Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre VI
Plon, (p. 29-36).
VI
Je lus mon roman en une seule séance, qui se prolongea jusqu’à deux heures du matin. Le vieillard avait d’abord froncé les sourcils:il s’attendait à quelque chose d’une hauteur inaccessible, que lui-même n’aurait peut-être pas été en état de comprendre, mais, dans tous les cas, à quelque chose d’élevé ; au lieu de cela, il trouvait tout à coup des événements de tous les jours et tout à fait connus, de point en point les mêmes faits qui se passent constamment autour de nous. Si encore j’avais eu pour héros une illustration ou un homme méritant un intérêt particulier, quelque personnage historique, comme Roslavliew ou bien Youri Miloslavsky ; mais non, je mettais en scène un pauvre diable d’employé, obscur et passablement niais, dont la redingote rapée perdait ses boutons, et tout cela simplement, dans le langage que nous parlons ordinairement nous-mêmes. C’était vraiment singulier ! Anna Andréievna regardait son mari d’un œil interrogateur et un peu boudeur, comme si elle s’était sentie blessée. Était-ce bien la peine d’imprimer et de lire pareilles misères, et qui plus est, de les acheter ? semblait-elle dire. Natacha était tout attention; elle écoutait avec avidité, ne me quittait pas du regard, et à chaque mot que je prononçais, ses jolies lèvres remuaient avec les miennes. Eh bien, je n’étais pas arrivé à la moitié que je leur arrachais des larmes. La mère pleurait sincèrement, elle compatissait de toute son âme aux malheurs de mon héros et aurait naïvement voulu lui venir en aide, à juger par ses exclamations. Ikhméniew avait renoncé à ses rêves de grandeur et d’élévation. « Du premier mot, me dit-il, on voit que ce sera du pain bien long ; ce n’est pas mal ; une simple petite historiette, mais qui vous empoigne ; aussi toutes les circonstances accessoires sont-elles faciles à comprendre et à garder en mémoire, et l’on voit que le plus obscur des hommes est toujours un homme et porte le nom de frère. »
Natacha écoutait, pleurait et, à la dérobée, sous la table, me serrait la main avec force. La lecture achevée, elle se leva les joues en feu et les yeux gonflés de larmes ; elle saisit tout à coup ma main, la porta à ses lèvres et s’enfuit en courant hors de la chambre. Le père et la mère échangèrent un regard.
— Hem ! quelle exaltée ! fit le vieux. Il n’y a pas de mal à cela, c’est une brave jeune fille..., ajouta-t-il en jetant un regard distrait sur sa femme, comme avec l’intention de justifier sa fille et moi-même en même temps. Mais Anna Andréievna, malgré l’émotion qu’elle avait éprouvée pendant la lecture, avait l’air moins enthousiaste. En la regardant, je me rappelai ce passage d’un de nos auteurs :
— Alexandre de Macédoine est un héros, d’accord ; mais ce n’est pas une raison de casser les chaises.
Natacha ne tarda pas à rentrer, joyeuse et heureuse, et en passant près de moi, elle me pinça légèrement. Ikhméniew se mit sérieusement à l’appréciation de mon ouvrage, mais sa joie lui fit oublier son caractère emprunté, et il ne tarda pas à s’enthousiasmer.
— C’est beau ! mon cher Vania, c’est très-beau ! tu m’as soulagé, tu m’as soulagé plus que je ne l’aurais attendu. Ce n’est pas élevé, ce n’est pas grand, évidemment... J’ai là Moscou sauvée... eh bien , dès les premières lignes on se sent enlevé dans les airs comme un aigle... tandis que chez toi c’est plus simple, plus facile à saisir. Ce qui me plait, c’est justement que c’est plus compréhensible, plus proche ; il me semble que c’est à moi-même que tout cela est arrivé. Et à quoi bon ces choses sublimes qu’on ne comprend pas ? Cependant, tu ne ferais pas mal de changer un peu ton style ; je t’accorde tout éloge, mais tu diras ce que tu voudras, cela, manque un peu d’élévation... Du reste, il est déjà trop tard à présent : c’est imprimé. Peut-être pour la seconde édition... Qui sait ? il y aura peut-être une seconde édition... et de nouveau de l’argent... hem !
