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Idylle saphique/02

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Librairie de la Plume (p. 17-27).
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II

En effet, la porte s’ouvrait au même instant et tandis qu’Ernesta annonçait à haute voix : Miss Temple-Bradfford, nos deux moqueuses eurent la vision exquisément flottante d’une ravissante jeune fille de vingt ans qui approchait à pas lents et les yeux baissés. Elle portait entre ses bras croisés toute une floraison de pâles chrysanthèmes mêlés à de larges fleurs en forme de calice, aux longs pistils d’or clair… quelques roses rouge vif tranchaient de leur note sombre. Elle était tellement émue qu’un léger tremblement agitait les plumes de son chapeau et que ses doigts crispés écrasaient nerveusement le bouquet sur son cœur.

Arrivée près de la chaise-longue, elle se mit à genoux et saisit la main blanche d’Altesse qu’elle couvrit de baisers… les fleurs s’éparpillèrent en une jonchée radieuse et parfumée. Rougissante et confuse, elle murmura très vite sans lever les yeux.

— Merci, Annhine, d’être si bonne… Je ne me suis pas trompée en te voyant si belle… Oh ! je ne veux rien te dire de banal, mais, vois-tu, je suis en un éblouissement tel que je ne puis même trouver le cantique d’action de grâces que je voudrais, pour te remercier avec ferveur de m’avoir admise auprès de toi… Merci !…

— Mais, bizarre enfant, et Altesse réprimait à grand peine une terrible envie de rire, sais-tu bien qui je suis ?

— Tu es celle qui a su m’attirer entre toutes !

— Où m’as-tu vue ?

— Je pourrais te répondre ceci : dans mes rêves, dans l’extase de mes désirs exaspérés… depuis que j’ai connu que tu existais !

— Et depuis quand le sais-tu ?

— Depuis toujours ! Mais ta présence réelle s’est manifestée à moi pour la première fois l’autre soir… Tu étais dans une loge aux Folies-Bergère et je t’ai reconnue… devinée de suite, quoique ne t’ayant jamais vue auparavant, et que tes petites images que l’on vend dans l’univers ne donnent aucune idée de ta divine beauté, my beautiful white rose[1]. Tu m’es apparue si belle, si lumineusement blanche dans ta robe de claire mousseline, avec des perles à ton cou… tu m’as semblé si enfant, si pure… tu avais sur la poitrine une simple croix de diamants qui complétait encore l’angélique illusion !

— Alors ?

— Alors j’ai senti en moi un irrésistible désir de te voir, de te parler, de t’effleurer… et je suis venue… sans hésiter… Annhine ! quelle joie ! Tu m’as reçue… tu es bonne… merci !

— Et toi, qui es-tu ?

— Que t’importe !… et elle couvrait de baisers et de frôlements caresseurs la main pâle et le fin poignet d’Altesse.

— Non !… Si !… Dis-moi qui tu es…

— Tu sais mon nom !… Pour le reste, je suis une folle, mais tant mieux… les fous ont de plus beaux rêves que les sages !…

— D’où viens-tu, passante mystérieuse ?

— D’un lointain pays d’Amérique… du pays de l’or et de la liberté : de San-Francisco !

— Le pays de l’or et de la liberté, soupira Tesse, il en existe donc un autre que Cythère ?… Et tu as osé le quitter !… Pourquoi ?

— C’était pour m’en venir vers toi… vers une autre civilisation plus épurée, plus morbide… pour vivre un peu dans l’atmosphère brûlante et enfiévrée de Sodome et de Gomorrhe… vers là, où, presqu’en liberté, peuvent s’accomplir les divines étreintes des lascives faunesses modernes.

— Alors… c’est donc ça !… Tu es…

— Oh ! de grâce, ne flétris d’aucun nom le sentiment qui m’a toujours possédée depuis que je me suis sentie sentir et qui me dévore aujourd’hui près de toi, Annhine ! Ne sais-tu pas qu’on peut mettre du sublime dans tout ! Et il me semble qu’en cet instant… à tes pieds… dans ce boudoir où tout pour moi respire le désir et le mystère du charme et de la volupté… parmi le parfum des fleurs, dans le fouillis des soies légères et des transparentes dentelles… il me semble, vois-tu, que j’atteins au plus haut degré le culte de…

Emportée par l’énervante griserie de ses propres paroles, l’étrange enfant avait peu à peu levé l’émail bleu de ses yeux… oubliant son embarras de la première minute ; maintenant elle regardait fixement Altesse en une pose extatique d’adoration… Tout d’un coup, elle parut étonnée d’abord, puis déconcertée… enfin déçue… sa tête retomba sur les coussins fleuris et elle murmura dans un sanglot :

— Ah ! on m’a trompée ! Ce n’est pas toi ! Ce n’est pas toi ! Ce n’est pas toi !

— Comment donc ? interrogea Tesse, amusée.

— Non ! Non ! ce n’est pas toi, Annhine ! Où suis-je ? Pourquoi m’a-t-on trompée ? Ayez pitié… ayez pitié de moi !

