Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle/Septième Étude
Étant donné,
L’Homme, la famille, la SOCIÉTÉ ;
Un être collectif, sexuel et individuel, doué de raison, de conscience et d’amour, dont la destinée est de s’instruire par l’expérience, de se perfectionner par la réflexion, et de créer sa subsistance par le travail ;
Organiser les puissances de cet être, de telle sorte qu’il reste perpétuellement en paix avec lui-même, et qu’il tire de la Nature, qui lui est donnée, la plus grande somme possible de bien-être.
Tel est le problème.
Ce problème, on sait comment les générations antérieures l’ont résolu.
Elles ont emprunté à la Famille, à la partie moyenne de l’Être humain, le principe qui lui est exclusivement propre, l’Autorité ; et de l’application arbitraire de ce principe elles ont fait un système artificiel, varié suivant les siècles et les climats, et qui a été réputé l’ordre naturel, nécessaire de l’Humanité.
Ce système, qu’on peut définir le système de l’ordre par l’autorité, s’est d’abord divisé en deux : l’autorité spirituelle, et l’autorité temporelle.
Après une courte période de prépondérance, et de longs siècles de luttes, le sacerdoce semblait avoir définitivement renoncé à l’empire ; la papauté avec toutes ses milices, que résument actuellement les jésuites et les ignorantins, avait été rejetée en dehors et au-dessous des affaires humaines.
Depuis deux ans, la puissance spirituelle est en voie de ressaisir la suprématie. Elle s’est coalisée, contre la Révolution, avec la puissance séculière, et traite maintenant d’égale à égale avec celle-ci. Toutes deux ont fini par reconnaître que leurs différends provenaient de malentendu, que leur but étant le même, leurs principes, leurs moyens, leurs dogmes, absolument identiques, le Gouvernement leur devait être commun, ou plutôt, qu’elles devaient se considérer comme complément l’une de l’autre, et former, par leur union, une seule et indivisible Autorité.
Telle est du moins la conclusion à laquelle arriveraient peut-être l’Église et l’État, si les lois du mouvement dans l’Humanité rendaient de semblables réconciliations possibles, si déjà la Révolution n’avait marqué leur dernière heure.
Quoi qu’il en soit, il importe, pour la conviction des esprits, de mettre en parallèle, dans leurs idées fondamentales, d’un côté, le système politico-religieux, — la philosophie, qui a distingué si longtemps le spirituel du temporel, n’a plus droit de les séparer ; — d’autre part, le système économique.
Le Gouvernement donc, soit l’Église et l’État indivisiblement unis, a pour dogmes :
1. La perversité originelle de la nature humaine ;
2. L’inégalité essentielle des conditions ;
3. La perpétuité de l’antagonisme et de la guerre ;
4. La fatalité de la misère.
D’où se déduit :
5. La nécessité du gouvernement, de l’obéissance, de la résignation et de la foi.
Ces principes admis, ils le sont encore presque partout, les formes de l’autorité se définissent elles-mêmes. Ce sont :
a) La division du Peuple par classes, ou castes, subordonnées l’une à l’autre, échelonnées et formant une pyramide, au sommet de laquelle apparaît, comme la Divinité sur son autel, comme le roi sur son trône, l’Autorité ;
b) La centralisation administrative ;
c) La hiérarchie judiciaire ;
d) La police ;
e) Le culte.
Ajoutez, dans les pays où le principe démocratique est devenu prépondérant :
f) La distinction des pouvoirs ;
g) L’intervention du Peuple dans le Gouvernement, par voie représentative ;
h) Les variétés innombrables de systèmes électoraux, depuis la convocation par États, usitée au moyen âge, jusqu’au suffrage universel et direct ;
i) La dualité des chambres ;
j) Le vote des lois et le consentement de l’impôt par les représentants de la nation ;
k) La prépondérance des majorités.
Telle est, en général, l’architecture du Pouvoir, indépendamment des modifications que chacune de ses parties est susceptible de recevoir, comme par exemple le Pouvoir central, qui peut être tour à tour monarchique, aristocratique ou démocratique : ce qui a fourni de bonne heure aux publicistes une classification des états d’après leurs caractères superficiels.
On remarquera que le système gouvernemental tend à se compliquer de plus en plus, sans devenir pour cela plus régulier ni plus moral, sans offrir plus de garanties aux personnes et aux propriétés. Cette complication résulte, d’abord, de la législation, toujours incomplète et insuffisante ; en second lieu de la multiplicité des fonctionnaires ; mais surtout de la transaction entre les deux éléments antagonistes, l’initiative royale et le consentement populaire. Il était réservé à notre époque de constater, d’une manière définitive, que cette transaction, rendue inévitable par le progrès des siècles, est l’indice le plus certain de la corruption, de la décadence, et de la disparition prochaine de l’autorité.
Quel est le but de cet organisme ?
De maintenir l’ordre dans la société en consacrant et sanctifiant l’obéissance du citoyen à l’État, la subordination du pauvre au riche, du villain au noble, du travailleur au parasite, du laïc au prêtre, du bourgeois au soldat.
Aussi haut que la mémoire de l’humanité remonte, elle se trouve organisée, d’une manière plus ou moins complète, sur ces bases, qui constituent l’ordre politique, ecclésiastique ou gouvernemental. Tous les efforts tentés pour donner au Pouvoir une allure plus libérale, plus tolérante, plus sociale, ont constamment échoué : ils sont même d’autant plus infructueux qu’on essaye de faire au Peuple une part plus large dans le Gouvernement, comme si ces deux mots : Souveraineté et Peuple, qu’on a cru pouvoir accoler ensemble, répugnaient autant l’un à l’autre que ceux-ci, Liberté et Despotisme.
C’est donc sous cet inexorable système, dont le premier terme est le Désespoir et le dernier la Mort, que l’humanité a dû vivre et la civilisation se développer depuis six mille ans. Quelle vertu secrète l’a soutenue ? Quelles forces l’ont fait vivre ? Quels principes, quelles idées lui renouvelaient le sang sous le poignard de l’autorité ecclésiastique et séculière ?
Ce mystère est aujourd’hui expliqué.
Au-dessous de l’appareil gouvernemental, à l’ombre des institutions politiques, loin des regards des hommes d’État et des prêtres, la société produisait lentement et en silence son propre organisme ; elle se faisait un ordre nouveau, expression de sa vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de l’ancienne religion.
Cette organisation, aussi essentielle à la société que l’autre lui est étrangère, a pour principes :
1. La perfectibilité indéfinie de l’individu et de l’espèce ;
2. L’honorabilité du travail ;
3. L’égalité des destinées ;
4. L’identité des intérêts ;
5. La cessation de l’antagonisme ;
6. L’universalité du bien-être ;
7. La souveraineté de la raison ;
8. La liberté absolue de l’homme et du citoyen ;
Ses formes d’action sont, je cite les principales :
a) La division du travail, par laquelle s’oppose, à la classification du Peuple par castes, la classification par industries ;
b) La force collective, principe des Compagnies ouvrières, remplaçant les armées ;
c) Le commerce, forme concrète du Contrat, qui remplace la loi ;
d) L’égalité d’échange ;
e) La concurrence ;
f) Le crédit, qui centralise les Intérêts, comme la hiérarchie gouvernementale centralisait l’obéissance ;
g) L’équilibre des valeurs et des propriétés.
L’ancien régime, fondé sur l’Autorité et la Foi, était essentiellement de Droit divin. Le principe de la souveraineté du Peuple qui y fut plus tard introduit n’en changea point la nature ; et ce serait à tort qu’aujourd’hui, en face des conclusions de la science, on voudrait maintenir entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle, entre celle-ci et la république démocratique, une distinction qui ne touche nullement au principe, et n’a été, si j’ose ainsi dire, depuis un siècle, qu’une tactique de la liberté. L’erreur ou la ruse de nos pères a été de faire le peuple souverain à l’image de l’homme-roi ; devant la Révolution mieux entendue, cette mythologie s’évanouit, les nuances de gouvernement s’effacent et suivent le principe dans sa déconfiture.
Le nouveau régime, basé sur la pratique spontanée de l’industrie, d’accord avec la raison sociale et individuelle, est de Droit humain. Ennemi de tout arbitraire, essentiellement objectif, il ne comporte par lui-même ni partis ni sectes ; il est ce qu’il est, et ne souffre ni restriction ni partage.
Entre le régime politique et le régime économique, entre le régime des lois et le régime des contrats, pas de fusion possible : il faut opter. Le bœuf, continuant d’être bœuf, ne peut pas devenir aigle, ni la chauve-souris colimaçon. De même la Société, en conservant, à quelque degré que ce soit, sa forme politique, ne peut s’organiser selon la loi économique. Comment accorder l’initiative locale avec la prépondérance d’une autorité centrale ? le suffrage universel avec la hiérarchie des fonctionnaires ? le principe que nul ne doit obéissance à la loi s’il ne l’a lui-même et directement consentie, avec le droit des majorités ?… L’écrivain qui, ayant l’intelligence de ces contradictions, se flatterait de les résoudre, ne ferait pas même preuve de hardiesse : ce serait un misérable charlatan.
Cette incompatibilité absolue, tant de fois constatée, des deux régimes, ne suffit cependant pas pour convaincre les publicistes qui, tout en convenant des dangers de l’autorité, s’y rattachent néanmoins comme au seul moyen d’assurer l’ordre, et ne voient, hors de là, que vide et désolation. Comme ce malade de la comédie, à qui l’on disait que le premier moyen qu’il dût employer pour se guérir était de chasser ses médecins, ils se demandent ce que c’est qu’un honnête homme sans docteur, une société sans gouvernement. Ils feront le gouvernement aussi républicain, bénin, libéral, égalitaire que possible ; ils prendront contre lui toutes les garanties ; ils l’humilieront, devant la majesté des citoyens, jusqu’à l’offense. Ils nous diront : C’est vous qui serez le gouvernement ! Vous vous gouvernerez vous-mêmes, sans président, sans représentants, sans délégués. De quoi alors pourrez-vous vous plaindre ? Mais vivre sans gouvernement ; abolir sans réserve, d’une manière absolue, toute autorité ; faire de l’anarchie pure : cela leur semble inconcevable, ridicule ; c’est un complot contre la république et la nationalité. Eh ! que mettent-ils à la place du gouvernement, s’écrient-ils, ceux qui parlent de le supprimer ?…
Nous ne sommes plus embarrassés pour répondre.
Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l’avons fait voir : c’est l’organisation industrielle.
Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats. — Point de lois votées ni à la majorité ni à l’unanimité ; chaque citoyen, chaque commune ou corporation fait la sienne.
Ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques.
Ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyens, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonctions, Agriculture, Industrie, Commerce, etc.
Ce que nous mettons à la place de la force publique, c’est la force collective.
Ce que nous mettons à la place des armées permanentes, ce sont les compagnies industrielles.
Ce que nous mettons à la place de la police, c’est l’identité des intérêts.
Ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique.
L’apercevez-vous maintenant cet ordre sans fonctionnaires, cette unité profonde et tout intellectuelle ? Ah ! vous n’avez jamais su ce que c’est que l’unité, vous qui ne pouvez la concevoir qu’avec un attelage de législateurs, de préfets, de procureurs généraux, de douaniers, de gendarmes ! Ce que vous appelez unité et centralisation, n’est autre chose que le chaos éternel, servant de base à un arbitraire sans fin ; c’est l’anarchie des forces sociales prise pour argument du despotisme, qui sans cette anarchie n’existerait pas.
