Humanitarisme et patriotisme dans l’ancienne Rome

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Humanitarisme et patriotisme dans l’ancienne Rome
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 133-172).
HUMANITARISME ET PATRIOTISME
DANS L’ANCIENNE ROME[1]

Parmi tous les conflits d’idées qui peuvent tourmenter la conscience des hommes d’aujourd’hui, il n’en est guère de plus grave, de plus délicat, — et, à certaines heures, de plus douloureusement angoissant, — que celui qui met aux prises les deux notions de « patrie » et d’ « humanité. » Car il se peut bien, sans doute, que ces mots admirables servent quelquefois de prétextes à des passions médiocrement dignes d’estime : n’importe ! les contrefaçons qui usurpent le nom des plus nobles sentimens ne sauraient en obscurcir le prestige sacré. Le dévouement civique et la fraternité humaine restent deux obligations primordiales, qu’il est parfois difficile de concilier, mais dont il est encore plus impossible de sacrifier l’une ou l’autre. — Ce cas de conscience, si actuel, n’est cependant pas nouveau. Les civilisations antérieures ont pu le connaître, au moins le soupçonner. Et l’historien qui examine le passé à la lueur des préoccupations contemporaines, — non pour le plaisir d’imaginer des rapprochemens puérils ou artificiels, mais pour suivre à travers les siècles le flux et le reflux des idées, — l’historien peut se demander jusqu’à quel point les hommes d’autrefois ont aperçu ce problème si pressant aujourd’hui, sous quel aspect il s’est posé pour eux, comment ils en ont été affectés, et comment ils ont essayé de le résoudre.

A cet égard, des deux peuples anciens dont nous sommes les héritiers, c’est le peuple romain qui, croyons-nous, peut nous donner les enseignemens les plus curieux et les plus suggestifs. Les Grecs ont peut-être mieux vu les deux termes de l’antinomie, mais il semble qu’ils se soient exclusivement attachés à l’un des deux, — tantôt l’un, tantôt l’autre, suivant les individus et les époques, — avec une sorte de logique passionnément rectiligne. Leurs hommes d’Etat font de l’utilité nationale, entendue au sens le plus étroit, leur absolu critérium. Le roi de Sparte Agésilas, consulté sur l’opportunité d’une violation du droit des gens, — une attaque en pleine paix contre la citadelle d’un pays neutre, — déclare sans scrupule qu’il faut seulement examiner si elle est utile, car « dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Et les Athéniens, plus « intellectuels » pourtant, d’un esprit plus ouvert et d’un cœur moins sec, ne raisonnent pas d’une manière différente. Qu’on relise, chez Thucydide, la délibération sur le sort des Mytiléniens révoltés. Les deux orateurs en lutte, Cléon, qui prêche la vengeance, et Diodote, qui conseille l’amnistie, ne sont d’accord que sur un point : c’est qu’Athènes a le droit de massacrer les vaincus, et qu’elle doit seulement se demander si elle y trouvera son avantage. « N’oubliez pas que vous êtes des tyrans, dit Cléon à ses concitoyens… Les pires fléaux d’une domination, c’est la pitié et la douceur. » Et son contradicteur, comme s’il craignait de paraître trop sensible, débute par une profession de foi encore plus brutale : « Même si je reconnais que les rebelles ont eu tort, je ne serai pas d’avis de les punir, à moins que nous n’y ayons intérêt ; et, même s’ils ont toutes les excuses, je ne conseillerai pas de les absoudre, à moins que cela ne soit bon pour Athènes. » Qu’on se rappelle aussi la mise en demeure, vraiment cynique, adressée par les Athéniens aux habitans de Mélos : « Pas de grands mots ! Nous ne vous dirons pas que nous avons droit à l’hégémonie pour avoir jadis chassé les Mèdes… Ne nous dites pas non plus que vous n’avez pas aidé les Lacédémoniens contre nous, que vous ne nous avez fait aucun mal. Tout cela ne nous persuaderait pas. Voyons, vous comme nous, le possible : le possible, c’est aux plus forts de le faire, aux plus faibles de le subir. » Jamais peut-être la suprématie de la force et de l’intérêt n’a été plus vigoureusement affirmée que dans ces formules insolentes, d’une lucidité joyeuse et cruelle.

Mais, par réaction contre ces politiques âprement enfermés dans un nationalisme exclusif, les philosophes se laissent emporter à perte de vue dans un cosmopolitisme illimité. La patrie, à laquelle on sacrifiait tout, va être à son tour totalement sacrifiée. Le citoyen ne voulait pas voir l’humanité : les penseurs vont de parti pris nier la cité. Ce n’est pas seulement l’épicurisme vulgaire qui proclame que « la patrie est où l’on vit bien : » toutes les écoles de moralistes s’entendent pour réduire à néant le devoir national. Selon Aristippe, « le sage ne doit pas exposer sa vie pour son pays, parce que ce serait sacrifier la sagesse aux intérêts des insensés, et qu’au surplus son vrai pays est le monde. » Cratès se vante de n’avoir qu’une patrie, le mépris de l’opinion des autres. Zénon enfin, — suivi par tout le stoïcisme, — écrit un traité pour ruiner l’antique conception du patriotisme local : « Nous ne sommes pas les habitans de tel dème ou de telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des lois exclusives ; nous devons voir dans tous les hommes des concitoyens, comme si nous appartenions tous à la même ville et au même dème. » C’est déjà, — avec plus de simplicité dans le langage, — la conception de la fraternité humaine chère aux Lamartine et aux Michelet :


Je suis concitoyen de tout homme qui pense :
La vérité, c’est mon pays !


et, que cette Marseillaise de la paix stoïcienne ait pu retentir si vite après les fanfaronnades agressives d’un Cléon, ce n’est pas un des moins surprenans spectacles que nous offre l’histoire de l’hellénisme.

Les Grecs, on le voit, n’ont ignoré aucune des données de la question qui nous occupe. Ils ont successivement projeté sur chacune d’elles une lumière éblouissante, laissant l’autre dans l’ombre. Tour à tour Athéniens ou Lacédémoniens au point de n’être plus ni Grecs ni hommes, et hommes au point de ne plus savoir s’il existait une Lacédémone et une Athènes, on pourrait dire qu’ils ont dénoué le conflit entre les deux devoirs par la négation radicale de l’un des deux. Les Romains n’ont pas été aussi simplistes, et ne pouvaient pas l’être. Avec leur esprit moins rationnel que le génie grec, plus positif et plus pratique, ils se soucient peu de suivre un seul principe jusqu’à ses dernières conséquences : en revanche, ils sentent plus fortement ce qu’il y a, dans les principes opposés, d’également bon, d’également nécessaire, et ils se mettent en mesure d’en essayer, tant bien que mal, la conciliation. Ils ont trop le sens des réalités pour les supprimer dès qu’elles les gênent, ou dès qu’elles se gênent l’une l’autre : ils aimeront mieux rogner un peu de toutes que de n’en conserver qu’une seule en abattant tout le reste. De plus, le rapport entre la patrie et l’humanité n’est pas de ceux qui apparaissent sous le même jour aux yeux d’une ville de quelques milliers d’habitans et aux yeux d’un empire de plusieurs millions d’hommes. Entre la petite bourgade juchée sur quelques collines du Latium, perpétuellement pillarde ou pillée, et l’immense agrégation de peuples qui enveloppe presque tout le monde civilisé, que d’étapes intermédiaires ! combien de fois les conditions matérielles se sont transformées, en même temps que se transformaient les influences morales, religieuses, philosophiques, juridiques ! Une pareille complexité ne saurait s’accommoder de quelques formules absolues, si sonores soient-elles, et si frappantes. Ce n’est pas une seule fois que Rome a eu à traiter le problème des devoirs de l’homme et de ceux du citoyen, c’est à chaque heure de son évolution, et dans des circonstances sans cesse renouvelées. — Essayons de voir comment elle y est arrivée.


I

Il est trop évident que les premiers Romains ne soupçonnaient pas qu’ils pussent avoir la moindre obligation envers les hommes d’une autre race. La Rome primitive est ce que sont toutes les cités du monde antique : un organisme très cohérent et très exclusif, qui tient à la fois du couvent et de la caserne, dont toutes les forces vives sont réunies en un faisceau convergeant vers le bien commun, qui, dans son propre sein, n’admet aucune volonté dissidente, et qui, en dehors de soi, ne conçoit aucun intérêt légitime. Quelques familles, plus ou moins sœurs les unes des autres, initiées aux mêmes rites, étroitement serrées pour tenir tête aux agressions des peuplades voisines, et, s’il se peut, pour les attaquer à leur tour, voilà la forme, très simple et très rude, de l’Etat romain à ses débuts. Entre elles, ces familles sont jointes par ce qu’il y a de plus puissant alors, la parenté du sang, la communauté du culte et l’identité des intérêts : mais, plus sont forts les liens qui les unissent, moins il y a de place pour ceux auxquels ils ne s’étendent pas. Ceux-là, moralement, ne comptent pas, quels qu’ils soient et quoi qu’ils fassent. On les déteste alors même qu’on n’a pas de motif précis de rancune ou de crainte : il suffit qu’ils soient « autres » pour être haïs et suspectés. La langue archaïque ne distingue pas entre l’ennemi et l’étranger : elle leur applique le même qualificatif, hostis. Les moralistes postérieurs, tels que Cicéron, s’en apercevront, et, avec cette charmante candeur qu’apportent les civilisés à embellir les mœurs primitives, ils s’imagineront que leurs ancêtres ont voulu, par politesse, par douceur, user d’un euphémisme pour désigner ceux à qui ils faisaient la guerre. C’est juste le contraire de la vérité. Bien loin que l’ « ennemi » ne soit qu’un « étranger, » c’est l’ « étranger » qui est toujours et par définition un « ennemi. »

L’égoïsme local a donc été l’âme de Rome naissante, comme de toutes les villes d’alors. Cependant, si l’on y regarde de près, on peut, sans trop de complaisance, discerner en elle quelques traits qui la prédisposent à une conception plus large des rapports internationaux. Par exemple, si l’on admet avec Mommsen que Rome a été un marché en même temps qu’une forteresse, et qu’elle a dû sa prospérité initiale aux échanges commerciaux dont elle est devenue le centre, on peut se demander si cette activité économique n’a pas influé sur ses notions morales. Assurément, un peuple de marchands n’est pas plus humain qu’un peuple de guerriers, ni surtout plus désintéressé : l’exploitation mercantile et la concurrence sont, aussi bien que la guerre et la conquête, des formes du struggle for life national. Seulement, ce sont des formes moins brutales et moins strictes. Entre le marchand et le client, il y a toujours une certaine réciprocité, une certaine entente, qui peut, si les circonstances s’y prêtent, conduire à des relations plus amicales. — D’autre part, si mal renseignés que nous soyons sur les premiers agrandissemens de la cité romaine, nous ne pouvons guère douter qu’elle ne se soit augmentée par l’adjonction de tribus voisines. Les légendes qui se sont transmises jusqu’à nous sur Romulus et les Sabins, sur Tullus Hostilius et les Albains, recouvrent certainement quelque chose d’historique. Peu importe le vrai caractère de ces incorporations, peu en importe le motif : elles ont eu à coup sûr pour résultat d’habituer les esprits, de très bonne heure, à cette idée qu’il peut se créer un lien moral et social entre ceux mêmes que la naissance avait séparés, que tels, comme on le dira plus tard (justement à propos de Romulus), « étaient ennemis le matin qui le soir furent compatriotes. » — Enfin et surtout le culte de Rome, composite comme sa population et plus encore, la met en rapports avec des peuples très divers, les uns voisins, les autres fort éloignés. Elle a des rites latins, sabins, étrusques, grecs, asiatiques même. La parenté religieuse, la plus respectable de toutes alors, l’établit en communion avec la plupart des peuplades italiennes, et, en dehors de la péninsule, avec Ségeste, avec l’Arcadie, avec Samothrace, avec Troie. Fustel de Coulanges a signalé avec raison l’avantage que ces affinités de culte offraient à Rome, et le parti qu’elle en a tiré : mais, d’avoir les mêmes dieux et les mêmes rites que telle ou telle autre cité ne lui créait pas seulement plus de droits ; cela lui imposait aussi plus de devoirs. Le Romain qui prie et sacrifie selon les mêmes lois qu’un Sabin ou qu’un Grec, se sent confusément frère de ce Grec ou de ce Sabin. L’horizon de ses idées et de ses sentimens s’élargit quelque peu. Il admet qu’il puisse y avoir des alliances supérieures aux groupemens domestiques ou locaux, que d’autres hommes, loin de lui, puissent penser comme lui et compter autant que lui au regard des Dieux Immortels. Cela peut être de haute importance. Entre les peuples comme entre les individus, et dans la plus lointaine antiquité comme dans notre moyen âge, c’est de la fraternité religieuse qu’est née la fraternité humaine.

