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Idylle saphique/04

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Librairie de la Plume (p. 46-64).
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IV

— À tes pieds, Nhine… Laisse-moi m’étendre par terre dans le fond de la loge, ainsi personne ne me verra et je pourrai te regarder à mon aise… t’observer si cela ne te gêne en rien… épier tes sensations et en jouir…

Et Flossie se glissait dans l’obscurité de la baignoire d’avant-scène, disparaissant ainsi aux yeux inquisiteurs du public curieux et intrigué qui surveillait attentivement ce coin d’ombre où, derrière le léger mystère des écrans à demi levés, surgissait la touffe blonde et rosée de la provocante beauté d’Annhine.

— Pose tes pieds dans mes mains, je serai ton marche-pied,… et elle écartait brusquement le petit banc de bois apporté par les soins d’une ouvreuse souriante et empressée.

— Mais tu ne verras rien de cette façon, Moon-Beam !

— Je te contemplerai, puis j’entendrai la voix d’or de la grande Sarah égrener la philosophie d’amertume et d’ironie que l’on prête à Hamlet. Tu sais, Nhinon, pour quelque temps encore, prenons soin de ma réputation de jeune fille, je te servirai mieux dans l’hypocrisie de mon monde, car je veux te servir en tout et pour tout.

Sérieuse, Annhine penchait la tête vers son page.

— Me servir ? interrogea-t-elle… pauvre petite ! et un gros soupir accentua la phrase. Sais-je seulement ce que je veux ?

— Mais oui !… La voix de l’enfant s’assourdit. Ce que tu veux, je le sais bien, moi ! Tu veux l’indépendance, Nhinon, et seule la fortune peut te la donner. Tu asservis ta beauté, ta grâce et tes charmes au caprice de l’un et de l’autre, presque toujours sans plaisir ni envie, pour profiter — pardonne-moi d’employer un tel langage — pour profiter des belles années de ta jeunesse et entasser afin de devenir riche. Ah ! Nhine !… Attendrie, l’enfant la fixait d’un regard douloureusement affectueux… Eh bien, moi, je pourrai te faciliter ton But… je veux le faire afin de te prouver mon amour ! Oh ! ne dis rien, ne te récrie pas… je t’ai devinée, va, et je démêle tout le bien qui est en toi et qui transperce en tes moindres gestes ou paroles, en l’expression de ton angélique visage ! Ma Nhine, non semblable aux hommes qui t’admirent et prétendent t’aimer, qui jouissent de toi et de ton exquisité sans songer au lendemain de leur caprice… à l’hiver de ta vie, je veux t’aider toujours et au-delà de tout fugitif désir ! Tu verras, Nhine, tu verras… j’ai de grands plans… Comme aujourd’hui il est doux et mystérieux de sortir du jour trop vif de Paris trop bruyant et d’être transportée avec toi en un autre siècle et lieu, selon des harmonies et vibrations réciproques et profondes… mais chut ! voici Sarah !

En effet, la Divine s’avançait sous les traits d’Hamlet et l’art la sublimifiait, la transfigurait à un si haut degré qu’elle n’apparaissait plus qu’un être morbide, tourmenté, nuancé de mille caprices, intéressant, séduisant, bizarre et incompréhensible, tant elle se submergeait entièrement non dans un rôle de théâtre mais en l’identité d’une vie réelle et ardemment sentie.

Voyant qu’Annhine s’attentionnait à la pièce, Flossie se mit à étudier les traits de sa bien-aimée, curieuse d’y lire l’impression de ses sensations intérieures. Annhine écouta, distraitement d’abord à la venue de Sarah sur l’esplanade, puis elle s’y mit toute, et lorsque Hamlet dit au fantôme : « Que tu sois un esprit béni ou une âme damnée », son intérêt se fixa, intensifié. Elle subit des émotions multiples et très fortes ; lorsqu’à la fin du premier acte les rideaux se rejoignirent, sa voix tremblait d’enthousiasme en disant : Voilà de l’art et non de l’artifice ! Imprégnées de cette amère philosophie, elles rentrèrent de nouveau dans la prison d’elles-mêmes et Flossie continua :