Eh bien ! à notre tour, qu’avons-nous besoin de gouvernement là où nous avons fait l’accord ? Est-ce que la Banque nationale, avec ses comptoirs, ne donne pas la centralisation et l’unité ? Est-ce que le pacte entre les laboureurs, pour la compensation, la mobilisation, le remboursement des propriétés agraires, ne crée pas l’unité ? Est-ce que les compagnies ouvrières, pour l’exploitation des grandes industries, n’expriment pas, à un autre point de vue, l’unité ? Et la constitution de la valeur, ce contrat des contrats, comme nous l’avons nommé, n’est-elle pas aussi la plus haute et la plus indissoluble unité ? Et si, pour vous convaincre, il faut vous montrer dans votre propre histoire des antécédents, est-ce que le système des poids et mesures, le plus beau monument de la Convention, ne forme pas depuis cinquante ans la pierre angulaire de cette unité économique, destinée par le progrès des idées à remplacer l’unité politique ?
Ne demandez donc plus ni ce que nous mettrons à la place du gouvernement ni ce que deviendra la société quand il n’y aura plus de gouvernement ; car, je vous le dis et vous le jure, à l’avenir il sera plus aisé de concevoir la société sans le gouvernement, que la société avec le gouvernement.
La société, en ce moment, est comme le papillon qui vient d’éclore, et qui avant de prendre son vol, secoue au soleil ses ailes diaprées. Dites-lui donc de se recoucher dans sa soie, de fuir les fleurs et de se dérober à la lumière !…
Mais on ne fait pas une révolution avec des formules. Il faut attaquer à fond le préjugé, le décomposer, le mettre en poussière, en faire sentir la malfaisance, en montrer le ridicule et l’odieux. L’humanité ne croit qu’à ses propres épreuves, heureuse quand ces épreuves ne l’épuisent pas d’esprit et de sang. Tâchons donc, par une critique plus directe, de rendre l’épreuve gouvernementale si démonstrative, que l’absurdité de l’institution frappe tous les esprits, et que l’anarchie, redoutée comme un fléau, soit enfin acceptée comme un bienfait.
L’ancienne révolution n’a point frappé le culte : elle s’est contentée de le menacer. Double faute, qui a été renouvelée de nos jours, et qui s’explique, à l’une et l’autre époque, par une arrière-pensée de réconciliation entre les deux puissances, temporelle et spirituelle.
L’ennemi est là, cependant. Dieu et le Roi, l’Église et l’État, telle est, en corps et en âme, l’éternelle contre-révolution. Le triomphe de la liberté, au moyen âge, fut de les séparer, et, ce qui montre l’imbécillité des deux pouvoirs, de leur faire accepter comme un dogme leur propre scission. Maintenant, nous pouvons l’avouer sans péril : devant la philosophie, cette distinction est inadmissible. Qui nie son roi nie son Dieu, et vice versâ, il n’y a guère que les républicains de la veille qui refusent de le comprendre. Mais, rendons cet hommage à nos ennemis, les jésuites le savent : aussi, tandis que depuis 89 les vrais révolutionnaires n’ont cessé de combattre et de ruiner l’un par l’autre l’Église et l’État, la sainte congrégation a toujours pensé à les réunir, comme si la foi pouvait refondre ce que la raison a divisé !
Ce fut Robespierre qui le premier, en 1794, donna le signal du retour de la société à Dieu. Ce misérable rhéteur, en qui l’âme de Calvin semblait revivre, et dont la vertu nous a fait plus de mal que tous les vices des Mirabeau, des Danton, des Dumouriez, des Barras, n’eut toute sa vie qu’une pensée, la restauration du Pouvoir et du Culte. Il se préparait tout doucement à cette grande œuvre, tantôt en envoyant de pauvres athées, d’innocents anarchistes, à la guillotine ; tantôt en donnant des sérénades à l’Être-Suprême, et enseignant au peuple le catéchisme de l’autorité. Il mérita que l’Empereur, qui s’y connaissait, dît de lui : Cet homme avait plus de suite qu’on ne croit ! La suite de Robespierre, c’était tout simplement de rétablir l’autorité par la religion, et la religion par l’autorité. Huit ans avant le premier consul, Robespierre, célébrant des auto-da-fé À la gloire du grand Architecte de l’Univers, rouvrait les églises et posait les bases du Concordat. Bonaparte ne fit que reprendre la politique du pontife de prairial. Mais comme le vainqueur d’Arcole avait peu de foi à l’efficacité des dogmes maçonniques, que d’ailleurs il ne se sentait pas de force à fonder, à l’exemple de Mahomet, une nouvelle religion, il se borna à rétablir l’ancien culte, et conclut pour cet objet un traité avec le pape.
Depuis lors, la fortune de l’Église commença de se refaire ; ses acquisitions, ses empiétements, son influence, ont marché du même pas que les usurpations du Pouvoir. C’était logique : l’élément le plus ancien du Gouvernement, le boulevard de l’autorité, est sans contredit le culte. Enfin la Révolution de février a porté au comble l’orgueil et les prétentions du clergé. Il s’est trouvé des disciples de Robespierre qui, à l’exemple du maître, invoquant la bénédiction de Dieu sur la République, l’ont pour la seconde fois livrée aux prêtres : malgré les murmures de la conscience populaire, on ne sait plus aujourd’hui lesquels ont le plus de pouvoir en France des jésuites ou des représentants.
Il faut pourtant que le catholicisme s’y résigne : l’œuvre suprême de la Révolution, au dix-neuvième siècle, est de l’abroger.
Je ne dis point ceci par esprit d’incrédulité ou de rancune ; je ne fus jamais libertin, et je ne hais personne. C’est une simple conclusion que j’exprime ; je dirai même, puisque le sujet m’y autorise, une prédiction. Tout conspire contre le prêtre, jusqu’au pendule de M. Foucaut. À moins que la réaction ne parvienne à restaurer la Société de fond en comble, dans son corps, son âme, ses idées, ses intérêts, ses tendances, le christianisme n’a pas vingt-cinq ans à vivre. Il ne se passera pas un demi-siècle peut-être, avant que le prêtre ne soit poursuivi, pour l’exercice de son ministère, comme escroc.
M. Odilon Barrot s’est défendu d’avoir dit qu’en France la loi est athée : il a donné de sa pensée une autre édition. M. Odilon Barrot a eu tort de se rétracter, l’athéisme légal est le premier article de notre droit public. Dès lors que l’État ne fait point acception d’un dogme, il n’a aucune foi, il nie Dieu et la religion. C’est une contradiction en lui, je le sais bien : mais enfin cette contradiction est réelle, et ce n’est pas le moindre triomphe du génie révolutionnaire. La religion n’existe point à l’état de sentiment vague et indéfini, de piété quelconque : elle est positive, dogmatique, déterminée, ou elle n’est rien. Et c’est pour cela que J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Jacobi, etc., quoi qu’ils en disent, sont aussi athées que Hégel, Kant et Spinosa. N’est-ce donc pas de l’athéisme, ou pour mieux dire de l’anti-théisme, que cette indifférence qui nous fait payer et protéger également le juif, le chrétien, le mahométan, le grec, le papiste, et le réformé ? N’est-ce pas de l’athéisme et du plus raffiné, que cet esprit philosophique qui considère les faits en eux-mêmes, dans leur évolution, leur série, leurs rapports, sans se préoccuper jamais d’un principe premier ou d’une fin des fins ? N’est-ce pas, s’il est permis d’accoupler ces deux termes, la théologie de l’athéisme, que cette critique de la raison, qui nous fait voir dans les idées de cause, de substance, d’esprit, de dieu, de vie future, etc., etc., des formes de notre entendement, la symbolique de notre conscience, et qui explique en conséquence et de manière à forcer notre assentiment, toutes les manifestations religieuses, théologies et théogonies, par le déroulement des concepts ?…
En vain l’on se demande ce que peut avoir à faire au monde une religion dont tous les dogmes sont en contradiction diamétrale avec les tendances les plus légitimes, les mieux constatées de la société ; dont la morale, fondée sur l’expiation, est démentie par nos idées de liberté, d’égalité, de perfectibilité et de bien-être ; dont les révélations, dès longtemps convaincues de faux, seraient au-dessous même du ridicule, si la philosophie, en expliquant leur formation légendaire, ne nous y faisait voir le mode primitif des intuitions de l’esprit humain. En vain nous cherchons une raison au culte, une utilité au prêtre, un prétexte à la foi : il est impossible, à moins de s’aveugler volontairement, d’arriver à une réponse si peu que ce soit favorable. Certes, si notre tolérance n’était au-dessus de notre croyance, notre pratique plus large encore que notre rationalisme, depuis longtemps la religion ne serait rien dans la société, rien même dans nos consciences. Le culte extérieur jure avec nos idées, nos mœurs, nos droits, notre tempérament ; ce serait fait de lui, si, par un inconcevable scrupule, la première Constituante, qui décréta la vente des biens du clergé, ne s’était crue obligée par compensation de le doter.
Ce qui soutient parmi nous l’Église, ou plutôt ce qui sert de prétexte à sa conservation, c’est la lâcheté de conscience des soi-disant républicains, qui presque tous en sont encore à la profession de foi du Vicaire savoyard. Comme ces Abyssiniens, dont m’entretenait un jour le docteur Aubert, qui, tourmentés du ténia, se débarrassent d’une partie, mais en ayant soin de garder la tête, nos déistes retranchent de la religion ce qui les incommode et les choque ; ils ne voudraient, pour rien au monde, expurger le principe, source éternelle des superstitions, des spoliations et des tyrannies. Point de culte, point de mystères, point de révélations : cela leur va. Mais ne touchez pas à leur Dieu : ils vous accuseraient de parricide. Aussi superstitions, usurpations, paupérisme, repullulent sans cesse, comme les tresses du ver solitaire. Et ces gens-là prétendent gouverner la République ! Le général Cavaignac, qui par un reste de piété offrit au Pape l’hospitalité nationale, est candidat désigné à la Présidence ! Donnez donc votre fille à un homme qui porte dans son sein un pareil monstre !
Il y a plus de dix-huit siècles, un homme tenta, comme nous faisons aujourd’hui, de régénérer l’humanité. À la sainteté de sa vie, à sa prodigieuse intelligence, aux éclats de son indignation, le Génie des Révolutions, adversaire de l’Éternel, crut reconnaître un fils. Il se présenta à ses yeux et lui dit, en lui montrant les royaumes de la terre : Je te les donne tous, si tu veux me reconnaître pour ton auteur, et m’adorer. Non, répondit le Nazaréen : j’adore Dieu, et je ne servirai que lui seul. L’inconséquent réformateur fut crucifié. Après lui, pharisiens, publicains, prêtres et rois reparurent, plus oppresseurs, plus rapaces, plus infâmes que jamais, et la révolution, vingt fois reprise, vingt fois abandonnée, est restée un problème. À moi, Lucifer, Satan, qui que tu sois, démon que la foi de mes pères opposa à Dieu et à l’Église ! Je porterai la parole, et je ne te demande rien……
Je sais bien qu’il en est de la religion comme de la politique ; qu’il ne suffit pas d’en démontrer la nullité et l’impuissance ; qu’il faut encore, après l’avoir réduite à néant, en combler la lacune. Je sais que ceux qui demandent ce que nous mettons à la place du Gouvernement, ne manqueront pas de nous demander encore ce que nous mettons à la place de Dieu.
Je ne recule devant aucune difficulté. Je déclare même, dans la sincérité de ma conviction, à la différence des anciens athées, que tel me paraît être, en effet, le devoir de la philosophie. Je conviens que de même qu’il ne suffit, pas d’abroger le Gouvernement, si on ne le remplace par autre chose, de même nous ne viendrons à bout d’expulser Dieu, qu’en dégageant l’inconnue qui, dans l’ordre des conceptions humaines et des manifestations sociales, lui succède.
Or, sans que je veuille quant à présent m’occuper de cette substitution, qui ne voit déjà qu’elle serait singulièrement avancée, si l’insuffisance théorique et pratique du principe divin, si son inconvenance économique, si son incompatibilité avec la révolution actuelle, était devenue pour tout le monde une vérité ? Qui ne voit que la nouvelle Thèse se ferait d’autant mieux concevoir et d’autant plus vite, que son analogue aurait été plus universellement compris, c’est-à-dire, que la théorie du libre contrat, qui remplace la théorie gouvernementale, aurait été plus tôt vulgarisée, et conséquemment la nécessité de cette équation rendue plus frappante : L’Être suprême est à X, comme le régime gouvernemental est au régime industriel ?
