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Idylle saphique/23

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Librairie de la Plume (p. 286-301).
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XXIII

— Henri ?…

Nhine, confuse, hésitait…

— Henri, tu m’aimes bien, dis ?…

Étonné, son amant la prit dans ses bras et la couvrit de baisers qu’elle se laissa donner. Elle répéta :

— Tu m’aimes bien ?… Tu m’aimes vraiment, dis, Henri ?

— Ma drôle de petite, pourquoi me demandes-tu cela si sérieusement ? Tu n’en es donc pas sûre ?

Pour se donner une contenance, elle jouait avec sa ceinture d’émail, faisant glisser ses doigts effilés et nerveux sur le métal azuré, sa voix tremblait, elle reprit :

— Je veux en être plus sûre encore, j’en ai besoin, car… car… — tout d’un coup elle avoua : — il faudra que tu m’aimes double, maintenant !…

Surpris, il demanda :

— Quoi ?… quoi ?… que veux-tu dire ?

— Oui ! j’ai bien dit : Il faudra que tu m’aimes double… maintenant.

Interloqué, il la regardait sans répondre.

Elle éclata :

— Idiot, va !… Il y a que je suis enceinte !… Là, as-tu compris ?

— Enceinte ?…

Il la lâcha brusquement et devint blême ; il voulut rire :

— Tu blagues, dit-il, enceinte !… pas possible ?

— Mais si, puisque je te le dis !… Tu crois que je me donnerais la peine de blaguer sur une pareille chose ! Je suis enceinte !… Je suis enceinte !… Je suis enceinte !…

Elle s’assit à l’extrémité de la chaise longue en répétant ces mots âprement, durement :

— Je suis enceinte… et c’est de toi !

Il ne trouvait rien à lui répondre, ne sachant encore s’il devait rire ou se fâcher. Mille choses lui venaient en tête, un cortège inévitable et soudain d’ennuis, de scandales ; une charge, cet enfant ! Quelle tuile !… Était-il bien de lui, seulement ? Il n’osait trop approfondir la fidélité d’Annhine !… Et sa famille à lui ?… le monde ?… Ah ! c’était vraiment ridicule une histoire pareille ! Une farce, bien sûr, une plaisanterie, stupide en tous cas.

Nhine l’observait, le fixait avec un dégoût clairvoyant et insurmontable. Elle voulut aller jusqu’au bout, et, poursuivant très vite :

— Oui, je suis enceinte, mon ami, et de plusieurs mois, — elle exagérait, maintenant, — je te l’avais caché au début voulant en être bien sûre, et c’était ça qui me rendait malade, mon médecin me l’a dit, il était d’accord avec moi pour te préparer cette surprise. Je suis enceinte de toi !… de qui veux-tu que ce soit, d’ailleurs ?… Tu es mon amant, mon amant généreux, adoré, et je ne te trompe pas. Ah ! non !… J’aurais été une criminelle de tromper un homme aussi bon que toi, — elle scandait ses mots, — aussi franc, aussi loyal, aus-si sin-cè-re ! La tuile est pour nous deux, que veux-tu ? Moi je dois l’accepter, mais il faut aussi que tu en aies ta part. Allons, prends-en ton parti, en brave !… — elle se fit mielleuse, — Tu seras heureux, dis, bien heureux d’avoir un petit de moi, de ta chérie, de ta Nhinon ? Un petit de notre amour fervent et partagé !… — et comme il restait muet : — Tu ne dis rien ? Tu fais de doux projets, sans doute ? Des rêves pour notre avenir ?… — À ces mots il releva la tête. — Oui, je dis bien pour notre avenir, pour notre bonheur à nous deux qui sommes tiens. Dis, Henri, que feras-tu ?… Que vas-tu faire pour la famille que l’amour t’a choisie et que l’amour t’a donnée ?… — Abasourdi, il ne prononçait pas une parole. — Tu te tais ?… La joie t’accable ? La joie !… mais parle donc, parle-moi, parle !…

Il baissait les yeux, gêné, évitant son regard, balbutiant des mots vagues : — Certainement, il ferait ce qu’il pourrait… il verrait…

— Ah ! non !… Ah ! non !… j’exige quelque chose de suite, quelque chose de certain, sinon pour moi, du moins pour lui. Que feras-tu ?… Il faut, vois-tu, il faut faire ton devoir !

