Idylle saphique/14
XIV
Elles furent de grandes voyageuses, traversèrent hâtivement les altitudes éthérées de la Suisse, longèrent le Rhin, puis abandonnant les cimes de neiges et de glaces, elles descendirent vers Munich et de là s’en furent visiter l’Italie.
Venise les posséda un peu plus longtemps que les autres villes, car elles se plurent à vouloir y vivre les rêves de splendeur et de mélancoliques souvenirs qui grisent et imprègnent dès l’arrivée en l’antique cité des Doges et des Courtisanes, en ce pays de tout ce qui n’existe plus.
L’ami d’Annhine dût arrêter là l’attention de ses soins et retourner vers Paris, confiant sa maîtresse à la sollicitude amicale d’Altesse.
Elles se logèrent en un très vieux palais sur le Grand Canal, entre l’eau morte et un des rares jardins de la ville, triste et dépouillé. L’escalier de pierre descendait en tournant sur la profondeur sombre de la lagune et le glissement silencieux des gondoles qui venaient les chercher au matin les éveillait doucement, sans les ramener trop brusquement à la sensation d’une modernité aiguë et banale, respectant leur songe illusoire, les transportant sans bruit à travers Venise… Venise-Vénus, comme elle surgit des flots ! Vestige immense d’un palais grandiose et abandonné, aux ruines splendides, où les rues sembleraient des vestibules dallés pénétrés par le flot envahissant et lentement dévastateur… silhouetté de vieilles églises, de murs de couvents, de clochers. Ah ! le reflet mystérieux des ponts dans l’eau, les carrefours étroits et multiples, qui sentent l’aventure et le coupe-gorge.
Puis, un jour, Nhine dit :
— J’ai un soupir de soulagement lorsqu’arrivée chez nous, le soir, je pénètre dans le jardin, immobile sous la lune, où les vignes et les orangers me paraissent argentés, et si paisibles ! Dehors, je revis trop le romanesque Passé, en cette lointaine atmosphère de ressouvenance dont les décors fidèles me transportent en un temps mystérieux et enténébré qui m’angoisse et m’attire. As-tu vu, Tesse, au Lido, ce grand vaisseau, blanc ainsi qu’un cygne, avec sa quille d’un vert pâlissant et ses hublots dorés ? C’est le Hohenzollern, le yacht de l’empereur d’Allemagne. Eh bien ! pour moi, il se transforme. Les gens de l’équipage, très blonds, et choisis parmi les plus beaux, me font l’effet de grands seigneurs déguisés. Et le soleil darde… illuminant mon illusion ! Venise ondoyante. Venise magique, Venise en or !… Un conte fabuleux d’amour et de sang, de vin rose, de fleuve enchanté qui entraîne au fond de ses eaux toute une succession de siècles légendaires… puis l’heure passe, le soleil disparaît lentement et semble une grosse boule de flamme qui s’enfonce sous les flots empourprés, incendiant l’horizon tout autour, inondant de splendeurs des mondes inconnus et inaccessibles… ensuite, plus rien ! Je détourne la tête et c’est l’obscurité… le clapotement des rames dans l’eau, des chants puissants de gondoliers, des cris d’appel, des bruits mats, sans échos… Alors je ne sais plus si je vis, si je songe… j’ai peur… je veux de la lumière, de la clarté, j’ai besoin de la foule… et je presse ta main, Tesse, pour te demander secours, afin que le son de ta voix me dégage de cette impression morbide.
— Et tout cela est mauvais pour toi… nuisible pour ta frêle sensibilité, répondit Altesse, partons bien vite !
Elles s’en furent à Naples, adorèrent Salerne, Amalfi, Sorrente.
— C’est ici le pays des dieux, disait Nhine, j’y reconnais ma Ville et ma Patrie ! Il me semble que j’y ai déjà vécu et que les temps que j’ai passés en l’infamie de cette trop mûre civilisation qui m’a blessée et touchée à jamais, n’est qu’un voyage pénible et prolongé dont je ne saurais guérir !