De même que toute négation dans la société implique affirmation subséquente, de même, à contrario, l’affirmation, pour apparaître, exige une élimination préalable. Voulez-vous faire descendre le nouveau principe, invoqué sous le nom de Paraclet par les socialistes de tous les âges, annoncé par Jésus-Christ même ? Commencez par renvoyer dans le ciel le Père Éternel. Sa présence parmi nous ne tient plus qu’à un fil, le budget. Coupez la corde : vous saurez ce que la Révolution doit mettre à la place de Dieu.
J’avoue, au surplus, qu’en ce qui touche le budget ecclésiastique, je ne comprends pas la délicatesse de certains démocrates. L’exemple de l’ancienne Constituante les paralyse. La liste civile du clergé fut réglée en 1790, pensent-ils, en remplacement des biens d’Église, vendus pour subvenir aux besoins de la nation. Supprimer le budget des prêtres, cela ne ressemblerait-il pas à une confiscation ?
Il y a là une équivoque qu’il importe de faire cesser, non-seulement à cause des intrigants qui l’exploitent, mais surtout pour les âmes timorées qui en sont dupes.
Dans les siècles de foi, alors qu’il n’existait ni centralisation ni budget, que l’argent était rare, et les biens immeubles la seule garantie de la subsistance, les prêtres reçurent de la piété des fidèles leurs propriétés, non point comme simples particuliers, mais comme ministres du culte. C’était l’institution religieuse que l’on dotait ; le corps sacerdotal n’était qu’usufruitier. Cet usufruit, il devait donc naturellement le perdre, soit lorsque l’économie publique permettrait de subvenir autrement aux frais du culte, soit dans le cas où, l’institution religieuse venant à périr, la dotation n’aurait plus de cause. En 89, l’Église avait fait comme le Pouvoir : elle s’était corrompue, et l’on commençait à n’y avoir qu’une foi médiocre. La piété du peuple croyant acheter le ciel, engraissait une multitude de fainéants. Le souverain, revenant à la pensée des donateurs, mais ne voulant pas dès ce moment trancher la question de l’utilité ou de l’inutilité de la religion, décida que le revenu de l’Église serait à l’avenir en raison du service fait ; que ceux-là seuls parmi les clercs seraient rémunérés, qui rempliraient une fonction paroissiale. Certes, la Constituante eût été en droit de se montrer plus rigoureuse. L’Église s’étant mise elle-même hors la révolution, comme elle a fait depuis 1848, il y avait lieu de lui retirer à la fois et les propriétés et le traitement. Bien loin qu’on indemnisât le clergé, on n’eût été que juste en le poursuivant, pour ses menées contre-révolutionnaires, en dommages-intérêts. La Constituante usa de modération ; elle supposa, plus qu’il n’était vrai, que le culte était encore une institution nécessaire. Elle en avait besoin pour son propre gouvernement.
Le progrès des idées, la conscience publique rassérénée, l’hostilité de plus en plus déclarée d’un sacerdoce qui ne souffre ni raison philosophique, ni liberté politique, ni progrès social ; qui ne connaît que la charité pour réparation de l’inégalité, ajoutant ainsi l’injure de la Providence à l’injustice du Hasard ; qui se meurt de la diffusion des sciences, et de l’augmentation du bien-être, nous obligent à faire plus.
J’accorde que le culte doit être libre, que de plus celui qui sert à l’autel doit vivre de l’autel. Mais j’ajoute, pour faire justice exacte, que c’est au participant du sacrifice à payer le sacrificateur. Le budget des cultes supprimé, les 41 millions dont il se compose déduits des cotes communales, les fondations perpétuelles et immobilières interdites, les acquisitions faites par le parti prêtre depuis 1789 placées sous le séquestre, tout rentre dans l’ordre : c’est aux communes, s’il y a lieu, ou aux associations de fidèles, à régler comme elles l’entendront la position de leurs prêtres. Pourquoi l’État se ferait-il le caissier des communes vis-à-vis du clergé ? Pourquoi cet intermédiaire entre les curés et leurs paroissiens ? Le Gouvernement connaît-il des œuvres pies ? se mêle-t-il des saintes images, du cœur de Marie, de l’adoration du Saint-Sacrement ? a-t-il besoin pour lui-même de presses et de Te Deum ?
Si le culte a véritablement une valeur économique ou morale, si c’est un service que le besoin de la population réclame, je n’y fais nulle opposition. Laissez faire, laissez passer. Que le culte, encore une fois, comme l’industrie, soit libre. J’observe seulement que le commerce des choses saintes doit être, comme tout autre, soumis à l’offre et à la demande, non patroné ni subventionné par l’État ; que c’est matière à échange, non à gouvernement. Ici, comme partout, le libre contrat doit être la loi suprême. Que chacun paye son baptême, son mariage, son enterrement : à la bonne heure. Que ceux qui adorent se cotisent pour les frais de leurs adorations : rien de plus juste. Le droit de se réunir pour prier est égal au droit de se réunir pour parler de politique et d’intérêt : l’oratoire comme le club est inviolable.
Mais qu’on ne nous parle plus ni de Religion de
l’État, ni de Religion de la majorité, ni de Culte salarié, ni d’Église gallicane, ni de République néo-chrétienne. Ce sont autant d’apostasies à la raison et au
droit, la Révolution ne pactise point avec la Divinité.
Qu’on ne vienne pas surtout, sous prétexte de législation directe, poser au peuple des questions comme
celles-ci, auxquelles je suis sûr qu’il répondrait par un
Oui formidable, et le plus consciencieux du monde :
Reconnaîtra-t-on un Dieu ?
Y aura-t-il une Religion ?
Cette Religion sera-t-elle servie par des prêtres ?
Ces prêtres seront-ils salariés par l’État ?
Voulez-vous, en quatre jours, que la contre-révolution soit faite, parfaite, satisfaite ? Ne parlez au Peuple ni de Roi, ni d’Empereur, ni de République, ni de Réforme agraire, ni de Crédit gratuit, ni de Suffrage universel. Le Peuple sait à peu près ce que tout cela signifie ; il connaît, sur chacun de ces points, ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas. Faites comme Robespierre : interrogez le Peuple sur l’Être-Suprême et l’Immortalité de l’âme...
Justice, Autorité, termes incompatibles, mais que le vulgaire s’obstine à faire synonymes. Il dit autorité de justice, de même que gouvernement du peuple, par habitude du pouvoir, et sans apercevoir la contradiction. D’où vient cette dépravation d’idées ?
La justice a commencé comme l’ordre, par la force. Loi du prince à l’origine, non de la conscience ; obéie par crainte, non par amour, elle s’impose plutôt qu’elle ne s’expose : comme le gouvernement, elle n’est que la distribution plus ou moins raisonnée de l’arbitraire.
Sans remonter plus haut que notre histoire, la justice était au moyen âge une propriété seigneuriale, dont l’exploitation tantôt se faisait par le maître en personne, tantôt était confiée à des fermiers ou intendants. On était justiciable du seigneur comme on était corvéable, comme on est encore aujourd’hui contribuable. On payait pour se faire juger, comme pour moudre son blé et cuire son pain : bien entendu que celui qui payait le mieux avait aussi plus de chance d’avoir raison. Deux paysans convaincus de s’être arrangés devant un arbitre auraient été traités de rebelles, l’arbitre poursuivi comme usurpateur. Rendre la justice d’autrui ! quel crime abominable !…
Peu à peu le Pays, se groupant autour du premier baron qui était le roi de France, toute justice fut censée en relever, soit comme concession de la couronne aux feudataires, soit comme délégation à des compagnies justicières, dont les membres payaient leurs charges, ainsi que font encore les greffiers et procureurs, à beaux deniers comptant.
Enfin, depuis 1789, la Justice est exercée directement par l’État, qui seul rend des jugements exécutoires, et reçoit pour épingles, sans compter les amendes, un traitement fixe de 27 millions. Qu’a gagné le peuple à ce changement ? rien. La Justice est restée ce qu’elle était auparavant, une émanation de l’autorité, c’est-à-dire une formule de coërcition, radicalement nulle, et dans toutes ses dispositions récusable. Nous ne savons pas ce que c’est que la justice.
J’ai souvent entendu discuter cette question : La société a-t-elle le droit de punir de mort ? Un Italien, génie du reste assez médiocre, Beccaria, s’est fait au siècle dernier une réputation par l’éloquence avec laquelle il réfuta les partisans de la peine de mort. Et le peuple en 1848 crut faire merveille, en attendant mieux, d’abolir cette peine en matière politique.
Mais ni Beccaria, ni les révolutionnaires de février n’ont seulement touché le premier mot de la question. L’application de la peine de mort n’est qu’un cas particulier de la justice criminelle. Or, il s’agit de savoir si la société a le droit, non pas de tuer, non pas d’infliger une peine, si douce qu’elle soit, non pas même d’acquitter et de faire grâce, mais de juger ? Que la société se défende, lorsqu’elle est attaquée, c’est dans son droit.
Quelle se venge, au risque des représailles, cela peut être dans son intérêt.
Mais qu’elle juge, et qu’après avoir jugé elle punisse : voilà ce que je lui dénie, ce que je dénie à toute autorité, quelle qu’elle soit.
L’homme seul a le droit de se juger, et s’il se sent coupable, s’il croit que l’expiation lui est bonne, de réclamer pour soi un châtiment. La justice est un acte de la conscience, essentiellement volontaire : or la conscience ne peut être jugée, condamnée ou absoute que par elle-même : le reste est de la guerre, régime d’autorité et de barbarie, abus de la force.
Je vis en compagnie de malheureux, c’est le nom qu’ils se donnent, que la justice fait traîner devant elle pour cause de vol, faux, banqueroute, attentat à la pudeur, infanticide, assassinat.
La plupart, d’après ce que j’en puis apprendre, sont aux trois quarts convaincus, bien qu’ils n’avouent pas, rei sed non confessi ; et je ne pense pas les calomnier en déclarant qu’en général ils ne me paraissent nullement être des citoyens sans reproche.
Je comprends que ces hommes, en guerre avec
leurs semblables, soient sommés, contraints de réparer le dommage qu’ils causent, de supporter les frais
qu’ils occasionnent, et jusqu’à certain point de payer
encore amende pour le scandale et l’insécurité dont,
avec plus ou moins de préméditation, ils sont un
sujet. Je comprends, dis-je, cette application du droit
de la guerre entre ennemis. La guerre peut avoir
aussi, ne disons pas sa justice, ce serait profaner ce
saint nom, mais sa balance.
Mais que hors de là ces mêmes individus soient enfermés, sous prétexte de pénitence, dans des établissements de force ; flétris, mis aux fers, torturés en leur corps et en leur âme, guillotinés, ou, ce qui est pis, placés à l’expiration de leur peine sous la surveillance d’une police dont les inévitables révélations les poursuivent au fond de leur refuge ; encore une fois je nie, de la manière la plus absolue, que rien, ni dans la société, ni dans la conscience, ni dans la raison, autorise une semblable tyrannie. Ce que fait le Code n’est pas de la justice, c’est de la vengeance la plus inique et la plus atroce, dernier vestige de l’antique haine des classes patriciennes envers les classes serviles.