— J’ai la sceptique morbidité et les aspirations d’un Hamlet sans l’occupation divertissante d’une vengeance ! Aucun spectre ne vient m’indiquer le chemin où je trouverai de l’action ! Tout se débat confusément dans le chaos de mon cerveau… j’en deviendrai folle ! Folle de rage à la contemplation de moi-même et de mon impuissance devant cette multitude criblée de préjugés. Lever le poing contre un malfaiteur qui prend les droits d’un honnête roi, voilà une digne tâche pour un prince voué par sa naissance à la justice et à la protection d’un royaume.

Mais, pour moi, qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il pour celles qui sentent en elles la tempête et la fièvre d’agir, lorsque l’impitoyable Destinée les tient en des chaînes forgées, durcies par tout ce qui fut aveugle, sinon infâme, pendant des siècles ! La Destinée a voulu nous faire Femmes, en un temps où la Loi de l’Homme est la seule reconnue et écoutée. La Destinée me dit ironiquement : Va, petite, rue-toi contre l’Implacable, brise tes mains contre tout ce qui t’opprime et t’écrase, ou alors suis le courant, tombe, laisse tout aller. Que ce qui ne lutte point t’entraîne, humiliée, abaissée, asservie ! Tu es inutile, au moins sois paisible. Je vois trop clairement, Hamlet me pénètre l’âme de nostalgie ! Je ne succomberai pas ainsi que lui dans un glorieux combat pour mon Idéal… mes mains tombent lassées, je ne suis qu’une femme, je ne puis que pleurer…

— Oui, c’est le seul bien qui nous reste au monde, fit Annhine tristement impressionnée. Voilà la mission du théâtre ; il sera le tabernacle futur car il fond la glace de notre égoïsme et nous réduit aux larmes, aux frissons des émotions nobles, il nous élève au-delà de nous-mêmes en nous rendant capables de sublimes désirs… pour un instant seulement peut-être, mais…

— Mais, interrompit Flossie, penses-tu que cela soit en vain ?… soit perdu ?…

— Perdu ? Non, ma douceur. Rien de ce qui est grand ne se perd. Flossie, j’ai une idée, plus qu’une idée, une croyance, que quelque part, dans une sphère lointaine et au-delà, tout ce qui a été pensée noble, tout ce qui nous a fait frémir, ne fût-ce que pendant la courte durée d’un éclair, refleurira, et dans un monde paradisiaque et suprême nous cueillerons les fruits de ce que nous semons ici en notre épreuve de passage. Tout ce qui fut art, clarté, enthousiasme, élan, en ce terrestre passé, deviendra immortel… Là-bas !

Flossie souriait et disait :

— Ah ! quel don que l’imagination ! Si à mon baptême les fées m’eussent offert un trésor, c’est celui-là que j’aurais choisi comme le meilleur de tous. Je ne ris pas de toi, darling, loin de là, mais je dis avec un semblant de raison que les chimères qui ont toujours une tendance à s’envoler au-delà du possible…

— Épargne-les, Moon-Beam, on a déjà tant et tant coupé leurs ailes, cruellement. N’attache jamais à terre par la lourdeur d’un fait ce qui veut s’élever ! Trichons notre savoir afin de conserver quand même une apparence d’illusion. Tout être qui veut étreindre et garder une joie doit d’abord prendre la Vérité par la gorge et lui tordre le cou. Que de reconnaissance ne devrions-nous pas à ceux qui savent bien nous mentir ! Aux romanciers et non aux historiens fidèles !