— Tes pensées sont folles, Nhine, fais les taire et admire plutôt les choses vivantes qui nous entourent. Qu’il y a donc de jolies fleurs ici, idéalement blanches, enivrantes à respirer ! Ces œillets blancs, ces fraisiers, si purs… si fragiles !…
Et cependant tellement profanés par les doigts sales de ces Napolitains des rues, songeait douloureusement Annhine qui n’osa plus s’épancher. Tesse l’entraîna dans quelques musées, à Pompeï :
— Vois, Nhinon, quoique muettes ces statuettes me parlent de toi ; leurs hanches sont les tiennes, leur nudité gracile ressemble à la tienne… c’est toi, Nhine, la Vénus au bracelet…
Mais Annhine ne s’intéressait plus aux choses réelles. Elle songeait sans cesse, absente, en recherche… sa pensée se portait vers une autre nudité, sœur de la sienne. Elle se disait qu’en ce cadre de soleil et de vie et de multiples décors on vivrait, nus, un délicieux roman d’amour et de voluptés étranges, inconnues, désirées !… oui, désirées, car maintenant elle voulait ardemment revoir Flossie. Languissante et déjà atteinte intérieurement par le mal qui la minait, elle était sans défense et s’attachait même à cette idée perverse qui avait servi de point de départ à une étape de grand bouleversement en sa vie, qui germait, latente, dans la solitude de cette séparation totale — et si brusque — de l’ambiance d’agitation et de joies bruyantes où elle avait vécu jusqu’alors. Elle ne raisonnait pas. Sans forces, elle se laissait aller. Elle voulait connaître, elle brûlait de savoir, désirant achever ce livre dont elle avait feuilleté les pages sans aller plus loin que le premier chapitre cruellement exquis qui l’avait si violemment attirée en dehors de la banalité coutumière. Elle voulait éprouver, elle aussi, la douceur et l’âpre acuité des sensations malsaines et réprouvées qui lui feraient frôler le crime des hors-nature. Ainsi que ceux qui souffrent, elle s’acharnait à son idée et y revenait sans cesse ; malgré les efforts de Tesse, en dépit de son anxiété attentive, elle était absorbée… lointaine… toujours là où elle cessait de comprendre… en désir, en curiosité !… Plus de nouvelles… rien… pas un mot… aucun signe de la vision troublante qui l’avait tant impressionnée !… Où peut-elle être ? Que sera-t-elle devenue après toutes ces histoires ?… Ah ! ce drame !… Elle en frissonnait encore. Au fond, elle préférait sa complète ignorance. Rien qu’à la seule idée de revenir vers les dernières heures, le tourbillonnement des masques, cette comédie atroce de la femme jalouse qui s’abattait inerte, son cœur battait à se rompre, comme alors, mais Elle, la douce, la si blonde enfant ?…
Tant pis, elle allait se risquer. Pourquoi pas, après tout ? Qu’y avait-il de mal à cela ?… On était à la veille du premier de l’an, à cette époque où les moins intimes échangent un mot de souvenir, un envoi de vœux de bonheur. C’est cela, elle allait écrire : une petite image, un paysage de givre, puis derrière, une ligne, un souhait. « Je te désire mille joies d’âme et de nerfs », ce serait tout… son nom : Nhinon, puis elle adresserait la chose à Paris, à l’hôtel de Bade, pour miss Florence-Bradfford. Voilà, c’était bien simple, un rien, une politesse qu’elle lui devait après tout… elle ne faisait aucun mal. Cependant elle n’en dirait rien aux autres. Ce sont de ces choses subtiles que personne ne comprend. Elle glissa furtivement la petite enveloppe dans un tas de banalités qu’on envoyait à la poste. À peine fût-elle partie cependant qu’elle eût voulu la reprendre. Puis elle attendit, inquiète, le résultat. Allait-on lui répondre ?… Et quoi ?… ou bien ?… Elle s’énerva trois jours, puis, parmi d’autres, un télégramme lui répondit simplement ceci : « Donne-les moi, alors ! » signé : Moon-Beam. Alors elle respira et résolut de ne pas poursuivre. À quoi bon ?… Pourquoi ?… Non, il valait mieux s’en tenir là.