Ainsi, tandis que les conditions habituelles de la vie primitive enserrent toute l’activité intellectuelle du Romain dans le cercle restreint de sa petite ville, d’autres forces l’attirent hors de ces barrières. Les relations commerciales, les assimilations de peuples limitrophes, et plus encore les analogies religieuses, lui font apparaître comme possibles des rapprochemens avec ceux qui ne vivent pas dans ses murs. C’est bien peu de chose encore, pas assez pour ébranler, tant s’en faut, la notion archaïque de la cité jalousement close, hérissée de prohibitions et de défiances. Pourtant il sied de relever ces indices, si faibles soient-ils, d’une mentalité différente. S’ils ne promettent pas l’évolution future comme certaine, ils la réservent comme possible. Ce sont des germes, qui peut-être un jour s’épanouiront. A vrai dire, pendant très longtemps, ils ne semblent guère devoir s’épanouir. Les premiers siècles de l’histoire romaine nous montrent un peuple de lutte et de proie, orgueilleux et avide, défiant dans la paix, acharné dans la guerre, féroce dans la répression, tyrannique dans le commandement. Toutes les vertus patriotiques, courage, discipline, esprit de sacrifice et d’abnégation, y sont portées à leur apogée : mais les vertus humaines y manquent, non seulement la pitié ou la douceur, mais la justice même et la bonne foi. En dehors de tout état de guerre, l’étranger est un homme pour lequel il n’y a pas de droit ; la loi des Douze Tables, rédigée pourtant à une époque où déjà les mœurs se sont adoucies et les idées transformées, stipule encore que contre lui le champ des revendications est perpétuellement ouvert, tandis que les citoyens peuvent s’abriter derrière la prescription : adversus hostem aeterna auctoritas esto. Si la guerre éclate, c’est toujours sans aucune préoccupation d’équité morale, et rien n’est plus caractéristique que l’expression justum bellum, sur laquelle nos idées modernes nous feraient si volontiers faire un contresens : une guerre est « juste » pour les anciens Romains, non lorsqu’elle est bien fondée en droit, mais lorsque les formalités prescrites par le rituel ont été observées, les paroles prononcées, les sacrifices accomplis, et la déclaration d’hostilité régulièrement signifiée par les féciaux ; leur unique souci est de se mettre en règle avec les dieux, afin de ne pas encourir leur défaveur par une négligence, mais ils s’inquiètent peu de la légitimité de leur cause. — Passons sur la guerre même : il est trop clair qu’elle entraîne alors avec elle toutes les cruautés et toutes les perfidies nécessaires, et même un bon nombre qui ne le sont pas. Mais, après la victoire, la haine nationale ne désarme pas ; le droit de conquête, absolu chez les anciens, est exercé dans toute sa rigueur. Ne remontons pas jusqu’aux temps les plus proches de la barbarie primitive : voyons ce qui se passe deux siècles avant notre ère, à une époque où la dureté romaine a déjà été quelque peu entamée par la civilisation. Regardons, par exemple, les mesures prises après la reddition de Capoue. Les sénateurs de la ville vaincue viennent faire leur soumission dans le camp romain. Immédiatement on les jette en prison. Un conflit s’élève entre les deux généraux : l’un, Claudius, enclin à quelque clémence, l’autre, Fulvius, partisan d’une répression rapide et terrifiante. Celui-ci, de peur que par hasard le Sénat ne donne raison à son collègue, se hâte de faire égorger les prisonniers. Mais il a eu bien tort de se défier du Sénat : ses actes sont ratifiés ; on lui renouvelle ses pouvoirs ; les Campaniens qui survivent se voient tous confisquer leurs biens ; les uns sont emprisonnés, d’autres vendus comme esclaves, les autres déportés loin de leur pays. Il faut lire dans Tite-Live tout ce récit ; la précision sèche et froide avec laquelle toutes ces rigueurs sont énumérées en dit bien long sur les sentimens de Rome envers les peuples vaincus, plus long que ne feraient les déclamations les plus pathétiques.

Quelquefois les conquérans pardonnent, souvent même. Les historiens postérieurs vanteront la générosité du peuple roi, qui a laissé subsister tant de nations jadis ses ennemies, qui les a même protégées et rendues plus heureuses qu’elles n’étaient auparavant. Il est bien vrai en effet que la victoire n’a pas toujours amené le massacre et la dévastation. Rome n’a pas fait de l’univers soumis un immense désert, ni un immense tombeau. Elle a su, selon l’un des plus beaux vers de son plus grand poète, « épargner les vaincus » autant que « vaincre les rebelles, » parcere subjectis et debellare superbos. Mais sa clémence est, si l’on peut dire, une clémence de lion, capricieuse et dédaigneuse, égoïste en son fond, et toujours provisoire, toujours sujette à de terribles démentis. Les grâces qu’elle accorde, aussi bien que les supplices qu’elle inflige, sont arbitraires, dépendent de son humeur variable ; ce sont des boutades, qui s’accompagnent souvent d’ironie. Rappelons-nous la macabre plaisanterie de Caton l’Ancien au sujet des otages achéens qui demandaient à rentrer dans leur pays : « Est-ce la peine de délibérer toute une journée pour savoir si quelques vieux bonshommes seront enterrés par les fossoyeurs grecs ou par les nôtres ? » Une faveur concédée en ces termes est plus inhumaine qu’un refus. — Il arrive fréquemment que le gouvernement romain ait des motifs sérieux pour laisser aux peuples soumis une indépendance relative, mais ce sont toujours des motifs d’intérêt : c’est parce qu’il a besoin de telle cité pour son commerce, ou pour lutter contre tel roi voisin, qu’il la traite en « amie et alliée. » Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail de la politique économique de Rome, ni de sa diplomatie. Disons seulement que, si la sagesse y a une grande part, l’humanité n’y en a à peu près aucune. — Enfin, quels que soient les services rendus, quelque solides que semblent être les traditions qui font d’un peuple un ami de Rome, l’amitié est toujours précaire et révocable. Au milieu du IVe siècle, les Latins sont depuis longtemps les alliés de Rome : ils sont de même race, parlent la même langue, ont les mêmes : mœurs, servent sous les mêmes enseignes. Ils se croient autorisés par cela seul à réclamer une part dans le gouvernement, et demandent que l’on prenne parmi eux un des deux consuls et la moitié des sénateurs. Rome refuse, naturellement, — mais en quels termes outrageans ! Le consul Manlius proclame que, si par hasard cette extravagante proposition était acceptée, il tuerait de sa propre main le premier Latin qui viendrait siéger au Sénat. On voit ce que pèse dans l’esprit des magistrats romains le souvenir d’une longue entente et d’une fidèle collaboration. Du jour au lendemain, cette alliance trompeuse peut laisser réapparaître le vieil antagonisme, caché, mais non détruit.

Que ces sentimens de haine, de défiance et de mépris pour l’étranger aient existé dans la Rome des premiers temps, on n’en peut être surpris : c’est, nous l’avons dit, la mentalité de toutes les nations primitives. Qu’ils y aient longtemps duré, à peu près aussi longtemps qu’il l’a fallu pour que Rome fit la conquête du monde, cela non plus n’est pas très étonnant. Ce qu’il faut remarquer, c’est que, pendant bien des années, ils ne semblent rencontrer presque aucune opposition. Ils sont habituellement aussi vivaces chez les novateurs que chez les conservateurs. La démocratie romaine, tout enfiévrée d’un impérialisme mercantile et agressif, n’est pas plus accessible aux idées d’humanité que l’oligarchie la plus arriérée. C’est l’aristocratie ; qui a si durement réglé le sort des vaincus, qui leur a si obstinément refusé l’accès de la vie politique et juridique ; mais c’est le parti populaire qui a décidé la plupart des grandes expéditions militaires. L’œuvre d’assujettissement universel a été poursuivie par les deux factions, à tour de rôle, mais avec une égale intransigeance. A peine peut-on nommer trois ou quatre réformateurs, d’une intelligence plus éclairée ou d’un cœur plus généreux, qui ont entrepris d’associer à la puissance de Rome une partie des peuples vaincus : les Gracques, le tribun Drusus ; mais ces velléités sont peut-être ce qui a causé leur ruine, car, en même temps qu’elles avivaient contre eux les rancunes de la noblesse, elles décourageaient la sympathie fragile et hésitante de la plèbe. Caïus Gracchus, notamment, est devenu suspect au peuple le jour où il a parlé de conférer le droit de citoyen aux Italiens, et ce projet, pourtant si conforme aux vrais intérêts de Rome en même temps qu’aux sains principes de moralité politique, est sans doute la cause première de son échec et de sa mort. Un peu plus tard, le Sénat déclare qu’on ne peut reprendre cette proposition sans être qualifié ipso facto d’ennemi public, et nulle voix ne proteste, pas plus dans le peuple que parmi les grands, contre ce décret où revit toute l’âpre fierté du patriotisme local de jadis.

Quant aux penseurs, aux philosophes, déjà assez nombreux dans les derniers siècles de la République, nous ne savons si, dans leur for intérieur, ils font des réserves sur la politique de guerres et de conquêtes, mais toujours est-il qu’ils ne les expriment pas, et il est bien douteux qu’elles se présentent même à leur esprit. N’en cherchons pas d’autre exemple que cet Ennius qui a été, un siècle et demi avant Cicéron et Lucrèce, le créateur de la littérature philosophique latine. Sur tous les points, sauf un, — celui qui nous intéresse, — il apparaît très affranchi des traditions romaines. Il parle avec indépendance, avec irrévérence même, des croyances religieuses et des cérémonies consacrées : il proclame sans se gêner que les devins sont des fourbes, et les dieux de simples mortels. Son théâtre, tout imprégné de libre pensée, rappelle Euripide et annonce Voltaire. Or, dès qu’il s’agit de la grandeur de Rome et de sa lutte contre les autres peuples, ce hardi penseur, — qui n’est pourtant pas né citoyen romain, mais qui l’est devenu avec joie, avec passion, — se révèle comme le plus pieux admirateur du passé. C’est à célébrer la patrie latine qu’il consacre son ouvrage le plus considérable, les Annales. Il la salue, en termes enthousiastes, dans son fabuleux fondateur Romulus ; il énumère complaisamment les batailles qu’elle a livrées et les nations qu’elle a soumises ; il proclame que c’est à ses vieilles traditions qu’elle doit sa force, moribus antiquis stat res romana ; il exalte enfin son plus récent champion, Scipion l’Africain, à qui il fait prononcer ces paroles vibrantes d’orgueil militaire et national : « Cesse, ô Rome, de redouter tes fiers ennemis ! mes peines ont élevé autour de toi un rempart inexpugnable. » Il se vante d’écrire en « vers de feu, » versus flammeos, et certes, ce feu est tout romain, fait pour allumer chez ses concitoyens les vertus dont l’Etat a besoin alors, l’ardeur belliqueuse et le dévouement à la chose commune. Le bien de Rome est son idéal et sa loi, et, d’être philosophe, cela ne l’empêche nullement d’être patriote.

