Idoménée (Crébillon)/Acte III

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Idoménée
Imprimerie Royale (p. 39-57).


SCÈNE I.
Érixène, Iſmène.
I S M È N E.

Enfin l’amour ſoumet aux charmes d’Érixène
L’objet de ſa tendreſſe & l’objet de ſa haine.
Vous triomphez, madame ; & vos fiers ennemis
Bientôt par vos appas ſe verront déſunis.

É R I X È N E.

Quel triomphe ! Peux-tu me le vanter encore,
Quand je ne puis dompter le feu qui me dévore ?
Après ce que mon cœur en éprouve en ce jour,
Du ſoin de me venger dois-je charger l’amour ?
En me livrant le fils s’il flattait ma colère,
Je ne l’implorais pas pour me venger du père.
Tant qu’aux lois de l’amour mon cœur ſera ſoumis,
Que dois-je en eſpérer contre mes ennemis ?

I S M È N E.

Vous pouvez donc, madame, employant d’autres armes,
Punir ſans ſon ſecours l’auteur de tant de larmes,

Puiſque le juſte ciel, de concert avec vous,
Semble ſur vos déſirs meſurer ſon courroux.
Tout vous livre à l’envi le fier Idoménée :
Par un arrêt des dieux ſa tête eſt condamnée ;
L’oracle la demande, & ce funeſte jour
Va le punir des maux que vous fit ſon retour.
Si vous voulez vous-même, achevant ſa diſgrâce,
Hâter le coup affreux dont le ciel le menace,
Répandez le ſecret qui vous eſt dévoilé ;
Et qu’Égéſippe en vain ne l’ait point révélé.
Du prince votre père ami toujours fidèle,
Vous voyez à quel prix il vous marque ſon zèle :
Imitez-le, madame, & qu’un ſang odieux
Par vos ſoins aujourd’hui ſe répande en ces lieux.
De l’intérêt des dieux faites votre vengeance,
Et d’un peuple expirant faites-en la défenſe ;
Montrez-lui ſon ſalut dans ce terrible arrêt :
Lui, vous, les dieux enfin, n’avez qu’un intérêt…
D’où vient que je vous vois interdite & tremblante ?
Craignez-vous d’exciter les plaintes d’Idamante ?

É R I X È N E.

Hélas ! Si près des maux où je vais le plonger,
Un ſeul moment pour lui ne puis-je m’affliger ?
Que veux-tu ? Je frémis du ſpectacle barbare
Que mon juſte courroux en ces lieux lui prépare :

Je ſens trop, par les pleurs que je verſe aujourd’hui,
Quelle eſt l’horreur du coup qui va tomber ſur lui.
Tu ſais que pour le roi ſon amour eſt extrême.

I S M È N E.

Il ne vous reſte plus que d’aimer le roi même.
Qu’entends-je ? De vos pleurs importunant les dieux,
Vos plaintes chaque jour font retentir ces lieux ;
Et quand le ciel prononce au gré de votre envie,
Vous n’oſez plus pourſuivre une odieuſe vie !
Songez, puiſque les dieux vous ouvrent leurs ſecrets,
Qu’ils vous chargent par-là du ſoin de leurs décrets.
Et qu’auriez-vous donc fait, ſi, trompant votre attente,
L’oracle eût demandé la tête d’Idamante,
Puiſque vous balancez…

É R I X È N E.

Puiſque vous balancez…À quoi bon ces tranſports ?
Je conçois bien, ſans toi, de plus nobles efforts.
Malgré tout mon amour, mon devoir eſt le même :
Mais peut-on ſans trembler opprimer ce qu’on aime ?
Un je ne ſais quel ſoin me ſaisit malgré moi,
Et mon propre courroux redouble mon effroi.
Ne crains rien cependant ; mais laiſſe ſans contrainte
À des cœurs malheureux le ſecours de la plainte.
Je n’ai point ſuccombé pour avoir combattu,
Et tes raiſons ici ne font point ma vertu…
Égéſippe en ces lieux ſe fait longtemps attendre.


