons et des tambours qui battaient à l’unisson une sorte de marche guerrière, tandis que le canon lointain roulait sa lourde voix solennelle avec un bruit de tonnerre, tout me fit croire à quelque alerte inattendue et à quelque ordre soudain des chefs. Je me levai, j’ouvris ma porte ; la nuit était belle, étoilée, lumineuse, mais rien ne sentait encore les approches du matin : ce ne pouvait pas être le réveil ordinaire du camp. Le froid me ramena dans mes couvertures, mais le vacarme ne s’apaisait point. Le canon grondait de plus en plus fort ; les décharges se suivaient et se pressaient sans relâche. Que se passait-il donc ? Allais-je être témoin de quelque engagement ? J’essayais, durant les intervalles de la canonnade, de démêler un feu de mousqueterie imaginaire dans les roulemens lointains du tambour. De guerre lasse enfin je me rendormis ; quand je rouvris les yeux, le jour commençait à poindre : tout était tranquille, silencieux, rien ne bougeait encore dans les tentes voisines. Avais-je donc rêvé ? — On me dit en effet qu’il y avait eu pendant la nuit un heavy firing du côté de Dutch-Gap, causé sans doute par une attaque des canonnières rebelles sur les batteries fédérales. Les grandes eaux ont enfin débouché le canal encombré d’abord par les débris de la mine, de façon que le grand œuvre du général Butler offre non-seulement une brèche à l’artillerie confédérée, mais encore un passage direct et mal défendu à travers nos lignes. Depuis deux jours, nous attendons les journaux pour savoir les détails de l’affaire : journaux et lettres n’arrivent point. Ce soir, la canonnade se ranime encore ; mais je ne pourrai vous en dire la cause qu’à mon retour à Washington. On se figure que l’armée est le meilleur lieu du monde pour se rendre compte des événemens de la guerre. Nulle part en effet les nouvelles ne peuvent être plus promptes et plus complètes qu’aux quartiers du général en chef à City-Point. Quant aux chefs de corps et aux officiers subalternes, ce sont des machines qui commandent à d’autres machines. On leur laisse peut-être un certain libre arbitre dans l’exécution des ordres généraux qu’on leur donne ; mais ils ne connaissent rien que leur consigne, et ne se rendent même pas compte des manœuvres auxquelles ils sont employés. Quant au branle-bas général qui m’avait tant étonné, j’appris que 300 hommes de la brigade avaient, durant la nuit, reçu l’ordre de se rendre aux avant-postes. Voilà ce qui avait ému mon oreille novice et troublé mon sommeil de conscrit.

Nous montâmes à cheval après le déjeuner pour visiter les divers quartiers voisins : d’abord le major-général Mott, commandant la division, un grand homme de belle figure, qui a de belles manières, un regard doux et bienveillant, tout l’air d’un vrai gentleman. On le dit immensément riche, et c’est un remarquable exemple de patriotisme que ce sacrifice fait à cinquante ans par un homme à qui la vie a toujours été si facile. Il a débuté, il y a quatre ans, comme colonel du régiment qu’il avait formé lui-même, et ses épaulettes de général, conquises à la pointe de l’épée, ne sont qu’un dédommagement bien faible de tout ce qu’il a abandonné. Notre seconde visite fut pour le général Humphries, commandant le 2e corps : celui-là est un West-Pointer, un homme d’éducation militaire, mais de tournure aussi pacifique que possible avec ses yeux myopes, ses lunettes, sa tête penchée en avant, son uniforme incomplet, ses gants de tricot et sa casquette ronde, — aimable du reste et instruit, ayant une légère teinture de l’Europe, une manière de causer fort agréable. Cet homme si paisible avec son demi-sourire et son sang-froid plein de courtoisie est un des plus rudes combattans de l’armée. Sous le feu, pendant la charge, au milieu des boulets et des balles, il a toujours la même sérénité souriante, fumant des cigarettes et arrangeant son lorgnon sur son nez avec le calme d’un homme qui réfléchit au coin du feu. Son quartier-général, non moins que sa personne, mérite un mot de description : on y retrouve les goûts soigneux et corrects du maître. Au milieu de la plaine déserte s’élève un bouquet de pins de haute venue, entouré d’un enclos de branchages. A l’intérieur, une double rangée de huttes proprettes borde une sorte de parterre à la française, où des bouffes de houx et des branches de pins plantées en terre remplacent les fleurs et les gazons. Les intervalles sont couverts de sable blanc ; au fond, la tente du général, défendue par une double cloison formant antichambre, tendue de papier, meublée luxueusement de chaises de paille, ornée d’une cheminée en brique. L’aspect de ce réduit est tout à fait gai quand le soleil illumine la tente qui sert de plafond ; les grands arbres, trois fois hauts comme nos pins rabougris de France, balancent leurs larges panaches avec un bruit de forêt dans le ciel bleu vif d’un beau jour d’hiver. C’est une oasis verte au milieu de ce Sahara artificiel, qui plaît par le contraste et récrée les yeux fatigués. Je ne sache pas de grande charmille, de beau parc, de majestueuses prairies ombragées de chênes, pas de Tuileries, de Windsor ni de Versailles qui m’ait fait autant de plaisir que ce petit enclos du général Humphries.

De là nous gagnons les lignes : en face, à quelques centaines de mètres, sont celles de l’ennemi. Dans l’intervalle sont les piquets des deux armées. Nous franchissons le terrain déblayé, préparé aux feux croisés de l’artillerie, et hérissé de place en place d’abatis et de chevaux de frise. Un sentier courant sur l’extrême limite indique la frontière de l’armée, l’espace où il est permis de se mouvoir librement, mais qu’il est interdit, sous peine de fusillade, de dépasser sans l’ordre des chefs. De petites barricades de troncs d’arbres, de branchages et déterre, élevées à mi-hauteur d’homme, protègent de vingt en vingt mètres les petits détachemens disséminés. C’est là derrière que les hommes s’abritent, couchés à plat ventre, pour échanger le coup de fusil avec l’ennemi. En face de chacune de ces petites redoutes, à trente mètres en avant, se tient la vedette, relevée à tour de rôle par ses quatre ou cinq compagnons. Quiconque s’aventure sur ce terrain prohibé est un déserteur. Pour le moment, les piquets sont assis paisiblement au coin de leur feu. Quelques-uns, roulés dans leurs couvertures, se chauffent au soleil : longue et monotone faction de vingt-quatre heures, qui devient cruelle dans le froid de la nuit. Un peu plus loin, ces points bruns sont les vedettes rebelles. Tandis que les Yankees vont déblayant le terrain devant eux, les rebelles restent volontiers sous le couvert de leurs forêts, tapis dans les herbes et les broussailles. Il est un point où les deux lignes passent à travers bois. C’est là que, malgré les défenses sévères, on a vu souvent les ennemis fraterniser ensemble, causer, faire le commerce, échanger le café fédéral contre le tabac rebelle, ou même jouer aux cartes après un dîner fait en commun. Il y a entre les deux lignes une convention tacite et comme un engagement d’honneur de ne pas faire feu sans en donner d’abord l’avis loyal à l’ennemi : Eh : Yankees, get into your pits ! We are ordered to begin the fire[2]. » Alors les vedettes se replient, on s’accroupit dans les rifle-pits, un ou deux coups sont tirés en l’air en forme de salut ; puis l’œuvre de sang commence ; chaque homme est là, en embuscade, le fusil en joue, l’œil au guet, la main prête, et tout ce qui paraît, jambe, bras ou tête, est impitoyablement abattu. Il y a deux minutes, ces hommes s’entretenaient amicalement ; maintenant ils s’entretuent comme des bêtes fauves, avec une joie féroce. Qu’y a-t-il-donc entre eux qui les divise ? Ni haine, ni colère, ni même rancune profonde ; c’est leur consigne et l’indifférence du soldat pour la vie des autres et pour la sienne propre. Ils tuent par métier, avec plus de sang-froid que le chasseur qui abat un lièvre ou le tireur qui vise la poupée.

La guerre a d’autres contrastes lugubrement comiques. Il y a sur la gauche une maison située entre les deux lignes, spacieuse, presque opulente pour ce sauvage pays de Virginie. Un vieillard l’habite, qui a mieux aimé rester exposé au feu que de l’abandonner : les soldats le nourrissent comme un mendiant. Nous tournions une redoute, après avoir passé un ruisseau à gué, en brisant la glace sous les pas de nos chevaux, quand nous voyons dans l’angle des remparts deux étranges figures courbées, occupées en apparence à semer grain à grain du blé ou du colza. Elles grattaient le terrain sablonneux avec de petites baguettes et semblaient y ramasser ou y déposer je ne sais quoi d’invisible. On eût dit deux maniaques obstinés à semer des récoltes imaginaires dans ce qui fut autrefois leur champ. C’est le châtelain et la châtelaine de céans, peut-être riches autrefois, qui aujourd’hui n’ont plus d’autre ressource que de recueillir les balles perdues et de les revendre au poids du plomb. Triste et pauvre existence que celle de ces deux vieux solitaires sur les confins sanglans des deux armées, récoltant une moisson de balles meurtrières à la place même où l’an dernier peut-être ils avaient planté le maïs ou les ignames qui devaient les nourrir !

