Hypnérotomachie ou Discours du songe de Poliphile/4

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Hypnérotomachie, ou Discours du songe de Poliphile, Deduisant comme Amour le combat a l’occasion de Polia
Traduction par Jean Martin.
Jacques Kerver (p. 7-14v).
Poliphile apres auoir declaire la
FORME DE LA PYRAMIDE, DESCRIPT AV CHAPI-
tre ſuiuant autres grandes & merueilleuſes œuures, a ſauoir un Cheual, un Coloſſe couché, un Elephant, & ſingulierement une belle Porte.



I L eſt raiſon qu’on me permette de dire qu’en tout le monde vniuerſel ne furent oncques faictes œuures ſi magnifiques, ny contemplées d’œil mortel, non (qui plus eſt) imaginées par quelque entendement humain : & quaſi ozeroie ſranchemẽt affermer qu’il n’eſt point en ſauoir ou pouoir d’homme, d’eleuer, inuenter, comprẽdre, ny diffinir vne ſi grande excellence d’edifice. I'en eſtoie veritablement ſi ſurpris d’admiration, & tant occupé a la regarder, que nulle autre choſe (quoy qu’elle fuſt ſolacieuſe & plaiſante) ne pouoit entrer en ma fantaſie, ſinon lors qu’en conſiderant toutes les parties de ceſte compoſition belle & convenable, ie veoie les ſtatues ſaictes en forme de pucelles. adõc ſouſpiroie ſi hault, que mes ſouſpirs retentiſſoient par ce lieu deſert & ſolitaire, obfuſqué d’vn air gros & eſpois, pour la ſouuenance que i’auoie de Polia ma mieux aimée, l'idée de laquelle eſt empraincte en mon cueur : ſur laquelle mõ ame a faict ſon nid, & ſe repoſe cõme en vne ſeure franchiſe. Helas elle ne m’auoit pas abandonné en ce voiage tãt eſgaré. Eſtãt ainſi peruenu au lieu dõt le regard me faiſoit oublier tous autres penſemẽs, i’allay aduiſer vn beau portail d’excellẽt artiſice, & en toute ſa compoſition cõſommé & perfect, voire tel, que ie ne ſens poinct en moy tant de ſauoir, que ie le peuſſe ſuffiſamment deſcrire, conſideré qu’en noſtre tẽps les vocables vulgaires propres & cõmuns a l’architecture, ſont enſeueliz & eſteincts auec les œuures. O ſacrilege Barbarie execrable, tu as aſſailly la plus noble part du threſor Latin, accõpaignée d’auarice l’inſatiable : & as couuert d’ignorance maudite l’art tãt digne, qui iadis feit florir & triumpher Rome.

Deuant ce portail (pour bien dire) premier eſtoit laiſſée a deſcouuert vne place contenant trente pas en quarré par ſon diametre, pauée de quarreaux de marbre, ſeparez l’vn de lautre la lõgueur d’un pied : la ſeparation & entredeux ouurée de muſaique en forme d’entrelas & feuillages de diuerſes couleurs, demolie en pluſieurs endroictz pour la ruine du baſtimẽt. Sur la fin de ceſte place a dextre & a ſeneſtre du coſté des montaignes eſtoient erigez a nyueau deux rangz de colonnes egalement diſtantes l’une de l’autre. Le premier cours ou ordre commẽcoit au bout du paué. Au front du portail de l’vn des rangz iuſques a l’autre, y auoit diſtance de quinze pas. La pluſgrand part de ces colonnes ſe voyt encores debout & entieres, auec les chapiteaux doriques, contenans en haulteur le demy diametre de leur pied. Il y en auoit d’autres priuees de leurs chapiteaux, pluſieurs rẽuerſees, rompues, & demyenterrees dans les ruines, parmy leſquelles eſtoient creuz des arbriſſeaux & petitz buiſſonetz : qui me fit preſumer que ce auoit eſté vn hippodrome a courir cheuaux, ou quelque xyſte pour exercer la ieuneſſe, ou vn paradromide a ſe promener, ou certain ample porche deſcouuert, ou bien le lieu d’vn Euripe ſaict pour repreſenter a tẽps certaines batailles nauales. En ceſte place a dix pas ou enuirõ de la porte y auoit vn cheval de cuyure, merueilleuſemẽt grãd, auec deux aelles eſtendues : le pied du quel contenoit cinc piedz en rondeur ſur le plant de la baſe. La lõgueur de la iambe depuis la pince de la corne iuſques ſoubz la poictrine, eſtoit de neuf piedz. La teſte haulte & releuee, cõme ſ’il fuſt eſgaré, ſans frein ny bride, auec deux petites oreilles, l’vne droicte ſur le deuant, l’autre en arriere, les creins longs, ploiez en vndes, & pendans du coſte droict. Deſſus ce cheual, & autour de luy, eſtoiẽt ſaictz pluſieurs petitz enfans qui ſ’efforcoient le cheuaucher, mais vn ſeul d’eulx ne l’y pouoit tenir pour ſa grande legierete, & prompt maniement : parquoy les aucuns tumboient, les autres eſtoient preſtz de tumber : maintz en y auoit de trebuchez, qui taſchoiẽt de remõter. Vous en euſſiez veu qui ſ’empongnoiẽt aux creins : & telz eſtoient cheuz ſoubz ſon ventre, qui monſtroient ſe vouloir releuer.