SCÈNE II.
Érixène, Iſmène, Égéſippe.
É G É S I P P E.

Madame, pardonnez : j’ai dû plus tôt m’y rendre ;
Mais un ordre preſſant, que je n’attendais pas,
Malgré moi loin de vous avait porté mes pas.
C’en eſt fait, le tyran échappe à notre haine.
Hâtons notre vengeance, ou ſa fuite eſt certaine ;
Ses vaiſſeaux ſont tout prêts ; & déjà ſur les flots
Remontent à l’envi ſoldats & matelots
Un gros de nos amis près d’ici ſe raſſemble :
Tandis que dans ces lieux tout gémit & tout tremble,
On peut dans ce déſordre échapper du palais.
Venez au peuple enfin vous montrer de plus près…
Mais le tyran paraît ; évitez ſa préſence.
Je vais dès ce moment ſervir votre vengeance.


SCÈNE III.
Idoménée, Égéſippe.
I D O M É N É E.

Mes vaiſſeaux ſont-ils prêts ?

É G É S I P P E.

Mes vaiſſeaux ſont-ils prêts ?Oui, ſeigneur ; mais les eaux
D’un naufrage aſſuré menacent vos vaiſſeaux :
La mer gronde, & ſes flots font mugir le rivage ;
L’air s’enflamme, & ſes feux n’annoncent que l’orage.
De qui doit s’embarquer je déplore le ſort.
Serait-ce vous, ſeigneur ?

I D O M É N É E.

Serait-ce vous, ſeigneur ?Qu’on m’aille attendre au port.


SCÈNE IV.
IDOMÉNÉE, ſeul.

Ainſi donc tout menace une innocente vie !
Ô mon fils ! Faudra-t-il qu’elle te ſoit ravie ?
À des dieux ſans pitié ne te puis-je arracher ?
Quel aſile contre eux déſormais te chercher ?
Que n’ai-je point tenté ? Je t’offre ma couronne ;
Un départ rigoureux par moi-même s’ordonne ;
Je crois t’avoir ſauvé quand j’y puis conſentir :
Et les ondes déjà s’ouvrent pour t’engloutir !
Fuis cependant, mon fils : l’orage qui s’apprête,
Eſt le moindre péril qui menace ta tête.
Quoique je n’aie, hélas ! Rien de plus cher que toi,
Tu n’as point d’ennemi plus à craindre que moi.

Ô mon peuple ! ô mon fils ! Promeſſe redoutable,
Roi, père malheureux ! Dieux cruels ! Vœu coupable !
Ô ciel, de tant de maux toujours moins ſatisfait,
Tu n’as jamais tonné pour un moindre forfait !
Et vous, fatal objet d’une flamme odieuſe,
Érixène, à mon cœur toujours trop précieuſe,
Fuyez avec mon fils de ces funeſtes lieux :
Pour tout ce qui m’eſt cher j’y dois craindre les dieux.


SCÈNE V.
Idoménée, Idamante.
I D A M A N T E.

Malgré l’affreux péril du plus cruel naufrage,
On dit que vos vaiſſeaux vont quitter le rivage :
Quoique de ces apprêts mon cœur ſoit alarmé,
Je ne viens point, ſeigneur, pour en être informé ;
Je ſais de vos ſecrets reſpecter le myſtère,
Et l’on ne m’en fait plus l’heureux dépoſitaire.

I D O M É N É E.

Mon cœur, que ce reproche accuſe de changer,
Vous tait des maux qu’il craint de vous voir partager.
Il en eſt cependant dont il faut vous inſtruire.

À part.

Ces vaiſſeaux… ces apprêts… ciel ! Que lui vais-je dire ?

Ah mon fils !… non, mon cœur n’y ſaurait conſentir.

I D A M A N T E.

Dieux ! Que vous m’alarmez !

I D O M É N É E.

Dieux ! Que vous m’alarmez !Mon fils, il faut partir.

I D A M A N T E.

Qui doit partir ?

I D O M É N É E.

