Iambes et Poèmes/Le Campo Santo
Le Campo Santo
À M. A. Brizeux
Ô désolation, ô misère profonde !
Désespoir éternel pour les âmes du monde !
Sol de Jérusalem, que tant d’hommes pieux
Ont baigné de sueur et des pleurs de leurs yeux ;
Sainte terre enlevée aux monts de la Judée,
Et du sang des martyrs encor tout inondée ;
Sainte terre des morts qui portas le sauveur,
Toi, que tout front chrétien baisait avec ferveur,
Tu n’es plus maintenant qu’une terre profane,
Un sol où toute fleur dépérit et se fane,
Un terrain sans verdure et délaissé des cieux,
Un cimetière aride, un cloître curieux,
Qu’un voyageur parfois dans sa course rapide
Heurte d’un pied léger et d’un regard stupide.
— Mais n’importe ! Je t’aime, ô vieux Campo Santo,
Je t’aime de l’amour qu’avait pour toi Giotto.
Tout désolé qu’il est, ton cloître solitaire
Est encore à mes yeux le plus saint de la terre :
Aussi quand l’œil du jour, de ses regards cuisants,
Brûle le front doré des superbes pisans,
J’aime à sentir le froid de tes voûtes flétries,
J’aime à voir s’allonger tes longues galeries,
Et là, silencieux, le front bas, le pied lent,
Comme un moine qui passe et qui prie en allant,
J’aime à faire sonner le cuir de mes sandales
Sur la tête des morts qui dorment sous tes dalles ;
J’aime à lire les mots de leurs grands écussons,
À réveiller des bruits et de lugubres sons,
Et les yeux enivrés de tes peintures sombres,
À voir autour de moi mouvoir toutes tes ombres.
Salut ! Noble Orcagna ! Que viens-tu m’étaler ?
— « Artiste, une peinture à faire reculer ;
Regarde, enfant, regarde !… il est de par le monde
Des êtres inondés de volupté profonde ;
Il est de beaux jardins plantés de lauriers verts,
Des grands murs d’orangers où mille oiseaux divers,
Des rossignols bruyants, des geais aux ailes bleues,
Des paons sur le gazon traînant leurs belles queues,
Des merles, des serins jaunes comme de l’or,
Chantent l’amour, et l’air plus enivrant encor.
Il est, sous les bosquets et les treilles poudreuses,
Des splendides festins et des noces heureuses ;
Il est des instruments aux concerts sans pareils,
Et bien des cœurs contents et bien des yeux vermeils.
À l’ave Maria, sous les portes latines,
On entend bien des luths et des voix argentines ;
On voit sur les balcons, derrière les cyprès,
Bien de beaux jeunes gens qui se parlent de près
Bien des couples rêveurs, qui, le soir à la brune,
Se baisent sur la bouche en regardant la lune.
Hélas ! Un monstre ailé qui plane dans les airs,
Et dont la lourde faux va sarclant l’univers,
La mort, incessamment coupe toutes ces choses ;
Et femmes et bosquets, oiseaux, touffes de roses,
Belles dames, seigneurs, princes, ducs et marquis,
Elle met tout à bas, même des Médicis,
Elle met tout à bas avant le jour et l’heure ;
Et la stupide oublie, au fond de leur demeure,
Tous les gens de béquille et qui n’en peuvent plus,
Les porteurs de besace et les tristes perclus,
Les catarrheux branlant comme vieille muraille,
Les fiévreux au teint mat qui tremblent sur la paille,
Et les frêles vieillards qui n’ont plus qu’un seul pas
Pour atteindre la tombe et reposer leurs bras.
Tous ont beau l’implorer, elle n’en a point cure,
La mort vole aux palais sans toucher la masure ;
Elle jette à tous vents les plaintes et les voix
De ces corps vermoulus comme d’antiques bois :
La vieille aime à lutter ; c’est un joueur en veine
Qui néglige les coups dont la chance est certaine.
« Enfant, ce n’est point tout ; enfant, regarde encor !
La montagne s’ébranle aux fanfares du cor,
Sous le galop des chiens entends sonner la pierre,
En épais tourbillons vois rouler la poussière,
Et du fond sinueux de ces sombres halliers
Bondir à flots pressés de nombreux cavaliers.
Ce sont de francs chasseurs qui courent la campagne,
De grands seigneurs toscans, des princes d’Allemagne,
Avec de beaux habits chamarrés d’écussons,
Des housses de velours, de lourds caparaçons,
Des couronnes de ducs à l’entour des casquettes,
Des faucons sur les poings, des plumes sur les têtes,
Et des hommes nerveux, retenant à pas lents,
Des lévriers lancés sur leurs quatre pieds blancs.