Altesse eût un gros chagrin. Une mauvaise nouvelle lui vint de Paris. Son amant tant aimé, Raoul de la Douanne, se mariait. La chose était décidée, la date fixée. On avait profité de l’absence de son amie pour lui faire accepter le sacrifice. Étant sans fortune, de cette liaison avec la belle courtisane dont il était follement épris il avait souffert des mille petites piqûres faites par l’envie, la jalousie du bonheur, la bassesse et la calomnie des gens qui admettent qu’un homme se vende sans amour à une pimbêche qui se choisit un mâle ou un nom et pincent les lèvres en chuchoteries, haussent les épaules avec mépris devant la simplicité du sentiment né de la rencontre de deux cœurs. Puis les froideurs voulues des camarades, la menace du retrait d’une maigre pension allouée par deux vieilles tantes bigotes et aussi les reproches de sa conscience qui le blessaient intérieurement de frôler le grand luxe d’Altesse. Raoul céda, prit la première venue sur la liste des demoiselles à marier qu’on lui désigna, comme on choisit un plat sur un menu, et il écrivit à Altesse la lettre classique : Il fallait se résoudre… la vie, l’avenir, les difficultés, l’honneur !… À ce mot, elle plissa ironiquement la bouche. L’honneur, comme ils le comprenaient, ces gens-là !… Enfin !… Il l’aimerait toute sa vie. Jamais il ne pourrait l’oublier… puis, plus tard, il lui enverrait un souvenir, un cadeau qu’il la suppliait d’accepter. Un cadeau !… Avec l’argent de l’autre !… Ah ! oui ! le fameux honneur ! On est gentilhomme, on sait que l’amour se paie. Puis encore il lui demandait, à elle, de l’aider à avoir du courage ; il souffrait atrocement, sa vie se dessinait si triste, en regrets, en souvenirs, il fallait qu’elle lui tendit encore la main pour l’aider à franchir ce pas, oui, un mot d’adieu et qui sait, d’au revoir… un encouragement à remplir son devoir !… Une grande chaleur monta aux tempes d’Altesse. Ses yeux se perdirent, se voilèrent, puis son cœur cessa de battre, un froid intense la saisit. Pour dissiper son vertige elle se leva brusquement, le regard à la fois vague et fou comme si elle eût voulu retenir ce qui lui échappait. La lettre tomba à terre et Nhine qui entrait reconnut l’écriture. Surprise de l’attitude d’Altesse, elle l’interrogea doucement, tendrement, de gentilles paroles venaient de son cœur à ses lèvres pour l’amie, la grande sœur en détresse. Sans explication elle avait tout compris. Altesse fronçait le sourcil, froide, hautaine, la bouche sèche et dure, elle voulut repousser la tendresse enveloppante de Nhine, puis tout d’un coup leurs larmes se mêlèrent :
— Ne pleure pas, mon aimée, je ne veux pas, c’est bon pour moi de souffrir… moi, la petite fragilité, la faible, la meurtrie, mais pas toi, la superbe, la splendide, la si forte ! Ah ! non !… On continuerait le voyage, on le rendrait sans fin. L’Italie, on en avait assez, et aussi de Venise avec ses cruels silences où l’on s’entendait trop soi-même. On irait en Espagne, c’était plus gai, plus vif, du rouge, du jaune, de l’or, des chevelures sombres, des yeux de flammes, des castagnettes, des toreros, puis elles pousseraient jusqu’au Portugal… Oui, c’est cela, et Tesse oublierait. Tout s’oublie.