Qui doit partir ? Vous.

I D A M A N T E.

Qui doit partir ? Vous. Moi ! Ciel ! Qu’entends-je ?

I D O M É N É E.

Qui doit partir ? Vous. Moi ! Ciel ! Qu’entends-je ? Vous-même.
Il fallait accepter l’offre du diadème.
Fuyez, mon fils, fuyez un ciel trop rigoureux,
Un rivage perfide, un père malheureux.

I D A M A N T E.

Ciel ! Qui m’a préparé cette horrible diſgrâce ?
La mort même entre nous ne peut mettre un eſpace.
N’accablez point mon cœur d’un pareil déſespoir.
Je goûte à peine, hélas ! Le bien de vous revoir…
Pourquoi régner ? Pourquoi faut-il que je vous quitte
Quel eſt donc le projet que votre âme médite ?

I D O M É N É E.

Voyez par quels périls vos jours ſont menacés :
Fuyez, n’inſistez plus ; je crains, c’en eſt aſſez.
Jugez par mon amour de ce que je dois craindre,
Puiſqu’à nous ſéparer ce ſoin m’a pu contraindre ;
Jugez de mes frayeurs… ah ! Loin de ces climats
Allez chercher des dieux qui ne ſe vengent pas.

I D A M A N T E.

Eh ! Que pourrait m’offrir une terre étrangère,
Que des dieux ennemis, ſi je ne vois mon père ?
Vos dieux ſeront les miens : laiſſez-moi, près de Vous,
De ces dieux irrités partager le courroux.

I D O M É N É E.

Ah ! Fuyez-moi… fuyez le ciel qui m’environne.
Fuyez, mon fils, fuyez… puiſqu’enfin je l’ordonne ;
Et, ſans vous informer du ſecret de mes pleurs,
Fuyez, ou redoutez le comble des horreurs.
Avec vous à Samos conduiſez Érixène.

I D A M A N T E.

Seigneur…

I D O M É N É E.

Seigneur…Ce ne doit plus être un objet de haine :
Des crimes de ſon père immolé par nos lois
La fille n’a point dû porter l’injuſte poids.

Adieu : peut-être un jour le deſtin moins ſévère
Vous permettra, mon fils, de revoir votre père.
Dérobez cependant à des dieux ennemis
Une princeſſe aimable, un ſi généreux fils.

I D A M A N T E.

Érixène ! Eh ! Pourquoi compagne de ma fuite ?
Expliquez… mais je vois que votre âme eſt inſtruite.
Érixène, ſeigneur, m’eſt un préſent bien doux ;
Mais tout cède à l’horreur de m’éloigner de vous.
À ce triſte départ quel aſtre pourrait luire ?
Voyez le déſespoir où vous m’allez réduire.
En vain ſur cet exil vous croyez me tenter :
Plus vous m’offrez, ſeigneur, moins je puis vous quitter.
Je vous dois trop, hélas !… quelle tendreſſe extrême !
M’offrir en même jour & ſceptre & ce que j’aime !
Non…

I D O M É N É E.

Non…Ce que vous aimez ?

I D A M A N T E.

Non… Ce que vous aimez ? Ah ! Pardonnez, ſeigneur ;
Je le vois, vous ſavez les ſecrets de mon cœur.
Pardonnez : j’en ai fait un coupable myſtère ;
Non, que pour vous tromper, je vouluſſe m’en taire…
Mais d’un feu qu’en mon ſein j’avais cru renfermer,

Hé qui, ſeigneur, encore a pu vous informer ?
Ah ! Quoiqu’il ſoit trop vrai que j’adore Érixène…

I D O M É N É E.

Pourſuivez, dieux cruels ; ajoutez à ma peine :
Me voilà parvenu, par tant de maux divers,
À pouvoir défier le ciel & les enfers.
Je ne redoute plus votre courroux funeſte,
Impitoyables dieux ! Ce coup en eſt le reſte.
Sur mon peuple à préſent ſignalez vos fureurs ;
Et ſi ce n’eſt aſſez, verſez-les dans nos cœurs.
Voyez-nous tous les deux, ſaisis de votre rage,
Égorgés l’un par l’autre, achever votre ouvrage.
Par de nouveaux dangers arrachez-moi des vœux :
Me ferez-vous jamais un ſort plus rigoureux ?