Quel pacte avez-vous fait avec ces hommes, pour que vous vous arrogiez le droit de les rendre comptables de leurs méfaits, par la chaîne, par le sang, par la flétrissure ? Quelles garanties leur avez-vous offertes, dont vous puissiez vous prévaloir ? Quelles conditions avaient-ils acceptées, qu’ils aient violées ? Quelle limite, imposée au débordement de leurs passions, et reconnue par eux, ont-ils franchie ? Qu’avez-vous fait pour eux, enfin, qu’ils aient dû faire pour vous, et que vous doivent-ils ? Je cherche le contrat libre et volontaire qui les lie, et je n’aperçois que l’épée de justice suspendue sur leur tête, le glaive du pouvoir. Je demande l’obligation textuelle et synallagmatique, signée de leur main, qui prononce leur déchéance : je ne trouve que les prescriptions comminatoires et unilatérales d’un soi-disant législateur, qui ne peut avoir d’autorité à leurs yeux que par l’assistance du bourreau.
Là où il n’y a pas de convention, il ne peut y avoir, au for extérieur, ni crime ni délit. Et je vous prends ici par vos propres maximes : Tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis ; et : La loi ne dispose que pour l’avenir, et n’a pas d’effet rétroactif.
Eh bien ! la loi : ceci est écrit depuis soixante ans dans toutes vos constitutions ; la loi, c’est l’expression de la souveraineté du Peuple, c’est-à-dire, ou je ne m’y connais pas, le contrat social, l’engagement personnel de l’homme et du citoyen, Tant que je ne l’ai pas voulue, cette loi ; tant que je ne l’ai pas consentie, votée, signée, elle ne m’oblige point, elle n’existe pas. La préjuger avant que je la reconnaisse, et vous en prévaloir contre moi malgré ma protestation, c’est lui donner un effet, rétroactif, et la violer elle-même. Tous les jours il vous arrive de casser un jugement pour un vice de forme. Mais il n’est pas un de vos actes qui ne soit entaché de nullité, et de la plus monstrueuse des nullités, la supposition de la loi. Soufflard, Lacenaire, tous les scélérats que vous envoyez au supplice, s’agitent dans leur fosse, et vous accusent de faux judiciaire. Qu’avez-vous à leur répondre ?
Ne parlons pas de consentement tacite, de principes éternels de la société, de morale des nations, de conscience religieuse. C’est précisément parce que la conscience universelle reconnaît un droit, une morale, une société, qu’il fallait en exprimer les préceptes, et les proposer à l’adhésion de tous. L’avez-vous fait ? Non : vous avez édicté ce qu’il vous a plu ; et vous appelez cet édit règle des consciences, dictamen du consentement universel. Oh ! il y a trop de partialité dans vos lois, trop de choses sous-entendues, équivoques, sur lesquelles nous ne sommes point d’accord. Nous protestons et contre vos lois, et contre votre justice.
Consentement universel ! cela rappelle le prétendu principe que vous nous présentez aussi comme une conquête, que tout accusé doit être envoyé devant ses pairs, qui sont ses juges naturels. Dérision ! Est-ce que cet homme, qui n’a pas été appelé à la discussion de la loi, qui ne l’a pas votée, qui ne l’a pas même lue, qui ne la comprendrait point s’il la pouvait lire, qui n’a pas seulement été consulté sur le choix du législateur, est-ce qu’il a des juges naturels ? Quoi ! des capitalistes, des propriétaires, des gens heureux, qui se sont mis d’accord avec le gouvernement, qui jouissent de sa protection et de sa faveur, ce sont les juges naturels du prolétaire ! Ce sont là les hommes probes et libres qui, sur leur honneur et leur conscience, quelle garantie pour un accusé ! devant Dieu, qu’il n’a jamais entendu ; devant les hommes, au nombre desquels il ne compte pas, le déclareront coupable ; et s’il proteste de la mauvaise condition que lui a faite la société, s’il rappelle les misères de sa vie et toutes les amertumes de son existence, lui opposeront le consentement tacite et la conscience du genre humain !
Non, non, magistrats, vous ne soutiendrez pas davantage ce rôle de violence et d’hypocrisie. C’est bien assez que nul ne révoque en doute votre bonne foi, et qu’en considération de cette bonne foi l’avenir vous absolve, mais vous n’irez pas plus loin. Vous êtes sans titre pour juger ; et cette absence de titre, cette nullité de votre investiture, elle vous a été implicitement signifiée le jour où fut proclamé, à la face du monde, dans une fédération de toute la France, le principe de la souveraineté du Peuple, qui n’est autre que celui de la souveraineté individuelle.
Il n’y a, souvenez-vous-en, qu’une seule manière de faire justice : c’est que l’inculpé, ou simplement l’assigné, la fasse lui-même. Or, il la fera, lorsque chaque citoyen aura paru au pacte social ; lorsque, dans cette convention solennelle, les droits, les obligations et les attributions de chacun auront été définis, les garanties échangées, et la sanction souscrite.
Alors la justice, procédant de la liberté, ne sera plus vengeance, elle sera réparation. Comme entre la loi de la société et la volonté de l’individu il n’existera plus d’opposition, la récrimination lui sera fermée, il n’aura de refuge que l’aveu.
Alors aussi l’instruction des procès se réduisant à une simple convocation de témoins, entre le plaignant et l’accusé, entre le plaideur et sa partie il ne sera besoin d’autre intermédiaire que les amis dont ils invoqueront l’arbitrage. Dès lors, en effet, que, suivant le principe démocratique, le juge doit être l’élu du justiciable, l’État se trouve exclu des jugements comme des duels ; le droit de justice rendu à tout le monde, est la meilleure garantie des jugements.
L’abolition complète, immédiate, sans transition ni substitution aucune, des cours et tribunaux, est une des premières nécessités de la révolution. Quelque délai que l’on prenne pour les autres reformes ; que la liquidation sociale, par exemple, ne s’effectue qu’en vingt-cinq ans, et l’organisation des forces économiques en un demi-siècle : dans tous les cas, la suppression des autorités judiciaires ne peut souffrir d’ajournement.
Au point de vue des principes, la justice constituée n’est jamais qu’une formule du despotisme, par conséquent une négation de la liberté et du droit. Là où vous laisserez subsister une juridiction, là vous aurez élevé un monument de contre-révolution, duquel resurgira tôt ou tard une autocratie politique ou religieuse.
Au point de vue politique, remettre aux anciennes magistratures, imbues d’idées néfastes, l’interprétation du nouveau pacte, ce serait tout compromettre. Nous ne le voyons que trop : si les gens de justice se montrent impitoyables à l’égard des socialistes, c’est que le socialisme est la négation de la fonction juridique, comme de la loi qui la détermine. Quand le juge prononce sur le sort d’un citoyen prévenu, d’après la loi, d’idées, de paroles ou d’écrits révolutionnaires, ce n’est plus un coupable qu’il frappe, c’est un ennemi. Par respect de la justice, supprimez ce fonctionnaire, qui, en faisant droit, combat pour sa toge et son foyer.
Du reste, la voie est tracée ; les tribunaux de commerce, les conseils de prud’hommes, les constitutions d’arbitres et les nominations d’experts si fréquemment ordonnées par les tribunaux, sont autant de pas déjà faits vers la démocratisation de la justice. Pour mener le mouvement à fin, il suffit d’un décret donnant autorisation d’informer et jugement exécutoire à tous arbitrages, constitués à la demande de parties quelconques.
Tout est contradiction dans notre société : c’est pourquoi nous ne pouvons venir à bout de nous entendre et nous sommes toujours prêts à nous livrer bataille. L’administration publique et la police vont nous en offrir une nouvelle preuve.
S’il est une chose qui paraisse aujourd’hui, à tout le monde, inconvenante, sacrilége, attentatoire aux droits de la Raison et de la Conscience, c’est un gouvernement qui, usurpant le domaine de la foi, aurait la prétention de réglementer les devoirs spirituels de ses subordonnés. Même aux yeux des chrétiens, une semblable tyrannie serait intolérable : à défaut de l’insurrection, le martyre se chargerait de lui répondre. L’Église, instituée d’en-haut et inspirée, affirme bien, quant à elle, son droit de gouverner les âmes ; mais, chose remarquable, et qui de sa part est déjà un commencement de libéralisme, elle refuse ce droit à l’État. Ne touchez pas à l’encensoir, crie-t-elle aux princes. Vous êtes les évêques du dehors ; nous sommes les évêques du dedans. Devant vous la foi est libre ; la religion ne relève pas de votre autorité.
Sur ce point l’opinion, du moins en France, est unanime. L’État veut bien encore payer le culte, et l’Église accepter la subvention ; quant au fond du dogme et aux cérémonies, l’État ne s’en mêle aucunement. Croyez ou ne croyez pas, adorez ou n’adorez rien, c’est ad libitum. Le Gouvernement s’est décidé à ne plus intervenir dans les affaires de conscience.
Or, de deux choses l’une : ou le Gouvernement, en faisant ce sacrifice d’initiative, est tombé dans une erreur grave ; ou bien il a voulu faire un pas en arrière, et nous donner un premier gage de sa retraite. Pourquoi, en effet, si le Gouvernement ne se croit pas le droit de nous imposer la religion, prétendrait-il davantage nous imposer la loi ? Pourquoi, non content de cette autorité de législation, exercerait-il encore une autorité de justice ? Pourquoi une autorité de police ? Pourquoi, enfin, une autorité administrative ?…
Quoi ! le Gouvernement nous abandonne la direction de nos âmes, la partie la plus précieuse de notre être, du gouvernement de laquelle dépend entièrement, avec notre bonheur dans l’autre vie, l’ordre en celle-ci ; et dès qu’il s’agit de nos intérêts matériels, affaires de commerce, rapports de bon voisinage, les choses les plus viles, le Pouvoir se montre, il intervient. Le Pouvoir est comme la servante du curé, il laisse l’âme au démon ; ce qu’il veut, c’est le corps. Pourvu qu’il ait la main dans nos bourses, il se moque de nos pensées. Ignominie ! Ne pouvons-nous administrer nos biens, régler nos comptes, transiger nos différends, pourvoir à nos intérêts communs, tout aussi bien, au moins, que nous pouvons veiller à notre salut et soigner nos âmes ? Qu’avons-nous affaire et de la législation de l’État, et de la justice de l’État, et de la police de l’État, et de l’administration de l’État, plus que de la religion de l’État ? Quelle raison, quel prétexte l’État fournit-il de cette exception à la liberté locale et individuelle ?
Dira-t-on que la contradiction n’est qu’apparente ; que l’autorité est en effet générale et n’exclut rien ; mais que, pour son plus parfait exercice, elle a dû se diviser en deux pouvoirs égaux et indépendants, l’un, l’Église, à qui est confiée la charge des âmes ; l’autre, l’État, à qui appartient le gouvernement des corps ?
À cela je réplique, d’abord, que la séparation de l’État et de l’Église n’a nullement été faite en vue de cette organisation meilleure, mais bien en suite de l’incompatibilité des intérêts qu’ils régissent ; en second lieu, que les résultats de cette séparation ont été on ne peut plus déplorables, attendu que l’Église, ayant perdu la direction du temporel, a fini par n’être plus écoutée même au spirituel ; tandis que l’État, affectant de ne se mêler que de questions matérielles et ne les résolvant que par la force, a perdu le respect et soulevé partout la réprobation des peuples. Et c’est précisément pour cela que l’État et l’Église, convaincus, mais trop tard, de leur indiscernabilité, essayent aujourd’hui, par une fusion impossible, de se relever, au moment même où la Révolution prononce à la fois leur double déchéance.
Mais, ni l’Église, manquant de sanction politique, ne saurait conserver la direction des idées ; ni l’État, dépourvu de principes supérieurs, ne peut aspirer à la domination des intérêts ; quant à leur fusion, elle est encore plus chimérique que celle de la monarchie absolue avec la monarchie constitutionnelle. Ce que la liberté a disjoint, l’autorité ne le réunira pas.
Ma question subsiste donc tout entière : en vertu de quel droit l’État, indifférent aux idées et aux cultes, l’État, athée comme la loi, prétend-il administrer les intérêts ?