Le lendemain, je cavalcade à la revue de la deuxième division, botté et éperonné, dans l’état-major de mon général. C’est toujours une belle chose que ces longues lignes symétriques, immobiles, devant lesquelles chevauche l’escadron fringant des officiers généraux et des aides-de-camp. A notre tour, nous prenons position en masse épaisse, les généraux en tête, et les troupes défilent devant nous. Je ne vous parle pas des bannières criblées d’éclats de bombes, déchirées en loques informes, ni même des hampes nues où restent à peine attachées quelques franges d’un haillon flottant. Les soldats vous diront que c’est un emblème souvent trompeur, et qu’il suffit de quelques mois de campagne pour user jusqu’à la dernière miette le plus neuf des drapeaux ; mais les régimens, chose plus terrible, ne sont pas moins usés que leurs enseignes. Pleins de recrues nouvelles, comptant tout au plus 50 pour 100 de vétérans, plusieurs pourtant n’atteignent plus à l’effectif réel d’une compagnie. J’en ai vu un qui n’avait pas cinquante hommes. Ils sont commandés soit par un capitaine, soit par un major, soit même par un second lieutenant, seul officier épargné dans la dernière campagne. On en a vu, après certaines batailles, rester sous le commandement d’un sergent. Dans notre année, les cadres des régimens réduits seraient remplis en une semaine : ici on laisse leurs rangs s’éclaircir jusqu’à ce qu’on les consolide, c’est-à-dire qu’on en rassemble plusieurs en un seul. C’est une conséquence naturelle de cette organisation volontaire qui a prévalu à l’origine, et dont la trace subsiste encore dans l’individualité obstinée des anciens corps. Telle compagnie de tel régiment renferme tout ce qui reste de telle brigade ou de telle division, et dans la formation même des escouades vous retrouvez encore l’ancienne distinction originelle des régimens et des bataillons.

Mais revenons à la revue. Le général Humphries m’aperçoit, m’appelle auprès de lui, tandis que les régimens passent devant nous, chaque drapeau mutilé s’abaissant devant le général, qui chaque fois se découvre avec respect. Les uniformes sont blanchis, tannés par l’usage : les hommes, de tailles inégales et mal assorties, vétérans pour la plupart endurcis au service, marchent en bel ordre et marquent le pas d’un air martial : quelques traînards relégués aux derniers rangs, sans doute des nouveau-venus, ont les mouvemens gauches et comme engourdis par le froid. La forêt mouvante des habits bleus et des baïonnettes se disperse, s’épand dans la plaine au bruit des fanfares. Alors nous mettons pied à terre au quartier du brigadier-général X…, commandant la division par intérim. Nous nous pressons dans sa tente, et là commencent à couler le whiskey, les grogs, les cocktails, les milk-punchs, les mint-juleps, les egg-nogs et autres produits savoureux du génie américain. Nous étions là tous généraux ou colonels commandant des brigades, sauf un autre civil et moi. Il faut vous dire qu’en Amérique le pékin n’est pas vu avec le même mépris qu’en France dans une réunion de soldats. Tous ces messieurs se rappellent avoir été pékins eux-mêmes, commerçans, avocats, ingénieurs, clergymen, et gardent sous l’uniforme les mœurs douces et rangées de leur ancienne profession. Je les examinai attentivement, et malgré l’excitation des liqueurs fortes, dont ils prenaient de copieuses rasades, malgré la franchise d’une réunion où régnait la plus grande licence, pas un, — sauf notre hôte, — n’oublia un seul instant le langage et les manières d’un gentleman. Celui-ci, petit homme, maigre et commun, qui a perdu une main, intrépide, à ce qu’il paraît, mais mal embouché, s’excita, se mit à raconter les exploits de son régiment, à nous imposer silence par son bavardage et à nous fatiguer tous ; mais Mott, Humphries, Madill et un certain général Smith, une des belles et héroïques figures de l’armée, se tenaient mieux que beaucoup de leurs compatriotes dans un salon. On dirait presque que l’uniforme, la vie militaire, l’habitude de l’obéissance et celle du commandement leur ont donné quelque chose de plus réservé et de plus digne. Dieu sait qu’on trouve des butors partout et qu’ils abondent autant chez nous qu’en Amérique. Tels que les voilà, les officiers généraux de l’armée américaine ne sont certainement inférieurs à ceux d’aucune autre armée.

La visite s’acheva par une petite scène comique que nous donna après boire le général X… « Messieurs, nous dit-il, nous combattons pour l’émancipation des noirs. Je vais vous en montrer les premiers fruits. » Sur quoi la porte s’ouvre, et un petit négrillon d’environ treize ans entre dans la tente. L’histoire de ce petit malheureux est assez curieuse et dénote un caractère. Un jour le général X…, faisant son tour des lignes, se voit abordé par un enfant qui gaillardement lui fait le salut militaire. I’ve flankrd them, grneral, I’ve flanked them[3]. C’était un petit déserteur de la ligne ennemie, échappé seul de chez son maître, allant tout seul chercher fortune dans le pays de la liberté. On en fit un domestique, et un officier le mena à Washington. — « Fameuse ville ! disait-il à son retour ; fameuse ville où un homme blanc me cire mes bottes pour dix sous ! » Pourtant il ne passait que d’un servage à l’autre, et ce n’est pas ce qu’était venu chercher ce petit Gavroche africain sur la foi des vagues on dit qui pénètrent jusqu’aux oreilles inquiètes et étonnées de la classe servile. On en fit un amusement, un jouet, une sorte de petit chien savant. Le voilà donc introduit parmi nous, un peu ébahi malgré sa hardiesse, qui s’efforce de sourire et de gambader. On le fait chanter, on lui fait pousser des cris d’animaux ; le général son maître se fait apporter un fouet, et claque pour l’exciter. Tout à coup l’enfant s’arrête, l’air tout bouleversé, les yeux gonflés, et de grosses larmes lui roulent sur les joues. La mèche du fouet l’avait touché, effleuré à peine ; mais c’était le fouet, cela rappelait l’esclavage et l’humiliation. Quelques-uns des spectateurs le plaignaient à voix basse, mais n’osaient prendre publiquement sa défense ; les autres partent d’un éclat de rire. Lentement il se console, il essuie ses larmes, et recommence docilement à danser au son d’un banjo qu’on apporte. Le banjo est un instrument d’origine africaine et d’harmonie aussi singulière que sa forme. C’est une guitare à quatre cordes, dont la caisse est remplacée par un petit tambourin. Le retentissement des cordes frappées dans cette boîte de peau d’âne a quelque chose de sauvage et d’âpre qui participe à la fois de la guitare et du tambour. L’air qu’on jouait était simple, plus que simple, consistant en une mélopée de deux mesures indéfiniment répétée, et pourtant il n’en fallait pas plus à cette race musicale par nature pour se pénétrer d’une sorte d’extase voluptueuse. La porte s’ouvrait, une tête noire s’avançait timidement, et, encouragée par les éclats de rire, entrait décidément dans la tente. Un soldat pinçait le banjo. Un nègre armé de castagnettes s’abandonnait aux torrens de l’harmonie. Les yeux fermés, la tête penchée en arrière, le corps ondoyant, il battait une cadence claire, rapide, variée, entraînante, avec des mouvemens agiles et languissans tels que n’en trouvera jamais nulle gitana d’Espagne ou nulle danseuse d’opéra. Chose étrange, il y avait je ne sais quoi d’enivrant et d’harmonieux, dans les claquemens de ces morceaux de bois. Les bras, mobiles, ondoyans, fuyans comme des couleuvres, avaient une grâce morbide et sensuelle que n’enseigneront jamais ni les Taglioni ni les Petitpa. En regardant cette figure noire et difforme, on songeait aux bayadères de l’Inde ou aux almées de l’Orient, ou bien on se figurait le soleil d’Afrique, la chaude et humide contrée de ses pères, et tout un peuple de formes noires nonchalantes s’animant avec frénésie au son d’une musique barbare. C’est le magnétisme de l’inspiration musicale, et ce pauvre être dégradé avait sa part d’inspiration et de génie. A chaque instant, l’émotion devenait plus forte, l’enthousiasme plus irrésistible, le roulement des castagnettes plus perçant, plus sonore, plus étincelant de fantaisie ; la tête se tordait à demi pâmée, les jambes s’agitaient avec un frémissement de bonheur ; enfin les voilà qui partent, et le musicien se met en danse avec les petits singes agiles qui au bruit de la musique avaient surgi de tous côtés. Ils dansèrent ainsi jusqu’à bout de forces, excités et encouragés par nos rires, après quoi on mit les pauvres diables à la porte, et les libations recommencèrent de plus belle. Quand je regagnai mon cheval, si rationnel que je fusse d’ailleurs, la terre oscillait sous mes pieds, qui pesaient mille quintaux, et mes doigts engourdis se refusaient obstinément dans l’épaisse obscurité de la nuit à distinguer les cordons de la bride de ceux du bridon. Grâce à la sûreté merveilleuse de ces chevaux aguerris, j’arrivai pourtant à la maison sans encombre, et me mis gravement à déchiffrer au coin du feu un journal dont les lettres dansaient la sarabande en dépit de mes efforts pour lire posément.

