Idoménée (Crébillon)/Acte V

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Idoménée
Imprimerie Royale (p. 74-88).


SCÈNE I.
Idamante, Polyclète.
I D A M A N T E.

Qu’ai-je entendu ? Grands Dieux ! Quel horrible myſtère
M’avait longtemps voilé l’amitié de mon père !
À la fin ſans nuage il éclate à mes yeux
Ce ſacrilège vœu, ce myſtère odieux.
Vous, peuples, qui craignez d’immoler la victime
Dont le ſang doit fléchir le ciel qui vous opprime,
Peuples, ceſſer de plaindre un choix ſi glorieux :
Il eſt beau de mourir pour apaiſer les dieux.
À Polyclète.
Sèche ces pleurs honteux où ta douleur te livre :
Que ſervent tes regrets ? Que te ſert de me ſuivre ?
Diſſipe tes ſoupçons, ne crains rien, laiſſe-moi ;
Je te l’ordonne enfin, va retrouver le roi.
Hélas ! Quoique ſa main, par mes ſoins déſarmée,
Ne laiſſe aucune crainte à mon âme alarmée ;
Quoique partout ſa garde accompagne ſes pas ;
Cependant, s’il ſe peut, ne l’abandonne pas.

Je voudrais avec toi le rejoindre moi-même ;
Mais je crains les tranſports de ſa douleur extrême :
Je me ſens pénétré de ſes tendres regrets,
Et ne puis, ſans mourir, voir ces triſtes objets.


SCÈNE II.
IDAMANTE, ſeul.

Enfin, loin des témoins dont l’aſpect m’importune,
Je puis en liberté plaindre mon infortune ;
Et mon cœur, déchiré des plus cruels tourments,
Peut donc jouir en paix de ſes derniers moments !
Ciel ! Quel eſt mon malheur ! Quelle rigueur extrême !
Quel ſort pour ennemis m’offre tout ce que j’aime !
Je trouve en même jour conjurés contre moi
Les implacables dieux, ma princeſſe, & mon roi.
Pardonnez, Dieux puiſſants, ſi je vous fais attendre ;
Je le retiendrai peu ce ſang qu’on va répandre :
Mon cœur de ſon deſtin n’eſt que trop éclairci.
Eſt-ce pour mes forfaits que vous tonnez ainſi,
Dieux cruels ?… que dis-tu, miſérable victime ?
Né d’un ſang criminel, te manque-t-il un crime ?
Qu’avaient fait plus que toi ces peuples malheureux
Que le ciel a couverts des maux les plus affreux ?

Va, termine aux autels une innocente vie,
Sans accuſer les Dieux de te l’avoir ravie ;
Et ſonge, en te flattant de leurs choix rigoureux,
Que le ſang le plus pur eſt le plus digne d’eux.
Pourrais-tu regretter, objet de tant de haine,
Quelques jours échappés aux rigueurs d’Érixène ?
À qui peut éprouver un ſort comme le mien
La mort eſt-elle un mal, la vie eſt-elle un bien ?
Hélas ! Si je me plains, ſi mon cœur en murmure,
Mes plaintes ne ſont point l’effet de la nature :
Je crains bien moins le coup qui m’ôtera le jour,
Que le coup qui me doit priver de mon amour.
Allons, c’eſt trop tarder… d’où vient que je friſſonne ?
Eſt-ce qu’en ce moment ma vertu m’abandonne ?
Hélas ! Il en eſt temps, courons où je le doi ;
Je n’attends que la mort, & l’on n’attend que moi.
Aſſez ſur ſes projets mon âme combattue
A cédé…


SCÈNE III.
Érixène, Idamante, Iſmène.
I D A M A N T E.

A cédé… Quel objet vient s’offrir à ma vue !
Ah ! Fuyons… mon devoir parlerait vainement,
Si je pouvais encore…

É R I X È N E.

Si je pouvais encore… Arrêtez un moment.
Vous me voyez, ſeigneur, inquiète, éperdue :
De mortelles frayeurs je me ſens l’âme émue.
De mon devoir toujours prête à ſubir la loi,
Je courais aux autels peut-être malgré moi ;
J’allais voir immoler, dans ma juſte colère,
Le ſang d’Idoménée aux mânes de mon père :
Qu’ai-je fait ! Et de quoi ſe flattait mon courroux !
On dit que les effets n’en tombent que ſur vous.
De grâce, éclairciſſez mon trouble & mes alarmes :
D’un peuple qui gémit & les cris & les larmes,
Des pleurs qu’en ce moment je ne puis retenir,
Tout dans ce trouble affreux ſert à m’entretenir.

I D A M A N T E.