À cette question, toute de droit et de moralité, on oppose :
1o Que les citoyens et les communes, ne pouvant connaître des intérêts généraux, attendu qu’ils ne sauraient être d’accord, un arbitre souverain est nécessaire ;
2o Que les choses ne pouvant pas non plus aller d’ensemble, unitairement, si chaque localité, chaque compagnie, chaque groupe d’intérêts était abandonné à son inspiration propre, si les fonctionnaires publics recevaient autant d’ordres différents, contradictoires, qu’il y a d’intérêts particuliers, il est indispensable que l’impulsion parte d’un moteur unique, conséquemment que les fonctionnaires soient à la nomination du Gouvernement.
On ne sort pas de là : antagonisme inévitable, fatal, des intérêts, voilà le motif ; centralisation ordonnatrice et hiérarchique, voilà la conclusion.
C’est d’après ce raisonnement que nos pères, en 93, après avoir détruit le droit divin, le régime féodal, la distinction des classes, les justices seigneuriales, etc., reformèrent un gouvernement qui avait sa source dans le mandat électoral, et condamnèrent le parti de la Gironde, qui, sans pouvoir dire comment il entendait garder l’unité, ne voulait pas néanmoins, à ce qu’on prétend, de la centralisation.
Les fruits de cette politique peuvent se juger.
D’après M. Raudot, le total des fonctionnaires, pour l’État et les communes, est de 568,365. Dans ce nombre n’est pas comprise l’armée française. C’est donc, en sus des soldats dont le nombre varie de 4 à 500,000, une masse de 568,365 agents, surveillants, gardiens, etc., qui enlacent le pays, que le Gouvernement entretient aux frais de la nation, et dont il dispose, soit pour la morigéner, soit pour se défendre contre les attaques des mécontents et les assauts, bien plus redoutables encore, de l’opinion.
Voilà l’Arbitre que nous impose la centralisation ! Croyez-vous qu’une anarchie complète ne valût pas mieux pour notre repos, notre travail et notre bien-être, que ce million de parasites armés contre nos libertés et nos intérêts ?
Ce n’est pas tout.
Par cela même qu’il existe 568,365 employés de
l’État aux ordres du ministère, l’opposition, dynastique ou républicaine, peu importe, a de son côté une
armée deux, trois, quatre fois plus nombreuse, composée de tous les individus sans emplois, ruinés, mécontents de leur position, qui convoitent les places de
l’État, et qui pour y arriver travaillent de leur mieux,
sous leurs chefs de file, à faire tomber les sommités
du Gouvernement. Ainsi, d’un côté, la guerre entre
le pays officiel et le pays industriel ; de l’autre, la
guerre entre le ministère et l’opposition : que dites-vous de cet ordre ?
C’est à ce jeu des quatre coins que notre pauvre pays passe sa vie depuis 93, et nous ne sommes pas à la dernière partie. S’il est permis de révéler un fait connu de tout le monde, la Solidarité républicaine, société formée pour affirmer, propager et défendre la Révolution, avait en même temps pour but, non pas de renverser le Gouvernement, mais de préparer un personnel gouvernemental, qui le cas échéant pût remplacer l’ancien et continuer, sans désemparer, la manœuvre. C’est ainsi que les révolutionnaires de nos jours entendent leur rôle. Quel bonheur pour la Révolution que le gouvernement de Louis-Bonaparte ait dissous la Solidarité républicaine !
Comme la religion d’État est le viol de la conscience, la centralisation administrative est la castration de la liberté. Institutions funèbres, émanées de la même fureur d’oppression et d’intolérance, et dont les fruits empoisonnés montrent bien l’analogie ! La religion d’État a produit l’inquisition, l’administration d’État a engendré la police.
Certes, on comprend que le sacerdoce, qui ne fut, à l’origine, comme le corps des mandarins chinois, qu’une caste de savants et de lettrés, ait conservé des pensées de centralisation religieuse : la science, intolérante à l’erreur, comme le goût au ridicule, aspire légitimement au privilége d’instruire la raison. Le sacerdoce jouit de cette prérogative, tant qu’il eut pour programme la science, dont le caractère est d’être expérimentale et progressive ; il la perdit, dès qu’il se mit en contradiction avec le progrès et l’expérience.
Mais que l’État, dont la force seule fait la science, qui n’a pour doctrine, avec les formules de ses huissiers, que la théorie du peloton et du bataillon ; que l’État, dis-je, traitant éternellement la nation en mineure, prétende, à ses dépens et malgré elle, sous prétexte de désaccord entre ses facultés et ses tendances, gérer, administrer ses biens, juger ce qui convient le mieux à ses intérêts, lui mesurer le mouvement, la liberté, la vie : voilà ce qui serait inconcevable, ce qui révélerait une machination infernale, si nous ne savions, par l’histoire uniforme de tous les gouvernements, que si le pouvoir a de tout temps dominé le peuple, c’est que de tout temps aussi le peuple, ignorant des lois de l’ordre, a été complice du pouvoir.
Si je parlais à des hommes ayant l’amour de la liberté et le respect d’eux-mêmes, et que je voulusse les exciter à la révolte, je me bornerais, pour toute harangue, à leur énumérer les attributions d’un préfet.
D’après les auteurs :
« Le préfet est agent du pouvoir central ; il est intermédiaire entre le gouvernement et le département ; il procure l’action administrative ; il pourvoit directement, par ses propres actes, aux besoins du service public.
» Comme agent du pouvoir central, le préfet exerce les actions qui concernent les biens de l’État ou du département, et remplit des fonctions de police.
» Comme intermédiaire entre le pouvoir et le département, il fait publier et exécuter les lois que lui transmettent les ministres ; donne force exécutive aux rôles des contributions ; vice versâ, fait parvenir au pouvoir les réclamations, renseignements, etc.
» Comme procurateur de l’action administrative, il remplit, vis-à-vis de ses administrés et de ses subalternes, des fonctions très-diverses qui sont : l’instruction, la direction, l’impulsion, l’inspection, la surveillance, l’estimation ou appréciation, le contrôle, la censure, la réformation, le redressement, enfin la correction ou punition.
» Comme pourvoyant aux besoins du service public, le préfet agit tantôt comme revêtu d’une autorité de tutelle ; tantôt comme revêtu d’un commandement ; tantôt comme exerçant une juridiction. »
Chargé d’affaires du département et de l’État, officier de police judiciaire, intermédiaire, plénipotentiaire, instructeur, directeur, impulseur, inspecteur, surveillant, appréciateur, contrôleur, censeur, réformateur, redresseur, correcteur, tuteur, commandant, intendant, édile, jugeur : voilà le préfet, voilà le gouvernement ! Et l’on viendra me dire qu’un peuple soumis à une pareille régence, un peuple ainsi mené à la lisière, in chamo et freno, in baculo et virgâ, est un peuple libre ! que ce peuple comprend la liberté, qu’il est capable de la goûter et de la recevoir ! Non, non : un tel peuple est moins qu’un esclave, c’est un cheval de combat. Avant de l’affranchir, il faut l’élever à la dignité d’homme, en refaisant son entendement. Lui-même vous le dit, dans la naïveté de sa conscience : Que deviendrai-je, quand je n’aurai plus ni bride ni selle ? je ne connais pas d’autre discipline, pas d’autre état. Débrouillez-moi mes idées ; accordez mes affections ; équilibrez mes intérêts : alors je n’aurai plus besoin de maître, je pourrai me passer de cavalier !
Ainsi la société, de son propre aveu, tourne dans un cercle. Ce Gouvernement, dont elle se fait un principe recteur, n’est autre chose, elle en convient, que le supplément de sa raison. De même qu’entre l’inspiration de sa conscience et la tyrannie de ses instincts, l’homme s’est donné un modérateur mystique, qui a été le prêtre ; de même encore qu’entre sa liberté et la liberté de son prochain, il s’est imposé un arbitre, qui a été le juge ; de même, entre son intérêt privé et l’intérêt général, supposés par lui aussi inconciliables que son instinct et sa raison, il a cherché un nouveau conciliateur, qui a été le prince. L’homme s’est ainsi dépouillé de son caractère moral et de sa dignité judiciaire ; il a abdiqué son initiative : et par cette aliénation de ses facultés, il s’est fait l’esclave impur des imposteurs et des tyrans.
Mais, depuis Jésus-Christ, Isaïe, David, Moïse lui-même, il est admis que le juste n’a nul besoin de sacrifice ni de prêtre ; et nous avons prouvé tout à l’heure que l’institution d’une justice supérieure au justiciable est en principe une contradiction, une violation du pacte social. Nous sera-t-il donc plus difficile de nous passer, pour l’accomplissement de nos devoirs sociaux et civiques, de la haute intervention de l’État ? Le régime industriel, nous l’avons démontré, c’est l’accord des intérêts résultant de la liquidation sociale, de la gratuité de la circulation et du crédit, de l’organisation des forces économiques, de la création des compagnies ouvrières, de la constitution de la valeur et de la propriété.
Dans cet état de choses, à quoi peut servir encore
le Gouvernement ? à quoi bon l’expiation ? à quoi bon
la justice ? Le Contrat résout tous les problèmes. Le
producteur traite avec le consommateur, l’associé avec
sa compagnie, le paysan avec sa commune, la commune avec le canton, le canton avec le département, etc., etc. C’est toujours le même intérêt qui
transige, se liquide, s’équilibre, se répercute à l’infini ;
toujours la même idée qui roule, de chaque faculté de
l’âme, comme d’un centre, vers la périphérie de ses
attractions.
Le secret de cette équation entre le citoyen et l’État, de même qu’entre le croyant et le prêtre, entre le plaideur et le juge, est dans l’équation économique que nous avons faite antérieurement, par l’abolition de l’intérêt capitaliste, entre le travailleur et l’entre- preneur, le fermier et le propriétaire. Faites disparaître, par la réciprocité des obligations, ce dernier vestige de l’antique servitude, et les citoyens et les communes n’ont pas plus besoin de l’intervention de l’État pour gérer leurs biens, administrer leurs propriétés, bâtir leurs ports, leurs ponts, leurs quais, leurs canaux, leurs routes ; passer des marchés, transiger leurs litiges, instruire, diriger, contrôler, censurer leurs agents ; faire tous actes de surveillance, de conservation et de police, que pour offrir leurs adorations au Très-Haut, juger leurs criminels, et les mettre dans l’impuissance de nuire, à supposer que la cessation du prétexte n’entraîne pas la cessation du crime.
Terminons. La centralisation administrative pouvait se comprendre sous l’ancienne monarchie, alors que le roi, réputé le premier baron du royaume, avait retiré à lui, en vertu de son droit divin, toute justice, toute faculté d’action, toute propriété. Mais après les déclarations de la Constituante ; après les ampliations, plus explicites encore et plus positives, de la Convention, prétendre que le pays, c’est-à-dire chaque localité pour ce qui la concerne, n’a pas le droit de se régir, administrer, juger et gouverner lui-même ; sous prétexte de République une et indivisible, ôter au peuple la disposition de ses forces ; après avoir renversé le despotisme par l’insurrection, le rétablir par la métaphysique ; traiter de fédéralistes, et comme tels désigner à la proscription ceux qui réclament en faveur de la liberté et de la souveraineté locale : c’est mentir au véritable esprit de la Révolution française, à ses tendances les plus authentiques, c’est nier le progrès.
Je l’ai dit, et je ne puis trop le redire, le système de la centralisation, qui a prévalu en 93, grâce à Robespierre et aux Jacobins, n’est autre chose que celui de la féodalité transformée ; c’est l’application de l’algèbre à la tyrannie. Napoléon, qui y mit la dernière main, en a rendu témoignage.
Que M. Ledru-Rollin y songe : sa dernière manifestation en faveur du Gouvernement direct est un premier pas en dehors de la tradition jacobine, un retour à la vraie tradition révolutionnaire ; de même que la protestation de Louis Blanc contre ce que celui-ci nomme girondinisme, est le premier cri de la réaction gouvernementale. La Constitution de 93, c’est la Gironde, c’est Danton : le système représentatif, c’est le club des Jacobins, c’est Robespierre ! Mais Robespierre et les Jacobins sont condamnés : soixante ans d’expérience nous ont trop appris ce qu’était l’unité et l’indivisibilité de leur République.