Longtemps encore il en est de même. Bien qu’une culture intellectuelle plus raffinée se répande dans les hautes classes avec la connaissance des arts de la Grèce et l’imitation de ses mœurs, pour les plus imprégnés d’hellénisme, la patrie romaine demeure au premier plan de l’horizon moral, et cache le reste du monde. Scipion Emilien connaît les théories des penseurs grecs : il est le familier de Polybe et le disciple du stoïcien Panétius ; c’est dans son entourage que Térence écrit ses comédies, et il a été sans doute un des premiers à connaître le célèbre vers : Homo sum, humani nihila me alienum puto. Mais, pas plus chez lui que chez Ennius, cette éducation philosophique n’altère l’esprit national, ni ne réagit sur la conduite pratique. Il accepte la mission de vaincre, de prendre, de détruire Carthage et Numance ; si, devant l’incendie de la grande ville africaine, il verse quelques pleurs comme la tradition le prétend, ces larmes, d’ailleurs très belles, ne l’empêchent pas de la laisser brûler, et lui sont probablement plus arrachées par un retour sur les périls possibles de Rome que par un réel sentiment de commisération humaine.

D’une manière générale, Rome républicaine, jusqu’à l’époque des guerres civiles, apparaît comme une cité perpétuellement et fortement armée en guerre. Toutes les énergies y sont tendues vers une fin unique : le « salut de l’Etat, » salus populi suprema lex esto, en comprenant par « salut » aussi bien la domination que la sécurité et l’indépendance. Nulle différence, à cet égard, ne sépare les démocrates des nobles, ni les gens cultivés des ignorans ; nul scrupule intellectuel ou moral ne vient paralyser l’œuvre de conquête. Ce patriotisme absolu a la grandeur, la beauté, la fécondité de toute foi intransigeante ; il en a peut-être aussi l’étroitesse et la dureté. Quoi qu’il en soit, c’est de lui que procède tout ce que la postérité a tant admiré dans les mœurs romaines archaïques, et aussi tout ce que notre mentalité moderne peut y trouver à reprendre. Les actions sont gouvernées par une règle, non humaine, mais nationale.

Et lorsque cette règle nationale commence à fléchir, ce n’est aucunement au profit d’un idéal plus large et plus doux. Dans le dernier siècle de la période républicaine, la moralité patriotique que nous avons essayé de retracer à la fois sous son aspect grandiose et sous son aspect farouche, tombe de plus en plus en ruines : mais, sur cet écroulement, ce n’est pas du tout une moralité nouvelle, libérale et philanthropique, que nous voyons s’élever ; c’est simplement, sous diverses formes, — ambition, violence, vénalité, débauches, — le triomphe de l’égoïsme. L’époque des guerres civiles est, à cet égard comme à bien d’autres, une des plus tristes de l’histoire romaine : les anciennes vertus du citoyen y ont disparu, sans être remplacées par d’autres vertus plus douces. Les guerres ne se font plus pour assurer l’existence ni même la prééminence de Rome : elles sont plutôt entreprises pour servir les intérêts privés d’individus ou de groupes puissans : elles n’en sont menées qu’avec plus d’acharnement et de férocité. On pille moins, peut-être, pour enrichir le trésor public, mais on pille plus pour grossir les fortunes de quelques particuliers, généraux vainqueurs ou administrateurs de territoires conquis : les sujets y ont plutôt perdu que gagné. L’autorité, enfin, était une arme nécessaire que les magistrats recevaient pour maintenir les provinces dans le respect de la métropole, et dont ils usaient sans scrupules, mais non sans motifs : maintenant elle est devenue un jouet livré aux mains capricieuses de quelques tyranneaux, qui en abusent pour terroriser et pressurer les malheureux qu’on leur confie. Les noms de Scipion, d’une part, de Verrès, de l’autre, permettront, si l’on veut, de mesurer le chemin parcouru. Les contemporains des guerres puniques étaient prêts à tout sacrifier à leur pays, et le monde et eux-mêmes : ceux de la fin de la république sacrifient à leurs propres personnes et le monde et leur pays. Longtemps on avait oublié d’être humain à force d’être patriote : maintenant, on n’est plus patriote, et l’on n’est pas devenu plus humain. Des deux morales entre lesquelles peut hésiter l’activité politique, l’une avait d’abord complètement tenu l’autre en échec ; désormais elles gisent toutes deux ensevelies dans un commun mépris, — et les penseurs qui vont venir, s’ils veulent proposer à l’homme un idéal digne de ses efforts, devront essayer de les ressusciter l’une et l’autre.


II

Le premier qui s’y emploie paraît bien être Cicéron, avec quelque incertitude malheureusement, et avec plus de générosité dans les desseins que de vigueur dans les actes. Son témoignage, dans la question qui nous occupe, est doublement précieux à recueillir. Car, étant à la fois homme d’Etat et homme de lettres, il se rattache, d’un côté, à la tradition politique de l’ancienne Rome, et, de l’autre, à la tradition philosophique de la Grèce. De plus et surtout, son esprit souple et malléable reçoit à tour de rôle toutes les influences qui peuvent s’exercer alors, les meilleures comme les plus discutables : les souvenirs du passé, les préoccupations du présent, les pressentimens de l’avenir, trouvent en lui, comme en notre Victor Hugo, à qui il ressemble tant (et non pas seulement par la vanité), un merveilleux « écho sonore. » Seulement, c’est cela même qui rend sa pensée souvent difficile à discerner. Sur tous les points qui touchent aux rapports entre Rome et le reste de l’univers, il dit, selon les circonstances, des choses qui paraissent ne pas bien s’accorder ensemble. Si l’on prend au pied de la lettre telle de ses phrases, en l’isolant des conditions dans lesquelles elle a été écrite, et sans la rapprocher de celles qui ont été tracées la veille ou le lendemain, rien n’est plus aisé que de le prendre, soit pour un « patriote » exalté, soit pour un « humanitaire » résolu. Or, en réalité, il n’est ni l’un ni l’autre ; ou plutôt, il est un peu les deux à la fois. Les deux opinions contraires coexistent en lui : suivant les jours et les besoins, c’est celle-ci qui par le plus haut, ou celle-là ; mais elles sont toujours présentes, sinon également visibles ; et, dans les momens où il peut réfléchir avec le plus de calme et de liberté, elles apparaissent réunies en un harmonieux équilibre. Ses reviremens sont curieux, ses tentatives de conciliation ingénieuses : voyons-les de plus près.

Et d’abord, puisque la grandeur de Rome a été acquise par la force des armes, que pense-t-il de cette force ? Voilà certes un point sur lequel il a beaucoup varié. Il y a dans son œuvre des phrases qui le feraient ranger, — qui peut-être l’ont fait ranger en effet, — parmi les lointains précurseurs de l’antimilitarisme. Les gens qui n’aiment pas l’armée peuvent, — s’ils savent encore un peu de latin, — se répéter avec volupté le cri fameux Cedant arma togæ. — Mais, comme beaucoup de mots célèbres, ce vers n’a peut-être pas le sens qu’on lui prête. La « toge » que Cicéron vante au détriment des « armes » n’est pas celle de l’avocat, ni du juge, mais celle du chef d’Etat, du ministre de l’intérieur, si l’on veut, appuyé sur une bonne police et une garde nationale incorruptible. C’est à l’aide d’une troupe de volontaires, solidement équipés, que Cicéron a arrêté les projets révolutionnaires de Catilina. Son triomphe, s’il n’est pas absolument militaire, n’est pas non plus absolument pacifique. Et, parmi les rebelles qu’il accable de ses invectives ou de ses railleries, il y a sans doute des hommes de guerre, vétérans de Sylla enrôlés dans la conjuration, vieux soudards sans scrupules et sans culture, « trognes armées, » comme dirait Pascal : mais il y a aussi des jeunes gens qui répugnent à la vie des camps, des mondains, des raffinés, auxquels il reproche durement d’être inaptes au moindre effort belliqueux. Si bien que tout compte fait, de ses Catilinaires, on pourrait tirer presque autant de paroles pour que contre le métier des armes. — Par ailleurs, il est revenu, et plusieurs fois, sur ce point, mais n’a pas toujours tenu le même langage. L’année de son consulat, ayant à défendre Muréna, qui s’était illustré dans des expéditions coloniales, contre le jurisconsulte Sulpicius, il est amené par les nécessités de sa plaidoirie à exalter magnifiquement la gloire des généraux et à lui sacrifier, non seulement celle des jurisconsultes, ce qui n’a pas dû lui faire beaucoup de peine, mais (abnégation plus méritoire) celle même des orateurs. — Beaucoup plus tard, dans le Pro Marcello, pour mieux vanter la clémence de César, il met cette vertu bien au-dessus du courage ou de l’habileté stratégique, et il semble faire bon marché des batailles gagnées, où la fortune a souvent plus de part que le mérite. Tout cela, au fond, ce ne sont que des « lieux communs » de circonstance, où il serait puéril de chercher la pensée intime de l’orateur. Si l’on se rappelle, pourtant, toutes les louanges qu’il a prodiguées aux exploits de Lucullus, de Pompée, de César, on aura peine à voir en lui un contempteur systématique de la gloire des armes. Il y a mieux : cette gloire lui paraît si séduisante qu’il la convoite pour son compte personnel. Tout enivré qu’il soit de sa réputation de grand avocat et de grand politique, il veut être aussi un grand capitaine : il s’y efforce dans sa province de Cilicie (il semble, du reste, n’y avoir pas totalement échoué : sa campagne contre les montagnards de l’Amanus a été conduite avec autant de décision que d’habileté) ; bref, il rêve de joindre, pour parler le langage des anciens, la couronne de lauriers à la couronne civique. — On voit assez qu’il ne faut en faire ni un panégyriste quand même, ni un détracteur de parti pris, de l’art militaire : les conquêtes et les triomphes, dont s’alimente l’orgueil romain, ne sont pas tout pour lui, il s’en faut, mais il s’en faut aussi qu’ils ne soient rien.

Mêmes variations, au gré des dates et des occasions changeantes, dans ses sentimens à l’égard des populations vaincues. Quelquefois il en parle avec dureté ou avec une ironie plus insultante que la dureté, et quelquefois, plus souvent même, avec courtoisie et bienveillance. Lorsqu’il plaide pour des gouverneurs de provinces accusés de concussions par leurs administrés, il est bien obligé de discréditer le plus possible l’autorité morale des accusateurs, et les préjugés du peuple romain contre les étrangers lui en fournissent un moyen facile. Par exemple, si les Gaulois ont déposé contre Fonteius, ou les Grecs contre Valerius Flaccus, pour sauver ses cliens, Cicéron rappellera le peu de poids que doivent avoir de pareils témoignages : les Gaulois ne sont-ils pas des fanfarons arrogans et brutaux, les Grecs des bavards étourdis et menteurs ? Ces caricatures conventionnelles des races exotiques sont de trop riches mines d’argumens et de plaisanteries pour qu’un tel avocat se les refuse. De même, vers la fin de sa carrière, lorsqu’il voit César appeler au Sénat des Gaulois ou des Espagnols, sa rancune d’aristocrate vaincu s’unit à son amour-propre national pour lui faire considérer cette mesure comme une catastrophe, et pour lui dicter, contre les Pères Conscrits ainsi fabriqués, des sarcasmes sanglans. — Mais, dans le cours ordinaire de la vie, il est accueillant pour les étrangers : il descend volontiers chez eux, et les reçoit non moins volontiers dans ses belles villas ; il leur adresse des lettres aussi soignées que celles qu’il envoie aux plus nobles Romains, et aussi amicales ; il plaide sans répugnance pour eux, pour le Grec Archias, l’Espagnol Balbus, ou le tétrarque de Galatie Déjotarus ; et, en rapprochant-des textes épars à travers son œuvre innombrable, on pourrait tout aussi bien composer un panégyrique qu’une satire de la plupart des peuples voisins ou sujets de Rome. Pas plus ici que tout à l’heure, nous n’apercevons chez lui une attitude nettement tranchée : fier et amoureux de son pays sans en être ridiculement infatué, il ne se gêne pas pour médire des autres nations, quand cela se trouve, mais il les aime bien tout de même !

Le suivre dans toutes ses fluctuations, enregistrer toutes ses boutades, serait bien long, et peut-être médiocrement utile. Demandons-lui plutôt quelques opinions mûrement raisonnées sur les rapports de Rome avec les populations soumises. Justement il se trouve que trois fois au moins, et à des dates fort différentes, les circonstances de son activité politique l’ont conduit à examiner longuement et posément cette grave question.

