Ibsen (RDDM)/02

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Ibsen (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 376-413).


IBSEN



II[1]

SUR LES GLACIERS DE L’INTELLIGENCE



V. — puissance et misère du moi

« Je ne sais qu’une révolution, qui n’ait pas été faite par un gâcheur ; » dit Ibsen à son ami, l’orateur de la révolte : « c’est naturellement du déluge que je parle. Cependant, même cette fois-là, le diable fut mis dedans : car Noé, comme vous savez, a pris la dictature. Recommençons donc, et plus radicalement. Vous autres, occupez-vous de submerger le monde : moi, je mettrai la torpille sous l’arche, avec délices. » L’État est la malédiction de l’individu : qu’on abolisse l’État. Toute notre morale sent la pourriture, comme les draps d’enterrement : qu’on abolisse la morale et l’église. Le moi a sa morale prête ; le moi a son église. La joie de vivre ne peut-elle pas suffire à l’homme, désormais ? Le moi est bon ; il est clair ; il est solide. Il ne laisse rien d’intact, parce qu’il vaut beaucoup mieux que ce qu’il détruit. Le moi est l’honnête anarchiste qui ne sépare pas le plaisir de la justice, ni la volupté de la vertu. C’est pour faire le bonheur de la planète, qu’il met le feu à la ville. Il prêche ingénument le retour à la nature, tant il a peu de malice. Mais qu’est-ce bien que la nature, sinon le bon plaisir tempéré par la plus pure vertu ? Et, du reste, s’il n’en était pas tout à fait ainsi, le moi, qui est toute excellence, se fera juge aussi de la nature. Et d’abord il faut délivrer les femmes. De la nature ? Sans doute, car, au fond, la nature se dissimule sous les lois, qui n’en sont que l’habit politique. Le moi est l’universelle pierre de touche ; il a la vérité ; il a la santé ; il n’erre pas ; à lui de purifier l’espèce ; à lui de la condamner, ou de s’y préférer. Le moi reste la seule puissance et le seul juge. Il n’a qu’à vouloir.


L’idole de la volonté. — L’ivresse du moi : dans sa force il se croit bon ; et il se décide à agir, pour donner une preuve de sa force.

Être soi tout entier ne diffère en rien d’être soi-même. On s’en fait un devoir. Tout ou rien, c’est la politique de notre morale. Le moi n’a donc pas honte d’être optimiste ? Loin de là, quand il n’en sent pas encore l’horrible nausée, le moi est fanatique du bien qu’il se flatte de faire. Nul n’a plus de foi : il la porte dans les moindres faits de la vie ; car une foi semblable n’est que le furieux appétit qui se jette sur tout.

Il s’assure qu’il suffit à un monde. Puisque tout est mauvais, et que tout pourrait être bon, il est juste de monter à l’assaut, et de miner le mal dans sa citadelle. Il s’agit toujours de tout détruire. Voilà le comble de l’espérance, et qui marque plus de force dans le génie que de clairvoyance. Où la volonté domine, les idées n’ont pas besoin d’être claires ; l’homme voit le monde à travers son désir ; il ne l’a point encore saisi de près, y regardant les yeux dans les yeux ; et celui qui devait être le plus intelligent des poètes, pendant longtemps, n’a pas eu tant d’intelligence que d’énergie. La volonté, cette forme du moi en action, doit renouveler le monde. Va droit au but, se dit le héros ; délivre la volonté, ou succombe. Voilà le comble de l’espérance jusque dans le désespoir ; et, ivre de soi, il s’écrie : « C’est là vivre ! Briser, renverser, frapper ! Déraciner les pins ! Voilà la vie ! Voilà qui endurcit et qui élève ! » L’anarchiste exulte, parce qu’il espère. Dans tout anarchiste qui a la foi, il y a un optimiste qui délire ; et qui peut-être, un jour, s’il guérit de sa folie, la prendra en dégoût. L’enfance de ce tyran, voué à l’exil, jette d’épaisses gourmes. Qu’il est encore loin de sa beauté et de sa grandeur !

Le mouvement importe plus à la volonté que le plan où elle se meut ; et plus que le terme où elle va, la vitesse de la course. Quand les héros d’Ibsen proclament qu’ils sont libres, ils n’ont plus rien d’humain. « Dieu n’est pas si dur que mon fils, » dit la mère de l’indomptable Brand ; et ce pasteur, machine à vouloir, qui ne veut vivre que pour le Christ, avoue, dans son triomphe, qu’il sait à peine s’il est chrétien. Le plus affreux mystère du moi, c’est qu’il arrive un moment où la volonté tourne à vide. On met tout à feu et à sang ; la nuit vient et l’on s’assied dans l’ombre, se disant : Je ne crois plus, je ne sais plus ; vais-je donc ne vouloir plus ? Car que m’importe de tout être, où il n’y a rien ?

Le moi pressent le danger mortel du doute : ne faites jamais la folie de douter de vous-même. Il faut croire en soi. Rien ne nous est bon que ce qui nous y aide ; il n’est mal, que ce qui nous en éloigne.

La volonté est l’organe de la puissance. Être soi, c’est dominer. On ne veut que pour pouvoir. Puissant en énergie, je ne vis que pour être puissant en actes. Il faudra que je vous le fasse sentir, ô mes frères très libres. Le pouvoir, voilà la vie, l’appétit de l’homme, la propre affinité de son sang.

Même vaincu, l’homme puissant ne baisse pas la tête. Il ne regarde pas sa vie comme perdue : tant qu’il lui reste un souffle, c’est une haleine de volonté qu’il respire. La mort même ne ruine pas toujours cette espérance. Le grand moi est pareil au phtisique dans la force de l’âge ; quand tout est détruit et que la mort s’annonce, il connaît une dernière fièvre, un rêve suprême, où il s’endort dans son propre poison.


Antique et Moderne. — Ils sont plaisans de prendre la vie antique pour le modèle d’une vie libre.

Le fait et le moi s’opposent ; ils se bravent ; et l’un toujours asservit l’autre. L’art antique est forme, et soumis au fait. Le moderne est sentiment, et le moi y domine. L’antique est horizontal, surface, si je puis dire ; le moderne, volume, profondeur et vertical.

L’ordre et la beauté antiques viennent de ce que le cœur manque, c’est un art sans âme ; moyennant quoi, il est tranquille. Les enfans aussi ont la paix grecque : ils jouent dans la chambre où leur mère se meurt, et jusque sur le lit, si on les laisse jouer. J’admire cette sérénité, et, malgré moi, je la méprise.

Le grand avantage d’Athènes sur Paris, pour la vie heureuse, c’est que je suis à Paris et qu’Athènes n’est plus. Nous mettons l’âge d’or dans le passé, par prudence : il ne faudrait pas le défier d’être. L’enfance de notre âme est la fée, et d’or enfin tout ce qu’elle touche. Mais tout ce qui nous touche est de terre, sitôt que nous sommes touchés. Le plus sûr est de rêver.

La beauté manque à Ibsen : de là qu’il fait le rêve de l’antique. Il cherche l’ordre. Il le veut à tout prix. Mais il n’arrive pas à y sacrifier la vie intérieure, notre chère folie, et la sienne.

L’antique est sain comme le vide, assez souvent. Ce qui est tout à fait sain est nul, sans doute. Les vivans sont des malades, et pas un n’en réchappera. Tout homme est malade. Les anciens ne pensaient pas l’être ; ils se croyaient bien portans, tant qu’ils ne souffraient pas de paralysie. Mais eux-mêmes, à la fin, ils se sont vus paralytiques.

L’antique est si peu le Moi, que le Bouddha le nie au nom de la volupté même.

La conscience malade, voilà le théâtre de la fatalité moderne. Comme le cœur, on ne sent sa conscience que si l’on en souffre. La tragédie grecque n’est que le fait. Les hommes tombent comme les générations des feuilles. Aussi la tragédie grecque nous semble presque toujours admirable, et ne nous intéresse presque plus. Il n’y a que la terreur, et la pitié n’y est qu’une peur réflexe. Ce ne sont guère des hommes : mais des dieux aveugles et des automates aveuglés.

La tragédie moderne, c’est le moi en contact avec le monde. Le moi est plein d’énergie : acte contre acte. Le fait, et un déluge de faits tous terribles, ne sont pas si tragiques qu’une seule décision à prendre pour la conscience malade.

Nous sommes tous chrétiens malgré nous : si nous sommes pensans. Et c’est en vertu de notre âme, qui est à elle seule, et pour soi, l’état, le monde, et toute la cité. Il est vrai que le propre chrétien est en présence de son Dieu. Sans son Dieu, il est suspendu dans le vide. Mais combien, de là, les vues sont puissantes sur le fond, et hardies dans l’abîme.

Le christianisme a créé le monde intérieur. Il n’a pas du tout supprimé l’autre : il l’a réduit à la seconde place. Un Athénien chassé d’Athènes n’était plus guère un homme ; car, pour être homme, il fallait d’abord être citoyen. Désormais, je suis homme dans Sirius même. On ne peut m’en ôter le caractère. Ils le savent bien, tous ces grands exilés, qui ont commencé de l’être dans leur propre ville, et dès le sein même de leur mère.

Que le moi est le parfait pessimiste. — Ibsen a tous les dehors de la méchanceté. Il ne plaint pas ses victimes. Il prend la plupart de ses héros dans la paix d’une condition moyenne, et il les pousse à la mort, d’une main pesante, d’une allure rapide. Le nid de la honte et du mensonge est fait comme celui des oiseaux, patiemment, d’une foule de débris, et très souvent d’immondices : là, il fait tiède, et les hommes ont chaud. Ibsen les tire de ce bon poêle, et les traîne dans l’hiver de la vérité nue, sous les étoiles glaciales. S’ils tombent frappés par le vent de la nuit, il reste encore un orage de neige sur leur cadavre ; et s’ils hésitent au bord du précipice, où il les a conduits, d’un coup violent entre les deux épaules, il en hâte la chute. Il ne pleure pas sur eux ; parfois, au contraire, il les bafoue. Sa tristesse est sans douceur ; elle aime le sarcasme. Il est dur ; il a l’air cruel ; il semble jouir de la catastrophe, tant il se soucie peu de l’amortir. Ses traits tiennent de l’acier ; il coupe et il tranche dans la vie et dans les passions comme dans une matière morte. Et les gouttes de sang, cette rosée fraternelle des larmes, il les tarit aussitôt à la manière du chirurgien, sûr de sa méthode, qui lie les artères et suture la plaie.

Dans son insomnie, l’homme qui aime le plus ses chiens, les hait aboyans. On ne les hait pas pour ce qu’ils sont : il serait trop absurde. Ni les chiens aboyant la nuit, ni la foule des hommes dans la cohue, ne méritent la haine. On ne leur en veut pas de n’être point ce qu’on est soi-même ; mais s’ils ne sont pas odieux, ils peuvent être insupportables. Ils ont l’air d’appeler la haine, comme le solitaire se donne l’apparence de la leur vouer.

Ibsen n’a point de méchanceté ; mais il n’a pas de bonté davantage. C’est qu’entre lui et les autres, le cœur manque ; le pont rompu empêche tout passage entre les deux rives du torrent. L’esprit ne sert de communication aux hommes que pour se mesurer, ou se fuir ; au mieux pour se connaître et passer le temps. Il n’aide point à vivre, l’amour seul y suffit.

La méchanceté d’Ibsen est un préjugé contre lui : on le juge méchant, parce qu’on voudrait qu’il fût bon. Il n’est ni l’un ni l’autre dans son œuvre. Il est froid comme l’intelligence. La froideur est le propre de la pensée ; à la longue elle dédaigne même de prendre parti. Elle paraît toujours méchante aux souffreteux de la vie, — car ils réclament des soins. La force fait peur aux faibles.

On ne peut avoir que froideur ou dédain pour les hommes, quand rien de suprême ne commande l’amour. L’amour de Dieu et l’amour humain se portent l’un l’autre. La pitié n’est pas une inclination ordinaire ; l’être y met tout ce qu’il a de meilleur, — à ses dépens. Combien d’hommes enfin n’ont eu ni pitié ni tendresse pour les autres, qu’à la condition de sentir sur eux-mêmes la tendresse et la pitié de Dieu ?