Quant à la Constitution de 93, si elle marqua le mouvement vers un autre ordre d’idées, s’il peut être utile aujourd’hui d’en rappeler les dispositions et les tendances, elle ne saurait plus nous servir de paradigme. L’esprit révolutionnaire a marché : nous sommes, en effet, dans la ligne de cette Constitution ; mais nous avons soixante ans sur elle.
Posez au Peuple les questions suivantes, vous
pouvez être certain des réponses.
Demande. L’instruction sera-t-elle gratuite et obligatoire ? — Réponse. Oui.
D. Qui donnera l’instruction ? — R. L’État.
D. Qui en supportera les frais ? — R. L’État.
Il y aura donc un ministre de l’Instruction publique ?
— R. Oui.
Rien de plus aisé, comme l’on voit, que de faire légiférer le Peuple. Tout dépend de la manière de l’interroger. C’est la méthode de Socrate, argumentant contre les sophistes.
D. Y aura-t-il aussi un ministère des Travaux publics ? — R. Naturellement, puisqu’il y aura des travaux publics.
D. Un ministère de l’Agriculture et du Commerce ? — R. Oui.
D. Un ministère des Finances ? — R. Oui.
C’est merveilleux ! Le Peuple parle comme l’enfant Jésus au milieu des docteurs. Pour peu que cela vous fasse plaisir, je vais lui faire dire qu’il veut la dîme, le droit de jambage et la royauté de Dagobert.
Rendons-nous compte encore une fois du motif qui sert de prétexte à l’État.
Le Peuple, en raison de sa multiplicité, étant censé
ne pouvoir ni gérer ses propres affaires, ni s’instruire,
ni se conduire, ni se garder, comme un grand seigneur qui ne connaît pas sa fortune et dont la tête
n’est pas sûre, paye, pour l’administration de ses
biens, l’économie de sa maison et les soins de sa personne, des agents, serviteurs, intendants de toute espèce : les uns qui font le compte de ses revenus et règlent ses dépenses, les autres qui traitent en son nom
avec ses fournisseurs et banquiers ; ceux-ci qui gèrent
ses domaines, ceux-là qui veillent à la sûreté de son
individu, etc., etc., etc.
Ainsi le budget des dépenses du souverain se divise en deux parts : 1o les services effectifs et consommations réelles dont se composent sa subsistance, ses plaisirs et son luxe ; 2o la rémunération des serviteurs, mandataires, commissionnaires, représentants, chargés d’affaires, collecteurs, aumôniers, procureurs, tuteurs, coerciteurs, qui agissent pour lui.
Or, cette seconde partie du budget est de beaucoup la plus considérable ; elle se compose :
1o Des intérêts dus aux banquiers avec lesquels le Peuple est en compte courant, intérêts qui se montent aujourd’hui, avec l’amortissement, à 346 millions, et constituent la dette publique ;
2o Des dotations des grands pouvoirs, représentants directs du souverain, et chefs de tout le service. Ces dotations forment une somme de 9 millions ;
3o Des traitements dus aux employés, commis, fonctionnaires, gens de livrée, de tout ordre et de tout grade : sur les 805 millions dont se compose le service des différents ministères, les trois quarts au moins sont employés en rémunérations de cette nature ;
4o Des frais de régie, exploitation et perception des revenus du Peuple. On les porte à 149 millions ;
5o Des pensions payées par le Peuple à ses vieux serviteurs, après vingt-cinq et trente ans de services : le total est de 45 millions ;
6o Enfin, des frais imprévus, rentrées non effectuées, recettes fictives, dont le compte se passe par profits et pertes, 80 millions.
Ainsi, pour 200, 300 millions au plus de services effectifs et de fournitures réelles dont se compose la dépense annuelle du Peuple, le système gouvernemental lui fait payer 1,434 millions, soit 11 à 1200 millions de bénéfice que les serviteurs du Peuple tirent de leurs charges. Et c’est afin de s’assurer à tout jamais cette immense curée, c’est pour prévenir toute velléité de réforme et d’émancipation chez le maître, que lesdits serviteurs l’ont fait déclarer, par lui-même, en minorité perpétuelle, et interdire de ses droits civils et politiques.
Le pire de ce système, c’est moins encore la ruine inévitable du maître, que la haine et le mépris que lui portent ceux qui le servent, et qui, ne le connaissant point, n’ayant affaire qu’avec ses premiers intendants, de qui ils tiennent leurs emplois, dont ils reçoivent la direction, s’attachent à ces subalternes, et prennent en toute occasion leur parti contre le souverain.
Attaquant de front ce régime, nous avons dit :
Le Peuple est un être collectif.
Ceux qui l’exploitent depuis un temps immémorial et le tiennent en servitude, se fondent sur cette collectivité de sa nature pour en déduire une incapacité légale qui éternise leur despotisme. Nous, au contraire, nous tirons de la collectivité de l’être populaire la preuve qu’il est parfaitement et supérieurement capable, qu’il peut tout, et n’a besoin de personne. Il ne s’agit que de mettre en jeu ses facultés.
Ainsi, à propos de la dette publique, nous avons fait voir que le Peuple, précisément parce qu’il est multiple, pouvait très-bien organiser son crédit en lui-même, et n’avait que faire d’entrer en relations avec des usuriers. Et nous avons coupé court aux dettes : plus d’emprunts, plus de grand-livre, partant plus d’intermédiaires, plus d’État entre les capitalistes et le Peuple.
Le culte a été traité de même. Qu’est-ce que le prêtre, avons-nous demandé ? un intermédiaire entre le Peuple et Dieu. Qu’est Dieu lui-même ? un autre intermédiaire, surnaturel et fantastique, entre les instincts naturels de l’homme et sa raison. L’homme ne saurait-il donc vouloir ce que sa raison lui indique sans y être contraint par le respect d’un Auteur ? Cela serait contradictoire. En tout cas, la foi étant libre et facultative, chacun faisant sa propre religion, le culte doit rentrer au for intérieur : affaire de conscience, non d’utilité. L’aumônerie a été supprimée.
La justice a suivi. Qu’est-ce que la Justice ? la mutualité des garanties, ce que nous appelons depuis deux cents ans le Contrat social. Tout homme qui a signé au contrat est juge idoine : la justice à tous, l’autorité à personne. Quant à la procédure, la plus courte sera la meilleure. À bas tribunaux et juridictions !
En dernier lieu, est venue l’administration, traînant après elle la Police. Notre décision a été bientôt prise. Puisque le Peuple est multiple, et que l’unité d’intérêt constitue sa collectivité, la centralisation existe par cette unité même : pas n’est besoin de centralisateurs. Que chaque ménage, chaque atelier, chaque corporation, chaque commune, chaque département, etc., fasse bien sa propre police, administre avec exactitude ses propres affaires, et le pays sera policé et administré. Qu’avons-nous affaire pour nous surveiller et régir, de payer bon an, mal an, 125 millions ? Rayons encore préfets, commissaires et gendarmes.
Il s’agit maintenant de l’écolage. Cette fois, il ne
s’agit pas de suppression. Il s’agit de faire d’un établissement politique une institution économique. Or,
quand nous conserverions la méthode actuellement
suivie dans les études, s’ensuivrait-il que nous dussions recourir à l’intervention de l’État ? nullement.
Une commune a besoin d’instituteur. Elle le choisit à sa guise, jeune ou vieux, célibataire ou marié, élève de l’École normale ou de lui-même, avec ou sans diplôme. La seule chose essentielle, c’est que ledit instituteur convienne aux pères de famille, et qu’ils soient maîtres de lui confier ou non leurs enfants. Ici, comme ailleurs, il faut que la fonction procède du libre contrat et soit soumise à la concurrence : chose impossible sous un régime d’inégalité, de favoritisme, de monopole universitaire ou de coalition entre l’Église et l’État.
Quant à l’enseignement dit supérieur, je ne vois pas davantage en quoi la protection de l’État pourrait être requise. N’est-il pas la résultante spontanée, le foyer naturel de l’enseignement primaire ? Qui empêche qu’en chaque département, en chaque province, ce dernier ne se centralise, et n’applique une partie des fonds qui lui sont destinés à entretenir les écoles supérieures, jugées indispensables, et dont le personnel sera choisi dans ses propres rangs ? Tout soldat, dit-on, porte dans sa giberne le bâton de maréchal. Si cela n’est pas, cela devrait être. Pourquoi tout maître d’école ne porterait-il pas, dans son brevet, le titre de grand-maître de l’Université ? Pourquoi, à l’exemple de ce qui se passerait dans les compagnies ouvrières, de même que l’instituteur serait responsable envers le Conseil académique, le Conseil académique ne recevrait-il pas son mandat des instituteurs ?…
Ainsi, même avec le système actuel d’enseignement, la centralisation universitaire, dans une société démocratique, est une atteinte à l’autorité paternelle et une confiscation des droits de l’instituteur.
Mais allons au fond des choses. La centralisation gouvernementale, en matière d’instruction publique, est impossible dans le régime industriel, par la raison décisive que l’instruction est inséparable de l’apprentissage, l’éducation scientifique de l’éducation professionnelle. En sorte que l’instituteur, le professeur, quand il n’est pas lui-même contre-maître, est avant tout l’homme de la corporation, du groupe industriel ou agricole, qui l’utilise. Comme l’enfant est le lien, pignus, entre les parents, l’école devient le lien entre les corporations industrielles et les familles : il répugne qu’elle soit séparée de l’atelier, et sous prétexte de perfectionnement, qu’elle tombe sous une puissance extérieure.
Séparer, comme on le fait aujourd’hui, l’enseignement de l’apprentissage, et ce qui est plus détestable encore, distinguer l’éducation professionnelle de l’exercice réel, utile, sérieux, quotidien, de la profession, c’est reproduire, sous une autre forme, la séparation des pouvoirs et la distinction des classes, les deux instruments les plus énergiques de la tyrannie gouvernementale et de la subalternisation des travailleurs.
Que les prolétaires y songent !
Si l’école des mines est autre chose que le travail des mines, accompagné des études propres à l’industrie minérale, l’école n’aura pas pour objet de faire des mineurs, mais des chefs de mineurs, des aristocrates.
Si l’école des arts et métiers est autre chose que l’art et le métier, elle n’aura bientôt plus pour objet de faire des artisans, mais des directeurs d’artisans, des aristocrates.
Si l’école du commerce est autre chose que le magasin, le bureau, le comptoir, elle ne servira pas à
faire des commerçants, mais des barons du commerce,
des aristocrates.
Si l’école de marine est autre chose que le service effectif à bord, en comprenant dans ce service celui même de mousse, l’école de marine ne sera qu’un moyen de distinguer deux classes dans la marine : la classe des matelots et la classe des officiers.
C’est ainsi que nous voyons les choses se passer dans notre régime d’oppression politique et d’anarchie industrielle. Nos écoles, quand elles ne sont pas des établissements de luxe ou des prétextes à sinécures, sont les séminaires de l’aristocratie. Ce n’est pas pour le peuple qu’ont été fondées les écoles Polytechnique, Normale, de Saint-Cyr, de Droit, etc. ; c’est pour entretenir, fortifier, augmenter la distinction des classes, pour consommer et rendre irrévocable la scission entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Dans une démocratie réelle, où chacun doit avoir
sous la main, à domicile, le haut et le bas enseignement, cette hiérarchie scolaire ne saurait s’admettre.