C’est d’abord, presque à son entrée dans la vie publique, le procès de Verrès. Sans doute Cicéron y intervient comme avocat, défenseur des intérêts provinciaux, et peut sembler suspect de partialité. Mais c’est une affaire si considérable, si complexe, si retentissante, qu’il a dû faire effort pour la traiter autrement que par des traits d’esprit et des artifices de rhétorique. De plus, ce qu’il nous a laissé, ce ne sont pas les plaidoyers réellement prononcés, mais des discours refaits, complétés, rectifiés, à tête reposée. On est donc en droit de les interroger pour savoir ce qu’a pensé leur auteur. Or, tout au long de ces sept harangues, rien n’est plus frappant que son effort pour unir, pour solidariser ensemble la cause de Rome et celle des Siciliens. Débauches, exactions, vols, injustices, cruautés, toutes les infamies du préteur sont à la fois des crimes contre les alliés, qu’il rançonne et torture sans merci, et contre le peuple romain, dont il déshonore en sa personne la « majesté » et compromet le pouvoir. Par contraste, les grands généraux et les grands magistrats, dont Cicéron rappelle le glorieux souvenir pour en écraser Verrès, ont été en même temps les défenseurs énergiques du prestige national et les protecteurs bienveillans des libertés locales. Marcellus, — le vainqueur de Syracuse, celui à qui les lois de la guerre concédaient toute faculté d’user et d’abuser, — Marcellus est loué par l’orateur d’avoir respecté les monumens de la ville conquise de vive force : « Il n’a pas cru nécessaire à la gloire de Rome d’anéantir toute cette beauté inoffensive ; il a épargné les temples et les maisons, à tel point qu’on aurait dit qu’il était venu les armes à la main pour défendre Syracuse, et non pour s’en emparer. Quand il s’est agi d’emporter le butin à Rome, il a tenu un compte égal des droits de la victoire et de ceux de l’humanité. » Voilà donc l’honneur des conquérans et le bonheur des vaincus étroitement associés : les vieux héros de la République ont été soucieux de l’un comme de l’autre, les gouverneurs de l’école de Verrès se jouent de l’un comme de l’autre, telle est la thèse que Cicéron retourne et développe avec une fécondité merveilleuse. Est-ce une tactique d’avocat ? Oui peut-être, en partie ; il est habile, à coup sûr, de montrer qu’en tyrannisant ses administrés, loin de servir la mère patrie, Verrès l’a desservie ; cela rend sa conduite plus odieuse, sa condamnation plus probable. Il n’en est pas moins vrai que l’orateur admet, comme un principe indiscutable, que le bien de Rome est en accord, et non en conflit, avec celui des sujets ; un gouverneur de province est d’autant meilleur citoyen qu’il est plus juste, plus clément, plus généreux, envers ceux que Rome lui donne à régir ; la loi patriotique et la loi humaine sont pareillement respectables, et toutes deux s’unissent pour flétrir les pratiques personnifiées par Verrès et pour suggérer un idéal nouveau.

Cet idéal se précise, dix ans plus tard, dans la belle lettre que Cicéron adresse à son frère, propréteur en Asie Mineure. La conception qui était implicitement contenue dans les reproches accumulés contre Verrès, se dégage ici en formules plus nettes. Cette lettre, une des plus longues de Cicéron et aussi une des plus solennelles de ton, est un véritable traité sur les devoirs d’un gouverneur de province. L’équité, le désintéressement, le dévouement, y figurent en première place ; le noble mot d’ « humanité » y revient à chaque ligne, et dans le sens le plus étendu. Non seulement il faut être humain envers ceux qui le méritent par leur plus haute culture morale et intellectuelle, comme les Grecs, mais il faut l’être envers les peuples les moins dignes, les moins sympathiques, Africains, Espagnols ou Gaulois, « nations sauvages et barbares ; » il faut l’être envers les serviteurs, et jusqu’envers les animaux : « tout être qui commande à d’autres ne doit avoir qu’un but, faire le bonheur de ceux qu’il dirige ;… que l’on gouverne des alliés et des citoyens, ou des esclaves et des bêtes brutes, on doit se donner tout entier aux intérêts de ses inférieurs[2]. » Voilà de belles phrases, mais ce ne sont pas seulement des phrases. Cicéron fait tous ses efforts pour en augmenter la portée. Il les met sous le patronage des philosophes grecs, de Xénophon dans sa Cyropédie ou de Platon dans sa République, et il n’oublie pas non plus d’invoquer l’autorité de certains hommes d’Etat romains, tels que Scipion Emilien, fidèle à la double tradition dont il aime à se réclamer. D’ailleurs, ces belles spéculations philanthropiques ne lui font pas perdre de vue les nécessités positives de l’Etat romain. Comme les Grecs d’Asie murmurent contre les sociétés de publicains qui ont affermé la perception du tribut, et que Quintus est assez enclin à encourager leurs plaintes, Cicéron les rappelle avec fermeté, et non sans malice, à leurs devoirs de contribuables. « Ils doivent bien se dire qu’ils seraient exposés à toutes les guerres, à toutes les discordes, s’ils n’étaient pas maintenus par notre autorité. Or cette autorité ne peut subsister sans argent. Qu’ils consentent donc à sacrifier une part de leurs revenus comme une prime d’assurance de paix et de tranquillité. » C’est une définition très précise des relations entre les maîtres et les sujets, une définition ni chimérique ni tyrannique, où les intérêts des deux parties sont conciliés, identifiés même, et non heurtés brutalement. Si l’on songe que cette lettre est écrite au moment où Cicéron est le chef du parti modéré, où sont venus s’agglomérer, autour des chevaliers, les aristocrates les plus intelligens et les démocrates les plus raisonnables, on pensera peut-être qu’il a tracé une sorte de manifeste ou de discours-programme, et que ce manifeste, en ce qui touche à l’administration provinciale, fait autant d’honneur à sa clairvoyance qu’à sa générosité.

Seize ans se passent encore, pendant lesquels les événemens se chargent de ramener maintes fois son esprit sur ces importans problèmes. Les provinciaux se mêlent ardemment aux luttes des partis, à la guerre entre César et Pompée ; César, très dur pour certains d’entre eux, ouvre toute large à d’autres la porte de la cité romaine : tout cela invite Cicéron à réfléchir plus que jamais aux droits et devoirs réciproques des vainqueurs et des vaincus. Aussi, dans son dernier grand traité de morale, le De officiis, composé au lendemain de la mort de César, apparaît-il préoccupé de marque* une juste limite en cette matière si délicate. Les pages qu’il consacre à discuter les « cas de conscience » de ce genre sont peut-être les plus originales de son ouvrage. On l’y sent très respectueux des droits de l’humanité, et très soucieux aussi des intérêts légitimes de son pays. En bon disciple des philosophes grecs, il affirme hautement qu’un lien sacré unit les hommes entre eux, qu’il y a « une solidarité générale de tous avec tous, » omnibus inter omnes societas est. C’est pécher contre cette solidarité que de prétendre qu’on ne doit tenir compte que de ses concitoyens et non des étrangers ; c’est ruiner du même coup toutes les vertus, générosité, bonté, justice. — Mais cette parenté universelle admet des degrés : l’homme doit aimer sa patrie et tout le genre humain, mais non le genre humain autant que sa patrie. La patrie est, tout de suite après les dieux, avant ses parens et ses amis, — et a fortiori avant le reste de la famille humaine, — ce qu’il doit chérir et servir par-dessus tout. — Donc, entre les deux devoirs, celui de l’homme et celui du citoyen, il n’y a pas d’égalité, pas plus qu’il n’y a d’exclusion. — Peut-il y avoir conflit ? Non, répond le philosophe par un raisonnement hardi et quelque peu subtil. On peut imaginer théoriquement des actions atroces ou honteuses, et se demander si le sage doit les accomplir pour le salut de son peuple : mais à quoi bon ? Si elles sont réellement déshonorantes, le peuple lui-même ne voudra pas qu’il les accomplisse. Entre Thémistocle, qui avait eu l’idée d’incendier subrepticement la flotte de Lacédémone, alors alliée d’Athènes, pour mieux assurer l’hégémonie de celle-ci, et Aristide, qui avait combattu le projet comme immoral, les Athéniens n’ont pas hésité, — et Cicéron n’hésite pas non plus, — à ratifier la décision d’Aristide. Si quelquefois les nations se laissent séduire par un faux semblant d’avantages positifs, et écrasent leurs adversaires vaincus, afin de se réserver plus de puissance, Cicéron déclare que c’est une faute, peccatum, c’est-à-dire à la fois un acte coupable et une erreur de jugement : « la cruauté n’est jamais utile, puisqu’elle est contraire à ce caractère humain qui doit être la règle suprême. » Là est le principe auquel il s’attache fortement : l’intérêt de l’Etat, entendu comme on doit l’entendre, ne saurait exiger une action criminelle ; entre lui et le devoir philanthropique, la contradiction n’est qu’apparente, car il ne peut y avoir ni patriotisme sans moralité, ni moralité sans humanité.

Cette doctrine, consolante et rassurante, il en a trouvé les fondemens essentiels dans la philosophie : ce qui est intéressant, c’est de voir comment il l’applique à l’histoire de son pays, et à cette série de guerres et de conquêtes qui en a fait la grandeur. Ses idées à ce sujet peuvent se résumer ainsi. En premier lieu, la guerre est un mal. « Des deux modes de conflit, la discussion et la lutte violente, le premier convient aux hommes, le second aux bêtes, et il ne faut recourir au second qu’à défaut du premier. » Mais, en ce cas, il ne faut pas craindre d’y recourir : la guerre est légitime quand elle est nécessaire pour obtenir le droit « de vivre en paix sans être opprimé. » Cette formule semble ne laisser subsister que les guerres défensives, les guerres de salut public, et exclure les guerres de domination : Cicéron les admet pourtant. Un peuple, d’après lui, peut et doit se battre, non seulement pour sauvegarder son existence menacée, mais pour maintenir son prestige compromis, imperii gloria. Contre les Cimbres, les Romains ont lutté pour savoir qui des deux subsisterait, uter esset ; contre les Carthaginois et contre Pyrrhus, pour savoir qui des deux serait le maître, uter imperaret. L’un est aussi bien permis que l’autre. Seulement, dans le second cas, Cicéron demande que l’on se batte avec moins d’acharnement : si ce n’était commettre un anachronisme, on pourrait dire qu’il conçoit les guerres « impériales » comme des sortes de tournois chevaleresques, où il s’agit, non de faire du mal à son rival, mais simplement de prouver sa supériorité. Jusque dans les guerres « nationales, » du reste, il y a encore place pour les « droits de la guerre : » il entend par-là des rapports de justice, et même de générosité, qui persistent entre ennemis. Et, après la victoire, il faut épargner ceux qui n’ont pas été atrocement cruels dans la lutte. Ici, le philosophe ne craint pas d’apprécier, de ce point de vue, les grands faits du passé de sa ville. « Nos ancêtres ont, non seulement laissé vivre, mais reconnu comme citoyens les Eques et les Volsques, les Sabins et les Herniques ; au contraire, ils ont détruit de fond en comble Carthage et Numance [avec lesquelles la guerre avait été d’une âpreté exceptionnelle] ; je regrette qu’ils aient aussi détruit Corinthe. » Évidemment, tous ces cas particuliers sont assez discutables, et le principe même n’est peut-être ni très net, ni très sûr : mais ce dosage ingénieux de l’éloge et du blâme révèle bien le caractère « moyen » et pondéré de Cicéron, son application à ne désavouer ni les leçons de ses maîtres grecs, ni les exemples des aïeux latins. Trop philosophe pour diviniser la guerre, trop romain pour la condamner, trop humain pour souhaiter l’oppression des étrangers, trop bon citoyen pour désarmer son pays, il prêche la justice dans la lutte et la clémence dans la victoire.