Trois longues journées se sont écoulées sans que j’aie eu le courage d’écrire. C’est que rien n’est moins naturel au camp que d’exercer sa pensée. Le plein air si âpre et si accablant dans cette froide saison de l’année, le feu de souches auprès duquel on s’accroupit et qu’on entretient en grelottant, le continuel chorus des fifres et des tambours, les nuits blanches qu’on passe à se pelotonner sous un monceau de couvertures, les veilles marquées par les tambours, les clairons et le bruyant passage des escouades qui vont aux avant-postes, jusqu’au pas lent et mesuré de la sentinelle qui monte la garde silencieusement à la porte du quartier-général, jusqu’au vent qui frappe les toiles de la tente et chante dans les grands pins, toutes les influences physiques et morales me poussent à l’inaction, au silence, à l’engourdissement et à l’ennui. Je ne m’étonne pas que les soldats aiment la bataille ; ils y goûtent le plaisir de l’action après l’existence routinière et monotone des quartiers d’hiver. Point de nouvelles, point d’idées, point de livres et surtout point l’envie d’en lire ; le whiskey, le tabac, les longues matinées de sommeil et les longs soirs sous la tente, parfois la revue et la parade ; enfin, de semaine en semaine, deux heures à passer aux pickets avec une couverture sur l’épaule et une carabine au bras, en observation à cent pas des rebelles : il n’y a pas là, même avec la perspective de la gloire et la chance de se faire casser la tête, de quoi enflammer l’imagination d’un homme accoutumé aux douceurs de la vie civile. J’ai vu un major-général crier l’oisiveté et l’ennui, mendier des journaux et des livres, réduit, pour tuer le temps, à monter à cheval pour faire à ses voisins des visites sans objet. Seul mon hôte conserve toute l’activité, tout le brillant de son esprit aimable : il sait dans cet air glacial tenir allumée l’étincelle de l’intelligence et de la bonne humeur.


28 janvier.

Je viens de passer avec le général la revue des ambulances et trains de la division. C’est dans ces détails d’organisation matérielle qu’est la grande et ordinaire faiblesse des armées provisoires. Les-Américains s’en sont aperçus au début de la guerre, quand ils lançaient au hasard leurs bataillons à peine formés dans un pays hostile ou sans ressources. Ils ont profité des leçons de l’expérience, et je ne crois pas qu’à présent il y ait une armée au monde dont les équipages soient mieux entretenus. Ce vaste champ de manœuvres, ces longues lignes noires de caissons et de chariots formées sur trois rangs de profondeur, le bon ordre, la tenue parfaite de ces centaines d’attelages de six mules avec leurs crins coupés en brosse et leurs conducteurs noirs à cheval, immobiles, tenant les rênes dans leurs mains, me donnent l’idée d’une discipline et d’une organisation bien supérieures à ce que les Européens s’imaginent sur le seul mot d’armée volontaire.

C’est que le plus grand ordre règne aujourd’hui dans cette masse, autrefois si peu régulière. Les Américains ont plus peut-être qu’aucun autre peuple du monde le génie de l’organisation et de la discipline ; ce que nous faisons par une longue habitude, ils le font par le concert instantané et intelligent de toutes les volontés, et ils improvisent en quelques semaines ce que nous mettons des siècles à former. L’armée dite volontaire est maintenant semblable en tout à l’armée permanente, en réalité, elle n’est plus volontaire que de nom, puisqu’elle est levée par décret du président, avec l’appât des primes d’engagement, et sous la menace de la conscription ; elle ne se compose, à vrai dire, que de mercenaires et de conscrits ; ses officiers prennent rang, tant que durera la guerre, à côté de ceux de l’armée régulière. La seule différence sensible est dans la forme du recrutement et dans la durée du service. L’armée volontaire est recrutée par les états particuliers et mobilisée par le gouvernement fédéral ; ses officiers sont nommés par les gouverneurs des états. Les engagemens ne doivent durer qu’une, deux ou trois années au plus ; cette armée sera licenciée après la paix, et officiers et soldats redeviendront citoyens. L’armée permanente au contraire, qui est, à vrai dire, la seule armée des États-Unis, est recrutée directement par le gouvernement fédéral, et elle a droit éternellement au rang et à la paie. Il en résulte des contrastes et des cumuls singuliers. Comme tous les officiers en titre de l’armée régulière ne sont pas en activité de service, on en voit qui acceptent des commissions dans l’armée volontaire, de manière qu’on cite des capitaines de réguliers qui sont généraux de volontaires, et par contre des capitaines de volontaires qui ont dans l’autre armée le rang de colonel. Tout cela du reste est provisoire, et la fin de la guerre amènera probablement un changement radical dans le système militaire des États-Unis. Il est douteux qu’en présence des états du sud vaincus et mécontens on puisse congédier tous les volontaires et réduire l’armée permanente à 40,000 hommes de troupes régulières. J’entends dire qu’on retiendra sous les drapeaux au moins 100 ou 150,000 hommes, qui seront alors définitivement enrôlés. En même temps il faudrait fixer un mode de recrutement légal, car une organisation permanente ne peut s’établir sans règles. On ne peut employer indéfiniment l’expédient des primes et des mercenaires. Dans un pays comme l’Amérique, où chacun trouve aisément un emploi, les bounties, même les plus hautes, ne rempliraient pas en temps de paix une armée de 100,000 hommes. Faudrait-il donc recourir à ces drafts irréguliers et discrétionnaires qui frappent le peuple au hasard, et ne produisent jamais ce qu’on en veut obtenir ? A supposer même que l’achat des mercenaires pût remplir les rangs de l’armée, continuera-t-on ces pratiques odieuses d’embauchage et de contrainte qui sans doute sont excusables en temps de nécessité pressante, mais qui déshonoreraient à la longue le gouvernement des États-Unis ? Doit-on voir les recruteurs rôder en permanence dans les ports de mer, débauchant les matelots étrangers, les menant au cabaret ou chez les filles publiques, et leur faisant boire des drogues empoisonnées qui les mettent en cinq minutes à leur merci ? Doit-on importer d’Irlande, d’Allemagne, du Canada, des troupeaux de bétail militaire, et répéter sur les blancs la traite dont on a racheté les noirs ? Je sais que plusieurs états, celui de Massachusetts en tête, ne se sont pas fait scrupule d’un pareil commerce, et qu’il y a sous les côtes de la Nouvelle-Angleterre une petite île où des hommes enrôlés en Europe comme ouvriers sont détenus et menacés jusqu’à ce que, de guerre lasse, ils consentent à se faire soldats ; mais ces infamies ne peuvent devenir un système. On ne pourra non plus, après la guerre, escroquer aux soldats la moitié de leur prime sous prétexte de la leur remettre à l’expiration de leur engagement, dépôt que la mort du créancier dispense souvent de rembourser. Les enjôleurs ne pourront plus, sitôt que l’attention du pays et du congrès se portera sur ces matières, empocher les 100 dollars de gratification qu’on leur alloue par tête d’homme engagé, et rejeter sur l’état la responsabilité de leurs guet-apens ou de leurs mensonges. Le jour de la justice doit venir au lendemain de la paix, car le peuple maître de lui-même qui encouragerait ces pratiques honteuses mériterait d’être mis au ban de la civilisation et de l’humanité. Il faudra, si, comme on l’annonce, l’armée est maintenue à plus de 100,000 hommes, que le congrès vote une loi de recrutement régulière et irréprochable, et qu’il ne reste du moins aucune trace d’injustice dans ce terrible et désormais inévitable impôt du sang[4].

Le système mercenaire ne fait pas d’ailleurs une armée solide : il rassemble momentanément par l’appât du gain des individus épars que l’espérance d’un nouveau gain dissémine. Il n’y a pas une armée mercenaire qui puisse durer trois années sans se renouveler incessamment. A peine est-elle organisée qu’elle commence à fondre. Le feu seul, la rude discipline et les dangers de l’évasion peuvent la tenir en main quelques mois. Les rebelles tirent le canon toutes les nuits pour empêcher la désertion de leurs hommes. Du reste la désertion ne fait pas moins de vides dans l’armée fédérale que dans l’armée rebelle. Du mois de mai 1863 au mois de septembre 1864, on a compté jusqu’à 60,000 déserteurs. Il y a toute une classe d’aventuriers dont le métier est de s’engager et de se réengager sans cesse en plaçant chaque fois leur prime en lieu sûr, jusqu’à ce qu’on les découvre et qu’on les fusille. On a vu de ces coquins qui avaient volé successivement jusqu’à dix-sept bounties. Il ne se passe pas de semaine à l’armée qu’on n’exécute plusieurs de ces bounty-jumpers, comme on les appelle ; mais il est rare qu’on arrive à découvrir l’homme véritable sous la couche épaisse de faux noms dont il s’est revêtu. Ils font ainsi de régiment en régiment le tour de l’armée. S’ils ont simplement déserté, on les fusille en soldats, s’ils ont passé à l’ennemi, on les pend comme des traîtres. Le gouvernement de Richmond fait tout ce qu’il peut pour encourager leur profession. Il leur offre bon dîner, bon gîte, et passage gratuit sur ses blockade-runners pour s’en retourner dans leur pays. La plupart de ces industriels sont Irlandais, Canadiens ou Allemands. D’où qu’ils viennent, le fait seul n’en reste pas moins la condamnation du système qui voudrait remplir l’armée d’étrangers mercenaires au lieu de soldats citoyens.