— C’est vrai… Sais-tu… Flossie se pénétrait du rappel de ses souvenirs… Sais-tu que le délicat et triste Hamlet que nous dépeint Shakespeare au lieu d’un être sensitif n’était dans la réalité qu’un guerrier d’instincts grossiers et presque sauvages ? Qu’au lieu d’envoyer Ophélie au couvent, il jouit d’elle brutalement dans un bois et l’envoya au diable, puis qu’ensuite prosaïquement et sagement il épousa une princesse d’Angleterre où il fut exilé, ainsi que dans la traduction, parce que le roi coupable craignait les sagesses de ses folies ! Enfin, il épousa encore Hermathrude d’Écosse, une dédaigneuse Brunehilde qu’il conquit par rouerie et non par de chaleureux exploits. Accompagné de ses deux femmes il retourna au Danemark où l’on célébrait sa mort faussement annoncée. Le roi assassin et usurpateur le reconnut, mais avant qu’on eût devisé du moyen de s’en débarrasser Hamlet mit le feu au château. Tous ses puissants ennemis moururent comme par enchantement, et le peuple, d’habitude désireux de changement — les peuples partout et toujours, hélas, sont les mêmes — le peuple l’acclama Héros ! Sauveur ! Roi ! Il fallait être un imaginatif et un génie comme Shakespeare pour tirer de ce personnage égoïste, rusé et barbare l’image d’Hamlet. Mais le voici qui s’avance lisant, taisons-nous afin d’écouter jusqu’à ses silences… et d’en jouir !

À ce moment Hamlet se prosternait devant Ophélie. Muettes et immobiles, elles suivirent le drame, rapprochées en un même intérêt ému et passionné. Leurs entr’actes en devinrent recueillis, elles murmuraient à voix basse et lentement des mots, des phrases d’analyse et de philosophie en un besoin de communion d’âme.

— Ophélie n’est certainement pas la simple jeune fille que nous montre Mellot, disait Flossie. Sa vertu n’est pas de l’ignorance, ni sa pureté de l’immaturité. Une Ophélie comme celle que nous venons de voir serait incapable de devenir folle. La vraie a une grande âme passionnée et impressionnable qui sait… Sa naissance dans un pays du Nord et son caractère anglo-saxon l’empêchent d’être une amoureuse comme Juliette, mais sa vie à la cour, même en Danemark, la forme et elle est loin d’avoir l’innocence irraisonnée d’une Marguerite. Les gens ont toujours la manie de traduire la jeune fille en sotte, c’est une fausse et mauvaise habitude, surtout lorsqu’elle s’abat sur Ophélie. Ce n’est pas à la candeur béate qu’un frère peut dire que l’amour d’Hamlet est peut-être une chose peu durable : « Le parfum et la volupté d’une minute, rien de plus, ainsi réfléchissez, etc… » Aussi bien qu’à ses réponses à elle, on sent qu’elle n’est plus revêtue de la fragile armure de l’ignorance.

Hamlet n’est pas un état d’âme, une phase d’un type… mais une âme emblématique de tout ce qui se sent vivre. L’être varie… la faute générale est d’avoir un parti pris sur toutes choses… la bêtise le conçoit tel ou tel et l’habitude le fixe… Sarah nous dépeint l’esprit qu’elle incarne généralement, stable quoiqu’éphémère, fort, faible, paresseux, fervent, changeant enfin selon les événements, ce n’est pas un mannequin, un homme factice voulant prouver une morale quelconque… Elle nous montre bien clairement la sensibilité humaine et son œuvre. C’est splendide… Hamlet joue à talons sur tout… la voici… suivons bien… c’est la fin…

Alors que le spectacle s’achevait, elles s’éveillèrent comme d’un songe.

— Ah ! quel chef-d’œuvre et quelle admirable artiste, murmurait Annhine extasiée, j’en suis tout étourdie encore ! que c’est beau, ma petite ! Mais vite ! Sortons… Faufilons-nous dans tout ce monde et viens avec moi, tu te dissimuleras bien au fond du coupé, nous irons respirer l’air du Bois. Il fait sec et beau, le veux-tu ?

Et Nhine se hâtait, couvrant Flossie de son long manteau de drap, se revêtant elle-même de sa lourde pèlerine de fourrure. Elles partirent bras dessus bras dessous et tandis qu’elles attendaient à la sortie que le valet de pied eût fait approcher la voiture, elles se frôlèrent à Willy, le respectueux fiancé, qui les escortait à quelques pas derrière, en attente douloureuse et inquiète. Elle serra la main de Florence :

— Tiens, regarde, voilà ton Will… il a l’air attristé et anxieux.