L’orgueil de l’esprit ne souffre pas de paix bâtarde. Entre ce qui lui semble juste et le contraire, point d’alliance. Pas de charité. L’erreur n’est point un objet de pitié. Comme tant d’autres, Ibsen du moins n’essaie pas de me faire croire qu’il me dépouille pour mon bien, et que j’en sois plus riche.

La volonté pure, c’est la morale, jusqu’à un certain point ; mais c’est encore plus la loi de fer qui destine les uns à ne rien valoir et à en être châtiés, les autres à avoir un haut prix, à le connaître, et à frapper ceux qui ne l’ont point. Quel que soit, d’ailleurs, l’étalon de mesure. C’est peu que ma force fasse mon droit, elle en fait l’excellence.

La volonté pure n’a rien d’humain ; elle est cruelle comme un glaive, et sourde comme la mécanique. Qu’en semble à tous ces professeurs de fade humanité, ivres de vin doux et de raisons abstraites ?

Que tous les hommes soient purs : ils n’auront plus besoin de vouloir, ni de se faire quelque bien. En attendant, aux plus purs de vouloir pour tous les autres, — à eux de faire régner leur volonté. Leur droit est évident, s’ils le peuvent. Et, s’ils le font, à coups de hache. Cela s’est vu.

La morale sans charité est une espèce de méchanceté irréprochable. De là, que l’homme le plus pur peut paraître le plus méchant.

On délire plus aisément en morale qu’en persécution et en grandeur. La vertu facile est aussi une idée fixe. La morale parfaite est l’ennemie mortelle de la morale.

On fait une confusion, quand on se sert de l’esprit pour ruiner la conscience ; et non moindre si l’on s’en sert pour la fortifier. L’intelligence s’attaque aux lois de la morale, comme si elles étaient un produit de l’esprit. En rien : c’est une nécessité de la nature.

La morale est la face visible de la religion. Ruinez la religion ; mais ne vous flattez pas de sauver la morale. Même dans la religion, il n’y a que le tenace, le pressant, l’ardent besoin de vivre. On ne croit pas par raison, mais par nécessité ; et d’instinct : — non pour satisfaire à la logique, mais pour vivre. Aristote mourant pouvait seul savoir combien la nature se moque d’Aristote. La foule des hommes court au plus pressé, et commence par où la plupart des philosophes finit.

L’étrange démarche de l’esprit, il est mort quand il triomphe. La morale ne tient pas devant lui ; mais dans la morale, il ne renverse pas des lois factices ; il va, encore un coup, contre la vie. Quant à moi, j’y consens ; mais il ne faut pas feindre qu’on délivre les hommes, quand on les tue. Partout où la vie persiste, la religion remplace la religion, et la morale la morale. Il y a bien lieu de rire et de prendre en pitié cet esprit qui se croit libre : pas plus que le cours des saisons.

Une naïveté sauvage permet seule à ce moi de croire longtemps à l’excellence de son œuvre. Qu’il en juge sur sa victoire : après le combat, il peut voir ce qu’en font les soldats de l’armée, ces partisans d’occasion, tous mercenaires, et les femmes surtout. La plus noble cité est à feu et à sang. Où est le gain si pur que l’on devait faire ? L’armée a perdu tout ce qu’elle avait de bon ; elle n’a rien acquis de cette excellence, qui devait lui venir de surcroît et nécessairement. Qu’on est honteux, vainqueur, de se voir vaincre dans les autres ! Ibsen, une fois, s’est mis en scène avec cette parodie. Il montre la honte d’être vrai et d’avoir cru aux hommes. Le peuple, ailleurs, se charge de la leçon. Malheur à celui qui découvre la maladie de tous, et prétend guérir les malades : ils ne veulent pas qu’on les soigne, parce qu’ils ne veulent pas être malades. Le bon médecin ne flatte pas le peuple ; et le peuple veut être flatté. Il faut respecter en lui le mensonge, parce qu’il tient à son mensonge, comme la chair à la peau. Et, après tout, il a raison. Car, à quoi pense le docteur Stockmann ? À écorcher vif ce peuple ? — Il n’a donc pas tort de répugner à ce qu’on l’écorche. Aussi bien, le médecin qui aime trop la vérité, n’aime pas assez son malade. Prétend-il, lui seul, à créer une cité pure ? À faire un monde où tous les hommes soient vrais ? intelligens ? sans péché ? où toutes les eaux seront de cristal ? où enfin il n’y ait pas un malade ? — Ce rêve est bien vain : dans le monde qu’il suppose, il n’y a pas place à la mort. Dès lors, à quoi bon le médecin ?

Ibsen n’a point gardé à l’intelligence le haut rang qu’il l’invitait à prendre. Comme beaucoup de très vieux sages, il semble conclure à la loi du bon plaisir. Que chacun le prenne où il veut ; c’est déjà beaucoup qu’il le puisse. Il n’est que d’asseoir sa vie dans la volupté, depuis la plus basse jusqu’à la cime du grand amour. Le parti d’aimer est le plus sûr. Il le dit, cet Ibsen autrefois si glacé, si rigide ; et nul épicurien ne fut jamais plus triste, que ce sceptique au désespoir, couronné de neige et d’asphodèles funéraires. L’aveu lui en vient aux lèvres, — une espèce de regret de n’avoir pas suivi lui-même cette règle[2] : combien il est admirable qu’au moment même où il l’exprime, dans un soupir, il fasse entendre qu’à n’en pas douter, il ne l’eût jamais pu vouloir ? — Incurable vieux homme, du vieux temps, et noble jusqu’aux moelles : son âme religieuse habite le temple désert.

Solness invoque le Tout-Puissant, dans sa détresse. Je puis bien ne croire à rien, mais non pas faire que je me passe de croire. La force religieuse d’un esprit marque son envergure. La religion est l’étendue de l’âme, et, comme elle, s’espace dans ce sombre univers. Plus la religion s’éloigne de nous, plus il nous appartient d’en sentir le manque et d’en souffrir. La vie éternelle est la grande maladie dont nous ne pouvons guérir. Pour la foule des hommes, la religion est tout ce que les âmes bornées et les esprits vulgaires ont d’espace et de vue. Je plains ceux pour qui il n’y a pas de mystère : ils n’ont de mystère pour personne ; et aussi peu de vie, à proportion. Que pèse, ici, un peu plus d’intelligence, ou un peu moins ? Une sotte vanité, et l’ignorance du fond ont donné seules quelque prix à ce qui en a si peu pour vivre.

Le moi est le profond pessimiste : car il est seul.

Le plus malheureux est le plus seul, si grand soit-il, ou se vante-t-il d’être. Et celui-là veut vivre ; il s’y attache d’une étreinte désespérée, d’une ardeur si violente, qu’après tout elle est basse : il est tout ventre, et tout affamé pour cette nourriture unique et sans pareille.

Plus l’homme est heureux, plus il lui est facile de mourir. Heureux et confiant, cet homme est un enfant qui joue : il ne croit pas à sa mort ; il ne la pense même pas. Il ne croit qu’à l’instant ; et tout instant est vie. Étrange ironie que plus on ait de bonheur, et moins l’on se sente.

L’homme tout en soi, jusque dans l’excès de la joie, médite continuellement la mort. Ainsi il ne peut la souffrir. L’ombre seule, le soupçon, le nom lui en est horrible. La lumière du jour en est obscurcie ; le soleil en est éteint à midi. La pensée cruelle frappe soudain au cœur, besaiguë affilée qui, après avoir tranché dans le vif de l’espérance, transperce le sentiment même de la possession.

L’homme de foi joue au soleil, dans la pleine nuit. Je ne sais point ce qu’elle est, ni où elle se fonde, cette religion : mais certes elle est une bonne lumière pour une foule d’hommes. Elle ôte toute créance à la mort. Je juge de la foi là-dessus. Elle vivifie la vie. Elle rassure l’agonie, comme une mère apaise la nausée d’un enfant qu’elle purge. Voilà ce que j’en suppose. J’ai lu ce texte dans les yeux de quelques hommes. Comment n’admirer pas la main qui l’a écrit ?


vi. — la nuit à la fin du jour

Pour qui vient du Nord, l’Italie est la révélation d’un monde où la joie est permise. Ce que le rêve a conçu dans le vide a donc son lieu quelque part sous le ciel ? L’Italie enseigne la joie de vivre, parce qu’elle fait croire à la beauté d’être libre : c’est le pays où il semble possible d’aller tout nu, sous les orangers, sans prendre froid. L’accord du rêve avec les faits, tel est, d’abord, le prestige de l’Italie ; l’artiste pense y retrouver une patrie perdue : il y découvre l’harmonie.

Je me représente Ibsen à Rome ; il y était, comme il avait quarante ans ; encore un peu, et il serait dans le plein de ses forces. On m’a montré sa maison, retirée et paisible. Il vivait dans le soleil ; il lui semblait surprendre le secret de la nature, et qu’elle vit dans le plaisir. C’était avant l’entrée des Italiens dans la ville fatale, où toute ambition doit trouver son terme, et où nul palais ne se fonde qu’il n’y marque la place d’un sépulcre. À cette époque, Rome était encore le plus noble oratoire de la méditation ; le tumulte n’y avait pas pénétré, ni cette foule qui prend pour une fumée de gloire la poussière qu’elle piétine, et qu’elle soulève du pavé. On m’a vanté cette vie sans événemens et sans bruit, si calme et si profondément lumineuse que Rome offrait alors aux hommes en exil, La liberté y régnait ; car il n’est de vie libre, que celle où il ne se passe rien. L’Italie a gagné Rome ; et l’homme l’a perdue. À tous, elle ouvrait un grand silence, asile égal à l’espace désert de son horizon.

Pourtant, s’il est plus facile de croire au bonheur, ici qu’ailleurs, à la longue il n’est pas moins vain, ni moins ridicule. La lumière romaine éblouit ; mais trop de clarté, aussi, aveugle.


Le rêve de la lumière. — L’identité de la force et du droit est évidente pour la raison. Il n’y a point de victimes dans le monde ; il n’y a que des infirmes et des anémiques. Pour l’esprit, l’ignorance est une anémie. Comme on donne de la viande crue et du fer aux sangs pauvres, que les faibles se nourrissent de rancune et de révolte : ils s’en feront plus forts, s’ils peuvent l’être ; et ils seront libres, quand ils auront la force.

La force est sainte : elle sert d’assise à la cité nouvelle. Au besoin, il faut être cynique dans le culte de la force. On l’a toujours servi, mais sans oser le dire. Ibsen invite les hommes à la franchise, dans la parole et dans l’action. Où la vérité importe, rien n’importe que la vérité. D’ailleurs, la vérité est toujours cynique pour le mensonge. L’audace est la vertu des rebelles. Que les femmes ne craignent donc point d’être cyniques, elles qui n’ont pas craint jusqu’ici d’être faibles. Elles auront assez de pudeur, si elles ont la force de se rendre libres.

Il y a eu un temps, de la sorte, où Ibsen voyait une hypocrisie haïssable partout où la force dissimule son droit, et partout où la faiblesse ne revendique pas le sien d’être rebelle. Ainsi la lumière donne la fièvre à la campagne de Rome et sur ce désert prodigue la magie du sang et de l’or ! Dans la vapeur des marais, une moisson héroïque se lève. Ce n’est plus même le mirage d’une plaine féconde, qui promet de la vigne et du blé : c’est la propre illumination des rêves qui n’ont point d’ombre, où la volonté n’appelle plus son objet, mais se jette à la rencontre, s’en croyant appelée.