En somme, tous ces expédiens n’ont pas beaucoup servi. Ils n’ont pas empêché qu’au fond l’armée des États-Unis ne fût véritablement américaine. Sauf les 100,000 soldats nègres qu’on ne peut appeler étrangers, et qui, plus que personne, combattent pour leur propre cause, il n’y a guère sous les drapeaux que des citoyens des États-Unis. Quelques états du nord ont essayé de remplir leurs cadres avec des esclaves fugitifs : ils n’ont pu, malgré tous leurs efforts, en enrôler que 2,000 environ pendant l’année, et le prix moyen de chaque soldat nègre ainsi obtenu est de 3,500 dollars. L’armée du James contient, avec ses dix régimens noirs, quelques régimens étrangers et cosmopolites. Il y a des Indiens dans le contingent des états de l’ouest, jusqu’à des Chinois dans le contingent de New-York et dans celui de la Californie ; mais la grande force de l’armée américaine est dans ces énergiques bataillons de l’ouest, composés de robustes fils de fermiers aguerris d’avance par les fatigues d’une vie rude et militante, — dans cette jeunesse généreuse des états de l’est, qui d’un élan de patriotisme unanime a laissé le comptoir, l’usine, les bancs de l’école, le cabinet de l’avocat, le pulpit même du ministre, toutes les espérances et toutes les promesses de la vie, pour aller mourir obscurément sur de lointains champs de bataille. En une seule année, 400 jeunes gens, élèves de l’université de Cambridge et appartenant aux meilleures familles du pays, se sont engagés simples soldats dans l’armée. La seule classe des instituteurs, qui est influente et éclairée, a peut-être fourni 100,000 hommes aux armées fédérales. La conscription n’a pas ralenti ce mouvement patriotique : elle a excité au contraire la générosité des citoyens, et donné une impulsion nouvelle à ces prodigieuses souscriptions volontaires qui se font dans chaque ville, dans chaque paroisse, à chaque appel nouveau du président, pour engager des hommes, exonérer ou remplacer les citoyens tombés au sort. On calcule qu’en définitive, sur presque 3 millions de soldats qui ont été levés pendant la guerre[5], la conscription n’en a pas fourni 35,000. — Cet immense effort d’une nation libre est dû peut-être au caractère d’une race énergique, intrépide et persévérante : mettez à la place des Américains les Chinois, les Mexicains ou les Russes, et sans doute, à moins d’un pouvoir absolu qui leur imposât à coups de bâton la discipline, ils se seraient fatigués de tant de sacrifices et de revers. Il en faut, pour une grande part, attribuer l’honneur à la puissance de la liberté. Croyez-vous que le peuple américain lui-même eût donné ce grand exemple au monde, s’il eût été déshabitué de l’initiative et de la vertu civique par la tutelle d’une administration centralisée et d’une grande armée permanente ? La démocratie une fois de plus a prouvé sa force, elle l’avait déjà prouvée alors qu’au milieu de notre révolution elle tenait tête à l’Europe et jetait à la frontière quatorze armées de conscrits qui valaient des vétérans ; mais au lendemain de ce triomphe elle tombait épuisée dans les bras du pouvoir absolu. Il lui reste à montrer sa sagesse, sa persévérance et sa vertu : c’est l’expérience qu’aujourd’hui les États-Unis font pour elle en restant fidèles après quatre ans de guerre intérieure aux traditions de leur liberté ; c’est ce qu’ils achèveront de prouver au monde après la guerre, le jour où, comme on l’espère, cette armée d’un million d’hommes s’évanouira, rentrera dans la vie civile, et déposera les armes aussi facilement quelle les a prises au jour du danger public[6].

Du steamer Webster, rivière James, 29 janvier.

Je suis rassasié de la vie militaire. Les deux jours derniers se sont passés d’une façon banale. Quelques promenades à cheval, quelques visites, quelques démonstrations de stratégie où je n’entends pas grand’chose, et de longues flâneries devant l’âtre flambant du général, au bruit mélancolique des grands pins gémissans sous le vent du nord : tel est le programme de la journée. Le soir, pour tout délassement, on joue aux cartes ou aux échecs sur une table branlante, dans l’atmosphère enfumée de la salle à manger, ou bien on fume gravement des pipes entremêlées de verres de liqueurs. Involontairement l’esprit s’endort et le corps même s’engourdit. Parfois je quitte la tente du général pour aller causer avec les jeunes gens de l’état-major. — Polis, prévenans, doux, sérieux, quelques-uns de bonne famille et de bonne société, je n’ai rien à leur reprocher que la somnolence inévitable de la saison. Je me fais raconter leurs campagnes. L’un d’eux, l’année dernière, fut blessé et fait prisonnier : on le jeta dans la prison de Libby, si faible qu’il ne pouvait plus se soutenir. Il perdait tout son sang, mais « j’étais résolu, me dit-il, à ne pas mourir. » Par bonheur, il appartenait à une secte de la franc-maçonnerie qui a beaucoup d’affiliés dans les états du sud. Il fit le signe convenu pour appeler du secours ; un de ses gardes y répondit, — un officier confédéré qui le soigna, le nourrit et le fit guérir. — Un autre, naïvement héroïque, me disait du ton le plus simple : « J’aime bien les jours de bataille. » En effet, ce sont de terribles fêtes ! Pendant la campagne meurtrière qui mena Grant du Potomac au James, on se battit presque tous les jours. 30,000 hommes restèrent couchés dans les forêts de la Wilderness. Pendant cinq jours, on se massacra jour et nuit sans se voir, dans des fourrés impénétrables, sans presque avancer d’une ligne. Le soir, les vivans épuisés dormaient pêle-mêle avec les morts. A Chancellorville, le feu se mit au champ de bataille, et morts et blessés furent brûlés ensemble dans les hautes herbes. — Les Américains, qui font tout grandement et qui s’en vantent, peuvent dire que c’est une guerre de géans.

Voilà l’école qui a formé leurs généraux. Vous vous amusez à railler la science improvisée des officiers de l’armée américaine. Le temps est passé, je vous l’assure, où des scribes, des avocats, des clergymen, qui peut-être n’avaient jamais tenu un fusil ni une épée, s’improvisaient du premier coup colonels ou capitaines, et où les généraux tombaient du ciel tout formés. Les West-Pointers, élèves de l’école militaire, qui sont un peu les aristocrates de l’armée et qui se donnaient d’abord le plaisir d’humilier les autres, sont bien forcés aujourd’hui de les accepter pour leurs égaux. A présent quatre ans de pratique et de rude expérience en ont fait des officiers certainement meilleurs que tel de nos vétérans de garnison qui passe général sans avoir jamais vu le feu. Après tout, nos grands capitaines de la république et de l’empire ont-ils eu d’autre école que celle de l’expérience ? — Ces jeunes gens de vingt années à peine sont à la guerre depuis quatre ans. Celui-ci a été blessé cinq fois en une année, tel autre s’est engagé comme simple soldat : un seul était lieutenant dès le début. La liste des camarades morts dépasse de beaucoup celle des vivans. Ils ne font pas la guerre par plaisir ni par ambition, ils n’ont pas d’avancemens, de croix ni de pensions à gagner ; mais ils songent à leurs familles, à leurs études, à leur carrière abandonnée, et ils appellent impatiemment l’heure de la délivrance. L’un d’eux me disait qu’il avait sa fiancée qui l’attendait à la maison, et qu’il comptait bien, si Dieu lui prêtait vie, l’épouser un jour. La guerre n’est pas pour eux un métier, c’est un devoir austère auquel ils sacrifient sans récompense la plus belle part de leur jeunesse. Comparez ces soldats patriotes à certains de nos traîneurs de sabre et de nos beaux fils de famille oisifs qui embrassent le métier des armes pour le plaisir de l’uniforme ou de l’épaulette, et vous comprendrez la distance qui sépare une nation militaire d’une nation de citoyens.

Pénétrons à présent dans la tente du soldat. Elle est plus petite et plus basse que celle de l’officier. Quatre hommes couchent ensemble sur une espèce de table basse, et ils mettent en commun leurs couvertures. Par ce temps froid de l’hiver, ils se blottissent auprès du feu. La discipline leur interdit d’ailleurs de rôder au dehors, et la discipline est à présent fort sévère dans l’armée américaine. Avec l’unité du costume s’est introduite l’habitude de l’obéissance et l’unité du commandement. Les Yankees n’ont pourtant pas la gaucherie correcte et la raideur machinale de l’armée anglaise, armée d’automates admirables au feu comme à la parade. Aucun soldat, pas même le nôtre, n’a plus d’initiative et de génie. Donnez-lui une hache, des clous et un rabot ; il vous construira des tables, des chaises, tout un ameublement de son invention. Donnez-lui de la terre glaise et des lattes ; il se fera des cheminées incombustibles. Il est forgeron, machiniste, armurier, sellier, tailleur et terrassier quand il le faut. Il lit, il passe les journées d’hiver à écrire de longues lettres à sa famille ; il emporte même ses tablettes aux piquets et compose des récits de bataille entre deux coups de fusil. C’est le plus civilisé et le plus savant des soldats. Cependant l’ordre hiérarchique est aussi bien observé que dans les armées passivement dociles de la Russie ou de l’Autriche. On cite, comme d’un mauvais exemple, les officiers qui se laissent traiter trop démocratiquement par leurs hommes. — Pour la vie matérielle, elle est abondante et saine : les soldats font trois repas par jour ; les rations sont prodigues surtout en viande fraîche, en légumes et en café : c’est la boisson qui remplace ici les liqueurs fortes. Eau-de-vie, vin, bière, tous les spiritueux sont interdits sévèrement. On dit du reste que le général en chef donne lui-même l’exemple de la sobriété qu’il a prescrite en ne laissant boire à sa table que de l’eau pure. Quelquefois le commissaire des subsistances distribue aux hommes une ration extraordinaire de whiskey, mais seulement les jours de marche ou de bataille. La présence des femmes n’est pas tolérée, et le général a dit que les autres officiers pourraient recevoir leurs femmes le jour où Mm0 Grant viendrait elle-même le visiter. S’il arrive aux soldats d’user un peu trop vivement des droits du vainqueur sur les fermières virginiennes, ils sont pendus sans merci, pour l’exemple, dit-on, et pour faire mentir les calomnies des rebelles. Plusieurs colonels interdisent les cartes dans leurs régimens et veulent faire du soldat un solitaire au milieu du camp. C’est là une rigueur exagérée et une affectation d’autorité puérile. Les sages se dispensent de cette tyrannie et se gardent bien d’étouffer chez leurs hommes cette grande force morale, la bonne humeur…..