Altesse eût un geste violent, ses grands yeux bleus si doux se foncèrent, elle prit Annhine sur son cœur, murmura quelques mots bizarres, heurtés, que Nhine ne put entendre, puis jamais plus elle ne prononça le nom de Raoul. Annhine se mit en quatre, hâtant toutes sortes de préparatifs. Elles partirent, traversant le midi de la France sans s’arrêter, fuyant ce monde bruyant et interlope qui grouille l’hiver aux bords ensoleillés de la Riviera et, quelques jours plus tard, elles débarquaient à Barcelone, gagnaient Madrid, pays nouveau pour elles, encore primitif, où tout ressort extraordinairement blanc dans la saleté des rues, dans la vivacité brouillante et empoussiérée.
Nhine se sentait animée, nerveuse, elle avait en tête mille projets, mille désirs. Il lui fallait du mouvement, du bruit, elle voulait distraire Altesse de sa peine et s’ingéniait à découvrir des dérivatifs, crispant ses nerfs aux heures de lassitude, allant quand même, redoutant pour elle et pour son amie la solitude des nuits, le calme, le silence, les instants d’isolement propices aux rêveries. Elle les connaissait trop bien ces heures de vague, de tristesse tendre, où avec la complicité des voiles adoucissants du crépuscule on se laisse aller bien loin, bien vite, dans les profondeurs infinies du songe, de l’imagination errante et éperdue, en quête, en mal de lassitude et de désespérance.
Un soir, accoudées à leur balcon, très près l’une de l’autre, elle demanda :
— Altesse, dis-moi ton cœur, maintenant, et l’effet que la vie extérieure et, en quelque sorte exotique d’ici, a pu produire sur toi ? Dis-moi, Tesse, veux-tu, ma chérie… et Annhine se faisait câline, suppliante, toujours un peu curieuse et attirée par le regard profond d’Altesse.
Altesse sourit au fin visage penché vers elle.
— Rien de gai, ma Jolie, je ne sais si je dois…
Puis, faisant un effort en une subite résolution d’aveu, elle continua :
— Vois-tu, je ne suis pas du tout là où ton exquis mouvement de douce et amicale charité veut m’entraîner. Je ne puis te dire tout ce qui s’est passé en moi. Malgré les préventions, les préjugés et les turpitudes de la loi sociale, mon existence pouvait se comparer à un beau fruit d’or, vermeil, intact, superbe de couleur et de forme. Un ver est tombé sur cette perfection rare et unique, sans tache ni défaut, un ver impitoyable qui menace de tout corrompre, de tout anéantir. Ma vie, mon cœur se sont soudainement voilés de crêpe. Vois-tu, Annhine, la vie m’a tout donné : santé, fortune, intelligence, beauté et surtout le don de savoir m’en servir. J’ai l’âme et la fierté d’une courtisane dans le beau sens du mot, sans la mesquinerie ni l’hypocrisie qui masque, sans la lâcheté qui détruit. Ceux qui m’ont aimée sont partis heureux, grandis, je leur ai montré le chemin à suivre. Peu faite pour les amours durables, je tiens du moins aux amitiés profondes et sûres. J’ai tout cela. Lui, Raoul, était plus faible, plus déshérité, peut-être plus plaintif seulement, qui sait ? Je me suis prise à cet amour qui est devenu passion… Et la main pâle s’appuyait nerveusement sur l’épaule d’Annhine, tranchant sur la douce teinte bleue du peignoir… Je ne veux pas détruire de ce qui fût moi, tu entends, ni revenir en arrière, vers lui. Je pourrais le reprendre, le ramener, briser sa carrière, déjouer ses projets, ses espoirs, l’emporter bien loin, ce me serait facile. Je méprise de tels moyens, ce qui est fait est fait. Seulement un peu d’amertume me reste au cœur, Nhine, car celui-là me devait tout et son bonheur se fait désormais de tout le mien. Non, vois-tu, maintenant j’ai entrevu la vie par son vilain côté, elle n’a plus rien à m’offrir, c’est fini, bien fini… Elle s’exaltait et parlait violemment, puis se contenant, elle reprit : Mais il y a toi, toi que j’aime, ma Nhine, toi dont l’imagination un peu folle et énamourée d’irréel a besoin d’être ramenée doucement à la vision simple des choses, et je veux t’y aider. Il faut faire ta vie, assurer ta fortune, pour être indépendante et choisir ceux ou celles qui devront embellir ton existence sans qu’il te soit nécessaire de marchander. La Fortune, Nhinon, c’est pour nous, courtisanes modernes, l’affranchissement, la supériorité, le droit à tout, même à la considération, si nous y tenons ! Tout s’achète !… La courtisane se donne ou se vend sans avoir besoin de s’abriter derrière une étiquette de formalités ou l’achat d’un nom. Ainsi qu’Aspasie, qu’Impéria que j’aime à te citer, Altesse, Annhine restent debout, idoles aux pieds desquelles tous déposent leurs hommages et leurs offrandes : qui son talent, qui sa fortune, qui son esprit, qui sa gaieté. Celui-ci apporte un nom illustre et blasonné, celui-là un cœur, un autre ses richesses, mais tous viennent à nous et nous devons rendre chacun heureux. Nhine, c’est le sublime autel de l’Amour, roi du Monde !