Voilà comment cette Campagne, non moins qu’aux héros, est si chère aux vaincus de la vie. Tous y goûtent la défaite, au sein de l’irrémédiable défaite, l’écoulement des siècles. Ils la consolent dans la condamnation sans bornes de toute grandeur. Les malades de la volonté s’endorment ici ; et les possédés de puissance s’y enivrent d’insomnie. Comme à Ostie la pierre même se délite, la volonté qui se brise, à Rome se liquéfie en lassitude ; mais au Forum, les colonnes, vieilles de deux mille ans, poussent la terre d’un front têtu, et sortent de la poussière. Le poison de Rome endort les cœurs faibles pour jamais, et ranime la folie des puissans.

Quelques hommes, pleins de force, contractent à Rome une fièvre que la quinine ne prévient pas, — la folie de l’empire. Si c’est un mauvais air comme l’autre, je le crois ; mais l’âme en est avide ; elle ne veut pas guérir de ses frissons ; elle s’y plaît étrangement, jusques à y périr. C’est ici qu’Ibsen, cessant de prêcher et de chercher systèmes, s’est saisi dans sa force à pleines mains, et s’est jeté, tête à tête, contre tout ce qu’il nommait encore le mensonge : lui seul contre tout un peuple, une race, tout un siècle, — un homme contre tous les autres. Comme il nous faut toujours donner de beaux noms aux œuvres où nous ne mettons rien que de nous, Ibsen appela son parti la guerre de la vérité et de la vie contre l’éternelle imposture qui domine l’instinct des hommes. Toutes ses œuvres héroïques, il les a conçues en ce temps-là. Alors, il préférait combattre à vaincre. Cette force hautaine, et sans pitié, Rome l’a nourrie. Et cette volonté absolue de régner, fût-ce par la destruction, est une fille de la solitude romaine. Quoi de plus ? Elle devait finir par se tourner contre elle-même : c’est le progrès ordinaire de la volonté intelligente. Dès sa première heure à Rome, dans Ibsen, sûr du triomphe pour demain, je sens un vainqueur dégoûté de la victoire, et dédaigneux de la cause qu’il fait vaincre.


Enfans et femmes. — Les vieillards caducs et les enfans sont absens de son œuvre. Il ne représente guère que les hommes dans l’âge mûr, les femmes et les jeunes gens. Là seulement, en effet, la volonté et les passions ont toute leur force.

Les vieillards somnolent, et sont odieux s’ils agissent avec violence. Les vieillards sublimes ne courent pas les rues, dans la ville moderne ; et les autres, trop souvent, se font écraser. Les hommes mûrs et les jeunes gens sont forts, parce qu’ils sont égoïstes et ne croient pas l’être. Ils mettent leur amour de soi-même jusque dans la foi, dans les idées et le sacrifice. Le bel âge est à plus de cinquante ans, et moins de soixante[3] : tout y est tragique ; la mort est derrière la toile pour faire le dénouement. Il faut avoir cet âge pour jeter d’une main imperturbable son épée dans la balance de la vie. La jeunesse fait plus encore : elle entre de tout son poids dans le plateau, et rompt l’équilibre : ce n’est qu’à cette saison de la force, que les hommes sont capables de mourir pour une idée vague, et les femmes de tuer pour une sensation.

Trop souvent, le théâtre confie aux vieillards un emploi héroïque ; c’est l’erreur qui empêche tant de gens de croire à la tragédie : peu d’hommes se persuadent qu’il y en ait qui veulent mourir pour une idée, ou souffrir pour elle, ou faire souffrir. Que ne leur fait-on voir des héros dans la force de l’âge ? — Les vieillards ont l’apanage légitime de la sagesse. Mais la sagesse n’est pas scénique : elle est pleine de calme, en son essence, sereine et presque indifférente. Elle contemple, qui est le contraire d’agir. Les beaux vieillards ne sont à leur place que sur le théâtre des dieux. La scène humaine est aux fous. Les héros sont des fous qu’on admire. Encore ne les admire-t-on pas toujours ; et même le siècle veut qu’on les méprise.

Qu’Ibsen soit loué de n’avoir pas fait tourner toute la vie des idées et des hommes autour des petits enfans. Sans qu’on les y voie, le théâtre moderne n’est plein que de ces minces créatures ; et ce n’est encore rien auprès de l’embarras qu’ils donnent en tous lieux, hormis à la campagne. Ils ne sont pas peu responsables de la mollesse universelle. Ce sont les germes destructeurs de l’énergie ; près d’eux, elle s’use et se prodigue en menuailles ; le grand amour tombe en poussière de soucis.

On s’imagine que la pratique d’une tendresse égoïste corrobore la valeur personnelle de l’homme. Quelle erreur : l’égoïsme des mères et des pères, en général, énerve toutes les vertus au profit d’une seule. Ce qu’ils ont de vigueur pour penser et pour agir descend au bégaiement de la chambre aux jouets ; ils ne peuvent pas faire croître d’un coup le cœur ni l’esprit des enfans ; mais ils abaissent les leurs au niveau de ces dieux dans les langes : et même les passions se rapetissent à l’image de ces petits. Il arrive, en outre, que les hommes se font une arme de leurs enfans contre les femmes, qui s’arment éternellement de leurs enfans contre les hommes : parodie de toutes les grandes luttes ; parodie même de crimes.

On peut aimer les enfans, comme ils le méritent ; on peut s’y plaire, ce sont les fleurs de la forêt. Mais le monde ne saurait pas tenir dans ces petites mains ; faut-il que les plus belles pensées s’abêtissent pour les distraire ? Même à regret, il sied de les tenir à distance. Ils sont touchans ; mais il l’est bien plus d’être homme et de vivre. Nous, hommes, nous avons à lire la grande tragédie de la vie et de l’art, à livre ouvert ; ce n’est pas notre rôle de la faire épeler à ces petites bouches. Qu’ils rient et qu’ils jouent à l’écart : Ibsen les y laisse, car Ibsen est viril.

Jamais on ne fit la part plus belle aux femmes que dans « Maison de Poupée. » C’est l’homme le plus sot qui lasse l’amour de la plus charmante entre toutes les femmes. Mais quelle folie est la sienne de prendre pour une injure inexpiable, qu’on la traite en poupée ? — Et si même elle l’était ?

Où y a-t-il, dans le monde, beaucoup mieux que des poupées qui parlent, et qui s’imaginent de parler seules, de penser et de marcher ? — Si rien de plus qu’eux-mêmes n’anime les automates, en quoi un automate l’est-il plus qu’un autre automate ?

Celle-ci se fait un grand deuil d’être la poupée de son mari, et s’accuse de jouer à la poupée avec ses enfans ; mais de quoi se soucie-t-elle ? Et si à ce jeu les enfans s’amusent, d’une joie divine et sans partage ? Une femme va-t-elle se plaindre d’être la poupée de l’homme, en rougir et s’en révolter ? Mais que croit-elle qu’il soit ? L’homme est la poupée du destin. Et sans aller jusque-là, le fantoche de la cité, le pantin aux mains de mille idoles froides, qu’il appelle ses idées quand il les vante, et les lois quand il les hait. Ô vanité infinie des automates : cassant un ressort, ou changeant un rouage, ils croient changer de nature.

On ne peut rien exiger d’un autre être que l’amour. Aimer, tout est là. Qui est aimé est redevable infiniment à l’amour. Et plus encore, s’il se peut, qui aime. On vous aimait, poupées, et vous aimiez jusque-là. Voici que vous vous rendez haïssables.

C’est dans les femmes, surtout, que la bonté et le dévouement se confondent. Elles n’ont que des amours particulières, consacrées à peu d’objets. Elles n’aiment plus rien, s’il leur faut tout aimer. Qui a connu cette sorte de femmes, les préfère injustes à impartiales : elles se réservent alors tout ce qu’elles ont de cœur et de partialité. Qui nous aimera sans beaucoup de partialité ? — Leur esprit égoïse sans retour. Elles se savent si grand gré de ce qu’elles ont appris, et de penser : elles y sacrifieraient bien le monde entier, sinon elles-mêmes trop nécessaires à ce monde : tant cette qualité de comprendre leur est étrangère, qu’elles n’y portent aucune candeur, ni froideur ni désintérêt. Elles s’admirent dans leur esprit, comme les meilleures femmes n’ont jamais songé, un seul instant, à se vanter de leur cœur.


Le contraste. — Il y a deux ou trois ans, comme l’année était sur sa fin et n’en avait plus que pour deux jours, j’ai vu, l’une après l’autre, l’ennemie de l’homme et la très pure femme.

Je ne sais comment, j’étais entré dans une salle où une femme célèbre prêchait la loi nouvelle. Jeune et parée, des perles au col et aux oreilles, cette femme était couverte de tout ce que l’adulation de l’homme a mis de richesse et de luxe aux pieds de sa compagne. Un encens invisible de parfums entourait chacun de ses gestes. Derrière elle, sur le dos du fauteuil, une fourrure d’argent était jetée ; ses mains disaient vingt siècles de vie oisive ; sa jupe bruissait ; les voix de la dentelle, de la soie, du linge parfumé murmuraient autour d’elle, caressant ses membres, faisant à ce corps tant aimé l’écrin où tout le travail de l’homme est asservi et se consacre.

Cette femme avait toute la cruauté des idoles, et la vanité glaciale des marbres dans un musée. Elle s’offrait à l’adoration, s’adorant elle-même. Son sourire froid était posé, comme un masque, sur l’exécrable dureté de l’âme. D’autres femmes l’applaudissaient, toutes âpres, sèches et d’une fatuité cruelle. Si animées de colère et d’envie qu’elles fussent, ce n’était pas même contre l’homme, cet animal d’une espèce trop basse, — leur frère, j’imagine, leur fils ou leur père. Il semblait que ce fût plutôt contre un dieu caché ; car rien n’excitait plus haut la raillerie de ces femmes, leur sagesse et leur bel esprit que les vieux mots de bonté, de dévouement et de sacrifice. Elles avaient la figure des mauvais prêtres, quand ils insultent au culte qu’ils ont trahi. Et précisément, la grimace maudite de la haine plissait leur visage, quand le mot de « service, » le seul peut-être qui soit sans péché dans la bouche des femmes, — leur venait aux lèvres, où il prenait toujours le son très bas de « servitude. » Elles étaient si enragées d’apostasie que le plus innocent témoignage de l’ancienne religion en honneur parmi les femmes, ne trouvait pas grâce devant elles. La femme au parler d’orateur, s’indignait qu’on fît présent de poupées aux petites filles, pour leurs étrennes ; elle y voyait une ruse ignoble de l’homme pour asservir, dès le berceau, la femme à son foyer. Cette idole, par son luxe et sa parure la poupée du genre humain, déclarait la guerre aux poupons de bois, qui exercent les enfans aux douceurs de la caresse, et de l’amour. Car enfin, le dieu caché que ces créatures détestent, ce dieu douloureux et sacré, c’est l’amour et l’amour seul en effet[4].

J’avais fui. Je laissai cette assemblée méchante de femmes qui haïssent, et d’hommes qui chérissent leurs singes, et femelles à leur manière, goûtent le plaisir d’être avilis. Je rentrais dans le tumulte de la Ville.

C’était l’heure qui précède la fin du jour. Paris fiévreux et humide roulait sous la brume d’hiver, et tournoyait en tous sens comme faisaient, parfois, telles feuilles mortes, oubliées dans les avenues. Un temps malade et blafard. Le ciel jaunâtre se traînait comme la Seine, gluante et limoneuse. Tout semblait s’être épaissi, l’air jaune et la boue grasse. Sur la place de la Concorde, le pavé miroitait d’un regard terne. Le fer des grilles lançait un éclair morne. Le brouillard s’accrochait aux arbres, et dans les perspectives lointaines, entre les arcs de triomphe, on eût dit que l’atmosphère aussi fût devenue boueuse. Dans un coin, attendant l’omnibus avec patience, quelques petites gens se serraient sur le trottoir, levant parfois le nez pour augurer de la pluie prochaine, ou frissonnant des épaules aux bouffées d’un vent aigre, qui soufflait du fleuve.