I D A M A N T E.

Où s’égare, ſeigneur, votre âme furieuſe ?
Érixène ceſſait de vous être odieuſe,
Diſiez-vous ; & pour elle un reſte de pitié
Semblait vous dépouiller de toute inimitié.
Haïriez-vous toujours cet objet adorable ?

I D O M É N É E.

Si je le haïſſais, ſeriez-vous ſi coupable ?
Ô de tous les malheurs malheur le plus fatal !

I D A M A N T E.

Seigneur…

I D O M É N É E.

Seigneur…Ah ! Fils ingrat, vous êtes mon rival !

I D A M A N T E.

Ô ciel !

I D O M É N É E.

Ô ciel !De quelle main par le trait qui me bleſſe !
Réſerviez-vous, cruel ! Ce prix à ma tendreſſe ?
Je ne verrai donc plus dans mes triſtes états
Que des dieux ennemis & des hommes ingrats !
Quoi ! Toujours du deſtin la barbare injuſtice
De tout ce qui m’eſt cher fera donc mon ſupplice !
Imprudent que j’étais ! Et j’allais couronner
Ce fils qu’à ma fureur je dois abandonner !
Mais c’en eſt fait, l’amour de mon devoir décide.

I D A M A N T E.

Mon père…

I D O M É N É E.

Mon père…Ô nom trop doux pour un fils ſi perfide !

I D A M A N T E.

N’accablez point, ſeigneur, un fils infortuné,
À des maux infinis par l’amour condamné.

Puiſqu’enfin votre cœur s’en eſt laiſſé ſurprendre,
Jugez ſi d’Érixène on pouvait ſe défendre.
Hélas ! Je ne craignais, adorant ſes appas,
Que d’aimer un objet qui ne vous plairait pas ;
Et mon cœur, trop épris d’une odieuſe chaîne,
Oubliait ſon devoir dans les yeux d’Érixène.
Mais ſi l’aimer, ſeigneur, eſt un ſi grand forfait,
L’amour m’en punit bien par les maux qu’il me fait.

I D O M É N É E.

Voilà l’unique fruit qu’il en fallait attendre.
D’un amour criminel qu’oſiez-vous donc prétendre ?
Et quel était l’eſpoir de vos coupables feux,
Quand chaque jour le crime augmentait avec eux ?
Qu’Érixène à mes yeux fût odieuſe ou chère,
Vos feux également offenſaient votre père.
Je veux bien cependant, juge moins rigoureux,
Vous en accorder, prince, un pardon généreux,
Mais pourvu que votre âme, à mes déſirs ſoumise,
Renonce à tout l’amour dont je la vois épriſe.

I D A M A N T E.

Ah ! Quand même mon cœur oſerait le vouloir,
Aimer, ou n’aimer pas, eſt-il en mon pouvoir ?
Je combattrais en vain une ardeur téméraire :
L’amour m’en a rendu le crime néceſſaire.
Malgré moi de ce feu je vis mon cœur atteint ;

Peut-être malgré moi je l’y verrais éteint.
Mais ce cœur, à l’amour que je n’ai pu ſoustraire,
Dans le rival du moins aime toujours un père.
Par un nom ſi ſacré tout autre ſuspendu…

I D O M É N É E.

Dans le nom de rival tout nom eſt confondu.
Vous n’êtes plus mon fils ; ou, peu digne de l’être,
Je vois que tout mon ſang n’en a formé qu’un traître.

I D A M A N T E.

