Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre VIII

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Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 39-46).

VIII

Elle marchait en silence, rapidement, la tête baissée et sans me regarder. Mais arrivée au bout de la rue, sur le quai de la Neva, elle s’arrêta tout à coup et me prit par la main.

— J’étouffe, dit-elle, j’étouffe !…

— Retournons à la maison, Natacha, m’écriai-je tout effrayé.

— Est-ce que tu ne vois pas que je m’enfuis pour ne pas revenir ? dit-elle en me regardant avec une angoisse inexprimable.


Le cœur me manqua. Je pressentais tout cela, mais ses paroles me firent l’effet de la foudre.

Nous cheminions tristement sur le quai. J’étais hors d’état de parler, je faisais des efforts pour penser ; j’étais complètement perdu. La tête me tournait. Cela me semblait si monstrueux, si impossible !

— Tu me trouves bien coupable, Vania, dit-elle enfin.

— Non, mais... je n’y crois pas ; cela ne peut pas être !... lui dis-je, sans savoir ce que je disais.

— Et pourtant cela est ! Je les quitte, et je ne sais ce qu’ils deviendront, je ne sais ce que je deviendrai moi-même.

— Tu vas chez lui.

— Oui, répondit-elle.

— Mais c’est impossible ! m’écriai-je avec exaltation ; tu sais que c’est impossible, Natacha, ma pauvre Natacha ; mais c’est insensé ! Tu les tues, eux, et tu cours à ta perte ! Ne le sais-tu pas, Natacha ?

— Je le sais ; mais je n’y puis rien, ce n’est pas ma volonté, dit-elle, et ses paroles trahissaient autant de désespoir que si elle eût marché au supplice.

— Retourne, retourne pendant qu’il est encore temps, suppliai-je avec toute l’insistance dont j’étais capable, quoique je reconnusse l’inutilité et l’absurdité de mes exhortations. As-tu pensé à ton père ? Tu sais bien que son père à lui est l’ennemi du tien, qu’il l’a insulté, qu’il l’a accusé de l’avoir volé, qu’il l’a appelé voleur !... Tu sais qu’ils sont en procès... Et quoi ! c’est encore la dernière raison. Mais ne sais-tu pas, Natacha ! Si, bon Dieu ! tu le sais bien ! tu sais qu’il a soupçonné tes parents de t’avoir, eux-mêmes, à dessein, fait lier avec Aliocha, lorsqu’il était chez vous à la campagne. Souviens-toi combien ton père a souffert de ces calomnies ! Ses cheveux ont blanchi ! Je ne te parle même pas de ce qu’il leur en coûtera de te perdre, toi, leur trésor, tout ce qui leur est resté dans leur vieillesse, tu le sais bien toi-même ; mais souviens-toi que ton père te croit innocente et calomniée par ces gens hautains. L’ancienne animosité s’est rallumée depuis que vous avez reçu Aliocha dans votre maison. Son père a de nouveau insulté le tien, la colère bout encore dans l’âme du vieillard depuis cette nouvelle injure, et tout à coup, tout cela, toutes ces accusations se trouveront justifiées ! Tous ceux qui ont connaissance de la chose vont maintenant excuser le prince pour t’accuser, toi et ton père ! Que deviendra-t-il ? Il en mourra ! C’est la honte, l’infamie, et de qui vient le coup ? De toi, de sa fille, de son unique, de sa précieuse enfant ! Et ta mère ? Crois-tu qu’elle survive au vieillard ? Natacha, Natacha ! que fais-tu ? reviens à toi ! retournons.

Elle se tut. Je lus une douleur si intense, une si grande souffrance dans son regard, que je compris, même en faisant complète abstraction de ce que je venais de lui dire, combien son cœur saignait. Je compris ce que lui avait coûté la résolution qu’elle avait prise et combien je venais de la torturer, de la déchirer par mes inutiles et tardives représentations ; pourtant je ne pus m’empêcher de poursuivre.

— Il y a un instant, tu disais à ta mère que, peut-être, tu ne sortirais pas, que tu n’irais pas à l’église. Tu avais donc le désir de rester, tu n’étais pas entièrement décidée ?