— Est-il vrai, Ivan Pétrovitch, que cela vous rapporte beaucoup ? demanda Anna Andréievna. Plus je vous regarde, et plus ça me semble incroyable. Ah ! mon Dieu ! à quoi l’on peut dépenser son argent !
— Vois-tu, Vania, continua Ikhméniew s’animant de plus en plus, cela ne vaut pas le service de l’État, mais pourtant c’est une carrière. Des gens haut placés te liront. Tu dis que Gogol avait une pension et qu’on l’envoya à l’étranger. Et qui sait si toi-même... ? Hé ? ou bien est-ce encore trop tôt ? qu’en dis-tu ? c’est peut-être encore trop tôt ; il te faudra encore écrire autre chose. Dans ce cas, écris, mon ami, écris vite, vite ! Ne t’endors pas sur tes lauriers. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
Il disait cela d’un air convaincu, avec une telle bonté de cœur, que je n’eus pas le courage de l’arrêter et de refroidir son enthousiasme.
— On te donnera une tabatière, reprit-il un instant après. Pourquoi pas ? pour t’encourager. Et qui sait ? peut-être seras-tu invité à la cour, ajouta-t-il à demi-voix et d’un air grave et en clignotant de l’œil gauche ; non ? c’est encore trop tôt pour arriver à la cour.
— Bon ! les voilà déjà à la cour, dit la mère avec quelque humeur.
— Vous allez bientôt me faire général, répondis-je en riant de tout mon cœur. Le vieux se mit aussi à rire : il était tout content.
— Mon général, ne voulez-vous pas manger un morceau ? dit Natacha, qui pendant ce temps avait préparé le souper.
Elle partit d’un éclat de rire et se jeta dans les bras de son père.
— Cher, excellent père ! s’écria-t-elle tout émue.
— Assez, assez, dit Ikhméniew gagné aussi par l’émotion ; bon, bon, je plaisantais. Général ou non, allons souper. Quel cœur sensible ! ajouta-t-il en frappant légèrement de la main les joues couvertes de rougeur de sa Natacha. D’ailleurs, vois-tu, Vania, c’est mon amitié pour toi qui me fait parier ainsi. Mettons que tu ne deviennes pas général, tu n’en es pas moins un homme connu ! un auteur !
— À présent, papa, on dit écrivain.
— Et non pas auteur ? Je l’ignorais. Bien, admettons écrivain ; mais j’ai voulu dire que si l’on ne devient pas gentilhomme de la chambre pour avoir écrit un roman (il ne faut pas y penser, c’est clair), on peut toujours arriver à être quelqu’un ; on peut être attaché à une ambassade, être envoyé à l’étranger, en Italie, pour raison de santé ou bien pour se perfectionner dans l’étude de l’art, ou encore recevoir un subside en argent. Naturellement, il faut que tout cela soit de ton côté, en tout bien tout honneur, que tu n’obtiennes argent ou distinctions que par ton travail et non par protection...
— Et alors tu ne deviendras pas fier, au moins, ajouta Anna Andréievna en riant.
— Non, papa, reprit Natacha, donnez-lui plutôt une étoile sur la poitrine ; attaché d’ambassade, quelle misère !
Elle me pinça le bras encore une fois.
— La voilà de nouveau qui se moque de moi, s’écria le vieillard en jetant un regard d’orgueil sur Natacha, dont les joues étaient en feu et dont les yeux brillaient comme deux étoiles. Je suis peut-être allé un peu trop loin, mes enfants ; j’ai toujours été ainsi ; et pourtant, vois-tu, Vania, quand je te regarde, je ne trouve en toi rien d’extraordinaire...
— Ah ! mon Dieu ! Comment voulez-vous donc qu’il soit, papa ?
— Mais non, ce n’est pas ce que je veux dire ; je veux dire que je ne trouve absolument rien de poétique dans ta figure... tu sais, on dit qu’ils sont pâles, les poètes, et puis, ils ont les cheveux ainsi, et les yeux ainsi, quelque chose... tu sais... un Gœthe ou un autre... j’ai lu ça dans un almanach. Mais quoi ! ai-je dit quelque sottise ? Voyez-vous, la friponne, qui s’égaye à mes dépens ! Mes amis, je ne suis pas lettré, mais j’ai du sentiment. Et quant à la figure, il n’y a pas de mal ; pour moi, ta figure est bien, elle me plaît beaucoup... Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire... Être honnête homme, homme de cœur, voilà le principal. Mène une vie honnête et n’aie pas une trop haute opinion de toi ! Un bel avenir t’attend. Acquitte-toi de ta mission : voilà ce que j’ai voulu dire, juste ce que j’ai voulu dire !