Secouée et grisée par ses paroles, Altesse était splendide. Nhine la regardait, elle lui prit les mains :
— Alors, chérie, tu ne seras plus triste ? Tu ne regarderas plus loin… loin… comme tu le fais parfois ?
Altesse sourit :
— Oh ! cela, c’est différent ! J’ai un vilain défaut, Nhine : l’orgueil !… Et j’ai été blessée ! J’ai senti une épingle s’enfoncer lentement, cruellement, dans mon cœur. Une épingle, c’est peu de chose, et pourtant ma vie s’échappera goutte à goutte par cette infime blessure !… Ce que je veux ? Oh ! j’y ai bien songé, va ! Quand tu n’auras plus besoin de moi, je me retirerai très loin, en un couvent d’Italie, à Fiesole, où l’on reçoit les femmes riches et libres, les désabusées qui désirent le recueillement et l’oubli. Pour cela seulement, et non pour y suivre les rites pieux, car je n’ai pas la Foi, n’ayant pas la Crainte ni l’Espérance, n’ayant rien à demander. Je m’y éteindrai dans un ultime décor de soleil et d’azur, entendant sans les comprendre des voix qui murmureront, dans une langue étrangère des paroles inconnues. Elles emporteront mes souvenirs comme de légères feuilles mortes balayées par le vent. Je me modèlerai une âme, une âme quelconque, très paisible, lente et préparée… À quoi ?… Je n’en sais rien ! C’est là mon Rêve définitif et absolu. C’est là mon But, c’est tout ce que je veux : la Paix !… la Paix, sans trêve ni mensonges. À la première résistance du sort je brise ma vie. La page qui me déplaît s’offre, ironique, à mes regards ; sans la tourner, je jette le livre.
Devant la physionomie attristée d’Annhine, elle l’attira et la serra passionnément sur son cœur :
— Ne pense pas, chérie, ne pense pas… Ce sera plus tard, alors que je te sentirai forte et vaillante !
— Tais-toi, Tesse, tu m’impressionnes tant ! car je te sais si fermement résolue… mais non, tu n’as pas encore achevé, ma petite femme en or ! Tu as moi, ma Tesse, ma grande sœur !
Et Nhine se penchait vers elle :
— Et puis, n’en parlons plus, c’est mieux ! Tu es encore là, parmi nous, les fous et les profanes, ris donc et montre-nous le chemin !
— Me suivras-tu, au moins ?…
Nhine ne répondait plus, pensive… elle s’interrogeait elle-même, et n’osait trop fouiller en les replis de son âme tourmentée. Elle voulut réagir :
— Ton chagrin ne se laisse voir en rien de toi, moi qui te connais bien, je puis seule m’en apercevoir, et encore ! À peine, à de rares petites choses… tu ne changes pas, Tesse. Comment me trouves-tu, moi ? Il me semble que je vais mieux, que je reprends, que je reviens…
Elle se tourna toute, se prêtant avec une grâce mutine à l’examen d’Altesse qui la regardait attentivement.