Embarrassé, il lui répondit : — Mais oui !… C’était son intention, bien entendu… mais… cet enfant… elle y tenait tant que ça ?… Il ne voyait pas bien pourquoi… quel bien ça pouvait lui faire ? Il y aurait peut-être moyen de… mon Dieu oui… Il connaissait des femmes qui… c’est-à-dire… il en avait connu, et beaucoup… ainsi, avant elle il avait eu une maîtresse dans le monde… Oh ! ça s’était très bien passé, sans douleurs, très secrètement, personne n’en avait rien su, vers le cinquième mois on était allé à Bruxelles…

Elle rugit :

— Ah ! c’est trop fort !… Alors tous les mêmes !… Tous, des lâches, des misérables, des criminels, Il me propose d’avorter !… d’avorter !… d’avorter !… Du fond de ton égoïsme tu n’as trouvé que ce bon conseil : avorter ! Moi, je ne suis qu’une machine à plaisir, un instrument de joie. La machine n’est plus en ordre, bon !… On l’envoie à Bruxelles, ou ailleurs, se faire réparer, espérant qu’elle reviendra en bon état, toute aussi excitante et jolie qu’avant, sinon… eh bien, il y en a d’autres !…

— Nhine !…

Il voulut l’arrêter, se disculper, protestant faiblement. Dans l’emportement de sa colère elle continuait farouche :

— D’avorter !… Ah ! Ah ! moi qui ne suis pourtant qu’une fille de rien, malgré mes frayeurs et mes dégoûts, j’avais encore un petit sentiment vague, caché là au fond de mes entrailles, une secrète fibre, quelque chose qui m’aurait peut-être donné une raison de vivre en me sauvant, me réhabilitant… et un homme soi-disant d’honneur, que sa situation place au-dessus de tout soupçon et qu’elle devrait au moins mettre à l’abri du crime, — elle le défiait, — oui ! du crime, entendez-vous !… me propose d’avorter !… de tuer !… Assassin, hurlait-elle avec véhémence, misérable !… Va-t’en !… Va-t’en !… Je te chasse ! je te hais !… Ah ! je te haïssais déjà assez d’avoir besoin de toi ! je sentais si bien en moi que ton prétendu amour n’était qu’un désir sale, bas, avilissant. Ta passion me faisait servile, soumise ! Tu m’avais comme un objet de luxe, de dégradante satisfaction, et c’est ainsi, et ce sera toujours de même !… C’est notre punition à nous autres toutes, les faibles et les amoureuses, d’être prises en un besoin de mâle pour être abandonnées impitoyablement ensuite !… Vos femmes ?… Vous en avez pour les asservir à vos habitudes quotidiennes ! Le pot au feu du ménage, l’avenir du nom, le soin de vos enfants, de votre maison, de vos maladies !… — elle ricanait — de vos sales maladies contractées ailleurs, loin d’elles et la plupart du temps au hasard banal des rencontres !… Nous ?… Ah ! nous vos maîtresses ! Quelle ironie ! Vous nous prenez pour la galerie, comme vous choisiriez un objet quelconque, joli, admiré, aux enchères !… Et nous vous donnons notre beauté, notre jeunesse, notre chair !… Ah ! notre chair, nos lèvres, c’est cela le plus pénible encore !… puis, parfois, notre cœur !… Mais moi… — elle le tenait à la gorge, l’étreignant avec force pour lui cracher son dégoût de plus près — moi, ah ! ah ! je me révolte enfin ! — elle se redressait — je te chasse, mais avant je veux te dire — et avec quelle joie ! — que je t’ai toujours bien jugé tel que tu es, toi, dès le premier jour, que je t’ai détesté, oui, que je t’ai trahi !… Cet enfant que tu condamnes, que tu veux livrer à la mort, il n’est pas de toi ! Sans le savoir, tu avais bien raison de le rejeter ! Je t’ai trompé partout, toujours, toutes les fois que j’en ai eu l’occasion, en quête d’une vraie passion purifiante qui m’aurait lavée de tes souillures, en désir des caresses sublimes qui auraient effacé les tiennes ! Je t’ai trompé sans relâche, sans cesse, par haine ! À nous, c’est notre unique moyen de vengeance, cela ! Je t’ai trompé, trompé, trompé !… Menteur !… Cocu !… Assassin !… j’ai ri de toi, je t’ai joué, je t’ai bafoué, car je te devinais monstre !… homme !…

Violente, elle se suspendait à lui qui cherchait à s’enfuir et le retenait afin de lui lancer encore d’autres insultes.