C’est une contradiction au principe de la société. Dès
lors que l’éducation se confond avec l’apprentissage ;
qu’elle consiste, pour la théorie, dans la classification
des idées, comme pour la pratique dans la séparation
des travaux ; qu’elle est devenue tout à la fois chose
de spéculation, de travail et de ménage : elle ne peut
plus dépendre de l’État, elle est incompatible avec le
Gouvernement. Qu’il y ait dans la République un
bureau central des études, un autre des manufactures
et des arts, comme il y a une Académie des sciences
et un bureau des longitudes, cela peut se faire et je n’y
vois aucun inconvénient. Mais encore une fois quel
besoin pour cela d’une autorité ? Pourquoi cet intermédiaire entre l’étudiant et la salle d’études, entre
l’atelier et l’apprenti, alors que vous ne l’admettez
pas entre le travail et le travailleur ?…
Les trois ministères des Travaux publics, de l’Agriculture et du Commerce, et des Finances, disparaissent de même dans l’organisme économique.
Le premier est impossible, pour deux raisons : 1o l’initiative des communes et départements, quant à l’entreprise des travaux à opérer dans leur circonscription ; 2o l’initiative des compagnies ouvrières, quant à l’exécution desdits travaux.
À moins que la démocratie ne soit un leurre, et la souveraineté du Peuple une dérision, il faut admettre que chaque citoyen dans le ressort de son industrie, chaque conseil municipal, départemental ou provincial sur son territoire, est le représentant naturel et seul légitime du Souverain ; qu’en conséquence chaque localité doit agir directement et par elle-même dans la gestion des intérêts qu’elle embrasse, et exercer à leur égard la plénitude de la souveraineté. Le Peuple n’est autre chose que l’union organique de volontés individuellement libres et souveraines, qui peuvent et doivent se concerter, mais s’abdiquer jamais. C’est dans l’harmonie de leurs intérêts que cette union doit être cherchée, non dans une centralisation factice, qui, loin d’exprimer la volonté collective, n’exprime que l’aliénation des volontés particulières.
L’initiative directe, souveraine, des localités, dans la détermination des travaux qui leur compètent, est la conséquence du principe démocratique et du libre contrat : leur subalternisation à l’État est une invention de 93, renouvelée de la féodalité. Ce fut l’œuvre en particulier de Robespierre et des jacobins, et le coup le plus funeste porté aux libertés publiques. Les fruits en sont connus : sans le Pouvoir central, on n’eût pas vu cette absurde concurrence des deux voies de Paris à Versailles ; sans le Pouvoir central, nous n’eussions pas eu les fortifications de Paris et de Lyon, avec les forts détachés ; sans le Pouvoir central, le système rayonné de chemins de fer n’aurait pas obtenu la préférence ; sans le Pouvoir central, qui attire à lui toutes les affaires les plus importantes, pour les gérer, exploiter, au mieux des intérêts de ses créatures et de ses séides, nous ne verrions pas tous les jours les propriétés publiques aliénées, les services monopolisés, les tarifs exhaussés, les dilapidations rémunérées, la fortune du peuple sacrifiée à l’envi par ses législateurs et ses ministres.
J’ajoute qu’autant la suprématie de l’État en fait de travaux publics est contraire au droit républicain, autant elle est incompatible avec le droit que la Révolution crée aux travailleurs.
Déjà nous avons eu occasion de constater, notamment à propos de la création de la Banque nationale et de la formation des Compagnies ouvrières, que dans le régime économique le travail se subordonnait le talent et le capital ; de plus, que sous l’action, tantôt concurrente, tantôt distincte, de la division du travail et de la force collective, il y avait nécessité que les travailleurs se formassent en sociétés démocratiques, où les conditions fussent pour tous égales, à peine de rechute en féodalité industrielle. Parmi les industries qui réclament cette organisation, nous avons cité les chemins de fer. Il faut y joindre le service et la construction des routes, des ponts, des ports ; les travaux de reboisement, défrichement, desséchement, etc. ; en un mot, tout ce que nous avons pris l’habitude de considérer comme étant du domaine de l’État.
Or, s’il est désormais impossible de traiter les ouvriers qui se rattachent, de près ou de loin, à la catégorie du bâtiment, des ponts et chaussées, des eaux et forêts et des mines, comme de simples mercenaires ; s’il faut nous habituer à voir dans cette vile multitude des corporations souveraines : comment conserver le rapport hiérarchique du ministre aux chefs de bureaux, des chefs de bureaux aux ingénieurs, et de ceux-ci aux ouvriers ? comment conserver cette suprématie de l’État ?
Les ouvriers, exaltés par l’usage qui leur a été conféré des droits politiques, voudront les exercer dans leur plénitude, les réaliser à la lettre. D’abord, s’associant entre eux, ils choisiront leurs conducteurs, leurs ingénieurs, leurs architectes, leurs comptables ; puis ils traiteront directement, de puissance à puissance, avec les autorités communales et départementales, pour l’exécution des travaux. Loin de se soumettre à l’État, ils seront l’État lui-même, c’est-à-dire, en ce qui concerne leur spécialité industrielle, la représentation directe, vivante, du Souverain. Qu’ils se donnent une administration, qu’on leur ouvre un crédit, qu’ils fournissent caution, et le Pays trouvera en eux une garantie supérieure à celle de l’État ; car eux du moins seront responsables de leurs actes, tandis que l’État ne répond jamais de rien.
Parlerai-je du ministère de l’Agriculture et du Commerce ? Le budget de ce département est de 17 millions et demi, gaspillés en secours, subventions, encouragements, primes, remises, fonds secrets, surveillance, service central, etc. Lisez hardiment : faveurs, corruption, sinécures, parasitisme, vol.
Ainsi, pour l’enseignement de l’agriculture et ses
divers encouragements, je trouve 3,200,000 francs.
J’ose dire, sauf le respect que je dois aux estimables
professeurs, que 3,200,000 francs de guano serviraient plus aux paysans que leurs leçons.
Pour l’école vétérinaire et les haras, 3,430,000 fr. Ce qui n’empêche pas que depuis la Révolution l’espèce chevaline ne dégénère en France d’une manière continue, et que nous ne manquions de chevaux. Moquez-vous donc du Jockey-Club, et laissez faire les éleveurs.
Pour les manufactures de Sèvres, des Gobelins, de Beauvais, le Conservatoire, les écoles d’Arts et Métiers, les encouragements au commerce et à l’agriculture, 3,798,086 francs. — Que produisent ces manufactures ? rien, pas même des chefs-d’œuvre. Quel progrès font faire nos écoles à l’industrie ? aucun. On n’y enseigne pas seulement les vrais principes de l’économie des nations. À quoi servent les encouragements au commerce ? à rien évidemment. Le portefeuille de la Banque se désemplit tous les jours !
Pour la pêche maritime, 4,000,000. C’est afin d’encourager la population des matelots. Or, il figure au budget des recettes 4,000,000 de droits perçus sur cette même pêche ; et comme cette seconde somme ne vient pas en compensation de la première, il en résulte que nous payons 8,000,000 de frais extraordinaires pour manger de la marée, sans que nous puissions pour autant soutenir la concurrence de la navigation étrangère ! Ne serait-il pas plus simple de dégréver de 8 millions les impôts et frais de toute nature qui pèsent sur les armateurs, c’est-à-dire de supprimer, en ce qui les regarde, l’action ministérielle ?
Le plus curieux des articles de ce département est celui qui a trait aux associations ouvrières. Ceci n’est point une plaisanterie : depuis 1848, le Gouvernement s’est mis à faire payer patente au socialisme. Pour la surveillance des associations, 77,000 francs.
Eh ! que le Gouvernement les leur donne plutôt ; elles
en tireront bon parti, et il aura la peine de moins.
Enfin, pour entretenir, diriger, surveiller, solder, tout ce parasitisme, 713,150 francs ; c’est ce qu’on appelle l’administration centrale. Eh bien ! doublez la somme, doublez le budget de l’Agriculture et du Commerce, et que l’État laisse tranquilles l’agriculture, le commerce, l’industrie, les chevaux et la pêche ; qu’il remette les manufactures à des compagnies ouvrières, qui les feront valoir, sous la direction de savants et d’artistes ; et l’État, payé pour ne rien faire, aura servi l’ordre pour la première fois.
Quant au ministère des finances, il est évident que sa raison d’être est tout entière dans les autres ministères. Les finances sont à l’État ce que le râtelier est à l’âne. Supprimez l’attelage politique, vous n’avez que faire d’une administration dont l’unique objet est de lui procurer et distribuer la subsistance. Les départements et communes, reprenant la direction de leurs travaux, sont aussi capables de payer leurs dépenses que de les ordonnancer ; l’intermédiaire financier disparaît ; tout au plus pourrait-on conserver, comme bureau général de statistique, la Cour des Comptes.
Celui qui manque en un point est coupable de tous, dit l’Évangile. Si la Révolution laisse subsister le Gouvernement quelque part, il reviendra bientôt partout. Or, comment se passer de gouvernement dans les rapports du pays avec l’étranger ?
Une nation est un être collectif qui traite continuellement avec d’autres êtres collectifs semblables à lui, qui, par conséquent, pour ses relations internationales, doit se constituer un organe, une représentation, enfin un gouvernement. Ici donc, au moins, la Révolution ne va-t-elle pas faire défaut à son principe, et pour justifier son inconséquence, alléguera-t-elle le prétexte banal que l’exception confirme la règle ? Ce serait déplorable, et d’ailleurs inadmissible. Si le Gouvernement est indispensable pour la diplomatie, il le sera également pour la guerre et pour la marine, et comme tout se tient dans le pouvoir et la société, on verra bientôt le gouvernementalisme se rétablir dans la police, puis dans l’administration, puis dans la justice : que devient alors la Révolution ?
Cette préoccupation de la politique étrangère est ce qui montre le mieux combien faible encore est parmi nous l’intelligence de la Révolution. Elle accuse, dans la démocratie européenne, sans cesse occupée de régler la balance des nationalités, une fidélité opiniâtre aux traditions du despotisme, et un penchant redoutable à la contre-révolution.
Essayons, sur ce département comme sur les autres, de nous refaire les idées et de nous affranchir de la routine.
La Révolution, faite au dedans, se fera-t-elle aussi au dehors ?
Qui pourrait en douter ? La révolution serait sans efficacité si elle n’était contagieuse ; elle périrait, même en France, si elle ne se rendait universelle. Tout le monde est convaincu de cela. Les esprits les moins ardents ne pensent même pas que la France révolutionnée ait besoin d’intervenir chez les autres nations par les armes ; il lui suffira d’appuyer de sa présence, de sa parole, l’effort des peuples qui suivront son exemple.
Or, qu’est-ce que la Révolution, faite au dehors
comme à l’intérieur ?
L’exploitation capitaliste et propriétaire partout arrêtée, le salariat aboli, l’échange égal et véridique garanti, la valeur constituée, le bon marché assuré, le principe de la protection changé, le marché du globe ouvert aux producteurs de tous les pays : conséquemment les barrières abattues, l’antique droit des gens remplacé par les conventions commerciales ; la police, la justice, l’administration, remises partout aux mains des industriels ; l’organisation économique remplaçant le régime gouvernemental et militaire dans les possessions coloniales comme dans les métropoles ; enfin, la compénétration libre et universelle des races sous la loi unique du contrat : voilà la Révolution.
Se peut-il que dans cet état de choses, où tous les intérêts agricoles, financiers et industriels sont identiques et solidaires ; où le protectorat gouvernemental n’a plus rien à faire, ni à l’intérieur ni à l’extérieur ; se peut-il que les nations continuent à former des corps politiques distincts ; qu’elles se tiennent séparées, quand leurs producteurs et leurs consommateurs se mêlent ; qu’elles conservent une diplomatie, pour régler des prétentions, déterminer des prérogatives, arranger des différends, échanger des garanties, signer des traités, etc., sans objet ?
Poser cette question, c’est l’avoir résolue. Cela n’a désormais plus besoin qu’on le prouve. Quelques explications seulement, au point de vue des nationalités.
