Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/I/Oubly d’Amour

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Ovbly d’amovr. CXIII.


ON le repreſente par vn Enfant couronné de Pauots ; qui a des aiſles, & qui prés d’vne fontaine, au bord de laquelle ſont eſcrits ces mots, Fons Cyzici, dort nud ſur la terre, où il vient de rompre ſon arc & ſes fléches.

Les aiſles que nous donnons à cét Enfant ſont des ſymboles d’Oubly ; qui font voir qu’Amour n’eſt pas touſiours ſi bien imprimé dans le ſouuenir de ceux qui aiment, qu’il ne s’enfuye & ne s’en volle quand on le faſche. A quoy toutefois s’oppoſent quelques Autheurs, qui ſouſtiennent ; Que ce n’eſt pas luy qui s’enfuit, mais pluſtoſt l’Amant volage. Comme en effet, pour ſuiure les diuers mouuemens de ſon ame, il s’abandonne à l’inconſtance, & ne peut tenir en arreſt ſes penſées.

Nous peignons icy l’Amour endormy, pource que les Amans n’ont pas pluſtoſt oublié le ſujet aimé, que les fonctions de leur ame ſemblent entierement aſſoupies ; De maniere qu’autant qu’ils ont eſté ardens apres la pourſuitte de la beauté deſirée, autant deuiennent-ils laſches, quand ils deſeſperent de la conqueſte qu’ils s’imaginent de pouuoir faire.

Le Pauot dont cét Efnant eſt couronné, ſignifie le Sommeil & l’Oubly ; Car cette plante produit d’ordinaire ces deux effets en la perſonne de ceux qui en vſent par excez. Or eſt-il qu’il n’y a celuy qui ne ſçache bien que le Sommeil & l’Oubliance ont vne conformité ſi grande, qu’ils ſont comme inſeparables. Le Poëte Euripide nous apprend cette verité, lors qu’il feint qu’Oreſte leur attribuë la cauſe du relaſche que ſa fureur luy a donné, & qu’il en remercie l’vn & l’autre quand il s’eſcrie,

__Seule cauſe de mon repos
Sommeil, à qui ie porte enuie ;
O que tu me viens à propos,
Pour adoucir les ennuis de ma vie !
__Et toy doux oubly des malheurs,
Deité ſage & venerable,
O que tu fais tarir de pleurs,
Et qu’aux mortels ta main eſt ſecourable !

Or ce qu’il y a de plus remarquable en ces vers, c’eſt que ce

grand Poëte appelle ſage & venerable l’oubliance des maux, pour monſtrer combien ſont dignes d’honneur & de veneration ces perſonnes genereuſes, qui ſçauent oublier les paſſions deſreglées ; Au contraire de ces autres, qui s’y abandonnent entierement, & qui font gloire de leurs ſenſualitez plus que brutales.

Quant à la Fontaine de Cyzique ; ainſi appellée d’vne ville de ce meſme nom, que les Geographes diſent eſtre en la Natholie, ce n’eſt pas ſans raiſon qu’elle eſt icy miſe pour vn ſymbole d’oubly : Car s’il en faut croire Pline, elle auoit la proprieté de faire perdre le ſouuenir de la choſe aimée à tous ceux qui beuuoient de ſon eau ; Ce que ie tiendrois pour fabuleux, ſi Pauſanias en ſes Achaïques n’attribuoit vne pareille vertu à la riuiere Sellienne.

Quelques-vns voulant ſignifier l’oubly des meres enuers leurs enfans, peignent vne Femme qui porte penduë au col en forme de joyau, la pierre que les Grecs appellent Galathite, & en ſa main droite vn œuf d’Auſtruche.

Cette pierre dont Pline fait mention, eſt fort à propos attribuée à la Femme dont nous parlons, pource que ſelon le meſme Autheur, elle a vne ſecrette proprieté d’augmenter le laict aux nourrices, & pareillement de faire perdre la memoire des choſes paſſées. Tellement que par vne façon de parler figurée, nous pouuons bien dire des merres qui oublient leurs enfans, Qu’elles ont au col la pierre Galathite.

Pour la meſme raiſon encore on les compare aux Auſtruches, qui pour faire eſclorre leurs œufs en Eſté les enſeueliſſent dans le ſable, & vn peu apres ne ſe ſouuiennent plus de les y auoir mis : Ce que le patient Iob remarque fort bien, quand il s’eſcrie. L’Autruſche laiſſe ſes œufs à terre, & les oublie, au hazard de les fouler aux pieds.