Seule, un peu à l’écart, plus patiente que tous, et soumise depuis bien plus longtemps à l’ennui de l’attente, je vis une femme, qui céda l’unique place libre dans la voiture, à une petite vieille fort grise, et qui remercia en toussant, d’une bouche édentée. L’humble bienfaitrice sourit, aidant de la main sous le coude la petite vieille à monter. Puis, la lourde machine s’ébranla avec un bruit de ferrailles, en lançant de la boue jaune, rayons prolongés des larges roues.

Celle qui attendait, reprit sa station, sur le sol détrempé, au milieu des flaques… Je l’ai regardée longtemps ; et la paix, qui est une bénédiction, pour un moment rentrait dans mon âme C’était une jeune femme, une sœur de Saint Vincent de Paul. Elle n’avait pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Elle était d’une grande et triste beauté. En vérité, si triste ? Non, pas pour elle, sans doute ; mais pour celui qui la contemplait, parce que la tristesse est en moi, et qu’elle est la suave louange des âmes les plus belles.

Nul souci d’elle-même ; mais au contraire une sorte d’éternel oubli de soi. Toute sa façon faisait l’aveu d’une extrême fatigue. Ses larges manchettes, roides d’empois, laissaient tomber des mains pâles et maigres. Sous le bras, elle tenait son parapluie gonflé d’eau, et un paquet ficelé dans un journal. De l’autre main, elle relevait sa jupe, et ses cottes de futaine noire : indifférente à tout ce qui fait le souci des passans, elle se troussait assez haut : on voyait ses pieds chaussés de pantoufles en cuir noir, sans boucles ni lacets, et les gros bas de laine noire tombaient à plis lourds le long de sa jambe. Son tablier mal serré, et les poches pleines, tirait sur sa taille. Dans sa lassitude, elle penchait de tout son poids, tantôt sur un côté du corps, tantôt sur l’autre. Certes, grande et si noble d’aspect, les épaules jeunes et larges, elle devait être d’une forme élégante ; mais il semblait qu’elle ne fût plus que l’ombre et le souvenir dédaigné d’elle-même. Elle se tenait sur cette place, comme une fille des champs, quand elle reprend haleine et, redressant son dos courbé, se donne un moment de repos, appuyée à la haie.

Elle était très blonde ; ses joues longues, son teint d’une exquise pâleur, animé d’un peu de fièvre ; et sur ses longues lèvres, sa bouche calme et virginale, un reste de sourire semblait prolonger son long menton un peu carré et ses paupières au dessin allongé.

Ses doux yeux d’ardoise étaient exténués ; les paupières gonflées enchâssaient le regard d’une lumière pâle. Sur sa tête, le vent agitait la cornette comme un gros oiseau de linge froid. Elle avait cet air frileux et incertain, qui est celui de l’aube, et la couleur d’une femme qui a veillé toute la nuit, jusque dans la pleine clarté du matin : elle avait dû prendre quelque repos vers le milieu du jour, et à la hâte baigner d’eau froide ses joues chaudes. Car les yeux d’un mourant venaient sans doute de s’éteindre sur les siens, et c’en était le reflet irrévocable que je reconnaissais sur son visage.

Simple et sans apprêts, sans témoins, cette fille de la charité, croyant les dissimuler toutes, avait toutes les beautés de la femme. Ibsen ne l’a pas vue ; mais il l’a cherchée, je le sais. Un homme vraiment homme ne peut pas méconnaître la beauté qu’il n’a point et qu’il préfère à toutes : celle qu’il espère de toutes les femmes, depuis qu’il a perdu les caresses de sa mère, et qu’il attend presque toujours en vain.

En possession de leur moi, les femmes n’ont pas acquis la bonté de l’homme, et elles ont perdu toute la bonté de la femme. Ainsi le monde humain, qui ne peut vivre que d’amour, se remplit d’aigreur et de haine confuse, et en paraît plus absurde encore.

La jeune Norah s’en va, faisant claquer la porte de la maison sur un mari ridicule et trois enfans délaissés. Ibsen montre ailleurs ce qu’elle devient : une demi-folle, errante et criminelle, qui tue et prend plaisir à tuer[5] ; au cas le plus heureux, c’est encore une criminelle, qui a horreur de son crime, et qui ne se délivre du remords qu’avec la vie ; ou bien une folle qui revient à la raison, en rentrant dans la règle[6]. Dès lors, à quoi bon ?

C’est toujours la folie et la méchanceté du moi, qui n’exige d’être libre, que pour délirer et faire le mal à son aise. Quand tous les hommes auront du génie, et que toutes les femmes seront saintes, il sera temps de les rendre libres : ils auront bientôt fait de se détruire. Du reste, ce n’est pas de liberté qu’il s’agit : depuis qu’il y a des hommes et des assassins, des femmes et des impudiques, ceux qui veulent être libres et ne point suivre de lois que leur bon plaisir, l’ont toujours pu faire : et, le faisant, ils n’ont pas été libres, les malheureux : ils ont servi, comme les autres. La question est de savoir non pas s’ils le peuvent, ni s’ils en ont le droit, mais s’il est bon qu’ils le revendiquent. Et bon pour eux.

L’intelligence, qui ne risque jamais rien et n’expose que des théorèmes, décide aisément que le moi est libre, qu’il doit l’être s’il ne l’est pas, et se rendre la liberté quoi qu’il arrive. Qu’importe l’anarchie à l’intelligence ? Parler n’est pas jouer. Quand un livre n’a pas de sens, on le ferme et on passe à un autre.

La nature qui a d’autres charges, même si elle est souverainement aveugle, a des sanctions pesantes ; elle ne raffine point. L’anarchie des sexes l’intéresse ; son ironie terrible écrase les rebelles, et leur prétention confuse : la vie ne souffre pas beaucoup de confusions. Qui ne veut pas suivre la loi, qu’il meure. Qui cherche à l’éluder, qu’il s’égare. La folie et le crime, toujours la mort, voilà la peine qu’elle porte. Et comme elle est toute-puissante, ayant à faire aux singes de la force, cette nature impassible ne se contente pas de tuer : elle écrase les rebelles sous la mort ridicule. Ibsen l’a senti, en homme qu’il est : si la mort ne tirait pas le rideau sur ses drames, ils seraient en effet d’un ridicule achevé.


Restent les médecins. — Le médecin entre en scène, un composé de Tirésias et de la Parque, l’oracle et la fatalité des temps nouveaux. Il hante par métier les ruines de la vie. Quoi qu’il fasse, et comme elle, il condamne toujours à mort ; quand il est intelligent, c’est par lui qu’il commence. Il a pris dans la ville moderne l’importance bouffonne de la Pythie : personne n’y croit et chacun l’interroge. On a beau savoir le mystère de l’antre et du trépied, ce truchement de la mort gouverne par la peur. Sa gaîté est sinistre. C’est l’honnête Caron, qui ricane toujours, et à qui l’on doit se confier, pour le voyage.

Ibsen a modelé dans le bronze ces prêtres de la cendre. Ils sont d’une atroce sagesse. Comme ils savent le fin mot de la tragédie, ils le cachent ; forcés de le dire, ils le lâchent en riant à demi, dans un juron de colère, d’un ton brutal et cynique. Le bon médecin serait donc le mauvais homme ? Ibsen le laisse entendre : car le meilleur homme est un médecin qui tue. Parmi tous les comédiens, ce sont les plus redoutables, quand ils prétendent suffire à la vie, et qu’ils traitent les cœurs par la même méthode que les corps. Le bon médecin, dit Ibsen, est celui qui trompe le malade. Mais lui-même s’est mis dans la peau du médecin, qui ose dire la vérité aux hommes, et veut les nourrir de ce poison : non seulement il ne guérit personne ; mais tout l’hôpital se lève en révolte contre lui et le lapide. Ce médecin-là n’a plus qu’à laisser la médecine et les malades. La vraie science n’a ni espoir ni flatteries ; elle ne s’occupe pas des hommes.

Le médecin qui déclare la guerre à ses cliens, et leur tourne le dos, l’excellente idée ! Ils s’en porteront mieux, et lui aussi. Qui nous guérira de la médecine, qui se prend pour une religion ? Les médecins ne nous empoisonnent pas moins de leurs vérités que de leurs drogues. Qu’ils s’exercent à mentir, pour leur salut et pour le nôtre. Leurs hypothèses mêmes sont funestes : si la nature raisonnait à la manière des médecins, le monde serait déjà mort. Ibsen a jeté un profond regard sur la farce de notre vie, qui est pleine de médecins, à l’ordinaire des farces.

Il sait que le bon médecin trompe et aide à toute tromperie. C’est à lui de tuer sans rien dire, ou de frapper en bouffonnant, — ou de ne point paraître. Mais quoi ? se mêler de refaire le genre humain, et de couler la morale dans un nouveau moule ? Il faut que le médecin soit notre bourreau, puisque nous sommes sa victime. Il faut qu’il soit le dur greffier de la terre, l’huissier de la mort et du supplice. N’est-ce pas assez ? Qu’il enregistre notre exécrable défaite, puisque telle est la misère de notre condition qu’il nous faut aller là, où le mensonge se consomme. Que le fossoyeur ne se mêle pas de faire l’apôtre, le poète ni le chantre ; mais qu’il achève sans pitié la bête à demi morte, — et qu’il cache aux autres la vue du charnier.


vii. — tolstoï et ibsen

Cependant, à l’autre bout de l’Europe, tantôt dans sa maison natale, tantôt en Crimée, aux portes de l’Asie, depuis trois ans, Tolstoï se meurt. Deux coups d’apoplexie n’ont pas abattu Ibsen ; il s’est relevé ; il n’a encore touché terre que des genoux. Tolstoï, lui non plus, ne se laisse pas atterrer ; et, quoique frappé, il dresse haut la tête ; toujours le menton levé, il offre son front courbe, comme un miroir, à la lumière.

Au prix d’Ibsen, Tolstoï pourrait passer pour n’être pas intelligent. Il va plus loin, et reste en deçà. Il est pratique à l’infini. Le fait d’être homme et vivant, non l’idée, voilà ce qui l’occupe. Si on lui accorde son principe, il est difficile de lui refuser le reste : c’est le bonheur de vivre pour soi en vivant pour les autres ; et à moins de l’assurer aux autres, qu’on ne se l’assure pas. La pensée de Tolstoï est maternelle à tout ce qui respire ; l’amour de la vie en est l’organe. Jamais il n’a pu comprendre le droit de l’intelligence à détruire ; ni surtout que l’intelligence s’exerçât, de préférence dans la destruction ; il y voit un non-sens, une corruption absurde. Tolstoï ne sait pas encore que le cœur lui-même peut devenir l’artisan d’une suprême catastrophe.

L’intelligence n’épargne rien. Elle porte la guerre dans toute la contrée ; puis, restée seule, elle se met à la question ; et, dans la citadelle où elle s’enferme, elle passe le temps à se torturer. Ce front large, haut et rond, d’Ibsen est le bastion que je veux dire : la dure loi de la négation règne dans l’enceinte de cette pensée, derrière les remparts et les triples grilles. Et de toutes parts à l’entour, les fossés circulaires du néant.

En vérité, l’espérance de Tolstoï paraît sans bornes ; l’espérance est un voyage ; point d’espoir pour qui ne peut sortir de soi. Ibsen n’a que la vie, et déteste la mort ; jusque dans la mort, Tolstoï aime la vie. Il y croit, parce qu’il n’est pas réduit à lui-même.

L’un au Sud, l’autre au Nord, l’un aux confins de la solide et maternelle Asie, l’autre au bord du fluide océan et de la brume, les deux grands luminaires se couchent. Ibsen frappe à la tête, pour tuer. Tolstoï heurte au cœur, pour éprouver la vie. À la tête, Ibsen est frappé ; et Tolstoï au cœur. Leurs maladies mortelles les séparent encore. La mort pour Tolstoï n’est rien ; je l’en crois, quand il dit qu’il l’attend avec joie ; il la réclame, il la flatte. Il s’y fait, dit-il ; il sait gré à la maladie de l’y aider peu à peu et de l’y introduire ; il savoure avec douceur l’avant-goût du grand calme. Il ne la maudit pas ; il la bénit : il ose la bénir. Il aime les souffrances ; il en parle à la manière de Pascal, mais sans passion et sans fièvre. Il a le foie et le cœur atteints, à cause de l’éternel souci qu’il s’est donné des autres. Dans la dernière image qu’on a prise de lui, courbé, sur les genoux, maigre et défait, ravagé, la taille réduite, les épaules obliques, le corps n’emplissant plus les vêtemens presque vides de chair, le front sec, les tempes brillantes d’un divin chagrin, tout plissé de rides comme une terre où le labour de la mort a tracé des sillons, Tolstoï est tout yeux et tout oreilles : il écoute une voix ; il a vu sous l’écorce de la vie, là où, dans la nuit, une mère immobile appelle. On pleurerait de le voir ainsi : parce que la mort d’un tel homme est plus triste, quand on sent qu’il l’accepte.