Rappelons le principe. L’institution gouvernementale, avons-nous dit, a sa raison dans l’anarchie économique. La Révolution faisant cesser cette anarchie et organisant les forces industrielles, la centralisation politique n’a plus de prétexte ; elle se résout dans la solidarité industrielle, solidarité qui réside exclusivement dans la raison générale, et dont nous avons pu dire, comme Pascal de l’univers, que son centre est partout, sa circonférence nulle part.
Or, l’institution gouvernementale abolie, remplacée par l’organisation économique, le problème de la République universelle est résolu. Le rêve de Napoléon se réalise, la chimère de l’abbé de Saint-Pierre devient une nécessité.
Ce sont les gouvernements qui, après avoir eu la prétention d’établir l’ordre dans l’humanité, ont ensuite classé les peuples en corps hostiles : comme leur unique occupation était de produire au dedans la servitude, leur habileté consistait à entretenir au dehors, en fait ou en perspective, la guerre.
L’oppression des peuples et leur haine mutuelle sont deux faits corrélatifs, solidaires, qui se reproduisent l’un l’autre, et qui ne peuvent disparaître qu’ensemble, par la destruction de leur cause commune, le gouvernement.
C’est pour cela que les peuples, aussi longtemps qu’ils demeureront placés sous la police de rois, de tribuns, ou de dictateurs ; aussi longtemps qu’ils obéiront à une autorité visible, constituée au sein d’eux-mêmes, et de qui émanent les lois qui les régissent, seront inévitablement en guerre : il n’est sainte alliance, congrès démocratique, amphictyonique, comité central européen, qui y puisse quelque chose. De grands corps ainsi constitués sont nécessairement opposés d’intérêts ; comme ils répugnent à se fondre, ils ne peuvent pas davantage reconnaître de justice : par la guerre ou par la diplomatie, non moins immorale, non moins funeste que la guerre, il faut qu’ils luttent et qu’ils se battent.
À l’économie unitaire, du globe, la nationalité, excitée par l’État, oppose donc une résistance invincible : c’est ce qui explique pourquoi la monarchie n’a jamais pu se rendre universelle. La monarchie universelle est en politique ce que la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel est en mathématique, une contradiction. Une nation peut supporter un gouvernement, tant que ses puissances économiques ne sont pas organisées, et que ce gouvernement est le sien : la nationalité du pouvoir faisant illusion sur la valeur du principe, le Gouvernement se soutient à travers un roulement interminable de monarchies, d’aristocraties, et de démocraties. Mais si le Pouvoir est extérieur à la nation, elle le ressent comme une injure ; la révolte est dans tous les cœurs : l’établissement ne peut durer.
Ce qu’aucune monarchie, pas même celle des césars, n’a donc su obtenir ; ce que le christianisme, résumé des anciens cultes, a été impuissant à produire, la République universelle, la révolution économique l’accomplira : elle ne peut pas ne pas l’accomplir.
Il en est, en effet, de l’économie politique comme des autres sciences : elle est fatalement la même par toute la terre ; elle ne dépend pas des convenances des hommes et des nations, elle ne se soumet au caprice de personne. Il n’y a pas une économie politique russe, anglaise, autrichienne, tatare ou hindoue, pas plus qu’une physique, une géométrie hongroise, allemande, ou américaine. La vérité est égale partout à elle-même : la science est l’unité du genre humain.
Si donc la science, non plus la religion ni l’autorité, est prise en chaque pays pour règle de la société, arbitre souverain des intérêts ; le gouvernement devenant nul, toutes les législations de l’univers sont d’accord. Il n’y a plus de nationalité, plus de patrie, dans le sens politique du mot ; il n’y a que des lieux de naissance. L’homme, de quelque race et couleur qu’il soit, est réellement indigène de l’univers ; le droit de cité lui est acquis partout. Comme, dans une circonscription donnée de territoire, la commune représente la République et en exerce l’autorité ; de même chaque nation sur le globe représente l’humanité, et dans les limites que lui assigne la nature, agit pour elle. L’harmonie règne, sans diplomatie et sans concile, parmi les nations : rien ne saurait désormais la troubler.
Qu’est-ce donc qui pourrait motiver, entretenir des relations diplomatiques entre des peuples qui auraient adopté le programme révolutionnaire :
Plus de gouvernements,
Plus de conquêtes,
Plus de douanes,
Plus de police internationale,
Plus de priviléges commerciaux,
Plus d’exclusions coloniales,
Plus de patronage de peuple à peuple, d’État à État,
Plus de lignes stratégiques,
Plus de forteresses ?
La Russie veut s’établir à Constantinople, comme à Varsovie, c’est-à-dire, enfermer dans son cercle le Bosphore et le Caucase. D’abord, la Révolution ne le souffrira pas, et pour sûreté, elle commencera par révolutionner la Pologne, la Turquie, tout ce qu’elle pourra des provinces russes, jusqu’à ce qu’elle arrive à Saint-Pétersbourg. Cela fait, que devient l’intérêt russe à Constantinople et à Varsovie ? le même qu’à Berlin et à Paris, un intérêt de libre et égal échange. Que devient la Russie elle-même ? Une agglomération de peuples libres, indépendants, unis seulement par l’identité du langage, la ressemblance des mœurs, l’analogie des fonctions, les circonstances territoriales. Dans des conditions pareilles, la conquête est un non-sens : Constantinople serait à la Russie, que la Russie une fois révolutionnée, Constantinople s’appartiendrait ni plus ni moins que si elle n’avait jamais perdu sa souveraineté. La question d’Orient, du côté du Nord, cesse d’exister.
L’Angleterre voudrait tenir l’Égypte, comme elle tient Malte, Corfou, Gibraltar, etc. Même réponse de la Révolution. Elle signifie à l’Angleterre de s’abstenir de toute tentative sur l’Égypte, de mettre un terme à ses empiétements et à son monopole ; et pour sûreté, elle l’invite à évacuer les îles et forteresses d’où elle menace la liberté des nations et des mers. Ce serait, en vérité, se méprendre étrangement sur le caractère et la portée de la Révolution, que de s’imaginer qu’elle laisse aux Anglais la propriété exclusive de l’Australie et de l’Inde, ainsi que les bastions dont elle entoure le commerce du continent. La présence seule des Anglais à Jersey et Guernesey est une insulte à la France ; comme leur exploitation de l’Irlande et du Portugal est une insulte à l’Europe ; comme leur possession de l’Inde et leur commerce de la Chine est un outrage à l’Humanité. Il faut que l’Albion, comme tout le reste, se révolutionne ; fallût-il l’y contraindre, nous avons ici des gens qui ne trouveraient pas la chose si difficile. Or, la Révolution faite à Londres, le privilége britannique extirpé, brûlé, ses cendres jetées au vent, que signifie pour l’Angleterre la possession de l’Égypte ? ni plus ni moins que pour nous la possession d’Alger. Tout le monde pouvant entrer, sortir, commercer à volonté, former des exploitations agricoles, minérales, industrielles, l’avantage est le même pour toutes les nations ; le pouvoir local n’a de privilége que ses frais de police, que lui remboursent les colons et les indigènes.
Il existe encore parmi nous des chauvins qui tiennent absolument à ce que la France reprenne ses frontières naturelles. Ceux-là demandent trop ou trop peu. La France est partout où se parle sa langue, où sa Révolution est suivie, ses mœurs, ses arts, sa littérature, adoptés, comme ses mesures et ses monnaies. À ce compte, la presque totalité de la Belgique, les cantons de Neufchâtel, Vaud, Genève, la Savoie, une partie du Piémont, lui appartiennent ; en revanche, elle devrait perdre l’Alsace, peut-être même une partie de la Provence, de la Gascogne et de la Bretagne, dont les habitants ne parlent pas français, et quelques-uns sont toujours du parti des rois et des prêtres contre la Révolution. Mais à quoi bon ces remaniements ? C’est la manie des adjonctions qui, sous la Convention et le Directoire, souleva la méfiance des Peuples contre la République, et qui, mettant en goût Bonaparte, nous fit aboutir à Waterloo. Révolutionnez, vous dis-je. Votre frontière sera toujours assez large, assez française, si elle est révolutionnaire.
L’Allemagne sera-t-elle un Empire, une République unitaire, ou une confédération ? Ce fameux problème de l’unité germanique, qui a fait tant de bruit il y a quelques années, n’a plus aucun sens devant la Révolution, et cela même est la preuve qu’il n’en a jamais eu. En Allemagne, comme ailleurs, que sont les états ? des tyrannies de différents calibres, fondées sur l’invariable prétexte, d’abord, de protéger la noblesse et la bourgeoisie contre le prolétariat ; ensuite, de maintenir dans leur indépendance les souverainetés locales. Contre ces divisions la démocratie allemande s’est trouvée impuissante, et pourquoi ? précisément parce qu’elle se mouvait dans la sphère du droit politique. Mais organisez les forces économiques de l’Allemagne ; aussitôt cercles politiques, électorats, principautés, royaumes, empires, tout s’efface, jusqu’au Zollwerein ; l’unité allemande sort de l’abolition de ses États. Ce qu’il faut à la vieille Teutonie n’est pas une confédération, c’est une liquidation.
Qu’on le sache une fois : le résultat le plus caractéristique, le plus décisif de la Révolution, c’est, après avoir organisé le travail et la propriété, d’anéantir la centralisation politique, en un mot l’État, et, comme conséquence de cet anéantissement, de supprimer les rapports diplomatiques entre les nations, à mesure qu’elles souscrivent au pacte révolutionnaire. Tout retour aux traditions de la politique, toute préoccupation d’équilibre européen fondé sur le prétexte de la nationalité et de l’indépendance des états, toute proposition d’alliances à former, de souverainetés à reconnaître, de provinces à restituer, de frontières à transporter, trahirait chez les organes du mouvement la plus complète inintelligence des besoins du siècle, le mépris des réformes sociales, une arrière-pensée de contre-révolution.
Les rois peuvent aiguiser leurs sabres, et se préparer à leur dernière campagne. La Révolution, au dix-neuvième siècle, a pour tâche suprême, bien moins encore d’atteindre leurs dynasties, que de détruire jusqu’au germe de leur institution. Nés de la guerre, formés pour la guerre, soutenus par la guerre, intérieure et extérieure, quel pourrait être leur rôle dans une société de travail et de paix ? La guerre, dorénavant, ne peut plus avoir de motif que le refus de désarmement. La fraternité universelle se constituant sur ses bases certaines, il ne reste aux représentants du despotisme qu’à prendre leur congé. Eh ! comment ne voient-ils pas que cette difficulté d’être, toujours croissante, qu’ils éprouvent depuis Waterloo, provient, non pas, comme on le leur a fait croire, des idées jacobines, qui depuis la chute de Napoléon ont recommencé à envahir les classes moyennes, mais du travail souterrain qui s’est fait, à l’insu des hommes d’État, sur toute la face de l’Europe, et qui, en développant outre mesure les forces latentes de la civilisation, a fait de l’organisation de ces forces une nécessité sociale, un besoin inéluctable de révolution ?
Quant à ceux qui, après la démission des rois, rêveraient encore de consulats, de présidences, de dictatures, de maréchalats, d’amirautés et d’ambassades, ils feront également bien d’en prendre leur parti. La Révolution, n’ayant que faire de leurs services, met à couvert leur vertu. Le peuple ne veut plus de cette monnaie de la monarchie : il comprend, quelle que soit la phraséologie dont on se sert avec lui, que régime féodal, régime gouvernemental, régime militaire, régime parlementaire, régime de police, de lois et de tribunaux, et régime d’exploitation, de corruption, de mensonge et de misère, tout cela est synonyme. Il sait, enfin, qu’en supprimant le bail à ferme et le prêt à intérêt, derniers vestiges de l’antique esclavage, la Révolution supprime, du même coup, l’épée du bourreau, la main de justice, le bâton du policeman, la sonde du gabelou, le grattoir du bureaucrate, tous ces insignes de la Politique, que la jeune Liberté broie sous son talon……………..