Ce cheval eſtoit poſe ſur vne lame ou platine de la meſme matiere, & tout d’vne fonte, laquelle eſtoit antee & plombee ſur vne grand contrebaſe de marbre blanc : & n’auoit le cheual (ainſi que ie pouoie comprendre) eſté encores cheuauché d’aucun, a ſouhaict. parquoy ces ieunes enfans ſembloient dolens ſans voix plainctiue, pource qu’ilz en eſtoient priuez, & n’auoiẽt fors la demonſtration de vie dans l’vſaige. Il ſembloit que le cheval les vouluſt mettre & introduire dedans celle porte : car il eſtoit tourné de ce coſté. La cõtrebaſe eſtoit maſſiue, proportionnee en lõgueur, groſſeur & haulteur, pour ſouſtenir ſi grand machine, diuerſifiée de veines differentes en couleurs. Au front qui regardoit la porte, eſtoit entaillé vn chapeau de triumphe de marbre verd, a fueilles de Peucedan, autrement dict queue de pourceau : & au dedans d’iceluy les lettres qui ſ’enſuiuẽt, grauees en la pierre blanche. En la ſace oppoſite, & deuers la croppe du cheual, y auoit vn autre pareil chapeau de fueilles d’Aconite mortel, auec autres lettres, diſant :


Dedié aux dieux ambiguz. Le cheual d’infelicite.
En la face longue du coſté droict, eſtoient entaillees aucunes figures d’hommes & de femmes danſans, qui auoient chacun deux viſaiges, l’vn riant, & l’autre pleurant. Ilz danſoient en rond, ſ’entretenans par les mains, homme auec homme, & femme auec femme, vn bras de l’homme paſſant par deſſus celluy de la femme, & l’autre par deſſoubz, en tele maniere que touſiours vn viſage ioieux eſtoit tourné contre vne face triſte : & eſtoient en nombre deux ſois ſept, ſi perfaictement entaillez
& figurez en leurs mouuemens, & en linges volans, qui n’accuſoient l’ou-
urier d’autre default, ſinon qu’il n’auoit point mis de voix en l’vne,
ny de larmes en l’autre. Ceſte danſe eſtoit taillée en vn rond
oual, formé de deux demizcercles, continuez de
deux lignes deſſus & deſſoubz.

Au bas de l’hiſtoire eſtoient eſcriptes teles parolles, TEMPVS, qui eſt le temps.

En vne autre ouale du coſté ſeneſtre, eſtoient entaillez du meſme ou-
urage aucuns ieunes hommes qui cueilloient des fleurs en compagnie
de pluſieurs damoiſelles. Et au bas de la figure y auoit des lettres
engrauées en la pierre, contenans ce seul mot AMISSIO,
qui eſt perte. La groſſeur des lettres eſtoit de la neu-
fieme partie, & vn peu plus, du diametre
de leur quarré.