Quel heureux temps ! Je passais chez les Ikhméniew toutes mes soirées, tous mes moments de liberté. J’apportais au vieux des nouvelles du monde littéraire, des écrivains auxquels tout à coup, je ne sais pourquoi, il avait commencé à s’intéresser ; il se mit même à lire les articles d’un critique, dont je lui avais beaucoup parlé et qu’il ne comprenait guère, mais qu’il louait fort.
La vieille maman nous surveillait, Natacha et moi, mais nous avions su mettre sa vigilance en défaut ; nos cœurs s’étaient compris, elle m’avait avoué son amour ; les vieux parents le surent, conjecturèrent, réfléchirent, et la mère allait branlant la tête ; elle manquait de confiance.
— Vous avez eu un beau succès, me disait-elle ; mais si la prochaine fois vous ne réussissiez pas, ou s’il arrive quelque chose d’autre, que ferez-vous ? Si du moins vous aviez un emploi !
— Quant à moi, voici mon opinion, ajouta le vieillard après avoir réfléchi un moment ; j’ai vu, je me suis aperçu et, je l’avoue, je me suis même réjoui de voir que toi et Natacha... Eh ! quel mal y aurait-il ? Mais vous êtes encore très-jeunes, ma femme a raison. Attendons : tu as du talent, beaucoup de talent, j’en conviens ; mais on allait trop loin quand on a crié au génie. Donc, tu as du talent (je viens de lire encore aujourd’hui une critique qui te malmène joliment) ; mais ça ne veut rien dire. Le talent, vois-tu, ce n’est pas encore des capitaux à la banque, et vous êtes pauvres tous deux. Attendons un an, un an et demi ; si tu vas bien, si tu t’affermis dans ta voie, Natacha est à toi ; si tu ne réussis pas, juge toi-même... Tu es honnête homme, réfléchis...
Voilà à quoi nous en étions restés, et voici à quoi nous en étions un an après.
Oui, c’était presque juste un an plus tard. Par une belle et claire journée de septembre, vers le soir, malade, et le désespoir dans l’âme, j’entrai chez mes vieux amis et je tombai sur une chaise à demi évanoui, si bien qu’ils en furent tout effrayés.
Et si la tête me tournait alors, et si j’avais le cœur plein d’angoisse, ce n’était point parce que j’étais venu dix fois jusqu’à leur porte et que dix fois je m’en étais retourné, ce n’était point parce que je n’avais pas encore réussi dans ma carrière et que je n’avais encore ni gloire, ni argent, que je n’étais pas attaché d’ambassade, et que j’étais encore bien loin du moment où l’on m’enverrait restaurer ma santé en Italie ; c’était parce qu’on peut vivre dix années en une et qu’en cette année-là ma Natacha avait, elle aussi, vécu dix ans. Un abîme s’était ouvert entre elle et moi…
La vieille maman me regardait avec une compassion peu dissimulée, trop empressée même, et semblait se dire : Voilà à qui j’aurais donné ma fille !
— Prendrez-vous une tasse de thé, Ivan Pétrovitch ? (Le samovar bouillait sur la table.) Comment allez-vous ? êtes-vous toujours malade ? me demanda-t-elle d’un ton plaintif, qui résonne encore à mon oreille.
Pendant qu’elle me parlait, ses yeux trahissaient de tout autres soucis, les mêmes sans doute que ceux qui assombrissaient le visage de son mari, assis immobile et perdu dans ses pensées. Ils avaient de vives inquiétudes sur l’issue de leur procès avec le prince. Cela rendait le vieillard presque malade.
Le jeune prince, cause première de tout ce procès, avait trouvé quelques mois auparavant une occasion de venir les voir ; le vieux Ikhméniew, qui aimait son Aliocha comme un fils, qui parlait presque chaque jour de lui, l’avait accueilli avec joie. Sa femme s’était rappelé Vassilievskoé et s’était mise à pleurer. Les visites du jeune homme n’avaient pas tardé à devenir plus fréquentes, et Ikhméniew, qui était l’honnêteté, la franchise, la droiture mêmes, avait repoussé avec indignation toutes les mesures de précaution ; plein d’une noble fierté, il n’avait pas même voulu penser à ce que dirait le prince, dont les absurdes soupçons ne lui semblaient mériter que le mépris, s’il venait à savoir que son fils était reçu dans sa maison.
