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Idylle saphique/09

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Librairie de la Plume (p. 129-136).
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IX

Le dîner s’achevait assez gaiement. Nhine était joyeuse ; Altesse ne l’avait pas quittée de tout le jour et l’influence salutaire de sa haute sagesse avait eu raison des nerfs agités de la sensitive.

La banalité de cette réunion de deux ménages parisiens dans un cabinet particulier de la Maison-Dorée, s’effaçait au contact de leur grande intimité. Ils parlaient d’eux-mêmes, simplement, de leurs projets, de leurs impressions personnelles, contents de se trouver ensemble.

L’amant d’Annhine, étant marié, jouissait doublement de cette sorte d’escapade qu’il lui était difficile de renouveler souvent. Il souriait en la regardant.

— Vous la trouvez belle, notre Nhinette, dit gentiment Tesse.

Et il répondit :

— Au-dessus de tout !… Voyez-vous, c’est mon rayon de soleil, cette enfant-là !

— Vous me volez mon mot, Henri…

Effectivement, ce soir-là, Annhine était adorablement belle. Elle portait une robe de mousseline bleue, très claire, légère comme une nuée ; sa taille se cambrait dans une ceinture d’or mat très haute et ajustée, émaillée de nénuphars d’une blancheur opaque, aux cœurs de velours, et de grandes fleurs d’eau mélangeant leurs tiges longues et verdâtres à celles humides et droites de frais glaïeuls roses. Une libellule aux ailes transparentes d’un ton glauque de jade formait la boucle. Au cou elle avait un splendide collier de diamants qui se terminait par un pendentif en forme de murène ocellée d’émeraudes. Ses doigts étincelaient sous les feux des pierreries. Par un caprice elle avait posé sur ses cheveux deux étroits rubans de satin bleu qui les fixaient à la grecque sur le dessus de la tête ; près de l’oreille elle avait simplement piqué une rose blanche.

Sur son conseil, Altesse s’était revêtue d’une robe très droite et très collante toute en guipure d’Irlande sur un dessous chair. Un bouquet d’orchidées, de mauves cattleyas, sur le côté, attachaient une draperie de mousseline blanche, et des chaînes, entremêlées de saphyrs, de diamants, de perles et d’opales descendaient, longues et brillantes, le long de la dentelle mate et ajourée. Rien n’était plus charmant que la vue de ces deux jolies femmes d’une élégance raffinée et exquise, avec leurs gestes gracieux, l’enchantement de leurs regards et de leurs sourires, assises à cette table fleurie, devisant doucement, taquines et enjouées, tendres parfois… On comprenait l’extase et la muette adoration de ces deux hommes qui leur faisaient face et répartie.

Vers la fin, Nhine devint silencieuse. Elle ferma les yeux un instant et sembla respirer avec effort.

Attentif, Henri lui dit :

— Qu’as-tu, Nhinon ? Tu as l’air de te trouver mal ?

— Oh ! ce n’est rien !… J’étouffe un peu… si on ouvrait la fenêtre pour un petit instant ?… Tu veux bien, Tesse ?

Il se précipita. Elle se laissa conduire au balcon. Une bouffée d’air frais la ranima.

— Ça va mieux, laisse-moi, va fumer. C’est cela, sans doute, qui m’aura fait du mal… toujours vos fidèles mauvaises habitudes !

Il jeta son cigare dans la rue :

— Ma chérie, tu n’avais qu’à me le dire plus tôt.

— Oh ! je sais bien !… Il faut toujours tout vous dire à vous… laisse-moi seule… je veux respirer à mon aise… Va-t’en, je te dis, tu m’oppresses…

Elle frappait du pied et le repoussait durement.

Il revint à la table, attristé :

— Je ne sais pas ce qu’elle a, elle m’a renvoyé…

— Nhine n’est pas bien, Henri,… et Tesse parlait bas… remarquez, elle est pâle et nerveuse depuis quelques jours… elle s’est un peu fatiguée, surmenée… sa dernière création du Prince Azur l’a éreintée… vous devriez rapidement lui faire quitter Paris pendant quelque temps, l’emmener, faire un petit voyage avec elle… dans le Midi, en Italie, en Espagne, nous vous accompagnerions, n’est-ce pas, Georges ?

— Mais vous la connaissez, Altesse, elle ne m’écoute pas, et puis je ne suis guère libre,… il eut un regret dans la voix. Quoique pourtant, si cela était nécessaire, je trouverais bien moyen de faire ce qu’il faudrait. Mais ce n’est rien ! Elle a du ressort, c’est un mauvais moment à passer. Je l’ai contrariée hier, et ce matin.

— Que complotez-vous là ?… Et Nhine venait à eux, une lueur inquiétante dans le regard… Dites-moi, Georges… elle s’appuya câlinement sur l’épaule du vieux savant… dites-moi ce qu’ils ont tramé contre ma tranquillité, ces deux-là !

— Oh ! la sirène, voyez comme elle sait s’y prendre, elle profite de ce que Georges ne peut jamais rien lui refuser… Eh bien, dit résolument Tesse, on a parlé d’un petit voyage… à nous quatre… ou à nous trois, se hâta-t-elle d’ajouter.

