Iambes et Poèmes/Les Mineurs de Newcastle

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Iambes et PoèmesPaul Masgana, libraire-éditeur (p. 238-242).
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Les Mineurs de Newcastle

 
Que d’autres sur les monts boivent à gorge pleine
Des vents impétueux la bienfaisante haleine,
Et s’inondent le front d’un air suave et pur ;
Que d’autres, emportés par des voiles légères,
Passent comme les vents sur les ondes amères,
Et sillonnent sans fin leur magnifique azur ;

Que d’autres, chaque jour, emplissent leur paupière
Des rayons colorés de la chaude lumière,
Et contemplent le ciel dans ses feux les plus beaux ;
Que d’autres, près d’un toit festonné de verdure,
Travaillent tout le jour au sein de la nature,
Et s’endorment le soir au doux chant des oiseaux ;


Ils ont reçu du ciel un regard favorable ;
Ils sont nés, ces mortels, sous une étoile aimable,
Et sous le signe heureux d’un mois splendide et chaud ;
Et la main du seigneur, qui sur terre dispense
La peine et le plaisir, la mort et l’existence,
Leur a fait large part et donné le bon lot.

Quant à nous, prisonniers comme de vils esclaves,
Nous sommes pour la vie enfermés dans des caves,
Non pour avoir des lois souillé la majesté,
Mais parce que, du jour où nous vînmes au monde,
La misère au cœur dur, notre nourrice immonde,
Nous marqua pour la peine et pour l’obscurité.

Nous sommes les mineurs de la vieille Angleterre ;
Nous vivons comme taupe, à six cents pieds sous terre ;
Et là, le fer en main, tristement nous fouillons,
Nous arrachons la houille à la terre fangeuse ;
La nuit couvre nos reins de sa mante brumeuse,

Et la mort, vieux hibou, vole autour de nos fronts.

Malheur à l’apprenti qui dans un jour d’ivresse
Pose un pied chancelant sur la pierre traîtresse !
Au plus creux de l’abîme il roule pour toujours !
Malheur au pauvre vieux dont la jambe est inerte !
Lorsque l’onde, en courroux de se voir découverte,
Envahit tout le gouffre, il périt sans secours !

Malheur à l’imprudent, malheur au téméraire
Qui descend sans avoir la lampe salutaire
Qu’un ami des humains fit pour le noir mineur !
Car le mauvais esprit qui dans l’ombre le guette,
La bleuâtre vapeur, sur lui soudain se jette,
Et l’étend sur le sol sans pouls et sans chaleur !

Malheur, malheur à tous ! Car même sans reproche
Lorsque chacun de nous fait sa tâche, une roche
Se détache souvent au bruit seul du marteau ;
Et plus d’un qui rêvait dans le fond de son âme

Aux douceurs du logis, à l’œil bleu de sa femme,
Trouve au ventre du gouffre un éternel tombeau.

Et cependant c’est nous, pauvres ombres muettes,
Qui faisons circuler au-dessus de nos têtes
Le mouvement humain avec tant de fracas ;
C’est avec le trésor qu’au risque de la vie
Nous tirons de la terre, ô puissante industrie !
Que nous mettons en jeu tes gigantesques bras.

C’est la houille qui fait bouillonner les chaudières,
Rugir les hauts fourneaux tout chargés de matières,
Et rouler sur le fer l’impétueux wagon ;
C’est la houille qui fait par tous les coins du monde,
Sur le sein écumant de la vague profonde,
Bondir en souverains les vaisseaux d’Albion.

C’est l’œuvre de nos bras qui donne au diadème
Cet éclat merveilleux, cette beauté suprême
Qu’on ne voit nulle part ; enfin c’est notre main

Qui produit à foison les richesses énormes
De ces quatre cents lords aux insolentes formes,
Qui souvent sans pitié nous voient mourir de faim.

Ô dieu ! Dieu tout-puissant ! Pour les plus justes causes
Nous ne demandons pas le tumulte des choses,
Et le renversement de l’ordre d’ici-bas ;
Nous ne te prions pas de nous mettre à la place
Des hommes de savoir et des hommes de race,
Et de gorger nos mains de l’or des potentats :

Ce dont nous te prions, enfants de la misère,
C’est d’amollir le cœur des puissants de la terre,
Et d’en faire pour nous un plus solide appui ;
C’est de leur rappeler sans cesse, par exemple,
Qu’en laissant dépérir les fondements du temple,
Le monument s’écroule et tout tombe avec lui.