I'eſtoie fort eſmerueillé conſiderant ceſte grande machine de cheual ſi tresbien faicte que tous les membres reſpondoient en meſure a la proportion du corps. Et me feit certes ſouuenir de ceſtuy la de Seius. Apres que ie l’eu longuemẽt regardé, i’allay aduiſer de loing la figure d’vn elephãt, qui n’eſtoit de rien moindre en grandeur ny artifice. Et ainſi que ie le vouloie aller veoir, i’ouy cõme le gemir d’vne perſonne malade : dõt le poil me dreſſa en la teſte : & ſans plus auãt y penſer, tiray vers celle part ou i’auoie entẽdu la voix, montãt ſur vn grãd mõceau de ruines. Quãd ie fu paſſe oultre, ie trouuay vn merueilleux Coloſſe, aiãt les piedz ſans ſemelles, les iãbes creuſes & vuydes, & pareillemẽt tout le reſte du corps iuſques a la teſte, qui ne ſe pouoit regarder ſans horreur. Lors ie cõiecturay q̃ le vẽt entrãt par l’ouuerture des piedz, auoit cauſé ce ſon en forme de gemiſſemẽt, & que l’ouurier l’auoit ainſi faict tout a eſcient. Ce coloſſe eſtoit couché a l’enuers, faict de bronze ou metal fondu, & getté par excellent artifice. Il ſembloit eſtre d’vn homme de moyẽ aage giſant la teſte vn peu haulte, & repoſant ſur vn quarreau en forme de malade. Il auoit la bouche ouuerte de ſix pas de largeur, comme ſ’il ſe fuſt voulu plaindre. Par les cheueux de la teſte on pouoit monter ſur ſon eſtomach, & de là entrer en ſa bouche, par le poil de ſa barbe. Quãd ie fu venu iuſques la, ie m’en hardy d’entrer dedãs : puis deuallant par vn petit degré, deſcẽdy en la gorge, apres en l’eſtomach, & de la par toutes les autres parties du corps, iuſques dedans les boyaulx & entrailles. O merueilleux concept d’entedemẽt humain, entrepriſe plus qu’admirable. Ie vey toutes les parties interieures du corps naturel ouuertes & cheminables, le nom de chaſcune eſcript en trois lãgues, aſcauoir Chaldée, Greque, & Latine, auec les maladies qui ſi peuuent engẽdrer, & par meſme moyen la cauſe, & le remede. Par tout y auoit paſſage, tant que lon pouoit clairement veoir oz, arteres, nerfz, veines, muſcles, & inteſtins : car il eſtoit garny de pluſieurs petites feneſtres ſecretes, qui donnoiẽt lumiere ſuffiſante : & n’y auoit faulte d’vne ſeule veine, non plus qu’en celuy d’vn homme perfaict. Quand ie fu au droict du cueur, i’apperceu le lieu ou amour forge ſes ſouſpirs, & l’endroict ou il offenſe le plus grieuement. A dõc iectay vne grand’plaincte, appellant Polia, ſi hault, que ie ſenty retẽtir toute celle machine : dont i’eu frayeur. puis commencay a penſer l’excellẽce de tele inuention, par laquelle ſans anatomie l’homme ſe pouoit rendre excellent & ſingulier. O nobles eſpritz antiques. O aage vrayemẽt doré lors que la vertu eſtoit par egal auec la fortune, tu as ſeulemẽt laiſſé a ce ſiecle malheureux, ignorãce & auarice pour heritage. Apres que ie fu ſorti de ce coloſſe, ie vey le front & le hault de la teſte d’vn autre : mais il eſtoit en figure ſeminine, dõt tout le reſte eſtoit enſeuely ſoubz ces ruines, en ſorte que ie n’en peu veoir plus auant : a l’occaſion de quoy retournay au premier lieu, ou ie contemplay vn grand Elephant de pierre noire, eſtincellee de paillettes d’or & d’argent, en maniere de pouldre ſemee par deſſus. La pierre eſtoit ſi polie & ſi claire, qu’elle repreſentoit tout ce qui eſtoit a l’entour, cõme ſi c’euſt eſté vn miroer de bõne glace : toutesfois il ſ’enfalloit quelques endroictz ou le metal l’auoit terny de ſa rouilleure verde. Ceſt elephãt auoit ſur le hault du dos cõme vne baſtiere ou couuerture de cuyure, lyee a deux ſangles larges eſtrainctes par deſſoubz, & enuirõnantes tout le ventre, entre leſquelles eſtoit faict comme vn pilier quarre en forme de piedeſtal, de meſure correſpõdãte a la groſſeur de l’obeliſque, dreſſé ſur le dos de la beſte, pource que nulle choſe de grãd’peſanteur ne doit eſtre aſſiſe en vain, car elle ne pourroit eſtre durable. Les trois faces de ce piedeſtal eſtoient entaillees de lettres Egyptiennes, & en la quatrieme eſtoit la porte pour y entrer. L’elephant (a la verité) ſe monſtroit exprimé ſi perfaictement, que rien ne defailloit a l’induſtrie. Sa baſtiere ou couuerture eſtoit ornee de petites figures & hiſtoires de demyboſſe : & droict en ſon mylieu ſe pouoit veoir erigé vn obeliſque de pierre Lacedemoniẽne verde, qui auoit es faces egales vn pas de largeur par le diametre de ſon pied, & ſept autres pas geometriques en haulteur : laquelle diminuoit en poincte : & en la ſummité eſtoit fichee vne boule de matiere claire & tranſparente. Ce grand animal eſtoit ſouſtenu d’vn ſoubaſſement ou contrebaſe de porphyre. Les deux grandes dentz qui ſailloient de ſa bouche, furent faictes de pierre blãche, reluiſante comme yuoire. A ſa couuerture eſtoit attaché auec riches boucles dorees vn poitral du meſme cuyure : au mylieu duquel eſtoit eſcript en lettres latines : CEREBRVM EST IN CAPITE. c’eſt a dire, Le cerueau eſt en la teſte. Et ſemblablement l’extremité par ou le col ioingt a la teſte, eſtoit enuironnee d’vn beau lyen, auquel pendoit vn enrichiſſement en forme de chanfrein, ietté ſur le front de la beſte, compoſe de deux quarrez entiers, & bordé de fueillage antique, auſſi faict de cuyure :

