Hymnes à la terre/29

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Chez l'auteur (p. 93-95).

UN SAINT EST ENTRÉ DANS MA MAISON


C’était la veille de la fête de l’Immaculée-Conception. Le ciel était gris, blême. Un temps dolent. Des amoncellements de neige bordaient la chaussée et le vent du nord cinglait la figure des passants. L’on sonne à ma porte. Je vais ouvrir. Un vieil homme portant l’habit ecclésiastique, les épaules enveloppées dans une pèlerine et coiffé d’un bonnet en mouton de Perse est devant moi. Je le fais entrer dans le vivoir.

— Y a-t-il des malades dans cette maison ? s’informe mon visiteur.

— Non. Par bonheur, tout le monde est en bonne santé.

— Bien, bien. J’en suis heureux. Je ne suis pas un prêtre, déclare-t-il modestement, avant d’aller plus loin. Je suis un frère, rien qu’un frère. Je suis attaché à l’oratoire saint Joseph. Pendant bien des années, j’ai été l’assistant du frère André. Maintenant, je tâche, non pas de continuer son œuvre, car moi-même je ne suis rien, mais je m’efforce de faire du bien par son entremise.

Une pause.

— Je ne prends pas d’argent. Je n’accepte rien de personne. Le frère André n’a jamais voulu prendre d’argent et il me repousserait loin de lui si j’agissais autrement.

Votre nom c’est Laberge ? s’enquiert-il. Je l’ai vu dans l’almanach des adresses. J’ai entrepris de visiter toutes les maisons de la ville et, chaque matin, avant de partir de l’oratoire je dresse la liste de ceux que je vais voir dans la journée. J’ai déjà fait une faible partie de la cité. Je frappe à chaque porte, sans distinction. J’entre chez les canadiens français, chez les anglais, chez les juifs, chez tout le monde. Partout, l’on me fait un bon accueil. Je m’informe s’il y a des malades. Certes, je ne les guéris pas, mais je dis de prier, d’invoquer le frère André qui intercède auprès de Dieu pour ces pauvres affligés. C’est la prière qui apporte le réconfort et la guérison. Je sais que dans ce pays plus de cinquante mille malades ont été guéris par l’intercession du frère André. Souvent, il m’arrive d’entrer dans une maison et d’entendre l’un des occupants du logis déclarer : « J’étais malade, j’ai été prier à l’oratoire saint Joseph et j’ai été guéri ». Je voudrais que tous les malades invoquassent le frère André. C’est la tâche à laquelle je me suis voué. Je vais aller dans chaque demeure de cette grande ville et j’espère que ma mission ne sera pas vaine.

Le vieil homme parlait avec simplicité et conviction. Pas de sermon, pas de grande phrases. Des mots très ordinaires qui allaient au cœur. L’on était empoigné par ce message familier, sans aucune affectation. L’humilité de ce religieux et sa foi ardente provoquaient une profonde admiration. L’on avait l’impression que ce modeste visiteur était un apôtre au grand cœur. Sa présence apportait une émotion inexprimable. Il ne venait pas, comme tant d’autres, vous soutirer de l’argent. Ce n’était pas un solliciteur. Il était la personnification de la charité, de la bonté. Tout ce qu’il voulait, c’était faire du bien, de recommander de prier, d’invoquer le frère André pour obtenir la guérison des malades. Lui, il était le messager, l’instrument du frère André. Je l’écoutais, je le regardais et je me sentais inexprimablement remué. Ses paroles si simples étaient mille fois plus éloquentes que la rhétorique de tous les prédicateurs que j’ai entendus. Elles allaient droit à l’âme.

— Aux jours d’épreuves, d’affliction, invoquez le frère André, fit-il en se levant.

— Ne reviendrez-vous pas un jour ? demandai-je, plus touché, plus ému que je ne saurais dire.

— Non. Je ne vais qu’une fois dans chaque maison.

— Et si je voulais vous revoir, pourrais-je vous trouver ?

— Venez alors à l’oratoire Saint-Joseph auquel je suis attaché. Mon nom est frère Philippe. Demandez simplement le Petit Vieux. C’est ainsi qu’on me nomme et c’est sous ce nom que je suis connu.

Resserrant sa pèlerine sur ses épaules, il se dirigea vers la porte. J’étais tellement bouleversé par ces paroles si humbles que je ne pouvais articuler un mot, ni faire un geste. J’aurais voulu saisir sa main et la porter à mes lèvres en signe de vénération, mais je sentais que son extrême modestie aurait été choquée. blessée, par cette marque de respect et d’admiration et je restai là, muet.

Le vieil homme ouvrit la porte et franchit mon seuil. Il se trouva dans l’air glacé et le vent du nord secoua sa pèlerine. Il s’en allait porter ailleurs les paroles de charité et de réconfort qui débordaient de son grand cœur. Du regard, je le suivis un moment et il me semblait voir une auréole planer au-dessus de la tête de l’humble religieux. Je rentrai dans la pièce qu’il venait de quitter. L’image de celui qui venait de disparaître était dans mon esprit, mais sa présence n’était plus là, et je sentais comme un grand vide causé par son départ. Dès ce moment, j’eus la ferme et inébranlable impression qu’un saint était entré dans ma maison.

Après avoir accompli sa tâche, après avoir rempli sa mission, le frère Philippe est entré dans le repos éternel le 10 septembre 1949. Il était âgé de 75 ans. Il était né à L’Ange-Gardien, le 14 décembre 1874 et était entré en religion en 1893.