— Toi ? mignonne… eh bien… non ! ce n’est pas cela ! Maintenant, la fatigue du voyage, les changements d’air et de régime… tu es moins pâle, c’est évident, tes yeux sont vifs… trop vifs à mon gré… tes traits se tirent… tu ris nerveusement, pour rien… tu pleures vite, tu trépignes, tu t’impatientes à propos de tout… pourtant… elle baissait les yeux, chercheuse… pourtant tu engraisses certainement… tes épaules sont plus fortes, tes seins plus fermes… somme toute tu vas mieux, je crois, oui… Dès notre rentrée en une vie calme et habituelle, tu sentiras tout le bienfait de ce traitement de stimulance antinostalgique.
Annhine fit glisser son peignoir de soie pâle et regarda elle-même sa poitrine qui bombait un peu maintenant, lisse et blanche. Elle sourit, satisfaite, puis dressa le torse :
— Tesse, c’est vrai, j’ai des appas ! Regarde, ma chemise en craque, trop étroite… c’est rond, tâte, tu en auras plein la main… Tâte, chérie, mais tâte donc !…
En une caresse, Altesse palpa la forme délicieuse de la gorge offerte. Nhine poussa un cri et ferma les yeux, puis elle éclata d’un rire strident, saccadé, inextinguible. Elle saisit la main de son amie et l’écrasa contre elle, brutalement, en renversant sa tête raidie ; ses paupières découvraient un regard fixe… et elle riait toujours, secouée des pieds à la tête par un frisson violent. Elle faillit rouler à terre. Altesse la soutint d’un bras, essayant de se dégager sans y parvenir, tant l’effort crispé de l’enfant maintenait sa main sur sa chair tendue. Alors Nhine eût une lueur de conscience, elle esquissa le geste de se lever, mais elle retomba en arrière, sur le dos, et la crise se dessina terrible : des cris, des râles, des coups de pied à droite, à gauche, dans le vide, son crâne sonnait sur la pierre en l’éparpillement des cheveux fous, sa nuque se soulevait heurtée de soubresauts, ses poings fermés battaient l’air pour revenir la meurtrir elle-même. Elle déchira les fines dentelles qui protégeaient encore sa nudité fragile et convulsée, puis elle se sentit lourde, ses yeux se fermèrent, ses dents grincèrent, semblant désirer mordre et elle s’effondra, vaincue, respirant avec peine et par intervalles… enfin des larmes vinrent, bienfaisantes ; elle pleurait tout doucement, sans s’arrêter, presque sans bruit… puis les sanglots éclatèrent, les cris reprirent. Altesse avait appelé Ernesta, à deux elles purent amener Nhine vers son lit, on la dégrafa, on la coucha. La fraîcheur des draps, et l’odeur révulsive de l’éther la calmèrent un peu. Elle s’endormit ainsi, brisée, sans avoir repris son entière connaissance, le visage enfoui dans l’emmêlement doré de sa chevelure avec le petit flacon qu’elle tenait serré sous ses narines. Altesse lui bassinait les tempes et fit préparer un lit auprès du sien, afin de ne pas la quitter. Il fût convenu qu’on ne lui dirait rien de tout ça, mais qu’on aviserait le médecin de Paris. Au petit jour, lorsqu’Altesse s’éveilla, elle trouva Nhine assise au milieu de sa couche, étonnée, inquiète.
— Dis donc, que s’est-il passé ?… J’ai une vague idée, je me sens si bien ce matin ! Qu’est-ce que j’ai eu, Tesse chérie ?… Une attaque de nerfs, pas ? C’est ridicule, et tu m’as bien soignée, mon bon ange, tu as dormi là, près de moi, c’est gentil, viens que je t’embrasse… viens !…
Elle mit ses bras autour du cou de son amie et se suspendit presque frénétiquement à ses lèvres, se serrant avec force contre son épaule, l’embrassant fiévreusement, violemment :
— Tu ne sais pas ?… elle lui chuchotait à l’oreille… je suis trop sage, je crois, il y a longtemps que je suis sage. Je rêve la nuit, tu comprends ? Oui, tout éveillée je fais aussi des songes… il faudra que je m’apaise. Écoute : tu sais bien hier matin au restaurant, j’ai vu quelqu’un qui me plaît, oh ! une beauté !