— Ah ! oui, Nhine, il faut que je lui parle, il était là, et tu me l’as fait oublier. Il avait pris un fauteuil à l’orchestre et nous ne lui avons pas fait l’aumône d’un regard… la vue de tes petits pieds, le contact de ta tiédeur troublante et la prose enfiévrante de Shakespeare m’ont tout ôté de l’esprit. Tu permets, n’est-ce pas ? Veux-tu que je te le présente ?

— Je ne sais pas pourquoi, mais je n’en ai nulle envie, au contraire. Va lui parler, Floss, va vite, la voiture est là et je t’attends dedans.

— Méchante, cruelle Nhine ! enfin que ta volonté soit faite !… et l’enfant s’éloigna un instant alors qu’Annhine se dirigeait vers la voiture. Elle s’assit au bord, baissa la vitre, prit la petite glace de l’élégante trousse d’or et se mira… arrangeant une boucle, mettant de la poudre de riz, du rouge à ses lèvres, avec de jolis et menus gestes pleins de grâce. Des gamins l’entouraient, l’admiraient de loin, un murmure se faisait entendre déjà dans cette foule du Dimanche : Tiens, c’est la belle Annhine de Lys. À la fois mécontente et flattée, elle prenait des petites mines inattentives et contristées, relisait son programme, entr’ouvrait sa zibeline, elle était toute rose sous la fauve toison, charmante et simple dans un fourreau de drap gris brodé qui la moulait. Impatientée, elle se pencha et aperçut Miss Florence qui semblât discuter fortement avec son fiancé. Ce dernier baissait la tête et parlait très vite, tenant le petit poignet serré et scandant ses phrases par un mouvement nerveux et réflexe qui secouait toute la frêle créature. Flossie osait à peine tourner ses regards, elle fixait le mur et répondait très bas ; à un moment donné elle eut un geste de révolte et retira violemment sa main, puis avec dignité et sans plus écouter son interlocuteur pâle et outré de colère, elle se retourna vers Nhinon et sourit gentiment en se rendant près d’elle. Nhine l’attira et la plaça dans le fond. Stupéfait, le fiancé n’avait pas bougé. Le sentiment lui revint et il allait se précipiter vers elles quand la voiture s’éloigna au trot rapide des steppers fameux de la courtisane.

— Nhine, je veux toujours ma place à tes pieds, et Flossie se laissa glisser sur le tapis qui couvrait le fond du coupé, c’est mon refuge, mon petit coin à moi, le coin du page ! Si tu savais, Will était très méchant, il ne voulait pas ! Il est jaloux de toi, furieux que tu m’accueilles et l’évinces, alors il s’en venge en me faisant des scènes !

— C’est bien ainsi, répondit la capricieuse, mais oui,… et elle reprit : c’est bien ainsi, il faut bien que tu souffres un peu pour moi, Moon-Beam ! Que te disait-il, ce monsieur ? Il était ridicule et toi aussi, dans votre petit coin ! Il avait l’air d’un amant furibard !