Le bruit courait hier que le général Lee venait d’être investi chez les rebelles d’une dignité semblable à celle du général Grant, ce qui, dans l’état désespéré de la Virginie, équivaudrait à la dictature et au pouvoir absolu. Johnston aurait pris le commandement particulier de l’armée de Richmond, et le président Davis serait réduit, si Lee le voulait bien, au rôle d’un très petit garçon. Ceux qui connaissent le caractère des deux hommes pensent que la dictature de Lee ne serait qu’un autre nom pour la toute-puissance de Davis. C’est ce que me disait l’autre jour, chez le général M…, au milieu des libations et des cigares, un certain M. C…, jadis l’intime ami de l’archi-rebelle, pour qui il a conservé une grande indulgence et une certaine admiration. C’est assurément une figure originale et fière que ce fils d’un marchand de chevaux taré, ce Yankee devenu un homme du sud, ce parvenu de la démocratie adopté pour chef par l’aristocratie de l’esclavage, cet ambitieux obstiné qui, après quatre ans d’une lutte inutile et criminelle, quand tout faiblit et s’affaisse, soutient encore à lui seul le poids de la ruine universelle, sans fléchir sous la redoutable responsabilité qui l’écrase. C’est, me dit M. C…, un noble fellow, même dans ses crimes : aussi bon, aussi simple, aussi doux dans la vie privée que fougueux et intraitable dans la vie publique, il a ces passions violentes, cette volonté despotique, cette puissance dominatrice irrésistible, qui n’appartiennent qu’aux hommes supérieurs. Ce n’est point, comme son collègue le vice-président Stephens, un de ces hommes qui suivent l’exemple du crime sans oser le donner eux-mêmes, et qui ne méritent pas l’honneur d’une éclatante punition : ces têtes-là se courbent trop bas pour qu’on songe à les frapper. Davis est un de ces hommes dont la tête hautaine provoque la vengeance. Plus sa cause est désespérée, plus il outrage ses vainqueurs, comme s’il prenait plaisir à défier leur colère et à irriter leur justice. Si c’est un homme criminel, ce n’est pas un homme méprisable, et la grandeur tragique de son caractère contraste avec l’honnêteté faible et timorée du général Lee. Celui-ci voulait l’union, et il a servi les rebelles ; il souhaite la paix, et il fait la guerre ; — la dictature est sous sa main, et plutôt que de la prendre, il aime mieux obéir à un despotisme qui ruine son pays : homme intègre, désintéressé, toujours trompé par de généreux sentimens, mais le plus impropre du monde à ce rôle de sauveur qu’on lui attribue, et fait seulement pour servir d’instrument docile à la volonté d’autrui.

Cependant l’air est tout plein de rumeurs pacifiques. On annonce un second voyage de M. Blair à Richmond : il n’est donc pas vrai que ses ouvertures officieuses aient été ignominieusement repoussées. Virginien de naissance, ancien et intime ami de Davis, il saura, dit-on, mieux que personne exercer quelque influence sur cet esprit opiniâtre et hautain. Enfin n’est-ce pas un signe des temps et un bon augure que de voir l’armée elle-même souhaiter la paix de toutes ses forces ? On s’attend encore à une dernière campagne, à une ou deux grandes batailles, à beaucoup de sang versé ; mais personne ne doute plus que cette année ne doive clore la grande guerre en menant les fédéraux camper au pied du capitule de Richmond.

Je m’arrête. Nous sommes en mer depuis une heure ; le bateau grince, le plancher rebondit, la foule s’agite à côté de moi ; un nègre qui chante et joue du banjo me donne des distractions ; enfin le soir avance et la nuit va tomber. Nous avons passé la Fortress-Monroë, et nous nous dirigeons non pas vers Washington, — les glaces du Potomac nous barrent le passage, — mais vers Annapolis, le seul port libre sur la côte du Maryland.


Washington, 31 janvier.

J’ai encore à vous conter mon retour de l’armée. Avant-hier matin, au lever du jour, je montais dans le car des officiers avec une bande joyeuse d’aides-de-camp en congé, parcourant de nouveau les étapes connues. Voici la tranchée sur le bord de laquelle on a élevé un parapet de sable pour protéger le chemin de fer contre les bombes, d’ailleurs inoffensives, que l’ennemi a longtemps jetées sur les trains qui passaient. Voilà City-Point, la baraque du provost-marshal, la cohue et la poussée autour du guichet où se délivrent les passes, une autre cohue au bas de la colline qui assiège le guichet des billets du bateau à vapeur, deux heures enfin dans la gelée à piétiner sur place pour obtenir nos papiers respectifs. Un aide-de-camp du général de Trobriand me présente à un autre général qui retourne à Washington. Tous les officiers présens de la brigade se joignent à nous, et au nombre de huit ou dix, au grand étonnement des badauds, nous nous constituons son état-major. Tout le long du voyage, le général Madill nous couvre de son ombre, nous faisant, avec la meilleure grâce du monde, part des privilèges attachés à son rang. C’est à lui que je dois d’avoir trouvé un lit sur le bateau, une place dans le chemin de fer, un abri contre la gelée à la jonction d’Annapolis.

Nous passons le soir à Fortress-Monroë, endroit peu pittoresque et peu attrayant ; les gros bastions de la forteresse s’alignent sur une plage basse, les vaisseaux de guerre se balancent lentement sur les vagues : tout est gris, noir ou jaunâtre, d’une froideur triste et blafarde. Il est amusant de voir mes compagnons, qui depuis deux ans peut-être n’ont pas quitté l’armée, découvrir avec admiration une robe de femme sur le rivage et se la montrer avec convoitise comme un objet rare et merveilleux. Ensuite les braves garçons s’entassent comme des sardines dans la cabine du général pour jouer aux cartes sur leurs genoux. Le lendemain, par une radieuse et froide matinée, nous entrons dans la rade d’Annapolis. Le site est riant et aimable ; la petite ville, environnée d’arbres, ne fait pas grande figure sur le rivage, mais elle a un aspect gai et champêtre, même au milieu des glaces de ce rude hiver. C’est ici, vous le savez, la capitale du Maryland, et une des plus anciennes villes d’Amérique. Elle a des collèges, une académie navale des États-Unis et d’illustres souvenirs : c’est à Annapolis que Washington se démit de son commandement après la guerre de l’indépendance. Le port, ouvert en toute saison, situé dans cette espèce de mer intérieure qu’abrite la péninsule du Delaware, entouré de deux longs bras de terre qui le protègent, est un des meilleurs de cette côte. Annapolis serait la rivale de Baltimore sans l’espèce de sommeil inerte où l’institution de l’esclavage et une longue habitude d’oisiveté semblent l’avoir engourdie. Les bateaux à vapeur amenés là par les glaces animent la rade et se pressent autour des jetées trop étroites. La ville elle-même, où nous descendons, ressemble à un village : quelques-unes de ses anciennes rues pavées ont l’immobilité et l’ennui de nos villes de province, où l’herbe pousse sous les pieds des passans. Il est visible qu’il y a là, comme chez nous, une petite aristocratie bourgeoise vivant de ses rentes, traînant du café au club une existence improductive. Ce sont peut-être des remarques bien affirmatives pour être faites en quelques minutes et dans l’espace d’un déjeuner. Je vous livre mon impression telle quelle, sans chercher si mes idées ont donné cette physionomie aux choses, ou si les choses ont réellement fait naître en moi ces idées.