Ibsen, lui, n’est pas si soumis. Il lutte ; il se débat en silence ; il maudit l’ennemie. Il sourit amèrement. Il ne tendra pas le col ; il hait la présence cruelle qui disperse les trésors d’une grande âme, trois grains de blé et une poignée de paille. Il n’a point de complaisance pour la maladie ; tous ses nerfs sont à vif ; la révolte lui fouette le sang et la bile.

Ces deux hommes, de charpente robuste et d’estomac puissant, ont été riches en passions fortes : elles durent chez Ibsen, et se lamentent en secret ; tandis qu’en Tolstoï elles sont toutes asservies. Je voudrais croire comme lui : car j’ai vu ce que vaut l’homme de foi pour vivre et pour mourir.

Tolstoï excite un grand amour dans son agonie. La pensée de plusieurs se tourne vers lui, et le cherche là-bas. Qu’il souffre en paix : pour seul qu’il soit, comme sont tous les hommes et les héros plus encore, il ne doute pas qu’on ne l’aime ; le suprême mirage console l’horizon de sa dernière étape ; et selon son vouloir, il est sûr d’être suivi. Au lieu qu’Ibsen ne l’espère même pas. L’esprit ne connaît pas l’espérance. Ibsen appelle l’amour, sans y croire : il n’aime pas.

Celui qui réclame pour tous, reçoit pour soi. Et celui qui réclame pour soi, est frustré de tous. C’est la loi. Quoi que je fasse, je ne puis conclure pour moi-même. Je m’épouvante à la fin d’être sincère : c’est toujours contre moi. Il n’est joie de vivre que pour les petits : c’est qu’ils se perdent. Avec tout son orgueil, Tolstoï ne se fût pas perdu, s’il ne s’était fait si humble. Je n’ai pas tant d’humilité, dit Ibsen ; on ne s’humilie pas comme on veut. Dans la grandeur et l’isolement, ni l’âme ni le cœur ne peuvent être satisfaits ; Paris, Rome et Moscou, à cet égard, sont sous la même latitude ; le compte n’est pas d’un degré en plus ou en moins d’élévation au pôle, — mais de voisinage avec Dieu. Qu’on me donne la durée, — et, en effet, mon bonheur dure. Je ne suis que trop capable de la joie : c’est elle qui me manque, dans la marée continuelle du néant, ce flux et ce reflux misérable de vie et de mort : partout où le temps fait défaut, partout je perds pied dans le vide dévorant aux parois de ténèbres : c’est la douleur qui tient tout l’espace.

Je suis perdu, si je ne dure. Si l’on ne me donne tout, je ne suis rien, et je n’ai rien. Si je ne fais que passer, je me suis un rêve épouvantable à moi-même. Et si l’éternel amour ne m’est pas promis, je doute même du mien : les beautés de mon propre amour me sont horribles, et les délices m’en déchirent.


Moi et démocratie. — L’erreur des démocrates est de croire que leur vérité en soit une pour tout le monde, et force l’adhésion. Quand leur vérité serait la seule, il ne s’ensuivrait pas qu’elle eût force de loi sur tous les hommes. Ni moi, dirait Ibsen, ni eux, ni aucun de nous, nous ne vivons que de raisons, si bonnes soient-elles. Je m’étonne peu que les démocrates aient une si belle confiance dans la vérité, l’humanité et toute sorte d’idoles abstraites. Le nombre est infiniment petit de ceux qui sont sensibles à la vie seulement et partout la cherchent sous les mots. La plupart se contentent d’en épeler les termes, comme on lit un lexique. Mais d’où vient que les démocrates ne voient pas leur étrange ressemblance avec les théologiens ? — Ils ont des dogmes ; ils sont assurés de savoir le fin mot du monde ; ils ont la vérité, et ne doutent point que ce ne soit la bonne. C’est les dogmes qui font la théologie : mais à la condition de n’être pas variables. Les démocrates varient comme les appétits. Je suis bien loin de dire qu’il n’y a point de vrais démocrates, sinon les religieux ; mais il n’y en a point sans quelque religion secrète ; le plus souvent elle s’ignore. Un démocrate n’est pas prudent qui se fonde sur l’esprit. Tous, ils ont foi au grand nombre. Telle est leur idolâtrie[7].

Chaque homme, à son compte, peut croire qu’il est fait pour tous les hommes. Vivant pour soi, qu’il vive pour le genre humain, je l’admets, dès qu’il s’en propose le devoir. Mais que son devoir en soit un pour moi, je ne sais où il le prend. Et je ris qu’il m’y force. Car est-ce là cette liberté fameuse, que je sois forcé de faire contre mon sentiment ce qu’un autre décide bon que je fasse, parce qu’il lui plaît à faire ?

Les démocrates sont gens de foi ; et la preuve, — qu’ils ont en moi un hérétique. Je ne vois aucune raison que leur foi doive être la mienne ; et précisément parce qu’ils veulent que ce soit une raison. Le sentiment a fait leur croyance ; mon sentiment fait le contraire. Ce qu’ils invoquent contre moi, est ce que j’invoque contre eux. Je doute de leur droit sur ma vie par la même démarche qui les rend si hardis de n’en pas douter eux-mêmes. Ils sont théologiens par les dogmes ; mais il manque la pièce principale à leur théologie, celle qui porte toute l’armure, et proprement la forme. Ce ne serait pas trop d’un dieu pour m’ôter à moi-même. Comment donc m’y ôteraient-ils, puisque je n’y réussis pas ? — Pratique de ma prison comme je suis, et la détestant d’une telle haine, il faut que l’attache soit bien forte pour que je ne puisse la défaire. Je suis à la chaîne dans le cachot de ma pensée, et quoi que je fasse, je n’en sors pas. Si je suis démocrate, le hasard est heureux, et de ma part c’est bonté pure : car, pourquoi ne serais-je pas tout le contraire, avec le même droit ? Le moi sait justifier toutes ses démarches, parce qu’au fond il n’en justifie aucune : aveugle et brutal, il ne s’en soucie point ; clairvoyant et dans la pleine possession de son génie, il en sait le ridicule : le moi ne dépend que du moi. Ainsi donc, les démocrates qui sont tous théologiens, ne sont pas bien justes quand ils s’en prennent à la théologie, et recourent au sens propre : dans l’église la plus roide en discipline, il y a peut-être plus de place pour la foi des démocrates que dans le moi le plus libre.

Si même j’ai pitié des hommes, et si je les aime dans leurs misères, il ne s’ensuit pas que je fasse passer les leurs avant les miennes, ni que je me préfère le genre humain. Car il peut arriver que je n’aime ni lui, ni moi. C’est en effet ce qui arrive. Ibsen m’en est garant.

Dans l’océan des hommes, dans la tourmente de l’infini, je suis comme la barque à un seul rameur, pour tout faire, pour tenir la barre et veiller à la voile ; j’ai mis à la cape dans la vie ; et je fuis dans le temps. À la vérité, je ne sais pas pourquoi : l’issue est certaine, et je ferai toujours naufrage ; mais tel est le moi : il ne pense qu’à son salut, ou, si l’on veut, à sa perte. Que m’importe tout le désert, tout ce vide éternel, toutes les vagues de la tempête, tous les sables de l’océan, quand bien même en chaque atome il y aurait un homme ? — Je ne puis tenir de frères que de la main véritable d’un père. Les discours, ni les vastes mots ne sont pas assez paternels pour mon âme ; les plus belles paroles n’ont pas assez de sang pour mon cœur, qui est de sang. Et même les plus belles, qui sont abstraites, me semblent les plus mortes. Pourquoi non ? Suis-je si sûr de vivre ? — C’est là aussi que je ne puis avoir foi, faute d’un père : pour l’accepter, il faudrait au moins connaître celui qui m’a fait ce don mortel de la vie.

Ibsen a cessé d’être démocrate, quand il a cessé de croire. À quoi ? — À tous ces mots, qui sont des morts et qui n’ont ni chair ni sang. Ce qui fait l’espérance et la paix des esprits médiocres, fait le désespoir des autres. Les idées sont presque toujours les mêmes en tous les hommes : ce sont les hommes qui diffèrent.


L’auberge dans le désert. — La Norvège montre Ibsen, comme étonnée de l’avoir produit. Il est le grand spectacle de Christiania ; on va l’y voir ; on y mène les étrangers, on le nomme dans la rue, et dans la salle publique où il lit les journaux, en buvant une boisson forte, on le désigne aux curieux.

Il ne hait pas qu’on l’admire ; pour le reste, il ne s’occupe pas des autres. Il ne lit point, sinon les nouvelles ; ni livres, ni poèmes ; il ne va jamais au théâtre, pas même à ses tragédies. De même, il passe dans la rue, sans s’arrêter aux menues comédies qui s’y jouent. Ses regards saisissent les gestes, les traits et les visages, comme une proie qu’ils dissimulent ; puis ils se referment sur le butin, comme on pousse une porte sur un trésor ; l’esprit, quand il est seul, pèse ensuite ses trouvailles dans la chambre secrète, et l’imagination façonne la matière. Ibsen est bien de l’espèce rapace, à l’égal des oiseaux de nuit : ils ravissent au vol, plus muets que l’éclair ; puis ils dévorent, solitaires ; et avares, ils se repaissent longuement.

Ces hommes-là vivent en ennemis au milieu des autres. Ils dérobent la vie pour la refaire. Ils n’ont pas pour elle la bonhomie de ceux qui la copient. Puissans et inflexibles d’esprit, ils sont timides dans l’action ; leur âme volontaire ne cède à rien ni à personne ; mais dans la rue, ils cèdent le pavé. Cependant Ibsen, marchant à petits pas, les yeux baissés, et les bras immobiles, — si on le heurte, si on le salue et le force à sortir de soi ; ou si, dans son fauteuil, presque caché derrière un journal, on le tire de sa lecture, — il montre d’abord un visage hérissé et sévère, des yeux froids sous les lunettes d’or, et ce vaste buisson de cheveux et de barbe, broussailles où il a neigé, et où la bouche la plus amère semble prête à décocher une flèche de fiel. Qu’il lève la tête ou qu’il se retourne, quand il se croit regardé, l’homme sans liens aux autres hommes prend d’abord sa défense, qui est cet air dur où l’ennui timide se retranche et refuse l’accueil. Puis, il sourit, ayant reconnu un porte-flambeau ou un esclave. Mais déjà ce n’est plus lui.

Ibsen, tous les jours, s’en va donc lire les nouvelles dans le salon d’un hôtel. Que fait-il, cependant, dans la salle commune d’une maison, où les passans vont et viennent ? Ce n’est pas assez qu’il suive des yeux les mouvemens d’une ville, le concours de toutes ces fourmis dans les tranchées et les tunnels de la fourmilière. Est-ce bien, comme on l’a dit, qu’il épargne de la sorte la dépense des journaux ? Non ; quand cette raison ne serait pas mauvaise, elle ne peut pas seule être la bonne : Ibsen, à soixante-dix ans, n’a pas pour règle de gagner une ou deux couronnes sur les marchands de papiers. Je ne comprends pas un grand homme de cette manière basse.