au mylieu duquel eſtoient inſculpees des lettres Ioniques, & Arabiques, qui diſoient : πόνος, καἱ ἐυφυΐα, Labeur & induſtrie.

La proboſcide ou muſeau ne touchoit pas au ſoubaſſement, mais eſtoit vn peu ſoubzleué & renuerſé deuers le front. il auoit les oreilles pendantes, larges, & ridees, d’eſtrange ſorte, monſtrant par ſa grandeur qu’il excedoit le naturel. Le ſoubaſſement eſtoit berlong, & en ouale, entaillé de characteres Egyptiens hieroglyphiques, & garny de ſes moulures. La longueur eſtoit de douze pas, la largeur de cinq, la haulteur de trois. En l’vn de coſtez ie trouuay vne petite porte & vne montee de ſept degrez : par leſquelz arriuay ſur le plãt du ſoubaſſement : & vey que au quarré poſé ſoubz le ventre, eſtoit cauee vne autre petite porte. En la concauite de ceſt elephant y auoit des cheuilles de metal, fichees aux deux coſtez en forme de degrez, par leſquelles on pouoit aiſemẽt monter & aller atrauers ceſte machine creuſe. Qui feit que volũte me print de le veoir ; telement que i’entray par ceſte porte : puis grimpay par les cheuilles en ce merueilleux corps tout euentré, reſerué que lon auoit laiſſé autant de maſſif par dedãs, qu’il en auoit au deſſoubz ꝑ dehors, pour ſouſtenir ſon obeliſque : & tant d’eſpace a chaſcun coſté des flancs de l’elephant, qu’vn homme y pouoit paſſer a ſon aiſe. A la voulte du doz ſur le derriere pẽdoit vne lampe ardãte,

attachee a chaynes d’arain, qui iamais ne ſ’eſtaignoit, & enluminoit toute ceſte grande place vuide, en laquelle ie vey la figure d’vn homme nud, grande comme le naturel ordinaire, aiant en ſa teſte vne coronne, le tout de pierre noire, mais les yeulx, les dens, & les ongles, eſtoiẽt d’argent. Ceſte figure eſtoit plãtée droicte ſur le couuercle d’vn ſepulchre faict a demyrond, entaillé a eſcailles, auec les moulures requiſes. Elle auoit le bas droict eſtendu ſur le deuãt, tenãt vn ſceptre, & la main gauche repoſée ſur vn eſcuſſon, courbé en forme de carenne de barque, & taillé autour a la ſemblãce de l’oz d’vne teſte de cheual, auquel eſtoit eſcript de lettres hebraiques greques & latines.