III

Nous avons un peu longuement insisté sur Cicéron, parce que c’est chez lui qu’on voit se former pour la première fois cette conception des rapports entre les peuples, conception tout ensemble nationale et libérale, traditionnelle et novatrice, très élevée et nullement utopique. Elle se perpétue après lui, d’autant plus facilement que la paix presque universelle qui règne alors, et dont les Romains sont si fiers, leur permet d’embrasser dans le même amour leur patrie, qui l’a créée, et le monde, qui en bénéficie. Dans les cercles intelligens et lettrés de l’époque d’Auguste, il semble bien que les opinions les plus répandues soient assez analogues à celles de Cicéron. Virgile, qui donne à toutes les aspirations de son temps une expression si haute et si belle, en traduit aussi bien le fier patriotisme que l’esprit de large humanité. Est-il besoin de rappeler le dessein national de son Enéide, si fortement empreint que les critiques anciens donnaient pour sous-titre à ce poème : « les Exploits de Rome, » res gestae populi romani ? Mais cet orgueil civique est tout imprégné, tout attendri de bonté généreuse. Dans le vers que nous avons déjà cité, parcere subjectis et debellare superbos, chacun des deux hémistiches résume une des règles de la morale romaine, et ces règles, aussi nécessaires, aussi sacrées, se complètent mutuellement. Si le poète proclame que son peuple est créé pour commander à toutes les nations, il lui enjoint aussitôt de leur enseigner la science de la paix. Dans le Tartare, il punit de châtimens égaux les crimes contre la ville natale et les crimes contre l’humanité ; dans les Champs Élysées, il fait participer au bonheur suprême, d’un côté, ceux qui sont morts en combattant pour le pays, de l’autre, les héros de la civilisation, ceux qui, par la découverte des arts ou des sciences, ont embelli la vie de tous les hommes. Son Enée, qui se bat très souvent, et très bien, n’est pourtant pas un guerrier frénétique. Il s’apitoie à l’occasion sur la mort de ses adversaires. Ce qu’il fait par les armes, il préférerait de beaucoup le faire par la paix : il demande seulement « une petite place pour ses dieux, » ces dieux dont l’ordre le conduit, et qu’il a amenés de si loin ; comme on la lui refuse, il est bien obligé d’en venir aux mains ; mais, aussitôt vainqueur, il se hâte d’appeler ses ennemis à une réconciliation sincère, à une alliance qui leur laissera leur liberté et leur nom. On a fréquemment signalé cette antithèse entre la farouche énergie de quelques-uns de ses actes et la mansuétude habituelle de sa conduite ; on s’en est égayé ; on l’a expliquée aussi en disant que Virgile a tantôt pris le ton, quelque peu brutal, de l’épopée homérique, et tantôt laissé parler son propre cœur, bien plus calme et plus doux : peut-être faut-il y voir surtout un effet de la dualité de sentimens qui règne dans la société d’alors. Les Romains contemporains de Virgile admirent trop leur riche passé de victoires pour ne pas goûter chez Énée l’ardeur militaire, mise au service d’une noble cause ; et en même temps, ils veulent trouver en lui quelque chose de cette modération, de cette clémence qui leur semble la marque des grands hommes comme des grands peuples. Quoi qu’il en soit des contradictions qu’on a relevées, il est certain qu’Enée, ’ tout en restant un serviteur passionné de la Rome future, n’est pas un de ces « héros sans humanité » que Bossuet flétrira plus tard : le patriotisme et le souci du devoir humain se mêlent dans son âme, comme dans l’âme de Virgile, et dans les tendances plus ou moins nettes de l’époque.

On les retrouverait associés aussi chez Tite-Live, qui est alors « l’historien national » comme Virgile est le « poète national. » A noter ses jugemens sur les grands événemens qu’il raconte, on en verrait beaucoup qui sont dictés par un amour-propre romain peut-être excessif, d’autres qui témoignent d’un libéralisme intelligent et élevé, d’autres enfin où il essaie de tenir la balance égale entre les droits de Rome et ceux du genre humain, — les mêmes hésitations, en un mot, et les mêmes reviremens que chez Cicéron, pour qui il avait tant d’enthousiasme. Il déclare sans ambages qu’il veut « éterniser la gloire du peuple roi, » et que les nations vaincues ne peuvent que s’incliner devant les décisions de Rome, en histoire aussi bien qu’en politique. Voilà qui promet, semble-t-il, un superbe dédain de la justice et de la vérité. En effet, il y a beaucoup d’actes des aïeux que l’historien apprécie plutôt en plaideur passionné qu’en juge intègre. Lui qui est si sévère pour la « foi punique, » n’a pas un mot de blâme pour des perfidies au moins égales, dès qu’elles sont commises par les Romains : Romulus enlevant les Sabines, Camille violant la parole donnée aux Gaulois, Scipion incendiant le camp ennemi par trahison, lui paraissent agir dans la plénitude de leur droit. Les mesures si rigoureuses prises contre Capoue sont proclamées par lui « louables de tout point. » Il veut que les ennemis eux-mêmes « avouent la grandeur de Rome, » et il excelle à leur arracher de tels aveux. Vibius Virrius, chef des sénateurs campaniens, absout avant de mourir les Romains du reproche de cruauté : « Nous aurions fait comme eux si nous avions été les plus forts. » Tout cela est, si l’on ose dire, d’un « chauvinisme » un peu puéril. — Mais, en regard, que d’endroits où les sentimens d’équité et de tolérance parlent plus haut que l’amour-propre national ! Taine, qui n’est point suspect d’excessive indulgence pour Tite-Live, qui lui reproche de ne pas vouloir « déchirer la robe de pourpre qui dissimule une blessure ou une souillure, » Taine reconnaît pourtant que cet ardent défenseur de Rome est accessible à la bonne foi, à la pitié. « Parfois, dit-il, ayant avoué les mauvaises actions, il les juge ; il est homme autant que citoyen, et s’indigne des perfidies de Rome comme de ses défaites. » Taine cite à ce propos, avec beaucoup de finesse, les discours que Tite-Live met dans la bouche des adversaires de Rome ; il montre que la chaleur, la vigueur avec laquelle il les fait parler, suppose chez lui une adhésion plus ou moins sympathique : de telle harangue on peut déduire l’opinion de l’historien lui-même sur la violation du traité des Fourches Caudines, par exemple, ou sur l’acharnement de Rome contre Hannibal vieilli, ou sur sa tyrannie envers les Achéens, et cette opinion, quoique implicite, est nettement défavorable. « On sent que le Romain a entendu le dernier soupir de la justice, et qu’il est un moment du parti de l’opprimé. » — Ainsi, devant les crimes de la politique romaine, l’attitude de Tite-Live n’est pas toujours identique : tantôt il les excuse, non sans sophismes ; tantôt il les blâme, non sans regrets. Mais il est plus rassuré, cela se comprend, lorsqu’il peut louer sa chère patrie sans qu’il en coûte rien à sa conscience humaine. Toutes les fois qu’il rencontre dans les annales un exemple de loyauté envers les ennemis, ou de douceur envers les neutres, ou de miséricorde envers les vaincus, il le célèbre avec une plénitude de joie où l’on sent l’effusion d’une âme honnête délivrée de tout scrupule. On pourrait comparer la manière dont il dépeint, à la même date, la conduite de Fulvius Flaccus en Campanie et celle de Scipion en Espagne, l’un despotique et féroce, l’autre libéral et doux : tous deux ont été utiles à Rome, et Tite-Live ne condamne pas Fulvius, mais il vante Scipion avec un bien autre enthousiasme. Pour lui, comme pour Cicéron et pour Virgile, le vrai héros n’est certes pas celui qui oublie sa patrie pour l’humanité, mais ce n’est pas non plus celui qui sacrifie l’humanité à sa patrie : c’est celui qui travaille pour toutes les deux en même temps.

Cette idée que l’intérêt de Rome et celui du monde sont au fond identiques, prend dès lors de plus en plus de crédit : c’est en la prenant comme règle que l’on interprète le passé et que l’on prépare l’avenir. L’historien grec Denys d’Halicarnasse, qui appelle Rome « la ville la plus universelle et la plus humaine de toutes, » insiste sur ce fait qu’elle doit sa grandeur à sa générosité : la meilleure maxime de Romulus (car c’est au fondateur qu’il attribue naïvement la politique suivie plus tard), une maxime que les Grecs auraient bien dû mettre en pratique, ç’a été de ne pas massacrer ni déporter les vaincus, mais de les incorporer dans la cité romaine ; Lacédémone, Thèbes, Athènes, cités orgueilleuses et égoïstes, ont gardé leurs droits pour elles : elles n’y ont rien gagné et tout perdu. Un siècle plus tard, Tacite reprend le même parallèle : « Qu’est-ce qui a causé la ruine de Lacédémone et d’Athènes, malgré leur puissance militaire, sinon leur habitude de traiter les vaincus en étrangers ? Notre fondateur, Romulus, a été si sage, au contraire, que la plupart des peuples étrangers ont été, le matin ses ennemis, et le soir ses concitoyens. » Il y a là, très certainement, un lieu commun de la littérature historique, mais, comme il arrive souvent, ce lieu commun traduit une idée répandue en fait dans beaucoup d’esprits, une idée agissante et efficace, qui se reflète dans la politique pratique. En même temps qu’on voit, ou qu’on se flatte de voir, dans le passé, une communauté d’intérêts entre la ville et le monde, on s’applique à ne pas séparer ce qui a toujours été uni. On projette rétrospectivement sur l’histoire de la république cette notion de solidarité entre les peuples dont le gouvernement impérial va s’inspirer, et souvent on travestit la période des conquêtes parce qu’on veut en faire, coûte que coûte, la préface de la « paix romaine. »

La paix romaine : ce n’est point ici le lieu d’énumérer tous les procédés par lesquels l’Empire est arrivé à en faire une réalité ; nous voudrions seulement faire observer que, chez les écrivains qui en ont donné, si l’on peut dire, la formule, elle se présente toujours avec les deux caractères que nous avons déjà remarqués. Ils semblent tous également convaincus de la nécessité d’un pouvoir très fort au centre, et de celle d’une grande harmonie, loyale et pacifique, entre ce pouvoir et les divers membres de l’organisme impérial. Le rhéteur inconnu qui, dans les prétendues lettres de Salluste à César, a tracé un des premiers le programme du nouveau gouvernement, ne veut pour Rome ni d’une autorité affaiblie, ni d’une autorité égoïste. « Si quelque maladie ou quelque fatalité la faisait succomber, dit-il, ce serait aussitôt, dans la terre entière, la dévastation, la guerre et le massacre ; » et c’est pour le bien des provinces, autant que pour celui de la capitale, qu’il conseille au chef de l’Etat de faire une large place aux meilleurs citoyens des pays conquis. — Le discours de Mécène à Auguste chez Dion Cassius, — discours apocryphe, bien entendu, mais fabriqué par un homme initié aux desseins de la politique impériale, — reproduit le même conseil, et le justifie par les mêmes argumens : « Plus tu réuniras autour de toi d’hommes distingués, plus il te sera facile de gouverner ; » voilà pour l’autorité romaine, et voici maintenant pour les autres peuples : « Les nations sujettes se convaincront que nous ne les tenons ni pour esclaves, ni pour inférieures ; je voudrais même qu’on pût donner à tous les alliés le droit de cité ; ils se croiraient alors enfans de la même ville que nous, et ne regarderaient plus leurs lieux d’origine que comme des campagnes ou des bourgades de Rome. » — Avec moins d’emphase, en sa langue rude et concise, Tacite exprime des pensées analogues dans la harangue qu’il prête à Cérialis devant les Trévires révoltés. Ce Cérialis est un général, non un « phraseur » (neque ego unquam facundiam exercui), il sait que le peuple romain a conquis par, les armes l’empire sur les Gaules, et, bien loin de renier ce passé de gloire militaire, il commence par le rappeler à ses auditeurs. Seulement, il leur montre que cette domination conquise par la force est exercée pour l’avantage des sujets autant que des maîtres. « Nous n’exigeons de vous que juste ce qu’il faut pour maintenir la paix : pas de tranquillité sans armée, pas d’armée sans argent, par d’argent sans impôts. Tout le reste est commun entre vous et nous… Huit siècles de chance et de sagesse ont élevé cet édifice, qu’on ne peut ruiner sans être écrasé sous ses ruines. » Ces quelques paroles, pleines de substance, définissent fortement l’idée qu’on se fait alors des relations de Rome avec les autres peuples : une association de devoirs et d’intérêts entre la patrie victorieuse et l’univers vaincu.