Où fuirai-je ? Grands dieux ! De quels noms ennemis
Accablez-vous, ſeigneur, votre malheureux fils !
Ah ! Quels noms odieux me faites-vous entendre !
Quelle horreur pour un fils reſpectueux & tendre !
Songez-vous que ce fils eſt encor devant vous,
Ce fils longtemps l’objet de ſentiments plus doux ?
Brûlant d’un feu cruel que je ne puis éteindre,
Vous me devez, ſeigneur, moins haïr que me plaindre ;
Et ſi ma flamme enfin eſt un crime ſi noir,
Vous êtes bien vengé par mon ſeul déſespoir.
Ceſſez de m’envier une importune flamme :
Odieux à l’objet qui ſait charmer mon âme,
Abhorré d’un rival que j’aimerai toujours,
Seigneur, voilà le fruit de mes triſtes amours.
Mais puiſque de ce feu qui tous deux nous anime
Sur mon cœur trop épris eſt tombé tout le crime,

Je ſaurai m’en punir ; & je ſens que ce cœur
Vous craint déjà bien moins que ſa propre fureur.
Déſormais tout en proie au tranſport qui me guide,
Je vous délivrerai de ce fils ſi perfide.
Si mon coupable cœur vous trahit malgré moi,
Mon bras plus innocent ſaura venger mon roi.
Ce n’eſt pas d’aujourd’hui qu’il ſert votre vengeance,
Et je vais en punir ce cœur qui vous offenſe.

Il tire ſon épée.

Soyez donc ſatisfait…

IDOMÉNÉE, l’arrêtant..

Soyez donc ſatisfait…Arrêtez, furieux…

I D A M A N T E.

Laiſſez couler le ſang d’un rival odieux.

I D O M É N É E.

Mon fils !…

I D A M A N T E.

Mon fils !…D’un nom ſi cher m’honorez-vous encore ?
Laiſſez-moi me punir d’un feu qui me dévore.

I D O M É N É E.

Ma vertu juſque-là ne ſaurait ſe trahir.
Va, fils infortuné… je ne te puis haïr.

I D A M A N T E.

Ah ſeigneur !…

I D O M É N É E.

Ah ſeigneur !…Laiſſez-moi, fuyez ma triſte vue ;
Ne renouvelons plus un diſcours qui me tue.


SCÈNE VI.
IDOMÉNÉE, ſeul.

Inexorables dieux, vous voilà ſatisfaits !
Pour un nouveau courroux vous reſte-t-il des traits ?
Finis tes triſtes jours, père, amant déplorable…
Vengeons-nous bien plutôt, ſi mon fils eſt coupable.
Que ſais-je ſi l’ingrat ne s’eſt point fait aimer ?
Sans doute, puiſqu’il aime, il aura ſu charmer.
Il triomphe en ſecret de mon amour funeſte :
Il eſt aimé ; je ſuis le ſeul que l’on déteſte.
Tout mon courroux renaît à ce ſeul ſouvenir.
Livrons l’ingrat aux dieux. Qui me peut retenir ?
Coule ſur nos autels tout le ſang d’Idamante…
Coule plutôt le tien…


SCÈNE VII.
Idoménée, Sophronyme.
I D O M É N É E.

Coule plutôt le tien…Quel objet ſe préſente ?
Ah ! C’eſt toi… quel malheur au mien peut être égal,
Sophronyme ? Mon fils…

S O P H R O N Y M E.

Sophronyme ? Mon fils…Seigneur ?

I D O M É N É E.

Sophronyme ? Mon fils… Seigneur ?Eſt mon rival ?

S O P H R O N Y M E.

Il eſt temps pour jamais d’oublier l’inhumaine.
Ignorez-vous, ſeigneur, le crime d’Érixène,
Celui de Mérion ici renouvelé ?
L’arrêt des dieux, enfin au peuple eſt révélé :
Par Égéſippe inſtruit…

I D O M É N É E.

Par Égéſippe inſtruit…Ciel que viens-tu m’apprendre ?

S O P H R O N Y M E.