Elle suppliait tandis que de grosses larmes roulaient de ses yeux.

— Allons, ma petite Miss, ne pleurez pas, voyons, il ne faut pas vous désoler ainsi, et, avec un geste charmant, Altesse se redressait, attirant vers elle le visage éploré de l’enfant. Il ne faut pas que vous pleuriez, vous êtes trop gentille.

— Non, Miss, ne pleurez plus, me voici, et brusquement Annhine sortit de sa cachette.

Dans son chagrin le chapeau de la petite visiteuse avait roulé à terre… sa chevelure d’argent se défit et ce fut au travers d’un voile menu et léger comme les fils de la Vierge qu’elle regarda Annhine, la vraie, penchée sur elle, en confusion et en alarmes du fâcheux résultat de sa taquinerie. Dès qu’elle l’eût aperçue, un rayonnement éclaira son visage.

— Ah ! oui ! c’est toi… c’est toi que je voulais voir ! Méchante… c’est bien toi… et avec religion, elle se prosterna devant Annhine, puis elle porta le bas de son peignoir à ses lèvres :

— Ma pauvre petite Miss !… D’abord il faut vous asseoir… venez, et elle voulut la relever pour la conduire à une petite causeuse qui se trouvait au pied de la chaise longue.

— Non… à tes pieds… cruelle !… De gros soupirs la secouaient toute… Et si tu permets…

En un mouvement, elle se débarrassa de son long manteau de drap et apparut délicieusement costumée en page florentin, le maillot de soie grise moulant les formes exquises des jambes graciles, le torse admirablement cambré dans une courte dalmatique de brocart vert tendre orfévré de feuillages en pierreries ; sur le milieu bombé de la poitrine était brodé un lys de perles et d’argent, un grand lys des eaux à la tige humide et verdâtre, la fleur emblématique d’Annhine… Les manches et le col de la chemise étaient en linon blanc finement plissé, les bouffants du coude et des épaules en miroitant velours du bleu éteint des lavandes.

— Est-elle jolie ainsi, disait Altesse… regarde, Nhine, enfant choyée du sort, regarde le beau page que le destin t’envoie !

— C’est Sapho qui m’envoie vers toi… me veux-tu ? M’acceptes-tu pour te servir ? Nhine, mon adorée, fais-moi effleurer la réalité de mes espoirs rêvés, ne me repousse pas !… Et elle prit place aux pieds d’Annhine.

— Ah ! la petite folle !… et les doigts fuselés d’Annhine se jouaient au travers des mèches blondes… mais, dis-moi… comment as-tu osé venir jusqu’ici ?… Tu n’avais donc pas peur ? Ta famille… ta réputation… et puis, moi-même ? Voyons ! je pouvais parfaitement te mal recevoir, en fille que je suis !

— Oh ! Nhinon ! et l’atteignant d’un bond agile et gracieux elle lui ferma la bouche par un baiser… ne blasphème pas ! Je t’avais devinée !

— Et puis, fit Nhine en se dégageant, tu sais… encore autre chose et la plus importante… je ne partage peut-être pas tes goûts ni tes idées, moi !

— Je te ferai remarquer que tu as dit : peut-être ! observa malignement Altesse charmée de cette petite comédie inattendue.

— Nhinon ! Nhinon ! je te convertirai… et d’ailleurs je ne te demande rien d’autre que de te laisser aimer… adorer… admirer. Rien d’autre, ma Nhinon, que de m’accepter pour ton page… ton fervent petit page d’amour… veux-tu ? Veux-tu de moi tout ce que ma famille, car j’en ai une ici avec moi, hélas ! à Paris, et le monde me laisseront de temps — et ce me sera une joie de leur en dérober le plus possible — pour venir près de toi te dire des mots que je ferai doux ainsi que des caresses, distraire la banalité de ton existence, m’y essayer du moins… et m’enivrer de ta beauté diaphane et troublante… dis… Nhine… le veux-tu bien ? Madame… et elle se tourna du côté d’Altesse… Madame, priez-la avec moi afin de racheter votre ironie cruelle de tout à l’heure… dites… voulez-vous ?

— C’est entendu, Miss… je veux bien… je t’accepte pour page, esclave servant de ma beauté… de ma beauté, servile elle aussi, hélas !

— As-tu bien réfléchi jusqu’où cela pourrait t’entraîner ? lui demanda Tesse à qui venait de traverser une vague pensée d’inquiétude.

— Ainsi que les saintes martyres, j’irai bravement à la mort pour la gloire de ma religion… et ma religion, c’est Nhinon ! Nhine ! Annhine de Lys !

Elle étendit la main comme pour s’assermenter… mystiquement et en extase.

Annhine se leva, joyeuse, et alla se placer devant son miroir, près d’une toilette de laque blanche sur laquelle étaient éparpillés les ors, les suaves odeurs, les flacons, les houppes et les fards propres à aviver l’éclat de sa beauté.