Nous trouvons au chemin de fer, assiégeant une salle étroite et grande comme la main, une multitude de soldats en congé, qui se débattent pour obtenir passage sur les trains rares et encombrés. Chaque fois qu’un wagon se présente, il est en un clin d’œil rempli jusqu’à la gorge. Les employés, peu accoutumés à ce mouvement extrême, ne savent comment faire. Il y a là de malheureux soldats qui, sur leurs quinze jours de congés en ont déjà passé cinq à solliciter en vain le transport gratuit auquel ils ont droit. La condition de ces malheureux est désolante : pas un sou dans leur poche, car leur paie ne doit leur être comptée qu’à Washington, — et le temps passe dans l’attente vaine d’une justice qu’on ne veut pas leur faire. C’est là le plus grand vice de l’organisation militaire américaine : soldes, transports, feuilles de route, tout reste incertain et irrégulier. Les droits du gouvernement et les devoirs des compagnies de chemins de fer ne sont pas encore bien fixés. Les soldats, blessés ou valides, au lieu d’être conduits à leur destination sous la garde et sous la protection du gouvernement, sont livrés à eux-mêmes et doivent se tirer d’affaire tout seuls. Que de fois dans les salles d’attente encombrées, où à peine ils trouvaient une chaise pour se reposer, ou bien sous la pluie et la neige durant de longues heures, ou bien dans la foule inattentive qui les bousculé, se frayant péniblement un chemin jusqu’au wagon où ils cherchent à se hisser avec leurs mains débiles, — que de fois n’ai-je pas vu des malades, des blessés, des amputés sur leurs béquilles, avec l’expression de la souffrance sur leurs visages pâles, mais sans plaintes ni murmures contre la négligence du gouvernement qui les jetait ainsi mutilés à la porte de ses hôpitaux ! — Aujourd’hui les pauvres gens ne savent à qui s’adresser, où trouver un appui. Ils viennent, faute de mieux, parler au général, qui ne peut rien. C’est là un de ces exemples de laisser-aller qui me font regretter notre administration minutieuse et omnipotente ; mais les Américains n’en sentent pas le défaut.

Après un long retard, de vaines impatiences, des pourparlers éternels, nous voilà enfin repartis, bourrés à étouffer dans un car où nos officiers recommencent leurs bruyans jeux de cartes. Bientôt les bouteilles de whiskey sortent des poches, elles circulent à la ronde, passent et repassent maintes fois, recevant de chacun une vigoureuse accolade : plaisirs et gaieté de soldats.

Nous arrivons à Annapolis-Junction, lieu désert où s’embranche le chemin de Washington : ici trois heures d’attente, la glace, la bise, et les deux auberges, seules maisons du hameau, fermées par ordre du ministre de la guerre pendant le passage des troupes. Nous frappons en vain aux portes closes, aux fenêtres vitrées. A la fin, le capitaine H…, moitié diplomatie, moitié menaces, en fait ouvrir une pour le général et son état-major : nous nous y précipitons au nombre de trente environ. Les dames, les blessés sont introduits dans la salle voisine ; nous autres, avec notre whiskey et nos cigares, nous prenons possession d’une grande chambre humide, dépeuplée de chaises. D’abord nous accomplissons gravement la cérémonie d’usage, les rondes de présentations et de poignées de main à l’américaine, suivies d’une rasade générale à notre santé commune. Tous ces messieurs sont ronds, bons enfans et hospitaliers. Il y a dans le nombre quatre costumes civils : moi-même, un certain général Singleton, peace-democrat de l’Illinois, adjoint à la mission officieuse de M. Blair et parti avant-hier de Richmond, — véritable homme de l’ouest avec ses longs cheveux, fauves, sa barbe inculte, sa grosse casquette de peaux de loutre et sa dégaine d’ouvrier endimanché, — puis un gros Yankee massif avec une barbe de bouc recourbée en avant, une petite tête ronde sur un corps d’éléphant et un petit chapeau microscopique sur l’oreille ; ce gracieux personnage fait des passes avec ses bras et ses jambes, des grimaces joyeuses avec sa grande gueule édentée, et ses petits yeux bridés pleurent le whiskey dont il s’est rempli. — Le dernier est un gentleman bouffonnement grave et solennel, affectant en plaisanterie des airs majestueux, disant de pompeuses bêtises d’une voix pâteuse et indistincte, — l’œil vague et fixe, mais rayonnant de cette joie intime dont un ivrogne ne peut jamais maîtriser tout à fait l’expression. Le petit lieutenant W…, donné en escorte par le général Ord à Singleton et à des dames qu’il ramène de Richmond, me présente à ces deux messieurs : ce sont des chapelains de son corps. Le plus grave, avec des poignées de main et des salutations tragiques, me dit : « Vous êtes de Paris ? J’y ai longtemps été occupé du grand œuvre. — Quelle œuvre ? — La société chrétienne ! — Ah çà, dis-je au petit lieutenant, vos aumôniers me paraissent de bien bonne humeur, celui-là surtout est tout à fait jovial. — Oh ! me répondit-il, he’s tight, that’s all ; traduction libre : le révérend père a un peu bu. Voilà les mœurs de messieurs les chapelains de l’armée américaine, et le plus étrange, c’est que personne ne semble s’en étonner. Il est admis que l’homme de Dieu a, lui aussi, des faiblesses humaines, témoin celui que le général T… a mis à la porte de sa brigade pour délassemens dignes des galères. Ce peuple le plus religieux du monde n’est pas, vous le voyez, très agenouillé devant le ministre de l’Évangile. Il le paie, le met à l’engrais, lui demande des sermons, et n’en exige pas plus long. Il ne voit guère en lui qu’un parleur mercenaire qui l’aide à s’édifier le dimanche, et dont le talent, non la moralité, fait la valeur.

Les camps sont d’ailleurs une mauvaise école pour les manières. J’avais déjà remarqué à Annapolis ce jeune lieutenant W…, dont le visage imberbe, presque féminin, le regard doux, la taille jeune et mince contrastaient singulièrement avec l’équipage sordide et grossier d’un soldat en campagne. On ne pouvait s’empêcher de considérer avec intérêt cette figure frêle et encore enfantine jetée dans le milieu brutal où je la voyais. Quand j’appris qu’il était fils d’un membre du cabinet et d’une des meilleures familles du pays, je ne m’étonnai plus de cet air de distinction et de bonne grâce que ne pouvait effacer toute la grossièreté convenue des façons militaires. J’éprouvais un déplaisir extrême à voir cette bouche fine et imberbe mordre à pleines dents dans un morceau de tabac concassé et lancer une salive jaunâtre avec l’aplomb d’un vieux loup de mer, ou bien à entendre déborder de ces lèvres enfantines le déluge des gros mots qui composent le vocabulaire habituel du soldat. Ce blanc-bec est plus homme pourtant que beaucoup de grands nigauds barbus frais émoulus du séminaire ou du collège. Avec ses vingt ans à peine, il a fait le tour du monde sur un vaisseau de la marine, américaine, où on l’avait engagé comme mousse à quatorze ans. Depuis la guerre, il a passé à l’armée de terre, dont il est déjà un vétéran. Je le regardais avec sympathie et presque avec pitié, en me disant qu’il était dommage de moissonner une si jeune écorce. Je le retrouvai le soir même chez Mme Blair, à qui nous fîmes visite ensemble, — et la pipe, chique, eau-de-vie, jurons, air martial, avaient disparu. Ce n’était plus qu’un jeune homme doux, souriant, un écolier en vacances, modeste, inoffensif et timide comme une jeune fille. Le lendemain pourtant il devait reprendre le sabre, l’uniforme, les bottes ferrées, la rudesse et la vie aventureuse de son métier cruel.

Il me mena dans la salle voisine pour me présenter aux dames fugitives de Richmond. Bien qu’elles semblassent peu disposées à entrer en conversation suivie, je leur arrachai quelques curieux détails sur la vie de la capitale rebelle. Leurs airs de patriotisme offensé quand on semblait croire Richmond dans la misère et le deuil, leurs récits complaisans de ses fêtes et de ses plaisirs étaient en eux-mêmes des traits de caractère amusans et curieux. Tout en élevant fièrement le drapeau rebelle en paroles, elles l’abaissent en fait quand elles cherchent refuge chez l’ennemi, et leur fuite prudente ne parle pas trop pour la solidité de la maison dont elles me vantent les splendeurs. A les en croire, la vie est aussi calme, aussi facile à Richmond qu’à New-York, les subsistances y sont même à meilleur marché, les articles de toilette sont seuls hors de prix. Jamais du reste, m’affirment-elles, la capitale de la Virginie n’a été si gaie ni si pleine de luxe. Les voitures, les chevaux, les concerts, les bals, jusqu’à un théâtre, rien n’y manque pour faire l’illusion de la prospérité… « Au bruit du canon, » leur disais-je. — « Le canon ! on l’entend quelquefois quand le ciel est bien pur ; mais Richmond est loin de la guerre. » — C’est ainsi que les sociétés s’accoutument à une existence orageuse et précaire, et qu’elles se croient en sûreté à cinq lieues des armées ennemies, comme le marin sur sa planche fragile, ou le danseur de corde sur son câble au milieu du Niagara.