Il eſt vrai que le ciel, juſte, quoique ſévère
Semble enfin reſpecter la tête de mon père.
Sous le couteau mortel la mienne va tomber,
Et ſous l’arrêt fatal je dois ſeul ſuccomber,

Madame ; trop heureux, ſi la mort que j’implore
Apaiſe le courroux de tout ce que j’adore !
Si je puis déſarmer le ciel & vos beaux yeux,
Je vais, par un ſeul coup, contenter tous mes dieux.

É R I X È N E.

Seigneur, il eſt donc vrai qu’une promeſſe affreuſe
Vous livre aux Dieux vengeurs ? Qu’ai-je fait, malheureuſe !
J’ai révélé l’oracle, & ma funeſte erreur
A d’un arrêt barbare appuyé la fureur.
Mais pouvais-je des Dieux pénétrer le myſtère,
Et croire vos vertus l’objet de leur colère ;
Me défier, enfin, qu’avec eux de concert
J’euſſe pu me prêter à la main qui vous perd ?
Non, ſeigneur, non, jamais votre fière ennemie
N’aurait voulu pourſuivre une ſi belle vie.
Moi, la pourſuivre ! Hélas ! Les Dieux me ſont témoins
Que mon cœur malheureux ne haït jamais moins.

I D A M A N T E.

Quel bonheur eſt le mien ! Près de perdre la vie,
Qu’il m’eſt doux de trouver Érixène attendrie !

É R I X È N E.

Oui, malgré mon devoir, je reſſens vos malheurs,
Et ne puis les cauſer ſans y donner des pleurs :
Je ne puis, ſans frémir, voir le coup qui s’apprête.

Je ne le verrai point tomber ſur votre tête :
Je vais quitter des lieux ſi terribles pour moi.
Mais je n’y crains pour vous ni les dieux, ni le roi :
Non, je ne puis penſer qu’avec tant d’innocence
On ne puiſſe du ciel ſuspendre la vengeance.

I D A M A N T E.

Ah ! Plutôt, s’il ſe peut, demeurez en ces lieux,
Où je vais apaiſer la colère des dieux.
Madame, s’il eſt vrai qu’Érixène ſensible
Ait laiſſé déſarmer ſon courroux inflexible,
Au nom d’un tendre amour, conſervez pour le roi
Cette même pitié que vous marquez pour moi.
Le coup cruel qui va trancher ma deſtinée
Tombera moins ſur moi que ſur Idoménée :
Il n’a que trop ſouffert d’un devoir rigoureux ;
N’accablez plus, madame, un roi ſi malheureux…
Laiſſez-vous attendrir à ma juſte prière ;
J’oſe enfin implorer vos bontés pour mon père.

É R I X È N E.

Ciel ! Qu’eſt-ce que j’entends ? Et que me dites-vous ?
Je ſens, à ce nom ſeul, rallumer mon courroux.
Lui ? Votre père ? ô ciel ! Après ſon vœu funeſte,
Gardez de propoſer des nœuds que je déteſte.
Que juſque-là mon cœur portât l’égarement !
Qui ? Lui !… le meurtrier d’un père, d’un amant !

Ma haine contre lui ſera toujours la même :
Je l’abhorre… ou plutôt je ſens que je vous aime…
Où s’égare mon cœur ?… de ce que je me dois
Quel oubli ! Mes remords ont étouffé ma voix…
Quand je crois rejeter des nœuds illégitimes,
Mon cœur, au même inſtant, reſpire d’autres crimes.
Qu’ai-je dit ? Quel ſecret oſé-je révéler ?
Me reſte-t-il encor la force de parler ?
Ah ! Seigneur, puiſqu’enfin je n’ai pu m’en défendre,
À d’éternels adieux vous devez vous attendre.

I D A M A N T E.

Que dites-vous ? ô ciel ! Ainſi donc votre cœur,
Garde, même en aimant, ſa première rigueur !
Calmez de ce tranſport l’injuſte violence.
Votre amour eſt-il donc un reſte de vengeance ?
Faut-il en voir, hélas ! Tous mes maux redoubler ?
Ne le déclarez-vous que pour m’en accabler ?
Ah ! Cruelle, du moins au moment qu’il éclate,
Ceſſez de m’envier le bonheur qui me flatte.

É R I X È N E.

Si ce faible bonheur vous flatte, il vous ſéduit :
Seigneur, de cet aveu ma mort ſera le fruit.
Si je cède au tranſport où mon amour me livre,
À ma gloire du moins je ne ſais pas ſurvivre.