— Ah ! j’aurais voulu te ruiner, te faire le plus de mal possible ! — un délire la prenait. — Ah ! maintenant, je voudrais te tuer, te tuer… te tuer !…

D’une brusque secousse il se dégagea enfin, horrifié et il parvint à gagner la porte.

Elle bondit sur lui, puis tout à coup s’arrêta, son regard agrandi qui lançait des flammes se voila subitement, elle eût un éblouissement qui la cloua au parquet, immobile, chancelante, puis une horrible douleur la fit se courber en deux. Elle cria une plainte soudaine, d’une voix sourde, qu’on ne pouvait entendre.

— Ah ! que je souffre ! — elle s’affaissa dans un fauteuil, renversa sa tête en arrière, prise de vertige et de faiblesse. — Au secours, je m’en vais !… je m’en vais !…

Les éclats de sa voix en fureur, ainsi que le bruit des portes et de la fuite précipitée, avaient attiré Florence et Ernesta qui s’empressèrent vers Nhine gémissante et tordue sous l’atrocité du mal. Un cerne noir s’étendait autour de ses yeux clos, un filet de sang coulait à terre, elle ne bougeait plus, mais elle respirait encore. En alarmes, elles la transportèrent inanimée sur son lit, en la plaçant avec une savante précaution, la tête basse, les jambes hautes, afin d’arrêter l’épanchement. Un médecin du quartier vite appelé accourut aussitôt. C’était bien l’hémorragie. Il lui donna les premiers soins, perchlorure de fer, pansements d’amadou. Quand son docteur vint, Annhine assoupie, faible, horriblement pâle, était sauvée. Altesse se trouvait là, près d’elle. À voix basse ils causèrent longuement et Flossie leur fit part de ses craintes du matin :

— Enceinte ?… Ah ! non, ce n’était pas le cas, hélas ! La grande anémie, le détraquement des nerfs étaient bien l’unique cause de ce retard, fréquent en ces sortes de maladies. L’accident d’aujourd’hui allait encore aggraver son mal… ce serait long, pénible… enfin, tout espoir n’était pas perdu. Il s’interrompit, écoutant ; on appelait au téléphone, on sonnait à la porte, le roulement des voitures faisait un fracas retentissant, il chuchota :

— Et puis, dès qu’elle sera transportable, d’ici douze ou quinze jours, je vous engage à l’emmener ailleurs. Ici, au milieu de tout ce bruit, elle ne pourrait jamais se remettre. Un voyage l’éreinterait aussi, car la période du mal est avancée déjà, des complications sont possibles. Elle a des souffles anémiques très prononcés, des désordres du cœur, un dédoublement des bruits, oh ! rien d’organique, mais tout cela est grave, car ses nerfs sont à bout, en désordre et son tempérament cérébral n’offre aucune résistance. Il lui faudra un traitement particulier : des douches, un régime, je lui conseillerai des piqûres de sérum et peut-être quelques petites choses spéciales, à l’aide de l’électricité. Il faudrait l’interner dans une maison de santé.

Comme elles se récriaient :

— Mais une maison de santé n’est pas ce que vous vous imaginez, c’est le parti le plus sage — sa voix ordonna — et j’ajouterai : c’est le seul ! J’en connais une très bien à Passy, on y est parfaitement soigné et en bon air. Tenez, l’été dernier, j’y ai placé Mademoiselle Marbaud, de la Comédie Française, elle en est sortie transformée. Vous viendrez la voir, vous deux seulement et sa famille, car il lui serait nuisible de recevoir la foule de ses connaissances. Elle emmènera sa femme de chambre, elle sera comme chez elle, on lui fera suivre strictement mes ordonnances. Ce sera le calme, la retraite rêvée, le repos absolu, elle en sortira fraîche, alerte, solide, plus forte que jamais.

Convaincue, Altesse dit :

— Oui, docteur, je vous comprends bien, elle ira. Dès que vous le jugerez bon, je me charge de lui faire entendre la chose.

Flossie remarqua doucement :

— Je trouve cela bien triste.

— Mais non, mais non, c’est nécessaire, il faut qu’elle le fasse. Si vous lui désirez du bien, il faut que vous l’y encouragiez aussi.

— Je le ferai, dit l’enfant… et après ?…

— Après, il faudra l’emmener un peu dans la montagne, aux eaux, la distraire.