Les visites du jeune prince devinrent presque journalières : il passait des soirées entières avec les vieux époux, heureux d’être avec lui, et ne s’en allait que longtemps après minuit.
Le père fut naturellement instruit de tout, et cela donna naissance aux plus abominables commérages. Il écrivit à Nicolas Serguéitch une lettre d’injures, sur le thème d’autrefois, et défendit catégoriquement à son fils de voir les Ikhméniew. C’était juste quinze jours avant ma visite.
Le vieillard était dans une terrible affliction. Sa Natacha, cette enfant si pure, si innocente, on l’impliquait de nouveau dans cette sale calomnie ! Son nom était insulté par cet homme qui l’avait si horriblement outragé, lui !... Et il fallait supporter tout cela sans exiger satisfaction! Les premiers jours, le désespoir le rendit malade. Cette histoire avec tous ses détails était parvenue jusqu’à moi ; quoique malade et abattu par le chagrin, je n’eusse pas été chez eux pendant trois semaines. Mais je savais... Non ! je ne faisais encore que pressentir ; je savais, mais je n’osais pas croire qu’il y avait encore autre chose, qui devait les inquiéter plus que tout au monde, et je les regardais avec une poignante anxiété.
C’était un supplice ! j’avais peur de deviner, j’avais peur de croire, et je souhaitais de toutes les forces de mon âme d’éloigner le fatal moment. Et pourtant c’était pour elle que j’étais venu, je sentais que quelque chose m’attirait auprès d’elle ce soir-là !
— En effet, dit le vieux Ikhméniew comme réveillé tout à coup ; as-tu été malade, qu’on ne t’a pas vu depuis si longtemps ? J’ai des reproches à me faire ; je voulais aller te voir, mais il y a toujours eu... Et il retomba dans ses réflexions.
— J’ai été un peu indisposé, répondis-je.
— Hem ! indisposé ! répéta-t-il au bout de quelques minutes, indisposé, je t’ai déjà dit de faire bien attention, tu n’as pas voulu m’écouter ! Cher Vania, de temps immémorial la muse a été reléguée au galetas, crevant de faim, et l’on voit qu’elle continue d’y être.
Il n’était pas de bonne humeur, le vieux.
Il fallait qu’il fût blessé au cœur, pour me parler ainsi. Je me mis à le considérer. Son visage était jaune, ses yeux exprimaient la perplexité ; on y lisait une pensée, une question qu’il n’avait pas la force de résoudre. Il était violent et bilieux plus que de coutume. Sa femme le regardait avec inquiétude et en branlant la tête ; elle profita d’un moment où il se tourna pour me faire un signe à la dérobée.
— Comment se porte Nathalia ? demandai-je. N’est-elle pas à la maison ?
— Si, elle est à la maison, dit la mère, que ma question parut embarrasser. Elle va venir et pourra se donner le plaisir de vous regarder. Croyez-vous que ce soit une plaisanterie ! voilà trois semaines que vous ne vous êtes vus ! Elle aussi est changée... c’est à n’y rien comprendre ; on ne sait ce qu’elle a, si elle est en bonne santé ou malade. Dieu lui vienne en aide, ajouta-t-elle en jetant sur son mari un regard craintif.
— Mais, non ! ce n’est rien, répliqua celui-ci d’une voix contrainte et saccadée, elle n’est pas malade. C’est de son âge, voilà tout. Qui peut comprendre quelque chose à ces chagrins, à ces caprices de jeune fille ?
— Bien ! voilà que tu parles déjà de caprices, répliqua la mère.
Le vieillard se tut et se mit à tambouriner sur la table. Y aurait-il déjà eu quelque chose entre eux ? me dis-je tout pensif.
— Et chez vous, quoi de neuf ? reprit Ikhméniew un instant après. B... s’occupe-t-il toujours de critique ?
— Oui, il continue d’écrire, répondis-je.
— Ah ! Vania, dit-il comme conclusion en agitant ses bras, à quoi sert toute cette critique ?
La porte s’ouvrit, et Natacha parut.