Nhine fronçait le sourcil, mécontente :

— Mais je t’ai déjà dit que nous… c’est drôle, voyons, je ne suis pas une enfant, je sais me conduire… Vous êtes là à vous mêler de mes affaires… quand j’aurai envie de partir, je partirai… pas avec vous d’abord… avec toi, Tesse, oui, mais seules, toutes deux, vers de nouveaux pays, vers de nouveaux visages, en lassitude, en fatigue de tout ce que je vois ici.

— Tu es gentille, lui dit son amant… très aimable vraiment de m’excepter ainsi, juste au moment où je disais que j’allais faire mon possible…

— Pour m’ennuyer comme toujours, répondit Annhine qui se montait. D’abord je ne suis pas malade, mais simplement énervée, et c’est de votre faute, vous ne me comprendrez jamais !

— Heureusement peut-être, interrompit maladroitement Henri.

— Ah ! vous m’insultez maintenant !… Vous devenez grossier ! Il ne manquait plus que cela ! J’en ai assez, mon cher,… elle s’exaltait et devenait très rouge… Oui, j’en ai par-dessus la tête et je m’en vais, je vais rentrer chez moi tout de suite… Ah ! ne m’approchez pas, ne me dites rien. Je vous dis que j’en ai assez, hurla-t-elle, je vous défends de me suivre et de m’accompagner… laissez-moi ou je ferai des bêtises…

— Nhine, Nhine,… et Altesse s’approchait d’elle en émoi.

— Ah ! ma chérie, je te demande pardon à toi… et à vous aussi, Georges, mais tu connais mes désirs, tu sais ce que je pense et tu me comprends, toi…

— Oui, oui, dit Altesse conciliante, sans se départir de son beau calme, je te comprends, mais cela ne veut pas dire que je t’approuve toujours…

— Eh bien ! Tant pis !… et Nhine, au comble de la rage sortit en claquant brusquement la porte.

Ils restèrent là, tous les trois à se regarder, abasourdis, en stupéfaction.

— Je me demande ce qu’elle a… fit Henri hésitant, je vais vous quitter aussi.

— Mon ami, Annhine est hors d’elle en ce moment, vous allez l’outrer davantage, je vous conseille de la laisser tranquillement rentrer chez elle ce soir, toute seule… Elle réfléchira cette nuit et reviendra d’elle-même, elle est si bonne au fond. Moi, je m’abstiendrai aussi et je suis persuadée qu’elle m’arrivera avant vingt-quatre heures, au regret de cette petite scène due à la surexcitation de ses nerfs… Faites comme moi, croyez-moi, et puis soyez très patient, très doux. Elle souffre intérieurement en ce moment, elle a besoin de soins moraux, surtout, et pensez à notre petit voyage, nous l’enlèverons de force, un jour d’humeur douce.

— Oui, oui, dit Georges, Altesse a raison, elle connaît bien notre belle petite amie.

— Je ne la reconnais plus, moi ! Elle change, par moments je crois qu’elle me déteste,… et Henri se désolait.

— Mais non ! mais non !… Elle me confie tout à moi et je sais le contraire. Mais, voyez-vous, cette enfant a trop lu, elle réfléchit trop et a le malheur de tout analyser, d’où cette amertume qu’elle refoule tant qu’elle peut en elle-même, très au fond, et un beau jour, la fatigue des nerfs aidant, tout cela déborde. Elle a des instincts exquis, des mouvements délicieux, mais elle sent trop et, à certains douloureux moments, le creux de sa vie ou plutôt le poids de son existence l’étouffe… elle se raisonne, se mine, se tue…

— Pauvre petite !… Vous avez raison, Altesse, mais je souffre aussi, moi qui l’aime !… Ah ! si j’étais libre, je n’hésiterais pas à l’emmener bien loin, longtemps… à la distraire par de grands voyages vers des pays inconnus.

— Et puis après… ce serait encore et toujours la même chose… le mal est là… et Reine désignait son front, là… dans cette jolie petite tête… Il lui faudrait un but dans la vie, une occupation sérieuse… distraire son cerveau. Nous allons la soigner un peu, physiquement d’abord, et ensuite nous trouverons bien un dérivatif quelconque, allez…

— Vous êtes exquisément bonne, Altesse… et Henri lui prit la main qu’il baisa dévotement. Je vais faire ce que vous m’avez conseillé… rester chez moi pendant vingt-quatre heures, en attente. Un mot au téléphone… pour avoir des nouvelles. Un envoi de fleurs, et c’est tout.

— Trop peut-être… Enfin, grand enfant amoureux, c’est si gentil, que je vous le permets. Au revoir, nous allons passer un instant à la Comédie-Française avec Georges. Êtes-vous des nôtres ?

— Si vous me le permettez et pour une heure encore.

Il lui tendit son long manteau du soir, en velours paille incrusté de dentelles et doublé de chinchilla. Elle lui sourit par dessus l’épaule et ils partirent, réconfortés et en résolution de se soutenir mutuellement pour le bonheur et le bien de l’enfant nerveuse et gâtée qu’ils affectionnaient tant tous les deux et dont l’existence traversait une crise inattendue, douloureuse, qui menaçait de tout détruire et de tout bouleverser.