Non. Je vois dans Ibsen, à l’hôtel, une image taciturne et séduisante du voyageur sédentaire, en son exil sans retour. Il porte la vie du solitaire à ces limites confuses, où elle cesse presque d’être humaine. Se sentir étranger à tout, voilà l’excès de la solitude. Ibsen, chaque jour, va vivre en banni, à l’auberge, dans le va-et-vient de tous ceux qui passent, étrangers les uns aux autres et à lui plus qu’à personne. Qu’ils soient de son pays ou non, il n’est pas du leur.

Quoi ? Un si profond délaissement se démunit encore ? Oui, le profond ennui d’être étranger à sa propre vie met le comble à la profonde amertume de l’être aux autres. Où la goûter mieux, et toute cette amère folie, que dans une salle publique, au milieu d’un hôtel qui regarde sur le port, et les navires en partance, par delà une rue où le double flot des hommes monte et descend ? — À la bonne heure, c’est être là dans la vérité de notre condition. Ici, après une lecture sur le vol des mouches, relevant le front, à peine si l’on se reconnaît soi-même pour soi-même ; et la brume où flotte la pensée ne s’étonne pas du brouillard, où les mâts, dans la rade, finissent de filer la quenouille d’un jour lugubre, à jamais révolu.

Étranger parmi des étrangers, dans une vie étrangère à toute espérance, voilà ce que le solitaire rumine d’être, et l’image qu’il se forme de la destinée humaine, quand il s’assied dans l’auberge de la plus noire solitude, qui est le désert d’hommes.


viii. — la mort froide

L’orgueil de l’intelligence est le plus stérile de tous ; c’est aussi le plus tenace. Il est sans joie, et désolé en ce qu’il console d’être sans joie. Il reste à ceux qui n’ont plus rien, et à qui il a fait tout perdre. Toute autre domination donne le contact de la vie ; celle-ci en écarte, au contraire.

Les passions du cœur sont pareilles à la mer, dont la jeunesse est éternelle, et le charme, et la folie : même les tempêtes, quand elles tuent, emportent la pensée dans un tourbillon magnifique. Mais l’intelligence est un glacier solitaire ; et il faut finir la nuit, couché sur le morne océan de la neige.

L’orgueil de l’esprit est un artisan d’ennui incomparable. C’est le tisserand des ténèbres. Partout la nuit, la profonde nuit. L’intelligence ne prend connaissance que de la nuit : seule à seul, il ne se peut pas que l’homme la supporte. La nuit est le métier et la soie ; la Parque, la fileuse et l’étoffe qu’elle tisse. Toutes les idées sont tissues sur le canevas de la nuit.

L’esprit sécrète le vide, comme l’abeille fait la cire. Mais l’abeille ne sait pas ce qu’elle fait, car elle est esclave dans sa république. La joie de penser ne survit pas à la prime jeunesse ; ou sinon, et si elle y suffit, c’est à une nature bien petite. Tout être fort secoue l’orgueil de l’esprit, comme un chien ses puces. Quand il est trop tard, on se tend à l’amour d’une convoitise sans bornes, et peut-être sans illusion. Car il est toujours trop tard.

La vue déserte du passé, ce réceptacle de mélancolie, — voilà l’horizon de l’orgueil. Et la pire douleur s’avance, pareille à l’heure que l’on n’évite pas : la certitude qu’on a été ce qu’on devait être, et qu’on ne pouvait faire autrement que l’on n’a fait.

On se sent plus léger après avoir pleuré. Aussi, jamais, dans Ibsen, on ne pleure. La volonté est l’âme d’un monde froid, une imagination sombre et sans pitié. Face à face, dans la neige, avec la nuit : que reste-t-il ? — La force de pousser la lutte jusqu’au bout. Pour unique espérance, l’esprit se promet le repos dans le calme du rêve. Car il faut céder enfin. Le moi n’est pas le plus fort. Il y a beaucoup plus puissant que lui : et c’est la nuit.

Le dernier mot est à la force. La force est la seule morale du moi et du monde réel, qui est le monde des corps. L’amour même du vrai est un culte de la force. Je vois un amour de soi, et sans partage, dans l’inexpiable culte de la vérité : on abonde en soi-même ; et que tout le reste s’y range, ou qu’il en souffre, s’il veut : quelque chose qu’on fasse, avec la vérité, on a toujours raison. C’est l’histoire de tous les fanatiques ; et que la vérité de l’un soit l’erreur de l’autre, quelle meilleure conclusion ? « Qu’est-ce que la vérité ? » dit Ponce-Pilate. Du moins le préteur romain ne s’en fait pas accroire ; il pourrait répondre : « la vérité ? c’est mes légions. » L’abus de la vérité est un abus de la force. Je le veux ; mais qu’on ne me donne pas cette église pour le temple du juste. La vérité, toute sa vie, Ibsen y incline ; il y fait tous les sacrifices ; puis, il sait ce que cette foi lui coûte. Mais quoi ? Il faut se soumettre. Une bonne tête doit céder à la force : toute révolte est absurde, indigne de l’intelligence. Voilà, dans la nuit noire, de quoi aiguiser comme un couteau le tranchant glacé des ténèbres.

Être soi-même. — Ibsen tient bon jusqu’à la fin : il ne veut pas se donner tort. Comment le voudrait-il, puisqu’il ne le peut pas ? — Nos idées ne sont si fortes et ne nous sont d’un si grand prix, que parce qu’à la longue elles nous façonnent.

Il importe peu que ce que nous pensons nous désespère. Il nous faut penser comme nous sommes. En vertu de quoi nous avons des pensées contraires, qui se combattent sans merci, image de notre contradiction. Ibsen se contredit, comme nous sommes tous forcés de faire, si l’intelligence ne le cède pas en nous à la passion. Couché dans le désert glacé où l’empire du moi ne connaît pas de limites, il tremble de tous ses membres ; il n’a même pas besoin de lever les yeux, pour savoir que l’avalanche pèse au-dessus de sa tête, et que la catastrophe est pour demain. Il sait donc ce qui l’attend ; mais il ne peut faire autrement que de se coucher sur la place et de dire : « Voilà par où j’ai pris pour venir en ce lieu ; or le chemin que j’ai suivi est celui que vous devez prendre. » Être soi-même, — il ne nie point qu’il l’a voulu ; loin de là, puisqu’il le veut encore. Le glacier, l’avalanche et la nuit lui font horreur ; mais dans ce froid nocturne, il persiste à croire qu’il n’y a pas de plus belle couche pour un homme.

Dans les victoires de la raison, quel profond désenchantement de la raison ! Qu’elle est morte, dans toute sa gloire ! Que sa parfaite logique est peu persuasive ! Qu’elle m’est de peu quand elle est tout ! Il est bien vrai que je ne vis pas de théorèmes ; et, à cet égard, la différence du plus juste, du plus étendu en ses conséquences, au plus pauvre et sans suite, n’est pas grande. J’ai connu tous les jours davantage combien l’amour et la foi vont ensemble : la vie porte là-dessus. La foi est vraiment née de l’instinct ; et l’instinct fait tourner les mondes, qui ne savent même pas s’ils tournent, et n’ont aucun besoin de le savoir, pour tourner. Il va sans dire que l’instinct, comme la passion, paraît une faiblesse aux gens de raison, et presque une face du crime. Leur sagesse prévoit un siècle et un monde sans passion, comme on a compté sur un âge sans péché. Mais pourquoi s’en tenir là ? et pourquoi pas un monde sans vie ? La sagesse ne sera vraiment sage que si elle se passe de la vie.

C’eût été le compte de l’intelligence. Être soi-même, dit Ibsen ; il sait à quoi il se condamne : toujours le nom de l’amour lui vient aux lèvres ; le regret d’aimer l’obsède. Être soi-même, fait-il par force ; nous aimer, rien ne vaut que d’aimer, qui est à dire : de n’être pas soi-même. Ibsen distingue en vain la loi des hommes et la loi des trolls, celle des êtres libres qui commande : « Sois ce que tu es, » et celle des êtres bornés qui dit : « Suffis-toi à toi-même. » Je vois partout des trolls, et presque pas un homme. L’idée d’être un homme infatue tous les hommes : comble de ridicule en presque tous. Comme s’il était permis à leur indigence d’y prétendre ; et comme s’il n’en coûtait pas toute leur fortune, même aux héros.

Qu’on le donne, qu’on le prenne, qu’on le rende, il n’est point d’amour qu’à ne plus être soi. Le supplice du moi est-il donc fait pour tous ? — À quoi bon y précipiter la foule des hommes, que son pauvre instinct eût sauvée, mille fois plus sûr que toute sagesse ? — Être soi-même ? Comme si plus d’un homme l’était, ou pouvait l’être, tous les vingt ans, entre vingt millions ? Comme s’il y trouvait, non pas même la joie, mais seulement un peu de repos ? Comme si toute la beauté, toute la vertu, toute la force humaine enfin d’hommes en nombre infini, n’était pas à ne jamais être soi-même, supposé qu’il leur fût possible de choisir ? — Bien loin qu’ils doivent l’être, qu’ils ne vivent au contraire qu’à la condition de ne l’être pas. La pire trivialité n’est point du tout d’être comme les autres ; mais, n’ayant point reçu le don mortel de l’originalité, de prétendre à en avoir une. Ô la triste singerie ! En vérité, c’est aux singes que le royaume des cieux n’est pas promis.


L’amertume. — C’est l’excès de ma joie qui fait l’excès de ma misère.

L’amour sans bornes de la vie est l’espace infini où je succombe. Je tremble à cause que j’aime. Je m’éveille dans l’épouvante, à cause de la splendeur du rêve où je m’endors. Et l’horreur du néant se mesure à la beauté enivrante de vivre.

Quand on mesure la passion la plus puissante et l’effort le plus noble de l’âme à l’effet qui les suit, le cœur se brise de tristesse : la flèche trempée dans le curare ne contracte pas les muscles, et ne les frappe pas d’une roideur plus convulsive. La déception est encore plus tétanique, si l’on compte la force que l’on a pour agir et pour aimer, à la trahison du monde. L’intelligence a si peu de part à ce profond ennui, qu’elle donne raison au monde. Que ferait-il de cet amour, de cette force, de cette riche action ? Il ne lui en faut pas tant. Il se défie : là-dessous, il sent le moi qui se cache.

Quelle vaste dérision ! Une moquerie inhumaine fait mon immense perspective. Et je n’y puis répondre par la raillerie : même jouée, mon âme ne joue pas. Vouée au rêve, et en sachant la suprême vanité, elle préfère ses miracles à l’horrible insulte de ce désert. À la dérision de la vie, répond la grande amertume.

Déception perpétuelle, ennui total, vide au noyau des passions les plus pleines, et, chemin faisant, une joie merveilleuse qui n’a pas de sens, — rien ne pourra me forcer de faire l’écho au rire qui m’insulte. Mon amour de la vie me confond bien plus que ma tristesse. Car, pourquoi me duper ainsi moi-même, et d’une telle ardeur que chaque instant renouvelle ?

À quoi mesurer la grandeur du moi, sinon au désespoir qu’il y trouve, et au défi passionné de rédemption qu’il y nourrit ? — De là naît l’amertume. Ibsen est bien amer.

L’amertume est l’ironie naturelle aux âmes fortes. La salutaire amertume vient du moi, et y retourne. Elle est comme une Victorieuse qui, debout et seule dans la victoire, laisse tomber ses bras : À quoi bon ? et que ferai-je du triomphe ? Triompher pour triompher ? Mais je ne suis pas un petit enfant qui joue, pour m’en satisfaire. Après s’être bien roulé sur le sable, l’enfant a sa mère, qui le met à table, le caresse, et le couche près d’elle, veillant même sur sa nuit.

Salutaire amertume pourtant, en ce que le cœur y compare sans cesse l’extrême, l’unique douceur de l’amour. Il est bien passé, le temps où l’on pouvait être plus amer aux autres qu’à soi-même. Le moi, c’est l’astre qui compte ses instans et qui se sent descendre. Ha ! bien plus encore : c’est le soleil passionné de la vie, à son couchant dans la mer de la mort.

Le moi, c’est la mort.