Holà ! Puissants du jour, chasseurs vêtus de soie,
Qui forcez par les monts une timide proie ;
Vous, femmes, que l’ennui mène à la cruauté ;
Hommes, dont le palais plein de stupidité
A soif, après le vin, du sang de quelque bête,
Vous qui cherchez la mort comme on cherche une fête,
Oh ! N’allez pas si loin, arrêtez vos coursiers,
La mort est près de vous, la mort est sous vos pieds,
La mort vous garde ici les plus rares merveilles ;
Croyez-en vos chevaux qui dressent leurs oreilles,
Voyez leur cou fumant dont la veine se tord,
Leur frayeur vous dira qu’ils ont senti la mort,
Et que ce noir terrain a reçu de nature
Le don de convertir les corps en pourriture.
Or, en ces trois tombeaux ouverts sur le chemin,
Voyez ce qu’en un jour elle fait d’un humain :
Le premier, que son dard tout nouvellement pique,
A le ventre gonflé comme un homme hydropique ;
Le second est déjà dévoré par les vers,
Et le dernier n’est plus qu’un squelette aux os verts,
Où le vent empesté, le vent passe et soupire,
Comme à travers les flancs décharnés d’un navire.
Certes c’est chose horrible, et ces morts engourdis
Figeraient la sueur au front des plus hardis ;
Mais, chasseurs, regardez ces trous pleins de vermine
Sans boucher votre nez et sans changer de mine,
Regardez bien à fond ces trois larges tombeaux ;
Puis, quand vous aurez vu, retournez vos chevaux ;
Aux fanfares du cor regagnez la montagne,
Et puis comme devant, à travers la campagne,
Courez et galopez, car de jour et de nuit
Vous savez maintenant où le temps vous conduit.
« Mais tandis que la fièvre et la crainte féconde
Assiégent les côtés des puissants de ce monde,
Que l’éternel regret des douceurs d’ici-bas
Leur tire des soupirs à chacun de leurs pas,
Que l’horreur de vieillir et de voir les années
Pendre comme une barbe à leurs têtes veinées,
Arrose incessamment d’amertume et de fiel
Le peu de jours encor que leur garde le ciel ;
Tandis que sur leurs fronts comme sur leurs rivages,
Habitent les brouillards et de sombres nuages,
Le ciel, au-dessus d’eux éblouissant d’azur,
Épand sur la montagne un rayon toujours pur.
Là, dans les genêts verts et sur l’aride pierre,
Les hommes du seigneur vivent de la prière ;
Là, toujours prosternés, dans leurs élans pieux,
Ils ne voient point blanchir le poil de leurs cheveux.
Leur vie est innocente et sans inquiétude,
L’inaltérable paix dort en leur solitude,
Et sans peur pour leurs jours, en tout lieu menacés,
Les pauvres animaux par les hommes chassés,
Mettant le nez dehors et quittant leurs retraites,
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes :
La biche à leur côté saute et se fait du lait,
Et le lapin joyeux broute son serpolet.
« Heureux, oh ! Bienheureux qui, dans un jour d’ivresse,
A pu faire au seigneur le don de sa jeunesse ;
Et qui, prenant la foi comme un bâton noueux,
A gravi loin du monde un sentier montueux !
Heureux l’homme isolé qui met toute sa gloire
Au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire,
Et qui, tout jeune encor, s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !
Heureux seul le croyant, car il a l’âme pure ;
Il comprend sans effort la mystique nature,
Il a, sans la chercher, la parfaite beauté,
Et les trésors divins de la sérénité.
Puis il voit devant lui sa vie immense et pleine,
Comme un pieux soupir, s’écouler d’une haleine ;
Et, lorsque sur son front la mort pose ses doigts,
Les anges près de lui descendent à la fois,
Au sortir de sa bouche ils recueillent son âme ;
Et, croisant par-dessus leurs deux ailes de flamme,
L’emportent toute blanche au céleste séjour,
Comme un petit enfant qui meurt sitôt le jour.
« Heureux l’homme qui vit et qui meurt solitaire !
Enfant, tel est mon œuvre, et l’immense mystère
Que mon doigt monacal a tracé sur ce mur.
La forme en est sévère et le contour est dur ;
Mais j’ai fait de mon mieux, j’ai peint de cœur et d’âme
La grande vérité dont je sentais la flamme ;
Et comme un jardinier qui bêche avec amour,
Sur mon pinceau courbé, j’ai sué plus d’un jour :
Puis, quand j’ai vu tomber la nuit sur ma palette,
J’ai croisé les deux bras, et reposant la tête
Sur le coussin sculpté de mon sacré tombeau,
Comme mes devanciers, le Dante et le Giotto,
J’ai fermé gravement mon œil mélancolique
Et me suis endormi, vieux peintre catholique,
En pensant à ma ville, et croyant fermement
Voir mon œuvre et ma foi vivre éternellement.