Elle sourit avec amertume. Pourquoi lui demandais-je cela ? Je pouvais bien voir que c’était irrévocablement résolu. Je ne me possédais plus.

— L’aimes-tu si fort ? m’écriai-je le cœur plein d’effroi et sans comprendre ma question.

— Que veux-tu que je te réponde, Vania ? tu le vois : il m’a dit de venir, et je suis venue et l’attends.

— Mais écoute, au moins, recommençai-je en me rattrapant à une paille ; tout peut encore se réparer, s’arranger autrement, tout autrement. Rien ne te force à quitter la maison, je te dirai comment il faut faire, ma Natacha chérie. Je vous arrangerai tout, tout, et des rendez-vous et… tout. Mais ne déserte pas la maison ! Je vous ferai parvenir vos lettres, pourquoi ne le ferais-je pas ? Cela vaudra mieux que ce que tu veux faire à présent. Je saurai tout arranger, vous serez contents ; lu verras… Du moins tu ne te perdras pas, chère Natacha, car… tu te perds, tu te perds sans espoir ! Veux-tu, Natacha, tout ira bien et heureusement, et vous vous aimerez tant que vous voudrez. Et quand vos pères auront cessé de se quereller (car ils cesseront bien tôt ou tard), vous...

— Assez, Vania, arrête, interrompit-elle en me serrant la main avec force et en souriant à travers ses larmes. Mon bon, mon cher Vania, tu es si bon, si honnête ! Et tu ne dis pas un mot de toi ! Je t’ai trahi. et tu as tout pardonné, et tu ne penses plus qu’à mon bonheur ! Tu nous feras parvenir nos lettres !...

Elle se mit à pleurer.

— Je sais combien tu m’as aimée, combien tu m’aimes encore jusqu’à présent, et tu ne m’as pas fait un reproche, tu ne m’as pas dit une parole amère. Et moi, moi ! grand Dieu ! que je suis coupable envers toi ! Tu te souviens du temps que nous avons passé ensemble. Ah ! mieux vaudrait que je ne l’eusse jamais connu, jamais rencontré, lui ! J’aurais été heureuse avec toi, mon bon ami !... je ne te vaux pas ! Pourquoi te rappeler notre bonheur passé ? pourquoi raviver ce souvenir ? Tu as été trois semaines sans venir ; eh bien ! je le jure, il ne m’est pas venu une seule fois l’idée que tu pourrais me maudire et me haïr. Je savais que tu ne venais pas pour ne pas être un obstacle, un reproche ! Qu’il devait t’être pénible de nous voir ! Et pourtant, comme je t’attendais ! J’aime Aliocha d’un amour insensé, mais il me semble que je t’aime encore davantage, comme mon ami. Je ne saurais vivre sans toi, tu m’es nécessaire, il me faut ton cœur d’or... Oh ! quel temps pénible, plein d’amertume, s’approche !

Elle fondit en larmes.

— Quel besoin j’avais de te voir ! reprit-elle en étouffant ses larmes. Tu as maigri, tu es pâle, tu as été malade, Vania. Je ne te l’ai pas même demandé, je ne parle que de moi ; que fais-tu ? Ton roman avance-t-il ?

— Au diable mes romans ! Dis-moi plutôt si Aliocha a exigé que tu t’enfuies...

— Non, c’est plutôt moi. Il m’a dit... c’est vrai... et moi... Tiens, je vais tout te raconter : on veut le marier avec une fille de famille immensément riche : son père, tu connais l’intrigant, veut absolument qu’il l’épouse, il mettra tout en œuvre, car pareille occasion ne se présente pas deux fois. Hautes relations, fortune colossale... et de plus jolie, bien élevée et un ange de bonté. Aliocha lui-même est séduit, et, comme son père tient à se débarrasser de lui le plus tôt possible, pour se marier lui-même, il veut, coûte que coûte, rompre notre liaison. Il craint l’influence que j’ai sur son fils…

— Est-ce qu’il connaît vos relations ? dis-je en l’interrompant.

— Il sait tout.