Le désir d’amour. — Pour se rendre plus noble, et pour croire à sa noblesse, le moi se fait tout esprit. Il abdique volontiers les passions, et, loin de l’instinct, il s’intronise dans le royaume mort de la connaissance. Il le croit faisable, du moins. Dans la pratique, l’esprit ne conçoit guère un autre lui-même ; et il n’y croit pas.

Le moi n’aime pas qu’une personne humaine soit entée sur sa personne. Il se défie de ce scion vivant qu’on veut insérer à sa tige. Il se plairait plutôt à ébrancher les arbres voisins : car tout lui fait ombre. Qu’il le veuille ou non, le moi est le profond ennemi de l’amour.

Pour ses premières armes, et sans même y faire effort, l’amour tue le moi. Dans la femme la plus pervertie, il lui reste cette force. C’est pourquoi la tentation est si aiguë de faire souffrir les femmes qui nous aiment, — et pourquoi tout bonheur est perdu, si l’on y cède. Ceux qui ont passé par là, ont su, depuis, la grande vengeance du cœur : pas une raison de tourmenter ceux qui nous aiment, qui ne soit folle. Que les femmes soient amères comme la mort : mieux vaut encore souffrir par elles, que de les faire souffrir.

Après tout, la douleur est la marque de l’amour. La pitié vient au cœur pour ce qu’on aime. Amour, à toute force, veut effacer la douleur. Il n’en est qu’un moyen : à soi, qu’amour la prenne. Dans une âme puissante, le désir de la consolation est pareil à la convoitise de la volupté la plus tranchante ; et la soif est égale de bercer une créature dans le bonheur qu’on lui donne, et dans la souffrance qu’on lui fait oublier. Telle est la récompense infinie de l’amour : un oubli de soi.

L’esprit l’ignore. Le grand désir d’amour, c’est la pitié : plaindre, et même être plaint. Le moi est un adulte, presque un vieillard : il méprise ces berceaux ; il ne comprend guère cette douceur ; il la repousse. Ibsen, plein de dons qu’il n’a pu faire, connaît la victoire de ce cruel amour qui n’a point de pitié, qui ne procure pas l’oubli, et n’offre enfin à l’homme que les délices d’un combat. Vivre toujours tendu, l’épée à la main ; toujours agir, et toujours marcher droit, même dans le vide, même quand on le sent aussi vide qu’il est ; toujours se débattre, pour toujours dominer, et sur un empire misérable : quelle dureté ! Quel absurde parti ! Et, sur le tard, si l’on regarde derrière soi la route méprisée, puisqu’on a fini de la parcourir, quel regret !

Je vois dans Ibsen une douleur bien rare : il n’a pu s’oublier. La merveille n’est pas de garder la mémoire, c’est d’en souffrir. Son désespoir lui rappelle que riche du grand amour, il n’a pas su en être prodigue. Il faut plaindre les pauvres de cœur ; mais combien plus ceux qui sont les plus riches, et nés pour donner : à la fin, ils se déplorent eux-mêmes, et leur richesse qu’on envie. Car ce n’est encore rien d’avoir tant à donner : considérez la misère de n’avoir pas trouvé à qui l’on donne. On demeure en soi, malgré soi. On tue l’amour, sans le vouloir, à force de le chercher. Et sans plaisir : on n’a même pas eu la joie du meurtre, cette basse passion du moi, qui fait les âmes meurtrières.


ix. — le moi est le héros qui désespère

Ô la dure passion, celle d’être ! Chaque heure du jour la renouvelle. Tout est beau ; tout est sans prix ; et tout fuit. L’amour n’est-il pas beaucoup plus impitoyable que la haine ? — L’amour me fait sentir à tout instant la valeur et l’étendue de ma perte. Le bonheur des saints est celui-ci : ils possèdent davantage à mesure qu’ils perdent. Tout ce qui leur est pris d’instant en instant, leur fait un étrange avancement d’hoirie. J’entends la gaieté des saints. Pour tel que va le commun des hommes, les optimistes jouissent le moins de la vie, il me semble ; ils ignorent les délices tremblantes de la possession très précaire, qui la font goûter cent fois dans le cœur et dans la pensée comme par le fait de la chair même.

Ô de toutes les passions la plus dure, — celle d’être ! Plus tu aimes la vie, et plus tu désespères de vivre. Car, tu en sais bien la fin : ici, un souffle ; et la lumière est éteinte. Et que cette divine illumination brille sous le ciel sans moi ? — Quel abîme de désespoir m’ouvrent mes seules ténèbres !

Les sages sont sans doute les médiocres, selon l’opinion des anciens. Et les médiocres sont les indifférens. Mais les plus tristes aiment le plus la vie. Ils sont l’âme du sablier qui s’écoule. La profonde amertume est déjà sur la langue des hommes, qui ont baigné de tout leur être dans la lumière du soleil, qui l’ont aspirée par tous les pores, comme un fleuve de miel. Ce n’est pas à cause que mon père a mangé du fruit vert, que j’ai la bouche agacée du goût aigre ; mais parce qu’il a trop aimé le miel, et que mes lèvres en sont barbouillées : elles l’ont été dès les siennes. Chaque jour, cette onction délicieuse s’épuise ; et plus je la dévore, plus j’en suis avide ; et ma gorge se fait très amère.

Ibsen est le type de la grande amertume. C’est le goût propre de la vérité. Et son propre mouvement, c’est qu’elle dévaste.

Qui peut nier l’importance souveraine de Dieu pour la vie de l’homme ? — Je laisse de côté la conduite ; car, si la peur n’a point créé les dieux, la crainte suffit à créer les lois. En politique, les plus forts s’arrangent toujours pour être les plus justes ; ou pour le paraître, ou forcer les plus faibles à le croire, s’ils ne le sont pas. Mais bien plus que la cité, c’est le bonheur de l’homme qui est en jeu. Il est étonnant que si peu de gens s’en doutent. Comme le sang coule dans les veines, l’attrait du bonheur se répand, dès l’origine, dans l’âme vivante. Toute la vie gravite vers le bonheur. C’est la première loi. Rien n’est calculable que selon elle. Je ne pense point qu’aucune orbite y satisfasse, sinon celle de la foi, et si l’on veut, de l’ignorance. Je ris d’une sagesse qui détruit le bonheur. Athènes n’a pas si mal fait de donner la ciguë au trop sage Socrate. Je ne vois point de bonheur qui ne justifie toute ignorance. Si pauvre soit-il, et si épaisse qu’on la voudra. Ibsen en est plein d’atroces exemples : jusqu’à la fin, il montre qu’un même coup de vent emporte l’ignorance et les semblans du bonheur. Il ne jouit pas de son œuvre ; il en pèse les ruines. « Écoutez-moi bien, » dit Solness. « Tout ce que j’ai réussi à faire, à bâtir, à créer, à rendre beau, solide… et noble cependant, — tout cela, j’ai dû l’acheter, le payer, non pas avec de l’argent, mais avec du bonheur humain. Et non pas même avec mon propre bonheur, mais avec le bonheur d’autrui. »

Il faut croire, et ne pas le savoir. Ou, il faut ne croire à rien, mais ne pas s’en douter.

On nous parle sans cesse des anciens, qui, dit-on, n’avaient pas besoin de Dieu pour vivre. En effet, il leur en fallait cent, et plutôt que de n’en pas avoir un, ils s’en donnaient mille. Qu’importe l’opinion de deux ou trois philosophes ? Ils n’ont jamais compté pour rien. La philosophie n’est jamais qu’un dialogue des morts. Il faut des dieux aux vivans. Sauf quelques maîtres de danse qui inventent l’histoire pour s’en faire des argumens, tout le monde sait que la cité antique est née du culte. La religion est mêlée à tous les actes de la vie publique. Le peuple y est plus dévot qu’il ne l’a jamais été depuis. La cité antique est fondée sur l’autel des dieux. Toute la différence est que ces dieux ne commandent point la vertu ni le scrupule par leur exemple ; mais les lois y ont toujours suppléé, et fort durement. La manie de confondre la religion dans la morale n’est pas le fait d’un esprit bien libre. Que toutes deux se soutiennent, il est vrai ; mais inégalement. L’une se passe fort bien de l’autre, — qui est la religion. La morale ne lui rendra pas la pareille : elle ne peut. C’est à la vie même que se lie la religion ; elle procède de l’instinct le plus puissant dans l’homme, le désir de vivre. La morale n’est, toute seule, qu’une règle générale de convenance : il s’agit d’accorder les actes et les appétits de chaque homme à ce qu’exige le puissant instinct commun à tous. C’est pourquoi la morale varie ; et la religion ne s’en soucie guère : elle ne s’inquiète pas de ses variations ; car le fond de l’homme demeure le même.

Il n’est pas un de ceux qui invoquent les anciens, qui pût souffrir, un seul jour, la vie antique. Goethe était plus prudent : il voulait que l’on accordât l’ancien plaisir de vivre et la souffrance nouvelle. Et enfin, ces temps sont fabuleux. Quoi encore ? Les grandes âmes, dans l’antiquité, étaient tristes aussi.


L’ironie n’est pas médiocre de voir les grands esprits rejeter la religion, sans pouvoir se défaire de la morale. Ibsen est admirable dans cette entreprise. On lui croirait des remords. Je sais bien ce que c’est : sur les ruines, c’est le cri de la vie.

La morale est le journal de la religion. On brûle tous ses livres, et on ne peut se passer de lire le journal. Ibsen se rend peu à peu entièrement libre de Dieu, du culte et de toute église. Il ne se délivre pas de soi. Il essaie en vain de dépouiller la morale. Pas un homme un peu profond ne ferait mieux que lui : nous nous regardons trop faire. Quand nous invoquons le plus la vie, et que nous portons plus avidement la main sur elle, c’est qu’elle nous échappe. De quoi s’affranchit-on ? — De la vie, et non de ce qui la gêne. On ne dépouille pas même l’instinct de vivre : on ne rejette que le goût qui y attache. Et l’on ne peut se délivrer de la conscience. C’est le contraire qu’il faudrait faire, si l’on était sage ; mais c’est ce qui n’est pas possible. La sagesse ne manque pas tant que les moyens.

Pour être libres, et par une pente fatale, nous détruisons tout ce qui n’est pas le moi : c’est en vain. Bientôt, en dépit de tous les efforts, le moi rétablit ce qu’il a voulu détruire. Mais la joie a payé les frais de la guerre.

Quiconque arrive à la connaissance de cette détestable contradiction, se désespère : il s’est découvert une incurable maladie. Et ceux qui ne la découvrent pas, font pitié à penser : ce sont des infirmes qui proposent leurs béquilles et leur paralysie en panacée non seulement aux malades, mais aux gens bien portans.

L’esprit n’exige aucunement le bonheur de l’homme, ni la vie. Voilà ce qu’on ne peut trop redire. Cet impassible ennemi tend à tout le contraire. Comme s’il devait tant s’agir de l’esprit, quand il s’agit d’abord de vivre ?

Ibsen se replie sur soi-même, comme la forêt que courbe un éternel orage, et le vent la fait moins ployer qu’il ne la violente. Ainsi nous tous, qui sommes sans espoir, nous vivons en Norvège. C’est un climat de l’âme ; et il règne aussi en Angleterre, quelquefois, et parfois aussi en Bretagne. On peut quitter un pays, et se porter dans un autre ; on laisse l’océan derrière soi. Peut-être même, l’amour aidant ou, s’il en est, une autre occasion divine de fortune, — l’âme connaît-elle diverses saisons. Mais le climat de la pensée, une fois établi, ne varie guère ; l’intelligence le fixe une fois pour toutes ; et le siècle nous y retient avec une inflexible rigueur. On ne s’échappe pas ; ni on n’échappe au monde, ce qui est pis. Que ce monde-ci croie à la joie, et qu’il la goûte, ou qu’il ait l’air d’y croire, il fait comme s’il y croyait. De là vient la loi sans pitié que la foule des hommes fait peser sur l’homme sans espérance. Il n’est pas aimé, ni même haï, si l’on veut : il est mis à l’écart. Il a voulu l’être ; ou plutôt il y a été forcé, en vertu de sa nature, à raison de ce qu’il est et de ce que sont les autres. Mais combien ils se sont tous compris, à demi-mot, sans se concerter, pour rompre tous les ponts entre les deux rives ! Voilà notre Norvège et le climat social de ceux qui, privés de Dieu, ne se peuvent passer de Dieu ; à qui la vie ne rend presque rien de l’immense trésor qu’ils y placèrent, et qu’ils y ont perdu.