— Comment ? fit Altesse interloquée, Nhine, que me dis-tu là ?
Elle s’assit, attentive, sur le bord du lit. Un peu décontenancée, Annhine prit ses mains et continua :
— Oui, j’ai vu un beau garçon, tu sais, Tesse, un de ces Espagnols au teint mat, aux yeux de velours, avec une bouche qu’on a envie de mordre, découvrant des dents !… des merveilles ! Il était très chic, je t’assure — elle n’osait pas lever son regard et croisait ses doigts tremblants aux doigts d’Altesse — Oui, j’ai senti un trouble, un désir, une folie ! Je me pâmais sous son regard ! Il n’a cessé de me faire de l’œil… j’y ai pensé toute la journée ensuite. Ça doit être un gentilhomme, il avait de longues mains blanches, les attaches fines.
— Ma Nhine, je ne te reconnais plus.
— Moi non plus, je t’assure, je ne me reconnais plus moi-même ! — Elle s’enhardissait, sauta du lit et courut à travers la chambre pieds nus. — Mais je le veux, je le veux ! Je veux goûter à l’amour espagnol ! Viens, habille-toi, sortons ! — Elle sonna Ernesta. — Une chemisette, une jupe et Princesse, je sors par la ville. Faites mon lit tout blanc, tout beau. Des Valenciennes, des rubans bleus, des soies assorties, parfumées… Ça va être amusant, songe donc, Tesse, courir dans les rues à la recherche d’un amant désiré, inconnu, en fille, presqu’en pierreuse. Je n’y tiens plus !… Vite, viens avec moi ! Non ? tu ne veux pas ?… Sotte ! Personne ne nous connaît ici ! Bonjour alors, moi je file, c’est à croire que son regard m’a hypnotisée ! Tiens, je suis sûre qu’il m’attend là-bas, sous les arcades, devant les magasins… Mets-toi à la fenêtre au moins, tu me verras ! À tout à l’heure ! Qu’on fasse ma chambre bien jolie ! Je reviens… ou plutôt, nous revenons bientôt !
Elle s’élança dehors, jetant la porte qui claqua fort. Altesse passa un peignoir et se mit au balcon, elle aperçut Annhine en dessous qui sortait de l’hôtel, traversant la rue, très vite ; sa petite main à moitié gantée retroussait sa jupe, collant ses formes menues et graciles… ses talons frappaient gentiment le pavé inégal et boueux. Elle longeait le trottoir en face. Elle fit signe à Tesse de la main et appela Princesse qui suivait mal, joyeuse et distraite. Au coin de la rue, elle hésita un instant, puis poursuivit droit devant elle. Elle allait gentiment, le nez en l’air, l’œil riant, provocante et mignonne, regardant de tous les côtés, en recherche, en espoir. Tout à coup, elle devint très rouge, puis pâle, son cœur battit violemment. Oui, c’était lui, là, qui sortait de chez le parfumeur… Elle s’approchait, émue et anxieuse, n’osant plus, puis elle prit bravement son parti et entra dans la boutique. Elle demanda de l’eau de Cologne, s’expliquant avec toutes sortes de difficultés, car le garçon ne parlait pas français, alors elle sortit sa tête avec précaution et appela doucement :
— Monsieur !… Monsieur !…
L’homme se retourna ; justement il revenait sur ses pas à la devanture, lorgnant Annhine ; il s’approcha. Elle perdit son aplomb, effarouchée. Il souriait. Elle ne trouvait plus ses mots, effrayée de sa hardiesse. Il lui offrit le bras, sans parler. Elle accepta et désigna l’hôtel, au loin, ayant un regard de triomphe vers la fenêtre où se silhouettait encore Altesse.