— Qui le lui a appris ?

— Aliocha lui a tout raconté.

— Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela signifie ? il raconte tout à son père, et à quel moment !...

— Ne le blâme pas, ne te moque pas de lui. Il serait injuste de le juger comme on jugerait tout autre. C’est un enfant, qui a été élevé tout autrement que toi et moi. Crois-tu qu’il ait conscience de ce qu’il fait ? La première impression, la première influence venue suffit pour le distraire de tout ce à quoi il jurait d’appartenir un instant auparavant. Il manque totalement de caractère. Il se livre à vous, et, le même jour, avec la même bonne foi, il s’abandonne à un autre, et il est le premier à venir vous le raconter. Il peut commettre une mauvaise action, et l’on ne sait si l’on doit le blâmer ou le plaindre. Il est même capable d’abnégation ; mais cela ne dure que jusqu’à la prochaine impression, et, de nouveau, tout est oublié. Ainsi il m’oubliera si je ne suis pas constamment auprès de lui.

— Ce mariage n’est peut-être qu’un faux bruit. Comment veut-on qu’il se marie ? c’est encore un enfant.

— Le père a ses calculs personnels, te dis-je.

— Comment sais-tu que sa fiancée est si jolie et qu’elle lui plaît ?

— C’est lui qui me l’a dit.

— Comment ! il t’a dit qu’il pouvait en aimer une autre, et en même temps il te force à tout lui sacrifier !

— Non, non ! Tu le connais mal, tu l’as trop peu vu ; il faut mieux le connaître pour le juger ; il n’y a pas de cœur plus droit et plus pur que le sien. En vaudrait-il mieux s’il mentait ? Qu’il ait pu être séduit, ce n’est pas étonnant : s’il restait huit jours sans me voir, il m’aurait oubliée et en aimerait une autre ; mais dès qu’il me reverrait, il serait de nouveau à mes pieds. Il est heureux qu’il ne me cache rien, sinon je mourrais de jalousie. Mon parti est pris : si je ne suis pas constaminent auprès de lui, il cessera de m’aimer, il m’oubliera et m’abandonnera : je le connais. Toute autre peut le séduire. Et que deviendrais-je alors ? J’en mourrais. Qu’importe ? la mort serait un bonheur pour moi. Mais vivre sans lui, c’est mille fois plus affreux que la mort, que les tourments ! Oh ! Vania, Vania ! Tu comprends bien qu’il faut que je l’aime pour que je quitte ainsi mon père et ma mère ! Ne me raisonne pas : c’est décidé ! Il faut qu’il soit auprès de moi, à toute heure, à tout instant, je ne puis retourner en arrière. Je sais que je me perds et que j’en perds d’autres avec moi... Ah ! Vania, reprit-elle soudain toute frissonnante, si vraiment il ne m’aimait déjà plus ! Si ce que tu viens de dire était vrai, s’il ne faisait que me tromper (je n’avais rien dit de semblable), s’il n’était droit et sincère qu’en apparence, si réellement il était méchant et vaniteux ! Voilà que je le défends contre toi au moment où peut-être il est avec une autre, et rit en lui-même, tandis que moi, vile créature, j’ai tout abandonné et vais le cherchant par les rues... Oh ! Vania !

Et elle laissa échapper des gémissements si douloureux, que j’en fus effrayé. Je compris qu’elle n’avait plus aucun empire sur elle-même. La jalousie la plus aveugle, la plus insensée, pouvait seule la pousser à une résolution aussi folle. Jaloux à mon tour, je ne pus me faire violence et me laissai entraîner par un vilain sentiment.

— Je ne comprends pas que tu puisses l’aimer après ce que tu viens de me dire de lui. Tu ne l’estimes pas, tu ne crois pas à son amour, et tu cours à lui, et lui sacrifies la vie de tous ceux qui te sont chers. Que faites-vous ? Vous vous préparez l’un à l’autre une vie pleine d’amertume. Tu es aveugle ! Je ne comprends pas un pareil amour.