Il n’est pas si facile que les rhéteurs et les médiocres le prétendent, de se faire un Dieu du genre humain. Le corroyeur de Paphlagonie a beau se frapper sur la cuisse, le dieu dont il est membre, et l’une des plus fortes bouches, ce dieu n’est pas de ceux qu’on accepte les yeux fermés, ni à qui l’on se livre : car adorer, c’est se livrer. Mais au contraire, ceux qui ont été si puissans que de se soustraire à toute contrainte, et de tout immoler, même le bonheur, à la passion d’être libres, ceux-là, qui ont repoussé le meilleur maître et le plus beau de tous, ne sont pas près de se livrer à la première puissance venue. Eût-elle nom « Humanité, » elle n’est pas si belle que son nom ; et comme il faut toujours que des hommes vivans fassent un corps aux abstractions, pour qu’elles aient l’air de vivre, celle-ci leur emprunte une laideur par trop insolente, même dans une idole.

Que reste-t-il en cette extrémité ? — Une douleur passionnée d’avoir vécu, que le désespoir de mourir rend manifeste ; et le regret sans fin de l’unique bonheur : c’est le regret du grand amour ; et, ne l’ayant pas reçu, le remords de ne s’être pas entièrement donné soi-même. Car à moins de l’éternelle vie, cette vie ne nous est rien que la somme de tout ce que nous pouvons perdre.

Dans les honneurs qu’on lui a rendus, Ibsen m’a paru le plus dédaigneux des vieillards. Au banquet que lui offrirent les femmes libres, il fit en deux mots l’éloge de la famille. Ayant dîné avec eux, il dit aux révolutionnaires qu’il allait finir la soirée chez le roi ; et aux courtisans il annonça, du ton discret ordinaire à son exquise politesse, qu’il irait souper chez les anarchistes. Ce grand homme ne croit plus guère aux idées. L’artiste seul demeure. Il est fidèle, par tempérament, à la fiction d’une vie libre et pure. Avant tout, sa fibre est morale : c’est elle qui fait le lien entre les contradictions. Il a la conscience forte, comme il a de gros os.

Je suis d’un œil avide son déclin furieux. Une immense amertume se fait jour dans son indulgence et son mépris. Il ne pense qu’à soi ; il ne vit que pour soi ; et sans doute avec horreur. Les outrages de la fin, les atteintes de la vieillesse et de la mort, il se roidit là contre, comme on se défend d’une irréparable injure. Il fait le brave. Dans ses maux, il lève la tête, et je crois l’entendre faire son Oraison du mauvais usage des maladies.


Je m’irrite, parce que je suis seul ; et qu’il ne me reste rien.

Je n’avais que la vie. Je la méprisais comme un néant. Et pourtant, elle seule était solide ; elle est encore tout ce que je tiens, et qui déjà m’échappe. Ainsi, je suis enchaîné tout entier à ce qui n’est presque point. Précieuse et misérable vie ; fortune qu’il faut perdre, et qu’on ne retrouve pas ; nulle et réelle toutefois, en ce qu’elle est la seule où l’homme puisse atteindre, dès l’instant qu’il ne peut plus sortir de lui.

Elle ôtée, je perds tout : et je me le dis sans cesse. Et le cours du soleil, l’ombre qui me suit, sans cesse le répète. Le vieillard est celui qui fait les comptes de sa perte et qui ne peut s’en détacher, chaque heure effaçant un nombre à la colonne des chiffres : à l’avoir de mon bien, plus qu’une page ; plus qu’une demie ; plus que trois lignes ; plus… Qui me consolera dans l’ignoble extrémité de ne plus être ? Sont-ce les hommes ? Mais ils continueront bien d’être sans moi. Il faudrait que je crusse infiniment à moi-même, pour un peu croire à vous. Mon éternité seule pourrait être le gage de la vôtre.

Vos bons offices ne m’aideront pas à mourir. La sainteté ne dépend pas de vous. Il est trop tard. Je vous en veux de ce que vous n’avez pas fait, d’abord, en voyant ce que depuis vous vous mêlez de faire. Vous m’aideriez bien à mourir ? — C’est à vivre qu’il fallait m’aider : j’y aurais pu garder foi ; vous l’avez ruinée de bonne heure, au contraire. Je n’ai rien dû qu’à moi seul. Et s’il n’avait tenu qu’à vous… Désormais je suis pour moi-même ce qu’autrefois vous fûtes ; et ce que j’étais alors pour moi, vous l’êtes en vain : je n’y crois plus.

Je vous le dis amèrement : vous ne m’avez pas connu.

La force de l’homme qui ne s’emploie ni dans la politique, ni dans les journaux, ni dans les affaires, ni dans les armes est ce que l’on connaît le moins. Il n’est médecin ou savant ingénieur qui ne se croie bien plus utile qu’un saint ou qu’un grand poète, — et, après tout, qui ne le soit. Je n’y contredis plus. Mais quand les gens d’affaires, le soir, se mettent au lit, ils se couchent assurés d’avoir donné un effort incomparable, ayant usé du jour à leur profit, et à celui des autres hommes par surcroît. C’est en quoi ils se trompent. Pour le prix et l’utilité, il va sans dire que le labeur de ces hommes affairés vaut son poids d’or ; et chaque médecin, chaque journaliste est un digne Titus qui, sur le tard de la nuit, peut se rendre le témoignage de l’empereur romain. Mais pour la force et la valeur qui bat au cœur d’un homme, un saint dans sa cellule, et le grand poète devant son écritoire, ne souffrent pas qu’on les compare à personne ; et pourtant, ni le premier ne se vante, ni le second n’est sûr de rien. Ils disent comme moi : « Je suis ma propre ombre… Ma conscience inquiète me torture. J’ai vu, soudain, que tout, vocation, travail d’artiste, et le reste, ce ne sont que choses creuses, vides, insignifiantes au fond[8]… »

Il vous est trop facile aujourd’hui de m’entourer, après m’avoir condamné à la fuite. Qu’ai-je à faire de vos louanges ? Ce n’est même pas un semblant d’amour : car on n’aime en vérité que ceux qui souffrent ; vous m’avez laissé souffrir solitairement.

Que suis-je pour vous ? Rien de plus qu’un nom, une façon de statue. Vous me montrez aux étrangers, je le sais. Vous me couronnez comme un mort : c’est les tombes que l’on fleurit. Je vous saurai gré de l’admiration, quand la pierre du sépulcre sera chaude de vos lauriers. Mais qui aime les tombes ? On se glorifie d’elles, qui ne nous sont rien. En moi, vous ne vantez que vous. Je n’ai jamais pensé à vous vanter en moi.

C’est l’amour qu’il me fallait, et quand je pouvais le rendre, aussi vif, aussi chaud que je l’ai senti : jeune et fort, comme j’étais, et comme il me semble si indigne de ne plus être. Alors, j’eusse vécu ; et tout eût été changé. Oh ! combien je vous reproche la vie que j’ai tant de fois découverte, et que je n’ai pas possédée ! Ce soir, je regarde derrière moi ; je pense avoir fait le rêve de vivre, comme le pauvre, mourant d’inanition, songe dans son dernier sommeil qu’il s’assied au haut bout de la table, pour un festin royal.

Vous protestez en vain de vos sentimens pour moi. Il est trop tard, vous dis-je. Il est toujours trop tard ; et peut-être, pour tout.

Il est trop tard pour me plaire au succès. Nous ne parlons plus la même langue. La jeunesse est passée. Je ne sais plus me vendre. La monnaie du bonheur n’a plus cours dans ma maison. Qu’en ferais-je ? La douceur de vivre, la joie des passions au soleil, l’ivresse de croire et de gravir la montagne, quand on ne pense même pas jamais descendre, voilà les biens que vous ne pouvez pas me donner. Pourtant vous avez su me les prendre. Tous vos trésors prodigués ne me les rendraient pas. La fortune et la gloire, comme vous dites, ne sont que la rançon d’un prisonnier, que vous avez fait mourir dans sa prison, avant de le délivrer. Je suis maintenant captif de la mort. Perdu dans ce terrible infini du vide, où l’homme ne tombe peut-être au précipice que poussé par la désolation, ou pour avoir glissé sur l’arête d’une route glacée, — je roule maintenant sur la dernière pente.

Laissez donc. Je vous dis merci ; je prends vos offrandes ; et votre applaudissement fait un bruit agréable à mes oreilles. Mais ne comptez pas sur une plus ample reconnaissance. Je ne vous aime pas. Vous ne m’avez pas assez donné, quand il était temps.

Je suis le type du meilleur homme, et du pire : celui qui ne peut plus vivre et qui vit cependant. L’horreur de chaque vertu m’est présente ; et le bien dans chaque crime. Tout est condamné par l’homme, qui ne juge qu’en homme. Je suis celui qui sais vouloir et qui déteste sa volonté.

Je ne me plains pas : car de quoi serait-ce ? Je devais être ce que je suis. Et vous deviez être ce que vous êtes. Il fallait que je finisse dans l’amertume de vos honneurs, comme je devais vivre dans la solitude. Il fallait que vous en fussiez coupables envers moi ; mais je l’ai été contre vous, de n’être pas ce que vous êtes. Je sais aussi ce crime. Parfois, je m’en absous.

Le seul qui soit mon égal en Europe se meurt, comme je fais, malade aussi et au même âge : mais heureux, celui-là, jusque dans la dernière angoisse. Voilà en quoi il me domine : il a le bonheur : il n’est que de croire à la vie, pour croire à soi-même. Sa foi lui vient de vous, hommes. À moi, vous l’avez refusée. Je suis plus intelligent que lui : je le comprends et il ne me comprend pas. Mais c’est peu de l’intelligence.

Je vais me taire. Je vous ai habitués à beaucoup de silence. Je n’ai pas ouvert bureau public de conseils, d’oracles ni d’avis. Je me suis détourné de toute votre politique. Ma bouche est pleine d’ennui parce que je vous parle. L’atroce sentiment de ne point avoir en vous de semblables, était sans doute en moi de tout temps ; mais combien vous l’avez fait grandir ! La foi vient de vous seuls, ô hommes ; et de vous seuls, la vie. Ainsi ma grande mort vous accuse. Car je suis grand. Mais si j’ai la grandeur, depuis longtemps, je sais, moi, que j’ai la mort égale. Et c’est de quoi je me désespère : rien de plus ne m’est laissé.

Qu’importe le dernier été, et les froides illuminations de la gloire ? Qu’importe toute victoire ? où il n’y a qu’un homme et que la vie, il n’y a rien ; la mort coupe au plus court. Seule elle est là, l’inévitable torture. Tous les biens du monde, en vain, chargeraient ma tête : j’en serais écrasé davantage. C’est en vain que l’on me ferait les plus riches promesses : possesseur de l’univers entier, il me manquerait l’espérance du seul bien désirable : je suis dépossédé de ce qui dure. Je triomphe et je désespère. Je me possède ; je vous possède ; et je n’ai rien.

A. Suarès.


  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Cf. Quand nous nous réveillerons d’entre les morts.
  3. Maître Solness, Borkmann, Rubeck, le docteur Stockmann, Mme  Alving ont cet âge.
  4. Beaucoup de ces femmes étaient des étrangères. La plupart invoquaient l’exemple de l’Amérique et de la Scandinavie.
  5. N’est-ce pas Heddah Gabler, et Hilde ?
  6. La Dame de la mer.
  7. La majorité a toujours tort, en effet, dit Ibsen, — la maudite majorité compacte. Et à ceux qui bénissent le grand nombre il répond ainsi par une malédiction.
  8. Quand nous nous réveillerons,… Acte II.