Mais jetons un coup d’œil sur la foule qui goutte à goutte a suinté du dehors et remplit maintenant la maison. On ne saurait voir plus triste assemblage. Là-bas, couché sur un banc, un malade de la dyssenterie, plus semblable à un mort qu’à un vivant, dont les yeux pourtant tournent encore quand il ne peut plus lever la tête, et qui tout à l’heure va trébucher entre ses deux guides, n’ayant même plus la force de se soutenir sur leurs épaules avec ses bras étendus ; ici des amputés que les passans coudoient et qui se garantissent avec peine des chocs douloureux sur leurs moignons malades. Ils n’ont pas encore appris l’usage de leurs béquilles et s’en vont mal assurés, à petits pas, sans vouloir pourtant recevoir d’assistance. Au dehors, une foule de peuple, quelque cinq ou six cents personnes prennent en patience le froid et la neige. Des officiers font des quêtes pour les malades et les besoigneux. Cependant on a fait silence dans l’autre chambre. Nos hommes, l’un après l’autre, se sont couchés par terre, le long des murailles, et, le whiskey aidant, ils dorment de ce profond et facile sommeil du soldat que ne réveille ni le clairon ni le tambour. Quelques-uns rêvent les yeux ouverts, une pipe ou un cigare entre les dents ; d’autres ont fait cercle au milieu de la salle, et, accroupis près du poêle, jouent joyeusement aux cartes. Au fond, Singleton et mon patron le général sont assis sur les seules chaises de l’appartement, en conversation intermittente et alanguie. On parle de Richmond, et Singleton donne de curieux détails sur la vie qu’on mène dans la capitale confédérée. Nulle part, dit-il, les subsistances ne sont à plus bas prix contre de l’or. Le bon marché relatif que je remarque aux États-Unis, et qui vient de la crise monétaire causée par le régime du papier-monnaie, est encore plus grand chez les rebelles. En revanche, la cherté porte sur les vêtemens, les étoffes, et en général tous les objets manufacturés, toutes les marchandises d’importation étrangère. Cherté et bon marché procèdent de la même cause, qui fait surabonder la matière première inutile, et sont, comme aux États-Unis, le signe de la même gêne, on peut dire ici de la même détresse. Tandis que le coton, la térébenthine, le tabac, s’accumulent sur les plantations ou dans les magasins, et que l’agriculture, frustrée de ses profits ordinaires, ne sème plus que du maïs, des pommes de terre et du blé, les produits des manufactures d’Europe s’encombrent à l’île anglaise de Nassau, sans obtenir passage aux états du sud. L’or cependant oscille entre quarante et soixante contre un, et le plus haut prix des graybacks confédérés est de trois cents le dollar[7], le cours habituel et moyen étant de deux cents seulement. Le général Singleton a tiré de sa poche la note d’un dîner fait il y a trois jours à Spottswood-house, l’hôtel le plus élégant de Richmond : 80 dollars par tête pour le dîner même, soit pour quatre convives 320 dollars, — plus le vin, les liqueurs, le café, les cigares de la Havane, — total : plus de 800 dollars. En revanche, il rapporte un bloc énorme de tabac à chiquer, lourd comme un quintal et dur comme du bois, où les couteaux de messieurs les officiers du général Ord avaient déjà fait plus d’une blessure : tabac de première qualité et d’arôme exquis, acheté pour 25 cents en currency des États-Unis, ce qui ferait un peu plus de 11 sous de notre monnaie. A la faveur de cette terrible disproportion des marchés, il s’est fait à Richmond, à Wilmington et à Charleston, sans doute aussi à Liverpool et à New-York, d’immenses fortunes parmi les spéculateurs et les négocians. Les steamers qu’ils font construire en Angleterre pour courir le blocus (run the blockade) ne leur coûtent pas la moitié du profit que leur donne un seul voyage heureux. La valeur du coton varie tellement du marché de Charleston à celui de Nassau, qu’il n’y a pas plus de comparaison possible entre la marchandise avant et la marchandise après le voyage qu’entre l’or anglais et la currency confédérée. Je suppose que la double opération réussisse et que le navire, après avoir déposé son tabac, son coton et ses résines à Nassau entre les mains des acheteurs anglais, rapporte à Wilmington une cargaison d’armes, de plomb, d’acier, de souliers, de draps, de toiles, et des cent mille riens dont les dames de Richmond n’ont pas encore appris à se priver. La rareté de ces arrivages fait de l’heureux armateur le maître du marché, et il exige pour ses marchandises n’importe quel prix extravagant qu’il est sûr de trouver. Voilà sa fortune faite d’un seul coup. Ou bien, s’il se contente du profit de l’exportation, et qu’il rapporte à Richmond la livre sterling que les Anglais lui ont donnée en paiement, il se trouve, grâce à la prime de l’or, encore plus riche qu’à Nassau.

L’or est la seule base stable du commerce chez les confédérés comme aux États-Unis, avec cette différence que la monnaie légale a ici une valeur réelle fondée sur un espoir sérieux de remboursement, tandis que chez les rebelles elle n’en a d’autre que la commodité actuelle et l’utilité d’un moyen d’échange. Ce n’est qu’en Amérique qu’on peut voir se soutenir ainsi un papier sans valeur aucune et sans durée possible. La grande habitude que les Américains ont prise de cette monnaie fictive fait qu’ils l’acceptent volontiers pour s’en débarrasser le lendemain, et sans vue plus lointaine que l’usage immédiat qu’ils en vont faire. Lorsqu’ils reçoivent du papier confédéré, ils reçoivent non pas le vingtième, le quarantième, le centième ou toute autre fraction du dollar d’or, mais simplement l’instrument d’échange légal qui circule sur leurs marchés. Peu importe donc si l’or est à 65 ou à 30 contre un ; ces variations n’indiquent ni catastrophe, ni résurrection des finances rebelles, mais simplement les vicissitudes d’une spéculation passagère et l’abondance ou la rareté momentanée du métal précieux. Passé certaines limites, il n’y a plus entre le crédit et les espèces de rapport ni de proportions possibles. Il y a longtemps que la monnaie confédérée les a dépassées, et qu’elle n’est soutenue au milieu de la banqueroute vingt fois consommée que par le cours forcé et par l’isolement de la guerre.

C’est ainsi que des spéculateurs habiles et audacieux pêchent dans les eaux troubles et trafiquent honteusement de la misère publique. S’ils craignent beaucoup la prise dont les croisières fédérales menacent toujours leurs vaisseaux, ils trouvent à Nassau et en Angleterre des compagnies d’assurance qui partagent avec eux le risque et le bénéfice. Cependant, à mesure que le blocus se concentre et que les principaux ports de la confédération sont occupés par l’ennemi, ce commerce devient plus difficile et plus dangereux. La prise du fort Fisher, en fermant Wilmington aux blockade-runners, leur a porté un coup irréparable. Il y a dans Nassau d’immenses cargaisons destinées aux états du sud, et qui maintenant, faute d’issue pour y pénétrer, devront être expédiées au marché de New-York. M. Singleton dit que la ruine de Wilmington est une perte insignifiante, amplement compensée par la reprise inattendue du commerce de Charleston en dépit des bombes et des escadres fédérales ; mais je me défie un peu des jugemens trop favorables d’un peace-democrat presque complice des rebelles, et de ses propos encore moins impartiaux que ses jugemens. Singleton, comme tous ceux qui veulent la paix à tout prix, essaie de faire croire à l’éternité de la guerre et à la puissance toujours entière de la confédération du sud. Autant écouter et croire un émissaire de Jefferson Davis que de prendre au mot Singleton sur ce qui touche la grandeur et la force de ses bons amis du sud. Bien que son voyage même et sa mission semi-officielle de négociateur, ou plutôt d’éclaireur pacifique, envoyé pour reconnaître le terrain de l’ennemi, montrent combien la cause de l’Union a gagné depuis l’an dernier, et quel rapprochement d’espérances patriotiques s’est opéré entre l’administration républicaine et les démocrates, même les plus acharnés, il n’a pas assez dépouillé le vieil homme pour n’être pas soupçonné d’un certain parti-pris. Je le crois pourtant sincère lorsqu’il affirme que le sud a encore les matériaux d’une dernière et terrible campagne, que le gouvernement de Richmond a dans ses magasins 1,070,000 balles de coton, une quantité incommensurable de tabac, et assez de maïs pour nourrir toutes ses armées. La fertilité du sol est si grande dans la plupart des états du sud, que les substances grossières y viennent presque sans culture. L’indian corn, les patates douces, le seigle, n’y manqueront jamais, à moins que la terre ne reste en friche. Une population de quelques milliers d’esclaves et de quelques millions de porcs, qui pourvoient tout seuls à leur propre vie, peuvent y nourrir matériellement la population oisive et combattante ; mais il ne suffit pas d’avoir du pain de maïs à mettre sous la dent du peuple et de satisfaire tant bien que mal la faim des soldats. Un peuple civilisé a bien d’autres et non moins impérieux besoins que le blocus irrite. Si belles que soient les récoltes, si l’on n’a plus ni routes ni chemins de fer pour les répartir, ni bras pour les moissonner, ni marchés pour les vendre, la misère et la faim domptent bientôt les plus opiniâtres résistances et les plus héroïques résolutions.

Je n’ai pas voulu interroger le général Singleton sur la question de la paix. Je ne tardai point d’ailleurs à voir que lui et M. Blair en faisaient un secret d’état. Hier soir, chez Mme Blair, je hasardai sous forme timide un vœu de curiosité modeste. Elle répondit aussitôt, sans que j’eusse directement provoqué la réponse, qu’elle-même ne savait rien, et que son beau-père n’avait pas parlé. Malgré les injures des journaux de Richmond et les provocations blessantes de celui même qui publie les opinions présidentielles, malgré l’annonce méprisante que Francis P. Blair, of Lincolndom, venait les espionner dans leur capitale, Davis, son ancien ami, l’avait à son premier voyage accueilli à bras ouverts, familièrement reçu, invité à prendre le thé en famille. M. Blair, après conférence avec le président Lincoln, vient justement de repartir pour City-Point ; mais rien n’a transpiré jusqu’à moi des négociations d’ailleurs tout officieuses qu’il dit avoir entreprises sous sa responsabilité privée et en son nom personnel.