— Oui, je l’aime en insensée, répondit-elle, pâle d’angoisse et de douleur. Je ne t’ai jamais aimé ainsi, Vania. Je vois bien que j’ai perdu la raison, que je ne devrais pas l’aimer ainsi… Je sens et j’ai senti depuis longtemps, même dans les moments les plus heureux, que je n’aurais que peine et tourment. Mais qu’y puis-je, si les tourments qui me viennent de lui sont du bonheur pour moi ? Je sais d’avance ce qui m’attend et ce que j’aurai à souffrir. Il m’a juré de m’aimer, il m’a fait toutes les promesses, et je n’ai aucune foi en ses promesses ; je n’y crois pas, et je n’y croyais pas auparavant, alors même que je savais qu’il ne me mentait pas et qu’il n’était pas capable de mentir. Je lui ai dit, de mon plein gré, que je ne veux le lier en rien. Personne n’aime les liens, et je suis la première à les haïr. Et pourtant je suis heureuse d’être son esclave, son esclave volontaire, de tout souffrir de lui, pourvu qu’il soit avec moi, que je puisse le voir, le regarder. Il me semble que je pourrais lui permettre d’en aimer une autre, pourvu que je fusse là, à son côté… Quelle bassesse ! n’est-ce pas, Vania ? s’écria-t-elle tout à coup en me regardant d’un regard enflammé. Je sais que c’est une bassesse, et cependant, s’il m’abandonnait, je courrais après lui jusqu’au bout du monde, même s’il me repoussait, s’il me chassait. Tu m’exhortes à renoncer à ma résolution, à retourner en arrière. À quoi cela servirait-il ? Je m’en irais demain ; s’il me le dit, j’irai, il n’a qu’à m’appeler, à me siffler comme son chien, je le suivrai… Je ne crains pas les tourments, s’ils viennent de lui ! je saurai que ma douleur vient de lui… Ah ! Vania, j’ai honte de ce que je te dis !

— T’a-t-il dit qu’il voulait t’épouser ?

— Il me l’a promis, il a tout promis. Il m’a dit que nous irions demain, sans bruit, nous marier hors de la ville ; mais il ne sait pas lui-même ce qu’il fait ; il ne sait peut-être pas comment on fait pour se marier. Quel singulier mari ! Et si nous nous mariions, il me le reprocherait plus tard… Je ne veux pas qu’il ait jamais quelque reproche à me faire. Je n’exige rien de lui. S’il doit être malheureux pour m’avoir épousée, pourquoi ferais-je son malheur ?

— Et maintenant, tu vas tout droit chez lui ?

— Non, il a promis de venir me prendre ici.

Elle regarda avec impatience au loin ; mais on ne voyait personne.

— Et il n’est pas encore arrivé ! Tu es la première au rendez-vous ! m’écriai-je indigné.

Mon exclamation la fit tressaillir, et son visage prit une expression de souffrance.

— Il ne viendra peut-être pas du tout, dit-elle avec un amer sourire. Il m’a écrit, avant-hier, que si je ne lui promettais pas de venir, il serait obligé de remettre à plus tard notre fuite et notre mariage, et que son père l’emmènerait chez sa fiancée. Vania ! s’il était auprès d’elle !

Je ne répondis pas ; elle me serrait la main avec force, et ses yeux étincelaient.

— Il est auprès d’elle, reprit-elle si bas que je l’entendis à peine. Il espérait que je ne viendrais pas, pour pouvoir aller chez elle et dire ensuite que c’était ma faute, que malgré son avis je n’étais pas venue. Je suis un ennui pour lui, et il m’abandonne. Oh ! mon Dieu ! folle que je suis ! Il me l’a dit, la dernière fois, que je l’ennuyais. Pourquoi est-ce que je l’attends ?

— Le voilà ! m’écriai-je tout à coup en l’apercevant de loin sur le quai.

Natacha frissonna, poussa un cri, à la vue d’Aliocha, puis elle lâcha ma main et courut à sa rencontre ; la rue était presque déserte. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre : Natacha riait et pleurait tout à la fois. Ses joues étaient devenues écarlate ; elle était comme clouée sur place. Aliocha m’aperçut et s’approcha de moi.