Mon malheureux amour paſſe tous mes forfaits ;
Je ne ſurvivrai pas à l’aveu que j’en fais.
Faut-il juſqu’à ce point que ma gloire s’oublie !
Ah ſeigneur ! Cet aveu me coûtera la vie.
Que le deſtin épargne ou termine vos jours,
Oui, cet aveu des miens doit terminer le cours ;
Et, quel que ſoit le ſort que vous devez attendre
Je ne vous verrai plus, je n’en veux rien apprendre.
Adieu, ſeigneur, adieu : qu’à jamais votre cœur
Garde le ſouvenir d’une ſi tendre ardeur.
Pour moi, dès ce moment je vais fuir de la Crète ;
Heureuſe ſi ma mort prévenait ma retraite !

I D A M A N T E.

Eh quoi ! Vous me fuyez ! Ah ! Du moins, dans ces lieux,
Laiſſez-moi la douceur d’expirer à vos yeux :
Ne les détournez point dans ce moment funeſte ;
Laiſſez-moi voir encor le ſeul bien qui me reſte.
Demeurez… ou ma mort…

É R I X È N E.

Demeurez… ou ma mort… Ah ! De grâce, ſeigneur,
Par ce cruel diſcours n’accablez pas mon cœur.
Mon devoir, malgré moi, vous défend de me ſuivre ;
Mais l’amour, malgré lui, vous ordonne de vivre.



SCÈNE IV.
IDAMANTE, ſeul.

Vous l’ordonnez en vain, je remplirai mon ſort ;
Et votre ſeul départ ſuffisait pour ma mort.
Rien ne s’oppoſe plus au devoir qui m’entraîne :
Juſque-là, Dieux puiſſants, ſuspendez votre haine.
Mais qu’eſt-ce que j’entends ?… Je tremble, je frémis.


SCÈNE V.
Idoménée, Idamante, Sophronyme, Policlète, gardes.
I D O M É N É E.

Vous m’arrêtez en vain, je veux revoir mon fils.
Portez ailleurs les ſoins d’une amitié cruelle ;
Reſpectez les tranſports de ma douleur mortelle.
Enfin je le revois… je ne vous quitte pas :
Les Dieux auront en vain juré votre trépas ;
Ils ordonnent en vain cet affreux ſacrifice ;
Ma main de leur fureur ne ſera point complice.

I D A M A N T E.

Ah ! Seigneur, c’en eſt trop, n’irritez plus les Dieux ;
N’attirez plus enfin la foudre dans ces lieux ;
Venez, ſans murmurer, ſacrifier ma vie.
Vous ignorez les maux dont elle eſt pourſuivie.
Ah ! Si je vous ſuis cher, d’une tendre amitié
Je n’implore, ſeigneur, qu’un reſte de pitié.
Terminez les malheurs d’un fils qui vous en preſſe ;
Accompliſſez enfin une auguſte promeſſe :
De vos retardements voyez quel eſt le fruit.
D’ailleurs, de votre vœu tout le peuple eſt inſtruit.
Chaque inſtant de ma vie eſt au ciel un outrage ;
Acquittez-en ce vœu, puiſqu’elle en fut le gage.

I D O M É N É E.

Inexorables dieux, par combien de détours
Avez-vous de mes ſoins ſu traverſer le cours !
Que de votre courroux la fatale puiſſance
A bien ſu ſe jouer de ma vaine prudence !
Barbares ! Quand je meurs qu’exigez-vous de moi ?
N’était-ce pas aſſez pour victime qu’un roi ?
Par un ſang que verſait un repentir ſincère
Je courais aux autels prêt à vous ſatisfaire :
Hélas ! Quand j’ai cru voir la fin de mes malheurs,
Vous avez craint de voir la fin de vos fureurs ;
Il eût fallu vous rendre au ſang de la victime.
Gardez donc vos fureurs, & je reprends mon crime :
Je déſavoue enfin d’inutiles remords.

I D A M A N T E.

Déſavouez plutôt ces horribles tranſports ;
Voyez-en juſqu’ici l’audace infructueuſe,
Et revenez aux ſoins d’une âme vertueuſe.
De ces dieux, dont en vain vous bravez le courroux,
Examinez, ſeigneur, ſur qui tombent les coups.
Faut-il, pour attendrir votre âme impitoyable,
Ramener ſous vos yeux ce ſpectacle effroyable ?
Tout périt ; ce n’eſt plus qu’aux ſeuls gémiſſements
Qu’on peut ici des morts diſtinguer les vivants.
Dans la nuit du tombeau vos ſujets vont deſcendre :
Un ſeul ſoupir encor ſemble les en défendre,
Seigneur ; & ces ſujets, prêts à s’immoler tous,
Offrent aux Dieux vengeurs ce ſeul ſoupir pour vous !
D’un peuple pour ſon roi ſi tendre, ſi fidèle,
Du ſang de votre fils récompenſez le zèle.
Ces peuples, que le ciel ſoumit à votre loi,
Ne ſont-ils pas, ſeigneur, vos enfants avant moi ?
Terminez par ma mort l’excès de leur miſère :
Dans ces triſtes moments ſoyez plus roi que père :
Songez que le devoir de votre auguſte rang
Ne permet pas toujours les tendreſſes du ſang :
Verſez enfin le mien, puiſqu’il faut le répandre :
Par d’éternels forfaits voulez-vous le défendre ?