אם לא כי הבהמה כסתה את בשדי אוי הייתי ערים חפש וחמצא הניחי

ΓΥΜΝΟΣ ΗΝ,ΕΙ ΜΗ ΑΝ ΘΗΡΙΟΝ ΕΜΕ ΚΑΛΥΨΕΝ :ΖΗΤΕΙ, ΕΥΡΗΣΗ ΔΕ, ΕΑΣΟΝ ΜΕ.

Nudus eram, beſtia ni me texiſſet. quære, & inuenies. me finito.

I’eſtoie nud, ſi la beſte ne m’euſt couuert. cherche, & tu trouueras. laiſſe moy.

Dont ie me trouuay tout eſbahy, & aucunement eſpris de peur. parquoy ſans plus arreſter me mey en chemin pour ſortir : & paſſant au coſté de deuãt vers la teſte, i’y aperceu vne autre lampe allumée, & vn autre ſepulchre ſembable en toutes choſes au premier, fors que la figure eſtoit d’une femme, qui auoit le bras droict ſoubzleué, monſtrãt du premier doict de ſa main la partie qui eſtoit derriere elle : de l’aultre main elle tenoit vn tableau touchant au couuercle du ſepulchre, auquel eſtoit eſcript en trois langues :

היה מי שתהיה לח מן חאוצר הוה כאות נפשך אבל אוחיר אותך הסר הראש ואל תוגע בגופו

ΟΣΤΙΣ ΕΙ, ΛΑΒΕ ΕΚ ΤΟΥ ΔΕ ΤΟΥ ΦΕΣΑΥΡΟΥ ΟΣΟΝ ΑΝ ΑΡΕΣΚΟΙ. ΠΑΡΑΙΝΩ ΔΕ ΩΖ ΛΑΒΗΙΣ ΤΗΝ ΚΕΦΑΛΕΝ, ΜΗ ΑΠΤΟΥ ΣΩΜΑΤΟΣ.

Quisquis es, quantumcunque libuerit, huius theſauri ſume : at moneo, aufer caput, corpus ne tangito.

C'eſt a dire,

Quiconques tu ſoys, pren de ce threſor tãt qu’il te plaira : mais ie t’admonneſte que tu prenes la teſte, & ne touches au corps.

Ces choſes me furent bien nouuelles, meſmes les enigmes, leſquelz ie leu & releu pluſieurs ſois, pour les cuider entendre : mais leur ſignification me ſembla fort ambigue, & tele que ne la ſceu interpreter. auec ce ie n’oſoi rien entreprendre, car i’eſtoie ſurpris d’vne horreur deuote, en ce lieu tenebreux, n’aiant lumiere fors des deux lampes. D’auantage le grãd deſir que i’auoie de contempler a mon aiſe la belle porte, fut occaſion que ne m’y arreſtay autrement, & m’en party, en deliberation toutesfois d’y retourner pour le conſiderer plus a loiſir. Ainſi ie deſcendy par le lieu ou i’eſtoie entré, & regarday ceſte grande beſte par dehors, penſant quele hardieſſe humaine auoit eſté ſi temeraire, d’entreprendre ſi haulte beſongne, quelz cizeaulx, quelz outilz & ſerremens, auoient peu penetrer vne matiere tant dure & tant rebelle, meſmement que toutes les touches de dedans ſe raportoiẽt a celles de dehors. Apres que ie fu deſcendu tout au bas ſur le paué, i’aduiſay le ſoubaſſement qui le ſouſtenoit, a l’entour duquel eſtoiẽt atachez telz hieroglyphes : Premierement l’os de la teſte d’vn beuf, auec inſtrumentz ruſtiques, liez aux cornes, vn autel aſſiz ſur deux piedz de cheure, puis vne flamme de feu, en la face du quel y auoit vn œil, & vn vaultour. apres vn baſſin a lauer, vn vaſe a biberon, vn pelloton de filet trauerſé d’vn fuzeau, vn vaſe antique aiant la bouche couuerte, vne ſemelle auec vn œil & deux rameaux, l’vn d’oliue, & l’autre de palme, vn ancre, vne oye, & vne lampe antique, tenue par vne main, vn timon de nauire auſſi antique, auquel eſtoit attaché vne branche d’oliuier, puis deux hameſſons, & vn daulphin, & pour le dernier vn coffre cloz & ſerré, le tout entaillé de belle ſculpture, en ceſte ſormé.

