Idées républicaines, augmentées de remarques/21

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XXI.

On ne doit pas plus régler les habits du riche que les haillons du pauvre. Tout deux également Citoyens doivent être également libres. Chacun s’habille, ſe nourrit, ſe loge comme il peut. Si vous défendez au riche de manger des gélinotes, vous volez le pauvre qui entretiendroit ſa famille du prix du gibier qu’il vendroit au riche. Si vous ne voulez pas que le riche orne ſa maiſon vous ruinerez cent artiſtes. Le Citoyen qui par ſon faſte humilie le pauvre, enrichit le pauvre par ce même faſte, beaucoup plus qu’il ne l’humilie. L’indigence doit travailler pour l’opulence, afin de s’égaler un jour à elle.

XXI.

Le Gouvernement de Geneve n’eſt pas le premier qui ait porté des loix ſomptuaires. L’exemple eſt ancien. Quelques peuples de la Grece gouvernés par eux-mêmes en avoient adopté de ſemblables ; la dépenſe des feſtins étoit réglée chez les Romains : ces ſortes de loix ſont le fruit d’une prévoyance ſage, & d’une profonde politique. La prodigalité du luxe annonce toujours la décadence d’un Etat. Une ancienne expérience ne montre que trop la vérité de cette maxime. Le luxe introduit dans les cœurs l’amour des délices, il énerve les forces d’un Etat, il lui ôte ſa vigueur, il amene l’oiſiveté, & il rend les hommes méconnoiſſables. Les mœurs Romaines perdirent plus par le commerce avec les Aſiatiques que la République n’avoit gagné par ſes victoires. Bien plus puiſſant que les armes dont Rome avoit triomphé le luxe n’y entra que pour lui ôter la liberté & l’Empire : ſœvior armis luxuria incubuit, victumque ulciſcitur orbem. (Horace.)

Diſons quelque choſe de plus précis : la liberté de la dépendance ne connoit guere de meſure. Elle devient un abîme qui engloutit les plus amples revenus : la vanité anime ſes efforts, l’ambition les ſoutient ; l’avarice, l’oppreſſion forment ſes reſſources ; tous moyens lui ſervent, juſqu’à ce qu’enfin ſuccombant ſous le poids des dettes & n’ayant plus d’expédients, des maiſons floriſſantes dont elle entretenoit l’éclat, s’écroulent & entraînent en périſſant la ruine de mille particuliers dont la bonne foi leur avoit aſſervi l’art, l’induſtrie & les talents. Ces chutes bruiantes ſont un déſordre dans l’Etat. En voici un autre plus nuiſible parce qu’il eſt plus univerſel ; c’eſt une diſproportion ſenſible entre les facultés & les beſoins de la vie que le luxe opere manifeſtement en hauſſant le prix des choſes néceſſaires, laquelle influe dans les conditions qui compoſent plus des deux tiers de l’Etat ; ce qui équivaut à un affoibliſſement preſque général des familles. Ce détail de malheurs eſt la meilleure apologie de la ſage politique de Geneve. La modération du Citoyen eſt certainement une des cauſes de cet air d’aiſance qu’on y apperçoit ; cette aiſance ne ſe ſoutient que par la vigilance & par l’occupation. Il eſt peu de ville où l’on voie plus de mouvement & d’activité. Le petit terrain qu’elle occupe ne lui permet pas de s’enrichir en biens fonds ; la contrainte de ſa ſituation ne ſert qu’à donner plus de vigueur à ſon commerce, en tournant toutes ſes vues de ce côté-là. Qu’on aboliſſe la loi ſomptuaire, qu’on donne libre carriere au penchant du luxe & des délices ; quelle funeſte émulation va s’emparer du cœur des Citoyens. L’on veut que l’indigence égale un jour l’opulence ; elle la paſſera : les méthamorphoſes ſi fréquentes ſous l’empire du luxe autoriſent la conjecture ; & l’artiſte enrichi renoncera bientôt à un travail auquel il eſt attaché par beſoin autant que par gout. Rien ne contribue tant à faire fleurir le commerce des Hollandois que leur frugalité : ils apportent toutes les épiceries des Indes, & ils en conſument le moins ; ils tirent de la Perſe la plus grande partie des ſoyes, & ils ne ſont vêtus que de draps.

Quel bonheur pour un Etat dans lequel regne une noble ſimplicité ! Quelle ſource d’avantages pour le citoyen ! Il eſt vraiment homme parce qu’il ne connoit pas les délices : riche, parce qu’il a moins de beſoins ; content, parce qu’il a moins d’inquiétudes.

Mais comment avec des mœurs ſi ſimples, ſi éloignés du gout de M. D. V. ſubſiſteront l’abondance du commerce, l’application des arts, de l’induſtrie, des talents ? comme elles ont fait juſqu’à préſent ; aux dépens de l’étranger. Il eſt étonnant que l’auteur oſe débiter ſes pernicieuſes maximes ſous les yeux de la République. Un Citoyen qui les auroit écrites, mériteroit d’être dégradé, & d’être puni comme traître envers ſa patrie : c’eſt un étranger, il doit être banni du commerce de la République, & en être déclaré ennemi.