— C’est vrai ! Figure-toi, il disait, et déjà hier soir il avait commencé à propos de la loge, il disait que tu étais si connue, si célèbre, qu’avec ma folie j’allais me compromettre et qu’alors il ne pourrait plus m’épouser. Je me suis mise à réfléchir à cause de cela, Nhine, et j’ai pensé que Will était très riche : il a cinq ou six millions de dollars, son père est un des plus grands ingénieurs de chez nous, il construit des chemins de fer. J’avais choisi Will, car il est sensitif et intellectuel et non une brute, ainsi que la plupart de mes compatriotes ; ma famille, pratique comme toutes les autres familles, était heureuse de mon choix à cause de cette fortune, car ils ont de quoi vivre largement, pas au-delà, et nous sommes trois enfants. Alors j’ai rendu Will follement amoureux de moi, puis je l’ai autorisé à se déclarer mon fiancé, comptant profiter de cela pour m’amuser à ma guise. Je rêvais de Paris, me trouvant mal dans l’agitation travailleuse et fourmillante de mon pays. J’ai proposé ce voyage. En pénétrant Will j’ai trouvé une âme accessible à la mienne, et un soir radieux, alors que la naissante nuit nous enveloppait de ses voiles incertains et troublants et que la douce lune éclairait la voûte de saphyr sombre, nous regardant complaisamment, après une énervante lecture de Swinburne, les mots de Sapho à Anactoria… penchés l’un sur l’autre, au rebord du parapet, en recherche du reflet des astres dans l’immense profondeur de l’eau attirante et mystérieuse, alors que nos effleurements et mon souffle l’avaient exalté jusqu’à la fièvre, en un besoin de confidence et de mutuelle lascivité, je me suis ouverte à lui. Il a connu une autre Florence, la vraie, la seule, la païenne ! et chaque soir à dater de celui-là, je poursuivis mon œuvre d’initiatrice !

— Ton œuvre de perversion !

— Non, de conversion ! Car je l’ai converti aux douceurs de l’amour pervers, lui en faisant admirer les beautés, en effaçant les inévitables brutalités, lui dépeignant surtout ces deux divines fonctions qu’a su si bien décrire Pierre Louys : La Caresse et le Baiser, lui évoquant de jolies visions féminines, de longues chevelures voilant d’idéales blancheurs de seins, des enchantements de formes, des offrandes de lèvres, des cris étouffés, des spasmes incomparables. Bref, je l’ai rendu autre, et dès notre arrivée à Paris nous nous mîmes en quête de ces adorables instruments de volupté qu’on ne trouve que chez vous. On essaie un cheval avant de l’acheter ! Eh bien ! j’ai essayé Willy. Je l’ai mené partout où mon caprice a voulu me conduire. J’ai aimé des femmes devant lui, il m’avait formellement promis de ne jamais me prendre, de n’avoir de moi que de chastes et cérébrales jouissances, je l’ai éprouvé jusqu’au martyre parfois, il a tenu sa parole, se calmant ensuite auprès de belles esclaves choisies souvent par moi et qui se prêtaient à ses désirs avec soumission, sinon avec joie.

— Alors, pourquoi cette colère subite à cause de moi ?

— Tu vas voir, Nhine. Toujours, après ces fêtes de nos sens, il se rapprochait de moi davantage, les nerfs abattus, brisés, en tristesse d’âme, et nous pleurions ensemble, et il me disait : Flossie, dear, toute peine qui me viendra de vous me sera chère, je mourrai en souriant pour votre plaisir, je supporterai vos fantaisies les plus inouïes, vos tortures, je ne serai jamais jaloux de votre corps, mais je veux toute votre âme ; ne la donnez jamais, Flossie, à ces inconnues si belles et que vous aimez si matériellement et de si sauvage passion. Gardez-la pour votre Will… Émue, je lui répondais oui, pressant sa main contre la mienne en lui tendant mes lèvres. Il tremblait de tout son être. Je veux toute votre petite âme, ma Flossie, ma fiancée, et aussi votre entière confiance ; je vous promets de vous respecter toujours, de me contenter de ce que vous voudrez bien me donner, mais si un jour vous m’échappiez, si vous me trompiez moralement, si vous me mentiez, Flossie, ah ! je crois que je deviendrais fou !… hors de moi !… que je vous ferais mal !… Je partirais plutôt.

— Cela ne m’explique pas…

— Mais si, Nhine, mais si… Jusqu’alors, tu sais, je me suis adressée à des femmes qui n’étaient pas toi et qui lui permettaient ainsi qu’à moi l’accès facile de leur boudoir… je jouissais d’elles vite et le plus souvent sans lendemain. Écœurée, je revenais alors plus près de lui, pour repartir ensuite vers de nouvelles conquêtes… j’étais un vrai papillon. Une seule liaison — puisque je te dis tout — la dernière, avec une femme mariée, toute jeune, brune ravissante, ardente, dura un peu plus longtemps… il n’en fut pas jaloux, témoin discret, et en volupté satisfaite, de nos perversités… Cette liaison ne serait pas encore terminée… mais depuis que j’ai pu t’approcher, toi, la si belle et la si blonde, brusquement j’ai rompu. Jane — elle se nomme ainsi — ne m’a plus revue. Ils se consoleront ensemble !