Leſquelles treſantiques & ſainctes eſcriptures, apres y auoir bien penſé, i’interpretay en ceſte ſorte :


Ex labore deo naturæ ſacrifica liberaliter, paulatim reduces animũ deo ſubiectum. firmam cuſtodiam vitæ tuæ miſericorditer gubernando, tenebit incolumemque ſeruabit.       C’eſt a dire :


Sacrifie liberalement de ton labeur au dieu de nature, peu a peu tu reduiras ton eſprit en la ſubiection de dieu, qui par ſa miſericorde fera ſeure garde de ta vie, & en la gouuernant la conſeruera ſaine & ſauue.


Ie laiſſay a grand difficulté ceſte belle figure, tant fort elle me plaiſoit. puis retournay a regarder le grãd cheual, qui auoit la teſte ſeiche & maigre, proportionnement petite, & treſbien formée pour reſembler inconſtãt. On luy veoit quaſi trẽbler les muſcles, & ſembloit mieulx vif que feinct. En ſon frõt eſtoit graué ce mot grec GENEA. De tous ces grãs ouurages qui la giſoiẽt en mõceaux, le temps auoit ſeulemẽt eſpargné ces quatre belles & excellentes pieces, aſauoir le cheual, l’elephant, le coloſſe, & la porte. O nobles ouuriers antiques, quele cruaute aſſaillit ſi rigoureuſement voſtre vertu, q̃ vous auez porté auec vous en ſepulture le bien de noſtre richeſſe ? Venu que ie fu deuant la porte, qui bien meritoit d’eſtre ſongneuſemẽt regardee pour l’excellence de l’ouurage, il me print enuie d’entendre la proportion & meſure que l’ouurier y auoit obſeruée : dõt pour la trouuer vſay promptemẽt de ceſte practique. Ie meſuray l’vn des quarrez qui ſouſtenoient les colõnes doubles de chaſcun coſté, & par cela compris facilement ſa raiſon. Premierement il auoit ſaict vne figure quarrée ABCD, diuiſee par trois lignes droictes, & trois trauerſantes, egalemẽt diſtãtes l’vne de l’autre, cõpoſans ſeize quarrez. puis adiouxta ſur la figure vne de ſes moytiéz EF, laquelle diuiſee par les meſmes meſures, caiſoit vingt & quatre quarrez, cõprins les ſeize de la premiere. Tirant apres en la premiere figure ABCD, deux diagonales, AD, & BC, croiſans au mylieu, il la departit en quatre triangles, alant chaſcun ſon diagone ou ligne trauerſale. Et en la moytié adiouxtee que i’ay marquee par EF, il fit vn rhombe ou lozenge traſſé ſur les principaulx pointz GHIK. Apres que i’eu conceu en mon entendement ceſte figure, ie pẽſay, Que peuvent faire les architectes modernes, qui ſ’eſtiment ſauans, ſans lettres & ſans doctrine, encores qu’ilz ſoient ſans reigle ny meſure ? parquoy corrompent & difformẽt toutes manieres de baſtimẽtz tant particuliers que publiques, deſpriſans la nature qui les enſeigne a bien faire, ſ’ilz la veulent imiter. Neãtmoins ilz peuuent enrichir leur beſongne, & y adiouxter ou diminuer pour contenter la veue, mais que le maſſif demeure entier, auquel toutes parties ſe doiuent accorder. Par ce mallif, i’enten le corps de l’edifice, lequel ſans ornemens fait cognoiſſre le ſauoir & l’eſprit du maiſtre : car il eſt facile d’enrichir la choſe apres qu’elle eſt inuentee. Toutesfois ſur tout eſt a eſtimer la diſtribution, departement, & diſpoſition des membres : dont fault conclure que c’eſt choſe vſitee & cõmune a chaſcun ouurier, voire iuſques aux aprentiz, de ſauoir orner vn ouurage : mais inuenter, certainement giſt en la teſte des ſauans. Pour retourner donc a noſtre propos, oſtant de ce quarré & demy le rhombe, les lignes diagonales, & trauerſantes, meſmes laiſſant les deux perpendiculaires, & oſtant la moyenne qui ſe trouue au lieu de la porte, la forme du portail demourera en ſon entier. Puis oſtant la derniere ligne FD, cõtenãt ſix quarrez du hault a bas, & l’autre de EC, ſon oppoſite, reſtera vne figure compoſee de deux quarrez LM, contenãt chacun quatre des vingt & quatre quarrez, leſquelz vous departirez en deux, & en celluy de bas M, ferez vn diagone commencant a l’O, & le tirerez iuſques au deſſoubz de l’architraue marqué R : & autant de l’autre coſté depuis le P iuſques a Q, puis en poſant vne pointe du compas au point de L, & l’autre iuſques a K, en circuyſſant ſe trouuera la meſure de l’arc, ou bien courbure de la porte. La ligne dõc de AB, eſt le vray lieu de l’architraue. Et le point du mylieu de la ligne trauerſante marqué par L (comme dict eſt) ſera le centre pour flechir & courber la voulture de la porte en demyrond, a laquelle doit eſtre adiouxté le demy diametre depuis le point R, iuſques au premier demycercle, & cela fera iuſtement ſon eſpoiſſeur. Mais ſ’il ſe fait par autre voye, ie ne l’eſtime point perfect.