Dans la petite âme troublée de l’enfant, un combat se livrait entre sa raison et son amour pour Nhine. Tout à coup, une expression résolue se fixa sur ses traits : bien, on fera tout cela !… Le docteur l’examinait surpris :

— Mais, madame ou mademoiselle, je ne vous ai encore point vue ici. Qui êtes-vous donc ?… Seriez-vous de sa famille ? Sa sœur, peut-être ?

Tesse dit :

— Non, c’est une amie.

— Non, dit vivement l’enfant, plus encore. Annhine est tout pour moi, je l’adore !…

À un coup d’œil d’Altesse, le médecin comprit :

— Ah ! ça aussi lui serait fatal, je dois vous écarter de ma malade.

— Docteur !

— Mais oui, si vous l’aimez, vous devez tout désirer et tout faire pour sa guérison.

— Mais, docteur, je l’aime d’une façon dont vous ne pouvez vous douter.

— Ta ta ta !… son esprit fertile et détraqué travaille, s’engageant dans une voie qui l’entraînerait vers la folie, tout simplement. Non, madame, je ferai mon devoir.

Et, sans vouloir en entendre davantage, il s’éloigna avec Tesse, tandis que Flossie s’effondrait, remuée, en murmurant d’un accent désolé :

— Ah ! ces médecins à barbe, tous des brutes ! Ils ne pensent qu’à la santé du corps et négligent celle de l’âme ! Mais je serai plus forte qu’eux, ma faiblesse aura recours à la ruse, je déjouerai leurs complots contre nous. J’arriverai à elle, à mon but.

Tesse rentrait. Elles se contemplaient, muettes, comme après un désastre.

— Vous restez, miss ?

— Non !… je pars… adieu, madame… vous me permettrez bien de venir prendre de ses nouvelles ?…

Sa voix s’altérait, ses lèvres tremblaient, elle allait fondre en larmes. Altesse en eût pitié, elle l’amena à elle et lui dit simplement :

— Pauvre petite !

Un sanglot lui répondit et l’enfant pleura longtemps, blottie dans l’épaule d’Altesse, charitable et émue, qui l’exhortait, la conseillait et oubliait en cet instant sa vague rancune envers celle qu’elle accusait au fond d’avoir une influence néfaste sur sa chère malade. Elles se séparèrent amies, mues du même désir de vaincre la faiblesse d’Annhine et le mal fatal qui menaçait de la leur ravir.

Comme Henri ne paraissait pas, Tesse s’enquit du motif qui pouvait excuser son absence. Vite elle comprit tout. Au seul nom de son amant, Nhine s’agita, la fièvre s’empara d’elle, elle murmura des mots haineux, incohérents, violents, qui révélèrent en s’échappant le douloureux écœurement de son âme. On ne lui parla plus jamais d’Henri. Elle accepta facilement l’idée de sa réclusion et finit même par la désirer ; les malades ont de ces intuitions. Elle prenait un dégoût de son chez elle, de tout ce qui l’entourait, voulant un changement complet, radical, aspirant à un oubli profond, comme en un espoir de renaître toute entière. Elle s’informa de Flossie, alors on lui dit que cette dernière avait dû partir, retourner en son pays ; on inventa des prétextes, sa famille qui s’était douté de quelque chose et qui avait voulu l’éloigner de Paris. Annhine tomba dans une prostration dont rien ne pouvait plus la faire sortir. Après l’angoisse des premiers moments, elle s’était soumise à tout, résignée, en attente d’un mieux bienfaisant ou d’une délivrance. Elle restait couchée, sans prononcer une parole, pendant de longues journées, sans faire un geste, sans même tourner la tête, fixant continuellement le même coin d’ombre. Soudain elle criait : J’étouffe !… et angoissée, hors d’elle, elle se soulevait sur ses oreillers, le regard perdu elle suppliait :

— Je meurs… je meurs !… Ah ! ne me laissez pas mourir !… Tesse !… Ernesta ! Ranimez-moi !… Ranimez-moi !…

Puis elle retombait lourde, sans vie, en une longue syncope. Elle subissait environ trois morts par jour, c’était atroce. Ah ! elle voulait la fin !… ou bien elle aurait tout supporté pour guérir. Lorsqu’elle revenait à elle, elle prenait docilement, désespérément les remèdes ; des larmes lui coulaient des yeux. Un jour que le docteur s’approchait, elle lui demanda d’une voix plaintive :

— Dites-moi, docteur, qu’est-ce qu’on sent quand on va mourir ?