On en arrive ainsi, non plus seulement à concilier, à rapprocher, mais à confondre la cause de Rome et celle du monde. Déjà Pline le naturaliste, avec une émotion presque religieuse, attribue à sa patrie une mission providentielle et philanthropique : « La volonté des dieux a choisi l’Italie pour rassembler les royaumes épars, pour adoucir les mœurs, pour rapprocher par l’unité de langue tant d’idiomes différens et sauvages, pour donner aux hommes l’humanité, ut humanitatem homini daret. » Plutarque, en maints endroits, et notamment dans son traité Sur la fortune des Romains, développe cette idée à grand renfort d’images : Rome est l’ancre qui a fixé au port le monde battu de la tempête ; c’est le ciment éternel grâce auquel se sont agglomérés des élémens discordans ; c’est la force créatrice qui a fait sortir l’ordre du chaos. Ælius Aristide, s’adressant aux empereurs Marc-Aurèle et Vérus, les félicite « d’administrer l’univers comme une seule et même famille, » si bien que « le nom romain cesse d’être celui d’une seule ville pour devenir celui de toute une collectivité. » Moins éloquens, plus secs, les textes juridiques n’en sont que plus significatifs : eux aussi, par les épithètes qu’ils donnent à Rome, « notre patrie commune, » « la patrie de tous, » traduisent la même conception. Elle se retrouve encore sous les cérémonies du culte de Rome et d’Auguste, le plus répandu de tous, le plus vivace, parce qu’il est le plus sincère. Pour les provinciaux comme pour les habitans de la capitale, pour les Grecs comme pour les Latins, pour les magistrats comme pour les poètes, il est incontestable que Rome, suivant le mot de Victor Hugo,


Absorbe dans son sort le sort du genre humain.


Or, s’il y a absorption, il ne peut y avoir opposition. La notion généralement admise alors supprime ipso facto le problème des rapports entre la patrie et l’humanité, puisque les deux termes se réduisent à un seul.

Ce serait à merveille si toute l’humanité entrait en effet dans la patrie romaine : mais, aux frontières de l’empire, derrière le Rhin, le Danube et l’Euphrate, se pressent des races indépendantes, hostiles, menaçantes. Quels sont les sentimens des Romains envers ces étrangers, envers ces ennemis ? La foule, ainsi qu’il est naturel, les regarde comme des monstres, à une peur horrible de les voir victorieux, et les insulte bruyamment quand ils sont battus, captifs, menés en triomphe ; mais qu’en pensent les gens cultivés ? En un sens, ils partagent les haines populaires. Ils sont trop soucieux de la grandeur et de la sécurité de Rome pour ne pas applaudir à tout ce qui diminue les forces rivales. Rappelons-nous comment Tacite décrit la sanglante mêlée de deux tribus germaniques : « Etait-ce la passion de vaincre qui les animait, ou la convoitise du butin ? C’était peut-être plutôt la bienveillance des dieux pour nous, car les dieux ne nous ont pas refusé le plaisir de les voir se battre ; plus de 60 000 barbares sont tombés, non pas sous nos coups, mais, ce qui est bien plus beau, pour la fête de nos yeux. Ah ! puissent ces peuples continuer, sinon à nous aimer, du moins à se haïr : menacés que nous sommes par les destinées de l’empire, la fortune ne peut nous donner rien de mieux que la discorde de nos ennemis. » On croirait entendre parler un contemporain des guerres d’Italie ou des guerres puniques, pour que la ville natale est tout et le reste du monde rien. — Mais souvent la haine fait place à des sentimens d’équité, de respect même et de sympathie. Ce Tacite, dont nous entendions tout à l’heure le cri de joie féroce, par le souvent des Barbares sur un bien autre ton. Dans la Germanie, il rend à leurs vertus un tel hommage qu’on peut se demander s’il n’a pas voulu idéaliser leur portrait, afin de donner, par le contraste, une leçon à ses contemporains. Dans la Vie d’Agricola, il prête au chef des Calédoniens, Calgacus, le plus fier éloge de l’indépendance britannique, et le plus âpre réquisitoire contre la domination romaine. Bien d’autres témoignages, qu’on pourrait glaner dans ses œuvres, prouveraient qu’il voit les deux faces de la question, que pour lui les ennemis de Rome sont des hommes comme d’autres, ayant leurs qualités, ayant leurs droits, et non des adversaires exécrables contre lesquels tout est permis. On peut penser que sa manière de voir est celle de ses plus intelligens contemporains ; ceux-là mêmes qui ont le patriotisme indéfectible, ne l’ont pas impitoyable.

La plupart du temps, afin de concilier leur zèle pour la grandeur de l’Empire avec les obligations auxquelles ils se sentent astreints envers les peuples étrangers, ils se disent que ces peuples eux-mêmes ont tout profit à être soumis par les armes romaines : les légions, avec l’obéissance, leur apporteront la tranquillité matérielle, le bon ordre social, le bien-être, le luxe même, la culture de l’esprit, bref tout ce que la langue latine enveloppe sous le terme vague et sonore d’humanitas. Cette opinion trouve chez Pline l’Ancien une expression amusante par son emphase naïve ; Pline ne comprend pas que ces nations, si malheureuses chez elles, ne viennent pas se jeter spontanément sous le joug impérial, où elles vivraient bien plus commodément : « C’est en restant libres, dit-il, qu’elles seront à plaindre. » C’est ce que répétera, trois siècles plus tard, un des derniers poètes latins, Rutilius Namatianus : « Puisque c’est toi qui commandes, dit-il à Rome, les peuples, malgré eux, ont gagné à être conquis. » De telles exagérations nous font sourire : elles sont pourtant, sans nul doute, plus sincères que sophistiques. Pour les apprécier sainement, n’oublions pas à quelle espèce d’hommes elles s’appliquent. Depuis longtemps, Rome n’a plus affaire à des États civilisés : elles les a combattus et vaincus à une époque où, comme nous l’avons vu, elle n’avait aucun doute sur la légitimité de la conquête. Ceux contre lesquels elle lutte maintenant sont, moralement et socialement, bien plus différens d’elle-même et de ses sujets. Parthes ou Arabes, Daces ou Sarmates, Germains ou Bretons, montagnards des Pyrénées, pillards du désert de Libye, ce sont à peine des Etats, plutôt des hordes sauvages, et les Romains peuvent fort bien être convaincus, en toute bonne foi, qu’en les initiant à un mode d’existence supérieur, en leur apprenant le bienfait des justes lois et des mœurs plus douces, ils leur rendent un très grand service. Pour prendre dans nos idées modernes un terme de comparaison, on peut dire que l’Empire romain n’a jamais été, en face d’un autre peuple, comme la France en face de l’Allemagne ou de l’Angleterre, mais plutôt comme la France en face du Tonkin ou du Maroc. La conquête a donc pu apparaître à beaucoup de Romains cultivés d’alors, de même qu’elle apparaît à beaucoup de nos contemporains, non comme une occasion d’asservissement et d’exploitation, mais comme un moyen d’éducation, de perfectionnement, à l’égard de races inférieures. Resterait à savoir, il est vrai, jusqu’à quel point on est fondé à faire le bonheur des gens malgré eux : mais, si les hommes du XXe siècle ne sont pas d’accord sur cette question, comment nous étonner que les Romains l’aient résolue dans le sens affirmatif ? En toutes matières, ils inclinent à penser que le supérieur doit se préoccuper des intérêts de l’inférieur, mais non de son opinion ; pourvu que l’autorité soit bienveillante, ils s’inquiètent peu qu’elle soit absolue. Ils transportent donc dans la politique extérieure la règle qu’ils suivent dans la famille et dans l’Etat, et qui est un peu celle du « despotisme éclairé. » Elle leur fournit un excellent principe pour se rassurer, au cas où ils auraient par hasard quelque trouble de conscience sur la justice d’une expédition. Un général honnête homme, un Agricola, un Corbulon, peut marcher sans scrupules contre les tribus barbares qui bordent la frontière : indépendantes, elles vivent dans une instabilité qui les rend menaçantes et misérables tout ensemble ; soumises, elles cesseront d’être un danger, et, du même coup, se hausseront a un genre de vie bien préférable. Rome s’attribue à la fois le droit et le devoir de les vaincre : le droit, pour s’en garantir ; le devoir, pour les civiliser.


IV

La mentalité que nous venons de décrire, et dans laquelle le souci de la patrie ne fléchit certes pas, bien qu’il s’accompagne d’un généreux désir d’humanité, est celle des hommes qu’on pourrait appeler les « dirigeans » de l’Empire : hommes d’Etat, écrivains politiques, orateurs, historiens, poètes nationaux. En dehors d’eux, il y a d’autres hommes que leurs doctrines isolent plus ou moins de la société ambiante et mettent parfois en antagonisme avec elle : ce sont les philosophes, en particulier les philosophes stoïciens. Il peut être intéressant de savoir ce qu’ils pensent du sujet qui nous occupe. Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, leurs opinions à cet endroit ne diffèrent pas beaucoup de celles que nous avons relevées jusqu’ici, et si, chez un Cicéron ou un Tacite, nous avons vu la tradition romaine adoucie et assouplie par une morale plus humaine, chez les stoïciens de l’époque impériale, nous allons rencontrer la philanthropie grecque modérée et en quelque sorte « nationalisée » par un patriotisme vigilant.

C’est ainsi que Sénèque, qui reproduit souvent les théories humanitaires des Chrysippe et des Zénon, ne se laisse cependant pas complètement dominer par elles. Certes, il en retient tout ce qu’elles ont de noble. Il est parmi ceux qui ont parlé avec le plus d’élévation de la fraternité entre tous les hommes, caritas generis humani, et de l’insignifiance des divisions conventionnelles qui les séparent : « Que l’homme est ridicule avec ses frontières ! Quoi ? le Dace ne passera pas le Danube ? le Strymon servira de borne à la Thrace ? l’Euphrate sera notre barrière contre les Parthes ? le Danube séparera les Sarmates de l’Empire romain ? le Rhin marquera où s’arrête la Germanie ?… Donnez aux fourmis l’intelligence des hommes : elles tailleront cent provinces dans une plate-bande ! » Il rappelle à chaque occasion les devoirs que chacun de nous a envers tous ses semblables, de quelque race et de quelque langue qu’ils soient. S’il est exilé, il se console en se disant qu’un être humain n’est jamais isolé nulle part ; il ne pense pas que les bannis doivent toujours « tendre l’âme et les yeux » vers leur pays natal, ni se préoccuper d’y être ensevelis. Pour sa part, en homme revenu de tous les préjugés, il crie bien haut : « Je ne suis pas né pour un petit coin de terre ; ma patrie, c’est le monde entier. » Eh bien, non ! sa patrie, c’est Rome. Quoi qu’il en dise à certaines heures, il ne cesse pas de l’aimer de préférence au reste de l’univers, ni de travailler, ou de faire travailler les autres, pour son salut ou pour sa gloire. Dans tout ce qu’il écrit, il ne se montre nullement indifférent aux destinées de l’Empire ; il presse ou félicite ses jeunes disciples, un Lucilius, un Sérénus, de le servir de leur mieux. Lui-même, lorsque l’occasion lui en est offerte, n’hésite pas à mettre la main aux affaires publiques, et, sans abdiquer sa philosophie, les manie en homme d’Etat soucieux de la grandeur de son pays. Sous son impulsion, le gouvernement de Néron n’entreprend pas sans doute de nouvelles conquêtes (car la domination romaine est bien assez étendue, et, à vouloir l’amplifier encore, on risquerait de la compromettre) ; mais il répugne autant aux capitulations déshonorantes qu’aux aventures téméraires, et de vigoureuses campagnes contre les Parthes, les Frisons et les Bretons, exécutées pendant son ministère, prouvent que son cosmopolitisme n’entraîne ni indifférence envers les intérêts de la patrie, ni défiance envers la force des armes lorsque l’emploi en apparaît juste et nécessaire. — Y a-t-il là une contradiction ? Non certes, et, dans une page curieuse, lui-même a pris soin de marquer l’ordre qu’il établit entre les devoirs de l’homme et ceux du citoyen. Cette page se lit au début du traité de la Tranquillité de l’âme : Sénèque veut raffermir un de ses élèves, Sérénus, atteint, comme nous dirions, de neurasthénie ou d’aboulie, et, bien entendu, il lui prêche l’action. Mais quelle action ? En premier lieu l’action politique, le dévouement à l’Etat, la gestion des magistratures. Si le sage ne peut, à cause des circonstances, servir son pays, il se rabattra sur le service de l’humanité : « Le rôle de citoyen lui est fermé, qu’il joue son rôle d’homme. » Cette seconde conception de l’existence, Sénèque la décrit avec beaucoup de sympathie, mais il ne la propose qu’à défaut de la première, et même, par une de ces subtilités où il excelle, il la ramène à la première. En donnant l’exemple des vertus humaines, le sage contribue pour sa part à améliorer les mœurs de ses compatriotes, donc à faire progresser la société qui l’entoure ; il s’acquitte d’une manière indirecte, mais efficace, de ses obligations de citoyen, qui décidément s’accommodent très bien, aux yeux de Sénèque, avec celles de l’homme.

