Idées républicaines, augmentées de remarques/62

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LXII.

Pourquoi perdre ſon tems à ſe tromper ſur les prétendues flottes de Salomon envoyées d’Eſiongaber en Afrique, & ſur les chimériques voyages depuis la mer rouge juſqu’à celle de Bayonne, ſur les richeſſes encore plus chimériques de Sofala ? Quel rapport avoient toutes ces digreſſions erronées avec l’Eſprit des Loix ?

Je m’attendois à voir comment les Décrétales changerent toute la juriſprudence de l’ancien Code Romain, par quelles loix Charlemagne gouverna ſon Empire, & par quelle anarchie le gouvernement féodal le bouleverſa ; par quel art & par quelle audace Grégoire VII. & ſes ſucceſſeurs écraſerent les loix des Royaumes & des grands fiefs ſous l’anneau du pécheur & par quelles ſecouſſes on eſt parvenu à détruire la légiſlation Papale ; j’eſpérois voir l’origine des Baillages qui rendirent la juſtice preſque partout depuis les Othons & celles des tribunaux appellés Parlements ou Audiences, ou Bancs du Roi, ou Echiquiers. Je déſirois de connoître l’hiſtoire des loix ſous leſquelles nos peres & leurs enfants ont vécu, les motifs qui les ont établies, négligées, détruites, renouvellées. Je cherchois un fil dans ce labyrinthe ; le fil eſt caſſé preſque à chaque article. J’ai été trompé ; j’ai trouvé l’eſprit de l’auteur qui en a beaucoup, & rarement l’eſprit des Loix. Il ſautille plus qu’il ne marche ; il amuſe plus qu’il n’éclaire, il ſatiriſe quelquefois plus qu’il ne juge : & il faut ſouhaiter qu’un ſi beau génie eut toujours plus cherché à inſtruire qu’a étonner.

Ce livre défectueux eſt plein de choſes admirables dont on a fait de déteſtables copies. Des fanatiques l’ont inſulté par les endroits mêmes qui méritent les remerciments du genre humain.

LXII.

Pourquoi perdre ſon tems, dirons-nous à M. D. V. à charger un Auteur d’une erreur qu’il n’a pas faite, & à tomber ſoi-même dans le vice d’une critique erronnée ; Salomon n’avoit pas pluſieurs flottes, mais il en avoit une qu’il fit équiper à Aziongaber, port avantageux ſur les bords de la Mer rouge du tems d’Hiram Roi de Tyr. Elle fit le voiage d’Ophir, & en revint chargée d’or[1]. Que l’on place Ophir en Eſpagne, en Arménie ; qu’on en faſſe une Iſle, ou une Ville de terre-ferme. Qu’Ophir ſoit aujourd’hui Sophala Ville maritime d’Afrique, ainſi que le prétend le ſavant Huet, ou quelqu’autre port, c’eſt une matiere de critique dans laquelle par modeſtie l’Auteur pouvoit ne pas entrer.

Après une tirade contre les flottes, de Salomon, l’on ne s’attendoit pas à une fine ſaillie au ſujet des décrets des Papes. La chûte eſt ſavante ; & ce qui eſt plus ſingulier, c’eſt que l’on ne ſait ſi l’on doit prendre ici M. D. V. pour un Canoniſte, ou pour un Juris conſulte, tant il parle doctement du droit Romain ; & du droit Canon. Mais comme ceux qui ſe piquent d’être ſavans, ne méritent aucune indulgence ; l’on obſervera à l’Auteur que les Décrétales n’ont apporté aucun changement au droit Romain : ſa juriſprudence eſt ſuivie dans les pays du droit écrit ; à cela près que quelques déciſions des Souverains Pontifes ont été adoptées dans les Tribunaux civils, comme étant plus douces, plus conformes à l’équité. L’anneau du pécheur qui excite la bile de l’Auteur n’a point fait de mal : les loix des Royaumes exiſtent, ainſi que les grands fiefs. La légiſlation du Pape s’exerce dans ſes Etats : chaque Puiſſance eſt fixée dans les bornes qui lui ſont propres. Suit une Kirielle de reproches contre l’Auteur de l’eſprit des Loix. Il n’eſt qu’un eſprit ſautillant, ſatiriſant ; à meſure qu’on le lit, l’on appréhende pour l’ouvrage ; l’on craint que le dépit n’ait ſaiſi M. D. V. & ne le lui ait fait jetter au feu ; point du tout : ce livre plein de défauts eſt admirable ; apparemment par ſes défauts mêmes. Car enfin l’un a prouvé à l’Auteur de l’Eſprit des Loix que préſenter la religion comme une affaire de climat, c’eſt une extravagance : placer la probité en certains gouvernemens comme un reſſort néceſſaire, l’exclure des autres, c’eſt méconnoître le vrai principe de la conſtitution politique ; on lui a montré d’autres bévues auſſi groſſieres, qui à chaque page égareroient un lecteur ignorant ou inattentif. C’eſt néanmoins par ſemblables traits qu’un ouvrage plait à nos nouveaux Philoſophes, & qu’il captive leur admiration : nous en ſommes ſurpris, nous autres foibles humains, qui n’y voyons pas au-delà des bornes de nos petites lumieres. Mais il eſt conſéquent que ce qui eſt raiſon pour nous, ne le ſoit pas pour eux. Ne nous ſouviendrons-nous jamais que la ſageſſe moderne qui les éclaire, leur communique le privilege de penſer, de voir de raiſonner d’une maniere toute merveilleuſe, à laquelle il ne nous eſt pas permis d’atteindre. Auſſi ſous l’empire de cette nouvelle raiſon quelle force leur eſprit ne montre-t-il pas en combattant la raiſon de tous les ſiécles, & en déclarant la guerre au Ciel ? & quels prodiges ne lui fait-elle pas opérer ? prodiges de transformation, de converſion, de réſolution : l’eſprit eſt transformé en matiere ; l’homme eſt changé en une portion de terre organiſée : les bêtes prennent les qualités de l’eſprit ; la religion analiſée ne donne que le reſidu d’une influence phiſique. L’on diroit qu’un monde de nouveaux Etres ſort du cerveau de nos philoſophes modernes. Dieu & l’homme ſont les ſeuls qui perdent dans leurs opérations : mais la matiere eſt déifiée.

  1. L. 3. des R. chap. 9.