Il dit avec un mauvais accent :
— Vous êtes Française ?
— Oui, et vous ?
— Moi, ze souis Espanol. Vous êtes bien zolie ! Depouis longtemps ici ?
— Non. Mais chut !… nous voilà chez moi. Suivez-moi, je vais vous montrer le chemin.
Elle passa devant, précédée de Princesse qui courait vers leur appartement. Arrivée devant sa porte, elle se retourna et mit un doigt sur ses lèvres, puis elle entra sans bruit, doucement, en marchant sur la pointe des pieds. Justement, Tesse, rentrait chez elle et fermait la porte de communication, elle les avait vus venir. Elle entendit des pas légers, puis d’autres plus lourds… des chuchotements, des rires, des exclamations… des baisers. Entre des soupirs étouffés et des cris rauques, le lit craqua, puis il y eut un long silence et tout recommença… des clapotis d’eau que l’on verse, des accents de voix haute, une sorte de conversation.
— Adieu ! disait la petite voix affaiblie d’Annhine, nous partons tantôt, je ne vous reverrai plus. Adieu, bel inconnu !… Il faut se séparer !…
Deux minutes de silence où l’on distinguait à peine le bruit assourdi de quelqu’un qui s’en va… avec précaution, et Nhine appela :
— Tesse !… Tesse !…
Altesse vint, curieuse :
— Eh bien ?
Confuse, Annhine se cachait sous les draps.
— Eh bien, c’est fait, voilà !… Ah ! quelle horreur, ma Tesse ! — Elle faisait la grimace. — Il n’était pas si bien !… Commun, de vilains dessous, un avocat de Madrid, Luiz de je ne sais plus quoi. Ça m’avait plu, la petite chose de l’enlèvement, du levage plutôt ; en ce moment j’ai un mal de cœur !… Que faire ?… Oh ! n’approche pas ! Ne m’embrasse pas, je t’en supplie !
— Veux-tu ton bain ? demanda Tesse, ça achèvera de te calmer.
— C’est çà, et Nhine sonna. Ernesta, demandez mon bain, préparez mes frictions, du linge propre, vite, vite,… puis veux-tu, ma Tesse, que nous allions ailleurs ? N’importe où, vers Lisbonne, par exemple, ce n’est pas trop loin, le wagon-lit part à sept heures ce soir, je crois, nous avons le temps.
— Tout ce que tu voudras, fit Altesse qui s’approchait de la cheminée. Mais… dis donc ? — Elle s’empara d’un papier qui traînait. — Dis ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?…
Nhine regarda :
— Ça ?… Quoi ça ?
— Tiens, ça ! — Elle agitait deux billets de cent pesetas.
— Non !… deux billets ?
— Mais oui, deux billets, jetés là !
— Ah ! c’est trop drôle ! C’est lui, et Annhine éclata de rire. Pauvre homme, c’est lui qui a voulu me payer ! Ah ! ça, c’est bon par exemple ! Il m’a payée deux cents francs !… Ris donc, Tesse ! Deux cents francs, ton amie Annhine de Lys, c’est pas flatteur ! J’aurais préféré le payer moi-même !
— Non, c’est très bien, c’est très amusant, dit Tesse, je t’assure, ne t’en formalise pas, au fond, ça ne vaut pas plus ce que tu lui as donné, toi !…
— Ça ne vaut pas ça !…
— Pour lui c’est beaucoup, sans doute.
— Ce que nous appelons l’Amour ne vaut rien ?
— Ou bien cela vaut tout !
— C’est selon le sentiment qui nous fait agir.
— Je déplore sa générosité, dit Annhine, elle vulgarise encore plus mon caprice.
— Nhinette, toi qui as tout ce que tu peux désirer, ce matin tu t’es vendue pour deux cents francs !
— N’en parlons plus… j’ai honte !…
— Il ne faut avoir honte de rien.
— Je vais laver mes souillures, Tesse… à tout à l’heure… emballons !