Sénèque fait école sur ce point. Lucain, son neveu et son élève, est pénétré comme lui et des principes de fraternité universelle et des légitimes intérêts de la cité romaine. Quand il se représente par avance la félicité qu’amènera sur terre l’apothéose de Néron, il place au premier rang, parmi les biens qu’il attend de cet âge d’or, la paix générale : « Le genre humain posera les armes pour songer à soi-même ; tous les peuples s’aimeront. » Au plus fort des guerres civiles, il pousse un appel désespéré vers « la Concorde, salut du monde, » vers « l’amour sacré de l’univers. » En voyant les immenses travaux militaires accomplis en Epire par les troupes césariennes, il regrette tant de labeur dépensé pour des fins homicides : avec tout l’effort déployé, on aurait pu creuser le canal de Corinthe, ou améliorer, pour le bien de notre espèce, quelque autre partie de la terre. — Mais, pas plus chez lui que chez son maître, l’humanitarisme ne fait taire l’amour de la patrie. Il se vante d’écrire un « poème national, » et la grandeur de Rome, sa liberté, son autorité sur les autres peuples, ne lui tiennent pas moins à cœur qu’à Virgile. — Le devoir civique et le devoir philanthropique lui semblent si peu opposés qu’il les cite côte à côte, tout comme s’ils n’en faisaient qu’un. C’est dans l’admirable portrait qu’il a tracé de Caton, de ce Caton qui a été, si l’on ose dire, un des « saints » du stoïcisme latin. Lucain le loue surtout d’avoir été « vertueux dans l’intérêt de tous, » et non pour lui seul, in commune bonus. Mais qu’est-ce qu’il entend par-là ? Songe-t-il à « tous les Romains, » ou à « tous les hommes ? » L’un et l’autre à la fois, croyons-nous ; le poète n’en fait pas la différence. Il représente son héros « pleurant sur le genre humain, » et un peu plus loin il le montre décidé à n’être « époux que pour Rome et père que pour Rome. » Il le dépeint, dans la même phrase, habitué « à sacrifier sa vie pour son pays, et à se croire né, non pour soi, mais pour le monde entier. » Les deux obligations sont donc comme des degrés d’une seule et même morale. Les deux sentimens ne se combattent point, ils s’aident bien plutôt, puisque tous deux tendent à arracher l’homme à l’égoïsme, et c’est justement par une condamnation de l’égoïsme que s’achève le bel éloge de Caton : « Jamais le plaisir personnel n’eut la moindre place dans ses actes. » Lucain est ici dans le vrai, et la règle qu’il pose ne saurait être trop méditée. Il ne manque pas de gens qui ne sont patriotes que pour s’autoriser à haïr ceux qui leur déplaisent ; il n’en manque pas non plus qui ne sont philanthropes que pour se dispenser d’aimer leur pays : le poète stoïcien nous rappelle fort à propos que l’essentiel n’est pas de servir la patrie plutôt que l’humanité ou l’humanité plutôt que la patrie, mais de sortir de soi pour servir l’une ou l’autre, et les deux ensemble, s’il se peut.

Cette alliance entre les deux principes, que nous révèlent les traités de Sénèque et les beaux vers de Lucain, se manifeste, encore plus frappante, chez Marc-Aurèle, l’empereur philosophe. Profondément imprégné des maximes de la morale stoïcienne, doux et paisible de tempérament, généreux, voire même un peu candide, tout le porte vers une philanthropie idéaliste. On sait avec quel respect il salue la « cité de Jupiter, » et de cette cité, les Barbares ne sont pas plus exclus que les Romains. On voit aussi qu’il ne se fait nulle illusion sur la valeur réelle des victoires et des conquêtes : « L’araignée est fière de prendre une mouche, tel de prendre un levraut, tel une sardine, tel des sangliers, tel des Sarmates : au regard des principes, tous brigands. » Voilà des réflexions que les meilleurs pacifistes ne désavoueraient pas. — Cependant, quand il le faut, dans l’intérêt de Rome, le bon Marc-Aurèle n’hésite pas à « prendre des Sarmates, » ou des Germains. Ce penseur passe plusieurs années de sa vie dans les camps. Ce théoricien convaincu de la fraternité universelle fortifie les frontières de l’Empire, et prend contre les hordes du Danube une contre-offensive énergique. C’est peut-être là que ses historiens le trouvent le plus admirable. « Il n’aimait pas la guerre, dit Renan, et ne la faisait que malgré lui ; mais, quand il fallut, il la fit bien ; il fut grand capitaine par devoir. » En effet, on se tromperait beaucoup, si l’on prêtait à Marc-Aurèle une dualité morale qui n’est pas du tout dans ses habitudes d’absolue sincérité. Il n’y a pas, dans sa conscience, de compartimens à cloisons étanches. Il est empereur et philosophe, mais non pas tantôt l’un et tantôt l’autre : c’est parce qu’il est philosophe qu’il se sent tenu d’être un bon, un énergique empereur. « Offre au dieu qui habite en toi, dit-il dans ses Pensées, un être viril, mûri par l’âge, ami du bien public, un vrai Romain, un vrai souverain. » La théorie stoïcienne des devoirs d’état intervient ici, et elle peut s’appliquer à tous les sujets de Marc-Aurèle aussi bien qu’à lui-même. Chacun de nous, en tant qu’homme, a des devoirs généraux envers le monde entier ; mais de plus, selon les circonstances où le destin l’a placé, selon son milieu ou sa race, il a des obligations plus particulières envers ceux qui l’entourent. L’idée de patrie, ainsi interprétée, vient se superposer à l’idée d’humanité, sans l’annihiler comme sans être annihilée par elle.

C’est de cette manière que le stoïcisme, loin de nuire au zèle civique chez les Romains, le corrobore plutôt. En est-il de même du christianisme ? Cette religion de douceur et de fraternité, qui érige si haut le dogme de la parenté naturelle de tous les hommes, qui fait profession d’ignorer toute différence entre les villes et les peuples, n’est-elle pas capable de ruiner l’esprit national ? La question est complexe ; elle exigerait, pour être traitée à fond, bien plus de temps que nous ne pouvons lui en accorder ici. Elle a récemment été reprise dans la très intéressante publication éditée sous les auspices de la Ligue des Catholiques français pour la paix, et intitulée L’Église et la guerre : dans les deux premiers chapitres, l’un, écrit par Mgr Batiffol, sur « les premiers chrétiens et la guerre, » l’autre, dû à M. Paul Monceaux, sur « saint Augustin et la guerre, » on trouvera recueillis et discutés les textes les plus importans qui se rapportent à ce sujet. La matière qu’ils ont traitée ne se confond, du reste, pas tout à fait avec celle qui nous occupe : le problème de la guerre n’est pas identique à celui du patriotisme ; il n’en est qu’une partie, la plus délicate peut-être, et, si l’on peut dire, la plus aiguë, mais une partie seulement. En outre, dans les prohibitions dont certains docteurs chrétiens ont accablé le métier des armes, il y aurait lieu de faire une place à des motifs dans lesquels la préoccupation humanitaire n’entre pour rien : lorsqu’ils défendent au fidèle d’être officier, parce qu’il lui faudrait offrir des sacrifices aux dieux du paganisme, ou d’être soldat, parce qu’il lui faudrait jurer par le nom de César, il est trop clair qu’une pareille décision, suggérée par des circonstances historiques particulières, n’a pas de portée pour le cas de conscience, bien plus général, que nous étudions. Ce veto s’oppose à l’armée païenne, non à toute armée. Une fois ces réserves faites, nous restons en présence d’un très grand nombre de témoignages, divers par leur origine et leur date, parfois contradictoires, et tous utiles à considérer, si l’on veut savoir comment est apparue, aux consciences chrétiennes des premiers siècles, l’antinomie entre la patrie et l’humanité.

De tous ces témoignages, il nous semble que deux choses se dégagent par-dessus tout. D’abord, c’est la tendance humanitaire et pacifique qui est, sinon formellement affirmée, au moins implicitement contenue dans la plupart des textes de la littérature chrétienne. La doctrine du christianisme primitif condamne, non seulement la guerre, mais toute haine, toute discorde, tout esprit de différence entre les nations, et cela pour une double raison : raison de morale collective, et raison de morale personnelle. Tous les hommes sont frères, comme créés par le même Dieu et rachetés par le même Messie, et chaque homme, en particulier, doit être toute douceur, et envers tous, afin de reproduire en lui, autant qu’il est possible, l’infinie douceur du Père divin. Il y a là des préceptes qui, entendus au sens strict et absolu, pouvaient autoriser une conception des rapports entre nations radicalement contraire aux idées romaines, même les plus modérées, sur le devoir patriotique. Mais, ce qui n’est pas moins remarquable, c’est que ce genre de pacifisme ne s’est pas développé comme on aurait pu s’y attendre. Il ne s’est pas complètement atrophié, tant s’en faut. Des maximes évangéliques, il a subsisté une très belle exhortation à la mansuétude, entre peuples comme entre individus. Mais, pris dans leur ensemble, les écrivains chrétiens des premiers siècles ne se sont pas mis en lutte ouverte avec la morale civique de la société profane ; ils ont conseillé la paix sans condamner la guerre.

« Pris dans leur ensemble, » disons-nous, car il est clair qu’il y a entre eux bien des divergences, dans le détail desquelles nous ne saurions entrer ici. Ce qu’on en peut retenir, c’est que l’acceptation de la guerre est en général plus nette chez les auteurs relativement récens que chez les docteurs primitifs, chez les Pères latins que chez les Pères grecs, chez les orthodoxes que chez les hérétiques, chez les évêques et les hommes d’action enfin que chez les purs spéculatifs. Cette classification, forcément sommaire et approximative, n’a rien qui doive surprendre. Ceux qui inclinent le plus à interdire aux fidèles le service des armes, ce sont les théologiens de cabinet. C’est, au premier rang, Origène, héritier du gnosticisme alexandrin et, par lui, de la métaphysique grecque, autant que de la doctrine chrétienne. Origène s’indigne que l’on demande à ses coreligionnaires « de servir pour le bien public et de tuer des hommes, » et, contre cette prétention, il invoque l’autorité de Jésus, qui a ordonné de changer les glaives en socs de charrues et les lances en faulx. « Nous ne tirons plus l’épée contre aucune notion, nous n’apprenons plus à faire la guerre, devenus que nous sommes, grâce à Jésus, les fils de la paix. » C’est encore, si l’on veut, Arnobe et Lactance, deux rhéteurs convertis, qui semblent avoir en horreur la profession militaire. On a souvent cité, du second, la prohibition formelle : « Le juste n’a pas le droit de porter les armes, » neque mtiitare justo licebit. Mais il faut bien prendre garde que Lactance se borne à tracer le tableau d’une vie parfaitement conforme à la doctrine chrétienne, sans s’inquiéter beaucoup des conditions pratiques dans lesquelles les fidèles peuvent réaliser plus ou moins cet idéal. Il présente la morale nouvelle dans son maximum, en quelque sorte, et, pour parler le langage de la théologie moderne, il ne fait pas la distinction de la thèse et de l’hypothèse. Lors donc qu’il déclare que, si tous les hommes pratiquaient la résignation évangélique, il n’y aurait plus de discordes et de violences, ou lorsque Arnobe proclame qu’en obéissant à la parole du Christ, l’univers « vivrait dans une douce tranquillité, rassemblé, par un pacte incorruptible, en une concorde salutaire, » les formes de style qu’ils emploient suffisent à nous avertir qu’ils ne songent pas à une mise en œuvre immédiate du rêve dont ils s’enchantent. Ce qu’ils nous livrent est plutôt un vœu qu’une règle.