Grisée par sa confidence, l’enfant se pressait contre Annhine, la respirait toute, soulevait le bas de sa robe et plongeait ses mains menues dans les froufroutants dessous de satins et de malines qui s’éparpillaient en neige parfumée, la couvrant presque, l’énervant.

— Finis, Flossie… tu sais bien que je ne veux pas, et tapant de ses petits pieds les mains hardies et fouilleuses de la mignonne, Nhine répéta :

— Tu sais bien ce qui est convenu… je ne veux pas… je ne veux pas.

Elle abattit sa robe et prit un air sévère :

— Allons, finis…

— Et c’est pour cela… pour cela que Will est jaloux ! Les autres, en excitation ou par curiosité, se livraient de suite à mes caresses… répondaient à mes transports, m’illusionnaient d’amour ! Toi, tu te fais désirer, tu m’exaspères, tu m’affoles… et tu lui refuses ta porte !

— Manquerait plus que ça, bougonna Nhine renfrognée, en se rejetant maussadement en arrière. Oh ! non alors ! Je n’ai jamais aimé de femmes, moi, et si jamais… si jamais ça m’arrivait, eh bien, d’abord je ne sais pas si ça serait avec toi, et puis en tous cas, pas de regards indiscrets, c’est vilain ça, c’est débauché, ignoble ! C’est sale, on appelle ça chez nous une partie à trois ou encore d’un autre nom très laid que je ne veux pas prononcer !

— Oh ! je sais… des voyeurs… et Flossie articula gentiment, sans honte ni trouble, avec son délicieux petit accent d’outre-mer, ce mot canaille.

— Oh ! Miss, vous me scandalisez !… Et Nhine prit une mine confite, puis elle pouffa de rire. Alors Will m’en veut de ce que je ne veux pas lui offrir un petit voyeur ?

— Oui, mais pas de cela seulement… tu sais, nous mettons de l’âme jusqu’en nos pires folies… il souffre, car c’est la première fois que nous nous séparons… il sent tout ce que tu prends déjà de moi, Annhine, il a peur de l’avenir, un pressentiment, il craint que je ne lui échappe… il a bien tort ! Et l’enfant renversa sa tête et se mit à rire. Je deviens courtisane pour l’amour de Nhinon ! Mais oui ! Tu ne devines pas ?… Voici, je t’adore, je finis par me faire un peu aimer de toi, j’épouse Will et je te rends riche, ma maîtresse adorée, riche et indépendante du même coup ! Je t’élève, je te réhabilite, je t’épargne à jamais ces tristes questions de métier qui me désespèrent et je te laisse livrée à ton caprice impérieux et triomphant, désormais l’unique maître de diriger tes actes !

— Folle ! dit Annhine qui s’attendrissait. Tu crois vraiment que tout se passe ainsi qu’on le désire ?

— Et pourquoi pas ? Tu verras, mon amour sera plus fort que tout, il surmontera les obstacles que la vie et les stupides lois morales dresseront entre nous.

— Et si jamais je ne t’aime ?

— Tant pis ! Je voue quand même ma vie à ton bonheur, Annhine, et j’ai une volonté de fer… une ténacité qui ne peut se décourager… Et puis, être aimée, ce ne sera que le complément ! Aimer, c’est tout… Malgré toi-même, ma Nhinon, tu seras un jour heureuse par moi !