I D O M É N É E.

Dût le ciel irrité nous rouvrir les enfers,
Dût la foudre à mes yeux embraſer l’univers,
Dût tout ce qui reſpire, étouffé dans la flamme,
Servir de monument aux tranſports de mon âme,
Duſſé-je enfin, de tout deſtructeur furieux,
Voir ma rage égaler l’injuſtice des dieux,
Je n’immolerai point une tête innocente.

I D A M A N T E.

Ah ! C’eſt donc trop longtemps épargner Idamante.
Après ce que je ſais, après ce que je vois,
Qui fut jamais, ſeigneur, plus criminel que moi ?
Chaque moment qui ſuit votre vœu redoutable
Rejette mille horreurs ſur ma tête coupable :
Complice du refus que l’on en fait aux dieux,
Tout mon ſang déſormais me devient odieux.
Diſputez-vous au ciel le droit de le reprendre ?
M’enviez-vous, ſeigneur, l’honneur de vous le rendre ?
Ah ! D’un vœu qui vous rend aux vœux de votre fils,
Trop heureux que ce ſang puiſſe faire le prix !
Sans ce vœu, triſte objet de ma douleur profonde,
Je ne vous revoyais que le jouet de l’onde.
Le ciel, plus doux, enfin vous rend à mes ſouhaits :
Puis-je aſſez lui payer le plus grand des bienfaits ?
Venez-en aux autels conſacrer les prémices :

Signalons de grands cœurs par de grands ſacrifices ;
Et montrez-vous aux Dieux plus grand que leur courroux,
Par un préſent, ſeigneur, digne d’eux & de vous.

I D O M É N É E.

Pour ne t’immoler pas quand je me ſacrifie,
Oſes-tu me prier d’attenter à ta vie ?
Fils ingrat, fils cruel, à périr obſtiné,
Viens toi-même immoler ton père infortuné.
N’attends pas que, touché d’une indigne prière,
J’arme contre tes jours une main meurtrière :
Je ſaurai, malgré toi, t’en ſauver déſormais ;
Et de ces triſtes lieux je vais fuir pour jamais.

I D A M A N T E.

Que dites-vous, ſeigneur ? Et quel deſſein barbare…

I D O M É N É E.

N’accuſez que vous ſeul du coup qui nous ſépare.
Mes peuples, par vous-même inſtruits de votre ſort,
Ne laiſſent à mon choix que la fuite ou la mort.

I D A M A N T E.

Si l’intérêt d’un fils peut vous toucher encore,
Accordez à mes pleurs la grâce que j’implore.

I D O M É N É E.

Vous tentez ſur mon cœur des efforts ſuperflus.
Adieu, mon fils… mes yeux ne vous reverront plus.

IDAMANTE, à genoux.

Ah ! Seigneur, permettez qu’à vos déſirs contraire
J’oſe encore oppoſer les efforts…

I D O M É N É E.

J’oſe encore oppoſer les efforts… Téméraire !
Arrêtez, ou craignez que mon juſte courroux…

I D A M A N T E.

Puiſque par ma douleur je ne puis rien ſur vous,
Soyez donc le témoin du tranſport qui m’anime.

Il ſe tue.

Dieux, recevez mon ſang ; voilà votre victime…

I D O M É N É E.

Inhumain !… juſte ciel !… ah père malheureux !
Qu’ai-je vu ? C’eſt le ſang d’un prince généreux :
Le ciel pour s’apaiſer, n’en demandait point d’autre.

I D O M É N É E.

Qu’avez-vous fait, mon fils ?

I D A M A N T E.

Qu’avez-vous fait, mon fils ? Mon devoir & le vôtre.
Telle en était, ſeigneur, l’irrévocable loi ;
Il fallait le remplir ou par vous, ou par moi.

Les Dieux voulaient mon ſang ; ma main obéiſſante
N’a pas dû plus longtemps épargner Idamante.
De ſon ſang répandu voyez quel eſt le fruit ;
Le ciel eſt apaiſé, l’aſtre du jour vous luit :
Trop heureux de pouvoir, dans mon malheur extrême,
Goûter, avant ma mort, les fruits de ma mort même !

I D O M É N É E.

Hélas ! Du coup affreux qui termine ton ſort
N’attends point d’autre fruit que celui de ma mort.
Dieux cruels ! Fallait-il qu’une injuſte vengeance,
Pour me punir d’un crime, opprimât l’innocence ?