— Alors, viens, mon page, suis-moi ! Couche-toi là par terre, sur la tête du tigre et admire-moi à ton aise ! Raconte-moi ton histoire ! Dis-moi ton nom… ton petit nom.

— D’histoire, je n’en ai plus… j’abdique toute personnalité en cette heure bénie, je ne suis plus rien que ton page, le page d’Annhine de Lys… et ivre de joie, l’enfant rampait sur les épais tapis et sur les fourrures amoncelées. Oh ! ton petit pied nu ! Oh ! Nhinon… de te voir mon cœur bat, et elle colla sa bouche sur la chair provocante et rosée.

— Est-il gentil, mon page, Tesse, est-il gentil !…

S’abaissant, elle lui prit le menton et releva sa tête, puis elle l’examina, curieuse. Est-il gentil ! Oh ! les jolis yeux soulignés d’une cernure mauve… Oh ! oh ! jolis cheveux… on dirait un rayon de lune qui se serait posé là ! Dis-moi ton nom de baptême ?

— Mon nom de ?…

— Oui, ton nom de baptême, celui par lequel on t’appelle toujours !

— Ah ! oui, c’est : Emily.

— Oh ! il est affreux pour toi. J’ai eu autre fois une vilaine femme de chambre qui s’appelait ainsi, et elle m’a trahie.

— J’ai encore un autre nom : Florence… Flossie, par abréviation.

— Non… je ne veux pas de tout ça… je t’appellerai : Moon-Beam[2]. Altesse — c’est ma grande amie… l’unique… il faudra que tu l’aimes aussi. Tesse m’appelle parfois son « rayon de soleil », toi, tu seras mon « rayon de lune », Moon-Beam. C’est ravissant ! Et ça te va… Voyons tes dents : très blanches, très belles, très belles, elles me font peur, une bouche d’enfant vicieux. Moon-Beam, tu as une bouche vicieuse… c’est visible. Tiens, regarde, Tesse, les lèvres sont sensuelles, un peu épaisses, la mâchoire forte, un peu bestiale. Oh ! Mademoiselle, ça promet ! Ton teint est pâle, mais tu rougis vite… tes yeux sont bleus, mais pas comme les miens ni comme ceux d’Altesse… ils sont d’un bleu gris indéfinissable et ta pupille est énorme, dilatée, envahissante… ton nez…

— Ah ! Nhine, que tu es belle, toi !… et l’enfant se pâmait, se saoulait du contact grisant d’Annhine penchée sur elle.

— Ne me dérange pas… ton nez est fin, un peu recourbé, vicieux aussi ton nez… tu es mignonne, somme toute ! Pas aussi belle qu’Altesse ni que moi, et pire peut-être ! Je te défends de me regarder avec ces yeux-là ! Veux-tu bien les baisser ! Que penses-tu de tout ceci, Tesse, ma Minerve chérie ? Lève-toi, Moon-Beam ! Bien faite… une toute petite poitrine, dans mon genre, un peu éphèbe, Tesse nous aimera… tes hanches sont plus fortes que les miennes… Tesse, parle, tu ne dis rien ! Ai-je bien fait d’accepter un tel petit page ?

— Tout ce qui te plaît est bien, répondit gravement Tesse, et sans la moindre hésitation.

Moon-Beam charmée interrompit :

— Oui, tout ce qui te plaît est bien, Annhine… et je remercie pour la première fois ceux qui m’ont faite de m’avoir faite ainsi selon ton goût… je bénis ton indulgence… Nhinon, Altesse, je me sens si délicieusement émue que je voudrais pleurer… pleurer longtemps de chaudes, de douces larmes de joie !

Elle effeuillait les fleurs.

— Nhine… ces fleurs t’étaient destinées. J’avais choisi pour toi ce que j’avais pu trouver de plus blanc et de plus virginal, à ta ressemblance ! Ces roses pourpre, c’est le sang de mon cœur qui ne bat que pour toi… Image banale, mais si fidèlement exacte… Ah ! que je suis heureuse ! Je voudrais te chanter une litanie d’amour… ma Nhine, ma beauté… et il faut… il faut que je m’en aille de toi…

En un tour de main, elle releva sa pâle chevelure flottante, remit son chapeau, son manteau et se trouva debout sur le seuil de la porte… son dernier regard… son dernier baiser vers Annhine… Elle murmurait doucement et une inflexion de regret brisait sa voix :

— Ne bougez pas, ne parlez pas, mes aimées, je fuis jusqu’à demain, je vous emporte en mon cœur et en tout mon être… je vais vivre de cette exquise vision de vous… Et demain, vers la troisième heure, le puis-je ? Oui ! je reviendrai… À demain, alors, à demain, adieu… à vous !

Elle se tenait immobile, en une pose fixe de contemplation, on eût dit qu’elle ne pouvait s’arracher à la douceur de son attendrissement. Puis elle eut un grand geste qui ressemblait à un baiser qu’on jette à ceux qui partent très loin sur la mer… un mouvement brusque qui la fit disparaître dans la pénombre du grand salon à demi éclairé.


  1. Ma belle rose blanche.
  2. Rayon de lune.