— Eh bien, oui ! Pourquoi douterais-je en somme ? Tout est possible ! C’est égal, ce serait drôle et peu banal d’avoir d’une femme ce que les hommes ne me donnent pas… j’accepte ! Mais je ne veux pas t’aimer pour cela ni te jouer la comédie d’un amour que je ne ressentirai pas ! Moi aussi je veux mettre de l’âme dans mes erreurs les plus invétérées. Fais-moi t’aimer, Flossie…

Et adoucie, en expansive émotion, Annhine attira la petite contre elle et la pressa tendrement.

— Fais-moi t’aimer, murmura-t-elle… et je te bénirai. Tu m’es si douce, tu me tiens un langage qu’on ne m’a jamais parlé encore ! Tu m’ouvres de l’inconnu, de l’infini, Flossie, fais-moi t’aimer !…

Transportée, l’enfant eut un mouvement d’ineffable joie.

— Ah ! Nhine ! Nhine !… Oui, aime-moi ! aimons-nous ! Tu verras, que de bonheurs divins ! Je te serai plus tendre encore ! Ne parlons plus, tu m’aimeras, je le sens, puisque tu acceptes l’hommage de ma vie et de tout moi-même. Je sens auprès de toi ce que je n’ai encore jamais soupçonné… tu verras, tu verras !… Elle ne pouvait plus contenir ses larmes. Je serai ton amie, ta sœur, ton page. Je t’amènerai à moi lentement, sûrement, toute ! Et le reste du monde ne comptera plus pour nous.

Elle appuya sa tête sur l’épaule d’Annhine troublée qui la serra dans ses bras d’une affectueuse étreinte et la tint étroitement contre elle, surprise par un sentiment de tendresse douce et envahissante.

— Ah ! Flossie, que tu es prenante !

Elles restèrent ainsi longtemps, l’une contre l’autre et muettes… tout à ce premier bonheur d’union intime. Le coupé roulait sans bruit dans les profondeurs désertes du Bois assombri par le crépuscule qui venait. La lune pale et précoce, de cristal blanc, se montrait à travers les arbres dépourvus de feuilles, de rares promeneurs troublaient par intervalles le calme et la solitude de ce paysage d’ombre et de silence.

Nhine voulut réagir :

— Marchons un peu, veux-tu ?

Elle sonna. La voiture s’arrêta.

Désireuse d’échapper à ce trouble, elle sauta vivement à terre et Flossie la suivit. Elles marchèrent la main dans la main, ainsi que deux enfants… sans parler, n’osant rompre le charme. Elles allèrent devant elles, très loin, sans se soucier de l’heure. D’un même désir subtil, elles s’enfoncèrent sous bois, dans les petites allées ; leur peau devenait fraîche, leurs cœurs battaient à l’unisson. Cet instant d’impression délicieuse les charmait… Alanguies et lassées, elles rêvaient en silence, perdues en une très douce sensation de paix ; la notion de toute chose avait disparu, et il leur semblait que dans le monde entier, en ce même moment, il n’était pas un être qui ne rêvât aussi ! Ce fut miss Flossie qui la première rompit le silence… d’une petite voix émue : Il fallait qu’elle rentrât à la maison… ses parents… Will peut-être l’y aurait précédée, mais demain… Ah ! demain ! Elle prenait un ton de prière, n’est-ce pas, elle pourrait venir vers de nouveaux bonheurs ?

— Quel dommage de nous quitter ! et Nhine soupirait, à demi conquise.

Enfin puisqu’il le fallait !… et elle se mit à courir vers la voiture, très vite, suivie de l’enfant qui l’attrapa au bord de la grande allée où finissait le petit chemin couvert, juste au moment où elle allait monter dans le coupé. Essoufflées et riantes, elles s’assirent très près l’une de l’autre et Flossie la couvrit de tout petits baisers, sur son cou, sur sa nuque, derrière l’oreille, comme une folle, sans vouloir s’arrêter, tandis qu’elles roulaient à toute vitesse vers Paris, vers la vie et le réveil. À la porte du Bois, Flossie descendit. Elle prit un fiacre pour retourner chez elle, et elle suivit aussi longtemps qu’il lui fut possible la tache noire que formait l’attelage fuyant d’Annhine, de son regard attristé où brillait cependant une vague espérance des joies à venir…