Du port, où par votre ordre il m’a fallu deſcendre,

Je revenais, ſeigneur : un grand peuple aſſemblé
M’attire par ſes cris, par un bruit redoublé.
Par le ſens de l’oracle Érixène trompée,
Du ſoin de ſe venger toujours plus occupée,
De l’intérêt des dieux prétextant ſon courroux,
Tâchait de ſoulever vos ſujets contre vous ;
De tout par Égéſippe encor plus mal inſtruite,
À vos ſujets tremblants révélait votre fuite ;
Leur diſait que le ciel, pour unique ſecours,
Attachait leur ſalut à la fin de vos jours.
Pour eux, par leurs regrets, du grand Idoménée
Contents de déplorer la triſte deſtinée,
Ils ſemblaient ſeuls frappés par l’arrêt du deſtin.
Égéſippe a voulu les exciter en vain.
Pour moi, qui frémiſſais de tant de perfidie,
Je le pourſuis, l’atteins, & le laiſſe ſans vie,
Déſabuse le peuple, et, content déſormais,
J’ai ramené, ſeigneur, la princeſſe au palais.

I D O M É N É E.

Sujets infortunés, qu’en mon cœur je déplore,
Au milieu de vos maux me plaignez-vous encore ?
Ce qui m’aime à ſa perte eſt par moi ſeul livré,
Et tout ce qui m’eſt cher contre moi conjuré !
Cruel à notre tour, qu’Idamante périſſe ;
De celui d’Érixène augmentons ſon ſupplice ;

Faiſons-leur du trépas un barbare lien ;
Dans leur ſang confondu mêlons encor le mien…
Vains tranſports qu’a formés ma fureur paſſagère !
Hélas ! Qui fut jamais plus amant & plus père ?
Mes peuples cependant, par moi ſeul accablés…

S O P H R O N Y M E.

Ah ſeigneur ! Leurs tourments ſont encor redoublés.
Depuis que le deſtin a fait des miſérables,
On n’éprouva jamais de maux plus redoutables :
Je frémis des horreurs où ce peuple eſt réduit.
Un gouffre ſous Ida s’eſt ouvert cette nuit :
Ce roc, qui juſqu’aux cieux ſemblait porter ſa cime,
Au lieu qu’il occupait n’a laiſſé qu’un abîme ;
Et de ce roc entier à nos yeux diſparu,
Loin d’en être comblé, ce gouffre s’eſt accru :
Nous touchons tout vivants à la rive infernale.
De ce gouffre profond un noir venin s’exhale ;
Et vos ſujets, frappés par des feux dévorants,
Tombent de toutes parts, déjà morts ou mourants.
Aux ſeuls infortunés le trépas ſe refuſe…

I D O M É N É E.

Et c’eſt de tant d’horreurs les dieux ſeuls qu’on accuſe !
Mais quoi ! Toujours les dieux ! Et qui d’eux ou de moi,
Négligeant ſa promeſſe, a donc manqué de foi ?
Malheureux ! Tes ſerments, qu’a ſuivis le parjure,

Ont ſoulevé les dieux & toute la nature.
Pour ſauver un ingrat, tes ſoins pernicieux
Trop longtemps ſur ton peuple ont exercé les dieux :
À tes ſujets enfin ceſſe d’être contraire.
Ah ! Que leur ſert un roi, s’il ne leur ſert de père ?
Leur ſalut déſormais eſt ta ſuprême loi,
Et le ſang de ſon peuple eſt le vrai ſang d’un roi…
Depuis quand tes ſujets t’éprouvent-ils ſi tendre ?
Depuis quand ce devoir… ? L’amour vient te l’apprendre !
Voilà de ces grands ſoins le retour trop fatal :
Tu n’es roi que depuis qu’un fils eſt ton rival ;
Contre lui l’amour ſeul arme tes mains impies ;
Voilà le dieu, barbare ! à qui tu ſacrifies.
Étouffons tout l’amour dont mon cœur eſt épris ;
N’y laiſſons plus régner que la gloire & mon fils.
Sur les mêmes vaiſſeaux préparés pour ſa fuite,
Qu’Érixène à Samos aujourd’hui ſoit conduite.
Allons… & que mon cœur, délivré de ſes feux,
Commence par l’amour à triompher des dieux.