Dors, oh ! Dors, Orcagna, dans ta couche de pierre,
Et ne rouvre jamais ta pesante paupière,
Reste les bras croisés dans ton linceul étroit ;
Car si des flancs obscurs de ton sépulcre froid,
Comme un vieux prisonnier, il te prenait envie
De contempler encor ce qu’on fait dans la vie,
Si tu levais ton marbre et regardais de près,
Ta douleur serait grande, et les sombres regrets
Reviendraient habiter sur ta face amaigrie :
Tu verrais, Orcagna, ta Pise tant chérie,
Comme une veuve, assise aux rives de l’Arno,
Écouter solitaire à ses pieds couler l’eau ;
Tu verrais le saint dôme avec de grandes herbes,
Et le long de ses murs les cavales superbes
Monter, et se jouant, à chaque mouvement
Emplir le lieu sacré de leur hennissement ;
Tu verrais que la mort dans les lieux où nous sommes,
N’a pas plus respecté les choses que les hommes ;
Et reposant tes bras sous ton cintre étouffé,
Tu dirais, plein d’horreur : la Mort a triomphé !
La Mort ! La Mort ! Elle est sur l’Italie entière,
L’Italie est toujours à son heure dernière ;
Déjà sa tête antique a perdu la beauté,
Et son cœur de chrétienne est froid à son côté.
Rien de saint ne vit plus sous sa forte nature,
Et, comme un corps usé faute de nourriture,
Ses larges flancs lavés par la vague des mers
Ne se raniment plus aux célestes concerts.
Oh ! C’est en vain qu’aux pieds de l’immobile archange
Le canon tonne encor des créneaux de saint-ange,
Que saint-Pierre au soleil, sur ses degrés luisants,
Voit remonter encor la pompe des vieux ans.
À quoi bon tant de voix, de cris et de cantiques,
Les milliers d’encensoirs fumant sous les portiques,
Le chœur des prêtres saints déroulant ses anneaux,
Et la pourpre brûlante aux flancs des cardinaux ?
Pourquoi le dais splendide avec son front qui penche,
Et le grand roi vieillard, dans sa tunique blanche,
Superbe et les deux pieds sur le dos des romains,
De son trône flottant bénissant les humains ?
Morts, morts, sont tous ces bruits et cette pompe sainte,
Car ils ne passent plus le Tibre et son enceinte ;
Mort est ce vain éclat, car il ne frappe plus
Que des fronts de vieillards ou de pâtres velus.
Tous ces chants n’ont plus rien de la force divine,
C’est le son mat et creux d’une vieille ruine,
C’est le cri d’un cadavre encor droit et debout
Au milieu des corps morts qui l’entourent partout.
Hélas ! Hélas ! La foi de ce sol est bannie,
La foi n’a plus d’accent pour parler au génie,
Plus de voix pour lui dire, en lui prenant la main :
Bâtis-nous vers le ciel un immortel chemin.
La foi, source féconde, en sublime rosée
Ne peut plus retomber sur cette terre usée,
Et remuant la pierre au fond de ses caveaux,
Faire jaillir le marbre en milliers de faisceaux :
La foi ne pousse plus de sublimes colonnes,
Plus de dômes d’airain, plus de triples couronnes,
Plus de parvis immense, à faire mille pas,
Plus de large croix grecque étalant ses longs bras,
Plus de ces grands christs d’or au fond des basiliques
Penchant sur les mortels leurs regards angéliques,
Plus d’artistes brûlants, plus d’hommes primitifs
Ébauchant leur croyance en traits secs et naïfs,
De pieux ouvriers s’en allant par les villes
Travailler sur les murs comme des mains serviles,
Plus de parfums dans l’air, de nuages d’encens,
De chants simples et forts, et de maîtres puissants
Versant, dans les grands jours, de leur harpe bénie
Sur les fronts inclinés des torrents d’harmonie.
Rien, absolument rien, et cependant la mort
Ébranle sous ses pas ce qui semblait si fort ;
Elle est toujours robuste, et toujours, chose affreuse !
Elle poursuit partout sa marche désastreuse ;
Chaque jour elle voit sur quelque mont lointain,
Comme un feu de berger, le culte qui s’éteint ;
Chaque jour elle entend un autel qui s’écroule,
Et sans le relever passe auprès la foule ;
Et l’image de Dieu dans ces débris impurs
Semble tomber des cœurs avec les pans des murs.
Le vieux catholicisme est morne et solitaire,
Sa splendeur à présent n’est qu’une ombre sur terre,
La Mort l’a déchiré comme un vêtement vieux ;
Pour longtemps, bien longtemps, la Mort est dans ces lieux.