Le cas de Tertullien est plus significatif, parce qu’il est plus complexe. On rencontre chez lui une condamnation irréfragable du service militaire : « Comment faire la guerre, comment, même en temps de paix, être soldat, sans avoir une épée ? Or le Christ nous l’a ôtée. En dépouillant Pierre de son glaive, il a désarmé pour l’avenir tous les soldats. » Impossible, à coup sûr, de trouver une négation plus intransigeante. Mais, remarquons-le bien, elle se lit dans un des derniers ouvrages de Tertullien, dans un écrit de la période où, devenu hérétique, il raffine et renchérit sur la doctrine commune. C’est le sentiment d’une coterie qu’il exprime, non celui de l’Eglise en général, car, à cette date, l’Eglise catholique est pour lui une ennemie qu’il combat aussi farouchement que le monde païen. Auparavant, alors qu’il était encore un apologiste orthodoxe, il avait reconnu que les chrétiens pouvaient être soldats : « Nous remplissons vos villes, vos municipes, vos camps même, » disait-il aux païens, et ailleurs : « Nous naviguons avec vous, nous portons les armes avec vous,… » et il ne semblait ni s’en étonner ni s’en indigner.

C’est qu’en effet la doctrine officielle de l’Eglise, dès la fin du IIe siècle, très différente des rêveries de quelques théoriciens, ne ferme aux fidèles ni l’entrée de la caserne ni l’accès des champs de bataille. Les exemples de soldats chrétiens sont innombrables, et bientôt les docteurs les plus autorisés vont les justifier en formulant les règles de légitimité de la guerre. Saint Basile avoue que l’on ne peut compter comme meurtres véritables ceux qui se commettent dans les batailles. Saint Ambroise, non seulement accepte, mais recommande la guerre qui a pour but de repousser l’injustice, de défendre la patrie. Lui faisant écho, saint Jean Chrysostome approuve la lutte que « les soldats de chez nous » livrent aux barbares. Saint Augustin reprend maintes fois cette controverse, et la tranche toujours, lui aussi, par le critérium de l’équité : ce n’est pas la guerre en soi qui est blâmable, c’est seulement la guerre injuste. « Pourquoi critique-t-on les combats ? Parce que des gens y meurent qui devaient mourir tôt ou tard, et qui périssent là en domptant les coupables pour leur imposer la paix ? Mais un tel reproche vient de la lâcheté, et non de la piété. » Saint Augustin va même plus loin, semble-t-il, que ses prédécesseurs, car, du moment que le motif d’une guerre est bien fondé, il tolère que l’on y emploie des moyens douteux, des stratagèmes, des ruses ; et d’autre part, il fait juge de l’équité, non pas le soldat, mais le chef de l’Etat : le devoir du fidèle est d’obéir sans discussion, et les scrupules de la conscience individuelle se taisent devant les nécessités de la discipline. Il est vrai que l’état de guerre ne délie pas les combattans de toute obligation humaine. Le soldat chrétien doit être miséricordieux : « Si la rébellion appelle la violence, le vaincu, le captif, a droit à la compassion. » Mais ceci, qu’est-ce autre chose que le parcere subjectis de Virgile ? et de même la distinction entre les guerres justes, défensives ou nationales, et les guerres de pure ambition, qu’est-ce autre chose que ce que nous lisions dans le De officiis ? En établissant que la guerre est permise, pour peu qu’elle soit équitable dans ses causes et relativement modérée dans l’action, saint Augustin, achevant l’évolution théologique des siècles précédens, revient à une morale qui ne diffère guère de celle des Cicéron et des Sénèque. Sans doute il ne fait pas l’apologie de la guerre, qui reste un fléau à éviter le plus possible ; mais les penseurs romains n’y voyaient pas non plus un bien à rechercher. Il est très loin de Joseph de Maistre, mais il est plus loin peut-être encore de Tolstoï : son ferme et lucide génie, assez semblable en ce point à celui de Bossuet, se souvient des besoins de l’Etat comme des leçons de l’Evangile, et repousse avec un pareil dédain le militarisme agressif et le pacifisme utopique.

Au surplus, l’activité guerrière est une des formes du zèle patriotique, mais ce n’est pas la seule, et si, sur celle-là, les théologiens chrétiens ont pu différer d’avis quelque peu, sur d’autres ils sont tombés plus facilement d’accord. Ceux-là mêmes qui blâment les vertus militaires du citoyen en tolèrent ou en approuvent les vertus « civiles, » l’obéissance, le dévouement. Dans le cas où l’Empire serait attaqué par des ennemis extérieurs, Origène ne permet pas aux fidèles de combattre pour sa défense, mais il leur conseille de prier pour sa victoire. Lactance, que nous avons vu si épris de paix universelle, n’est pas un adversaire de la domination romaine ; il y aperçoit la sauvegarde de l’univers contre l’anarchie, et demande à Dieu d’en retarder le plus longtemps possible l’anéantissement, de maintenir « cette lumière dont la perte serait la ruine du monde. » C’est à peine si quelques exaltés souhaitent le bouleversement de l’édifice impérial : les auteurs des livres pseudo-sibyllins, d’inspiration plus juive que chrétienne, ou encore leur disciple, cet étrange Commodien, qui se représente avec tant de joie amère le jour où « elle pleurera éternellement, celle qui se disait la ville éternelle, » luget in aeternum quae se jactabat aeternam. Les haines de cette espèce ne sont que des exceptions : en général, les évêques et les docteurs, non seulement acceptent la suprématie de Rome sur l’univers, mais s’en réjouissent, et en souhaitent la perpétuité. S’ils font quelques réserves sur les moyens par lesquels cette puissance a été acquise, — Cicéron en faisait bien déjà ! — s’ils blâment les anciens Romains d’avoir été ambitieux, iniques, violens, perfides, ces critiques rétrospectives ne les empêchent point d’aimer Rome dans le présent et d’espérer en elle pour l’avenir.

Ils semblent parfois vouloir faire assaut de loyalisme national avec leurs adversaires païens. Saint Ambroise, répondant à Symmaque, se flatte d’être plus patriote que lui, puisqu’il attribue la grandeur de la patrie, non à la protection de ses dieux, mais aux vertus de ses héros. Le poète païen Claudien célèbre magnifiquement cette ville « qui, seule, a reçu les vaincus dans son sein, qui, mère plutôt que reine, appelle citoyens ceux qu’elle a domptés, qui fait que tous ne forment plus qu’un peuple unique ; » mais, à la même date, le poète chrétien Prudence loue en termes identiques la paix romaine, exalte le souvenir des antiques victoires et salue avec enthousiasme les victoires récentes ; il est si fervent sujet de Rome qu’il pardonne presque à l’empereur Julien son apostasie en faveur de son patriotisme : « il a trahi son Dieu, mais non son pays. » Saint Augustin ne s’absorbe pas tellement dans la contemplation de la « cité de Dieu » qu’il soit indifférent à ce qui arrive à la « cité des hommes : » il souffre des premières blessures faites à l’Empire romain ; il se plaît à espérer que ces blessures ne l’ont qu’affaibli sans le détruire, et qu’il pourra s’en relever ; lorsque l’invasion se rapproche de son pays, il organise la résistance, et sa dernière prière est pour demander à Dieu la grâce de mourir avant d’avoir vu prendre sa chère ville d’Hippone. Saint Jérôme, quoiqu’il dise beaucoup de mal de Rome, — et de qui n’en dit-il pas ? — saint Jérôme considère lui aussi le triomphe des Barbares comme une déplorable catastrophe. Le premier écrivain chrétien qui se montre moins hostile envers eux, c’est un disciple de saint Augustin, l’Espagnol Paul Orose : il se résigne à l’invasion, cherche même à y découvrir des avantages. Encore s’en faut-il bien que cette acceptation accuse chez lui un manque de patriotisme. Il souhaite, au contraire, que Dieu ne permette jamais la chute de l’Empire, dont il célèbre l’action civilisatrice : « En quelque lieu que j’aborde, même inconnu, je suis tranquille ; je n’ai pas de violence à craindre : je suis Romain parmi des Romains, chrétien parmi des chrétiens, homme parmi des hommes ; je retrouve partout une patrie. » Ce bienfait, c’est à Rome qu’il le doit : il en est fier et reconnaissant. Si donc il accueille avec une certaine bienveillance les envahisseurs, c’est avec l’espoir qu’ils s’incorporeront à cet organisme immense qu’il appelle du nom de « Romanie, » que la Ville Eternelle assimilera ses vainqueurs comme elle a assimilé ses vaincus. Ce serait une dernière, une paradoxale extension de la cité romaine, ce n’en serait pas la destruction. Les termes mêmes qu’Orose emploie, cette phrase où « Romain parmi des Romains » et « homme parmi des hommes » sont presque synonymes, prouvent une fois de plus, après tout ce que nous avons lu chez Cicéron, Virgile et Tacite, l’accord intime des deux notions de patrie et d’humanité.

L’espoir de Paul Orose était chimérique : au moment où il écrivait, l’Empire était en train de s’écrouler, et le patriotisme romain ne pouvait plus survivre qu’à l’état de pieux souvenir. Nous en avons retracé l’évolution, et il nous semble qu’au cours de cette évolution il s’est révélé à nous tout ensemble comme très souple et comme singulièrement vivace. Assurément on ne saurait prétendre que, sur le point que nous avons considéré, saint Augustin ait pensé tout à fait comme Sénèque, ni Sénèque comme Cicéron, et encore bien moins Cicéron comme Fabius Cunctator : il est resté pourtant, à travers les siècles et les changemens, quelque chose d’identique. Le vieil esprit national, forgé par des siècles de dure et âpre lutte, s’est trouvé assez solide pour résister à toutes les influences : la philosophie stoïcienne et la morale évangélique ont pu le modifier, non le détruire ; il a pris d’elles ce qui pouvait s’adapter, tant bien que mal, à sa propre essence ; il s’est, à leur contact, épuré, affiné, adouci, mais sans s’amollir. Ainsi s’est formée cette conception dont nous avons constaté la persistance prodigieuse, et d’après laquelle les intérêts du peuple roi et ceux de l’univers sont au fond analogues, si bien qu’il est faux de les distinguer et impie de les opposer. Cette idée se retrouve, en des vers où l’allitération relève l’antithèse, dans un des derniers éloges de Rome qu’ait produits la littérature impériale : « Tu as donné, dit Rutilius Namatianus, à des peuples divers une patrie commune ; tu as fait du monde entier une seule ville, » urbem fecisti quod prius orbis erat. Urbs et orbis, les deux termes ont passé dans la liturgie catholique. Leur rapprochement exprime avec vigueur un fait d’histoire indéniable : peut-être contient-il aussi une leçon pour nous. Ni « la ville » sans « le monde, » ni « le monde » sans « la ville, » mais « la ville » et « le monde » à la fois, c’est ce que les hommes d’Etat latins ont voulu servir, c’est ce que les Pontifes Souverains ont voulu bénir : des mains de Rome impériale et de Rome chrétienne, l’humanité moderne peut accepter cette belle formule.


RENE PICHON.

  1. L’article qu’on va lire est écrit depuis un an : il serait donc très vain d’y chercher des allusions que l’auteur ne pouvait y mettre. — Mais, ceci dit, il ne peut que s’applaudir de ce que ces pages voient le jour au moment où les socialistes modernes, comme les stoïciens antiques, démontrent que l’amour de l’humanité n’atrophie pas forcément celui de la patrie, — au moment surtout où les soldats français, comme jadis les légionnaires romains, défendent à la fois le sol natal et la civilisation universelle contre les éternels Barbares.
  2. On remarquera en passant la structure de cette phrase, où les « esclaves » sont rapprochés, non des « citoyens, » ni même des « alliés, » mais des « bêtes brutes : » cette seule classification, — chez un homme aussi cultivé que Cicéron, et aussi tolérant pour ses serviteurs, — en dit long sur la condition des esclaves.