Ceſte meſure fut inuentée par les ouuvriers antiques bien expertz en maſſonnerie, & obſeruée en leurs arcs & voultures, pour leur donner grace & reſiſtence. Le piedeſtal ou contrebaze des colonnes, commencoit au nyueau du paué par vn plinthe : & le tout eſtoit de la haulteur d’vn pied, garny de ſes moulures auec leurs aſtragales ou fuzees, ſuiuãt l’alignement de l’edifice, & ſeruant d’embaſſement aux coſtieres ou iambages de la porte. L’eſpace cõtenu entre les lignes A, B, E, F, eſtoit diuiſé en trois parties, l’vne pour l’architraue, l'autre pour la frize, & la tierce pour la corõne ou cornice, qui auoit vne partie plus que les deux autres : c’eſt a dire, que ſi l’architraue a cinq parties, & autant la frize, la corõne en doibt avuoir ſix : laquelle en ceſt œuure excedoit celle meſure, d'autant que l’ouurier entendu, auoit faict vn pendant de demy pied ſur la cymaiſe de la coronne, a celle fin que la ſaillie des moulures d’icelle, n’empeſchaſt la veue des ſculptures qui eſtoient audeſſus, combien que lon peut auſſi agrandir l'architraue & la frize, par leurs ornemens, ainſi que l’ouurage le requiert. Soubz la cornice y auoit vn quarré de chacun coſté autant large que ſa ſaillie. La frize eſtãt pardeſſoubz, auoit autãt de largeur que la moytie de ce quarré, ou que la tierce partie d’vn des vingt & quatre quarrez. L’eſpace entre les deux quarrez, eſtoit diuiſé en ſept parties. celluy du mylieu qui reſpondoit a plomb ſur l’ouuerture de la porte, eſtoit emploié en vn nid pour mettre la figure d’vne nymphe. A chacũ des coſtez en demuroit trois pour autre ſculptures. La ſaillie de la plus haulte coronne ou cornice, ſe peut facilement trouuer en faiſant de la ligne de ſa groſſeur

vn quarré, le diagone duquel fera ſa proiecture. Or comprenant toute la fi-
gure des vingt & quatre quarrez enſemble, vous trouuerez qu’elle
contient vn quarré perfect & demy. Diuiſez le demy
en ſix parties, par cinq lignes droictes
perpendiculaires, & tirez
voſtre ligne du
mylieu
de la cinqieme
merquee GH, iuſ-
ques au coing du quarré
perfect, A, ou commence l'architraue.
puis la dreſſez perpendiculairement ſur la
clef de l’architraue courbe ou voulture de la porte : & elle
vous monſtrera la haulteur reguliere du frontiſpice
ou comble de deſſus, les extremitez du-
quel ſe doiuent ioindre & rap-
porter a la ſaillie ou proie-
cture de la dernier co-
rõne ou cymaiſe. &
auec semblables
moulu-
res.