On murmure que les choses sont au fond bien plus avancées, — que le général Grant a reçu cette semaine des ouvertures pacifiques qu’il a transmises au président Lincoln sans vouloir y répondre lui-même. Le lieutenant-général se serait contenté de dire aux envoyés du sud qu’il n’avait aucuns pouvoirs pour entrer en négociations, ni même conclure un armistice, avant que le président les lui eût confiés. Ce soldat, ce victorieux, ce chef rigoureux d’une armée de 100,000 hommes, ce commandant suprême de toutes les forces militaires des États-Unis ne croit pas pouvoir s’affranchir de l’autorité civile, ni usurper illégalement des attributions qui lui seraient sans aucun doute confirmées par la voix publique. Maître absolu dans son armée, où la volonté même du président cède à la sienne, il ne se croit pas dispensé d’obéir à la majesté souveraine des lois de son pays. Dans cette modestie noble et fière, il faut assurément faire la part du grand caractère, du patriotisme intègre et désintéressé du général Grant : tous les autres, généraux populaires ne seraient peut-être pas si réservés ni si honnêtes[8] ; mais il faut surtout y reconnaître l’influence des institutions et des mœurs républicaines. L’Amérique est peut-être le seul pays du monde où l’on voie cet admirable et rare spectacle du pouvoir militaire incliné volontairement devant l’autorité civile, et ne méditant aucune de ces usurpations fatales qui chez nous couronnent la gloire des grands hommes aux dépens de la morale et de la liberté des peuples.

C’est qu’on n’a pas en Amérique le goût de l’obéissance et de la domination militaires. Si le sentiment national a pu soulever des millions d’hommes, faire surgir coup sur coup dix armées en quatre ans, n’allez pas croire que la guerre civile y ait fait naître cet esprit militaire ou plutôt prétorien qui fleurit de préférence chez les peuples où règne encore, sous le voile d’une fausse démocratie, une espèce de sentiment aristocratique dégénéré. Je suppose une société démocratique en apparence, où, par une étrange anomalie, l’oisiveté brillante et inutile soit encore l’objet de l’admiration publique, où les rancunes aveugles et les ridicules préjugés des classes aient survécu au nivellement égalitaire, — où l’on attache moins de prix à l’honnêteté commune et bourgeoise qu’à une affectation d’honneur superficiel et frelaté : cette société sera vouée fatalement à la domination militaire, à l’esprit de charlatanisme et d’antichambre, au despotisme et au bon plaisir, jusqu’au jour du moins où elle rougira de ses vices. Quel est ce portrait ? Dieu veuille que ce ne soit pas le nôtre ! ce n’est pas à coup sûr celui du peuple américain. Nul autre peuple ne pratique d’une manière plus complète et plus naturelle les principes de l’égalité moderne. On peut dire à la rigueur qu’il n’y a qu’une seule classe en Amérique, la classe laborieuse, commerçante et industrielle, qui comprend tout le peuple. Ces hommes si positifs par nature et par habitude, ouverts seulement aux aspects utiles et pratiques des choses, ne se plaisent pas dans une vaine ostentation du point d’honneur. Un officier américain battu par l’ennemi ne couvrira pas sa défaite de gasconnades glorieuses comme un mandarin chinois ou un hidalgo mexicain, et personne ne verra dans son aveu dénué d’artifice une preuve de cynisme ou de lâcheté. — Est-il enfin un autre pays du monde où l’on ait plus de mépris pour ces habitudes d’oisiveté aristocratique dont nous tirons encore vanité ? Voilà pourquoi l’esprit militaire n’entrera jamais dans ses mœurs. La guerre n’est pas pour les Américains une occasion de déployer des vertus brillantes et de se foire applaudir sur un grand théâtre, une espèce d’art comme celui du musicien ou du bateleur, c’est une nécessité qu’ils subissent avec courage, et dont ils sauront venir à bout.

N’écoutez pas les faux prophètes qui prédisent à l’Amérique un despotisme militaire couronné par l’avènement prochain d’une monarchie. Ce ne peut être que le rêve des esclavagistes réactionnaires et l’humeur noire de quelques ambitieux désappointés. L’armée américaine ne saurait devenir ni un pouvoir politique durable ni l’instrument d’une longue dictature. L’indépendance des uns, le patriotisme des autres ne le permettront jamais. Si un général victorieux voulait retourner ses armes contre la liberté de son pays, ses troupes l’abandonneraient ou se chargeraient de le punir. Si quelques soldats après la guerre tournent au brigandage au lieu de rentrer dans la vie civile, la fusillade et la potence, dont les Américains savent user comme les autres, en auront vite raison. L’armée permanente, dont l’augmentation demeure certaine, ne sera jamais assez forte pour être un danger. Enfin, quand même un César (et la démocratie américaine ne produit pas de tels hommes) régnerait dans Washington au son du tambour, la république ne serait pas ébranlée. Pour qu’un peuple démocratique passe à la monarchie ou même à la dictature, il faut qu’une longue et lente révolution ait rassemblé tous les pouvoirs en un même lieu. Il n’est pas étonnant que la république romaine soit tombée, quand deux pouvoirs seulement, le peuple de la ville et l’armée, disposaient des destinées du monde. Tout général populaire dans la plèbe romaine était naturellement maître de l’empire. Nous-mêmes, si nous tombons si aisément d’une main dans une autre, c’est que nous avons un centre national et politique dont il suffit de s’emparer pour nous dicter souverainement des lois. L’Amérique a bien raison de ne pas nous l’envier, et de croire que le maintien de ses institutions fédératives est aussi nécessaire que son unité nationale au salut de sa liberté.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. « Hé ! Yankees ! rentrez dans vos trous ! Nous avons reçu l’ordre de commencer le feu ! »
  3. « Je les ai tournés, général ; je les ai tournés. » Littéralement : je les ai pris en flanc.
  4. Les réductions de l’effectif ont été plus grandes et plus faciles encore que n’osaient l’espérer les Américains. Aujourd’hui l’armée volontaire a diminué de 800,000 hommes, et le président Johnson veut prochainement réduire à 50,000 hommes toutes les forces militaires du gouvernement des États-Unis, en disposant les cadres de façon à pouvoir les porter d’un jour à l’autre à 82,600 hommes. Cette réduction pourra s’accomplir le jour où la police des états du sud sera rendue aux milices locales.
  5. Les comptes officiels et authentiques du ministre de la guerre donnent un total de 2,759,049 hommes appelés sous les drapeaux par le président du 15 avril 1861 au 14 avril 1865. Il en a été levé seulement 2,656,553, qui ont servi dans l’armée ou dans la marine. Les premiers engagemens n’étaient que de trois mois : ils furent étendus successivement de trois à six et neuf mois, puis à un, deux et trois ans ; ce dernier terme fut définitif. Les chiffres que j’ai cités ne comprennent pas les milices mobilisées dans l’été de 1863, qui ne servirent que pendant quelques semaines, et qui s’élevaient à plus de 120,000 hommes.
  6. On évalue à 1,000,510 hommes l’effectif de l’armée des États-Unis au 1er mai 1865. Elle comptait au 1er mars 965,591 hommes, dont 602,598 pouvaient être mis en ligne de bataille. Le reste était dispersé dans les garnisons, les hôpitaux, les prisons du sud, ou absent par congé. Le nombre total des hommes enrôlés dans l’armée et dans la marine pendant les seize derniers mois de la guerre est de 675,452. Les portes de la guerre s’élèvent pour le nord, en morts et blessés, à plus d’un million. On a compté au moins 326,000 morts. Au 15 novembre dernier, sept mois seulement après la paix, l’armée volontaire était déjà réduite de 800,900 hommes. Cette immense multitude a été licenciée en quelques mois, presque sans désordre, et, sauf dans les états du sud, où sa protection est nécessaire aux affranchis, toute trace du pouvoir militaire a déjà disparu. Les vétérans qui tiennent au métier des armes prennent du service dans l’armée régulière. Les autres, et c’est le plus grand nombre, aiment mieux rentrer dans leurs foyers. M. Stanton, le ministre de la guerre, avait d’abord voulu garder sous les drapeaux, jusqu’à l’ouverture du congrès, le vétéran reserve corps, ou corps de vétérans réengagés pendant la guerre après l’expiration de leur premier terme de service ; mais il vit qu’il aurait peine à les retenir, et qu’il valait mieux les licencier au plus vite. Un voyageur anglais, sir Morton Peto, qui a visité les États-Unis à la fin de l’année dernière, raconte qu’à Chicago il vit une imprimerie dirigée par un ancien secrétaire de l’ambassade de Londres. Le propriétaire le conduisit dans ses ateliers et lui montra ses ouvriers au travail. « Ce sont d’anciens soldats, lui dit-il ; celui-ci était major, celui-là capitaine, cet autre lieutenant, cet autre encore simple fusilier. Ils m’ont quitté, il y a trois ans, en me faisant promettre seulement de rendre leur emploi à ceux qui reviendraient de la guerre. On les a licenciés il y a quelques jours, et les voilà tous assidus au travail comme s’ils n’avaient jamais quitté l’atelier. »
  7. Le cent est la centième partie du dollar, de la valeur d’un peu plus d’un sou.
  8. Témoin le général Sherman, qu’on ne peut accuser d’ambition césarienne, et qui pourtant, après la prise de Richmond et la capitulation de Lee, prit sur lui d’accorder au général Johnston, dont il tenait l’armée à sa merci, une espèce d’amnistie politique générale au moins prématurée, que son gouvernement fut obligé de désavouer avec éclat.