Ceſte porte eſtoit edifiee de pierres de quartier, ſi propremẽt ioinctes, qu’elle ſembloit tout d’vne piece. Aux deux coſtez d’icelle, en diſtance de deux pas, giſoient deux grandes colõnes quaſi toutes enſeuelies en la ruine, leſquelles ie deſcouury aucunement, & vey que les baſes & chapiteaux eſtoient de cuyure. Ie meſuray le haulteur d’vne baſe, doublant laquelle ie trouuay le diametre du pied de la colonne, & par celle meſme congneu ſa lõgueur, qui paſſoit vingt & huict coudees. Les deux plus prochaines de la porte, eſtoiẽt l’vne de porphyre, & l’autre d’Ophite, ou ſerpentine : les autres deux eſtoiẽt Caryatides canelees. Aux deux coſtez y en auoit pluſieurs autres, aucunes diſtribuees de deux en deux, autres miſes en egale diſtance, faictes de pierre Laconique treſſeure. Le demy diametre du pied de la colõne faiſoit la haulteur de la baſe, qui conſiſtoit en bozel, contrebozel, & plinthe, formee en ceſte maniere : Diuisant la haulteur de la baſe en trois parties, on dõnoit l’vne au plinthe, qui auoit en largeur vn diametre & demy du pied de la colõne. Les deux parties qui reſtoient, eſtoient diuiſees en quatre, l’vne en auoit le bozel d’en-hault, les trois autres diuiſees en deux, l’vne pour le bozel d’embas, & l’autre pour le contrebozel. Les filetz auoient chacun vne ſeptieme partie du tout. Tele meſure fut obſeruee p les Architectes antiques, pource qu’elle leur ſembloit bonne & reguliere. Sur les chapiteaux d’icelles colonnes eſtoit poſé vn bel architraue ou epiſtyle, faict a trois faces : la premiere d’embas ornee pour moulure d’vne corde de billetes en forme de patenoſtres : la ſeconde de ce meſme ouurage, fors qu'apres deux billettes rondes, il y en a auoit vne longue en facon de fuzee. la tierce eſtoit faicte a oreilles de ſoris, refendues & taillees en maniere de fueillage. Audeſſus eſtoit la frize ou zophore, entaillee a rameaux & fleurs antiques, entrelaſſez de branches de vigne, & diuerſes herbes, entremeſlees de pluſieurs ſortes d’oiſeaux. Apres y auoit vn ordre de mutules ou modiõs reſſemblans a teſtes de ſoliues, ſaillans de la muraille par diſtances egales, ſur leſquelles commencoient les moulures d’vne grande coronne. Le reſte de l’edifice de la en hault, eſtoit demoly & tumbé, mais il y auoit apparence de grandes feneſtres doubles, denuues de leurs ornemens, aucunement demonſtrans quel auoit eſté le baſtiment en ſon entier. Soubz ceſt architraue ſe venoit rendre la poincte du frõtiſpice de la porte, aux deux coſtez : duquel qui auoient la forme de deux triangles dipleures (c’eſt a dire aians deux coſtez egaux) eſtoient entaillez deux rondz encloz de moulures, & enuironnez de chapeaux de triumphe, faicts de fueilles de Cheſne, lyez de rubens de ſoye, dedans leſquels eſtoient faictes deux figures de boſſe, ſortãs du platfons ou concaue des ronds, depuis la ceincture en ſus aiãs l’eſtomach couuert d’vn manteau, noué ſur l’eſpaule ſeneſtre, a la mode antique, l’vne a barbe meſlee, toutes deux coronnees de Laurier, & en leur regard preſentans grande maieſté. Es ſaillies de la frize poſant ſur les colonnes, eſtoiẽt entaillez certains aigles, tenans les aelles couuertes, & branchez ſur des feſtons de verdure, entremeſlez de fruicts, vn peu pendans contre le mylieu, les boutz deſquels ſembloient eſtre attachez par les deux coſtes, a lyaſſes de demyboſſe, & en plusieurs repliz percez a iour, en maniere de rubens. A l’oppoſite de ceſte porte eſtoit ſitué vn grand cours de colonnes. Et pource que ie vos ay ſuffiſamment (comme il me ſemble) ſpecifié ces mẽbres principaux. Reſte maintenant a deſcrire ſes enrichiſſemens : car l’Architecte doit en premier lieu conceuoir & diſpoſer en ſon entendemẽt le maſſif de toute l’œuure, en apres penſer des ornemens, qui ne ſont que les acceſſoires du principal, conſideré qu'au premier eſt cogneu le ſcauoir & l’experience de l’ouurier, mais le ſecond eſt tresfacile, & commun quaſi aux apprentiz.