Il lui répondit, avec une aisance affectée :

— Oh ! mon enfant, vous n’en êtes pas là, vous n’en avez aucun symptôme.

Et comme elle insistait avec l’entêtement des malades, il hasarda :

— Eh bien, on perd la vue qui s’affaiblit de plus en plus, on voit de grands vides noirs et assombrissants qui couvrent le regard… vous n’avez pas ça ?…

— Non.

— Alors, soyez tranquille.

Elle fit semblant de s’endormir et le lendemain, elle l’accueillit ainsi :

— Vous savez, docteur, ces taches noires devant les yeux dont vous m’avez parlé hier, je les avais !… Je les ai depuis trois jours !… Vous n’auriez pas dû me le dire, c’est faux, d’abord, car je ne suis pas morte et je me sens bien mieux.

Comme on lui demanda s’il n’y avait pas quelqu’un qu’elle désirerait voir,

— Je veux crever toute seule, tranquillement… laissez-moi !

Quelquefois, elle appelait Altesse et lui serrait la main sans dire un mot, puis elle enfouissait son visage dans ses oreillers et ne bougeait plus. Fréquemment la nuit, elle avait des réveils subits, épouvantables, elle se démenait avec force, se défendant contre d’invisibles ennemis, un géant formidable dont le pied l’écrasait… là !… là !… — elle désignait sa poitrine et respirait avec effort. Ou encore c’était de l’eau qui l’engloutissait, froide, asphyxiante. Elle se convulsait toute en appelant des noms inconnus, étrangers, ceux des amants, des amis de jadis, et des frissons de fièvre la faisaient grelotter, puis des serpents dont l’enroulement la frappait de terreur, l’étranglement d’une corde autour de son cœur… du feu qui la brûlait, la consumait… d’étranges apparitions, effarantes et atroces. Elle était en nage, le sang lui montait aux tempes qui battaient à se rompre, puis elle s’appâlissait, un froid intense la saisissait, elle claquait des dents. On la soutenait comme on pouvait, avec des piqûres sous-cutanées, des ballons d’oxygène, une cuillerée de gelée, un peu de lait, des potions. Dans la première semaine de mai, un mieux se fit sentir. Elle semblait plus forte, plus calme. Elle avait faim, soif, envie de parler, de savoir. Alors le docteur en profita pour l’emmener rue de la Pompe, dans la maison de santé. On commencerait l’hydrothérapie tout doucement, avec beaucoup de précaution, en suivant le cours du progrès qui paraissait venir. Lorsqu’on la conduisit à sa voiture, elle défaillit, sa tête abattue sur l’épaule d’Altesse qui fût frappée du changement survenu en si peu de temps. À la lumière crue du dehors, son visage émacié, tiré, semblait une figurine d’ivoire jauni ; la finesse de ses traits amaigris ressortait encore plus, étrangement idéalisée. Elle revint à elle et ferma les yeux, éblouie par le grand jour, puis soutint sa tête de ses mains :

— Il me semble qu’elle s’en va, vois-tu, susurra-t-elle.

Dans l’établissement, les infirmières crurent que c’était une morte qu’on leur apportait. Elle s’habitua vite, se trouvant bien dans ce calme. Altesse venait chaque jour et pour toute la journée. Nhine restait silencieuse et rêvait : mille projets insensés se formaient en son esprit atteint, de voyages lointains, de changements. Bientôt elle se sentit plus forte, la chaleur de l’été qui venait régénérer la terre la pénétrait d’un bien infini, d’une langueur de convalescente. Elle pouvait se lever et se traînait seule jusqu’à sa chaise longue. Un matin, elle entendit une musique dans la cour et fit l’effort d’aller à la fenêtre et de l’ouvrir, puis se pencha, curieuse et enjouée. C’était un vieillard tout drôle qui tenait un singe au bout d’une corde ; une grande barbe blanche le faisait ressembler à un personnage des anciens contes, il avait des lunettes bleues posées sur le bout de son nez et un regard riant ; à ses côtés, une femme déguenillée, très sale, portait une sébile remplie de gros sous et vendait des chansons, puis un enfant chantait une complainte avec une petite voix très fraîche qui vibrait. Annhine dût s’appuyer au mur à plusieurs reprises pour atteindre des sous qu’elle voulait leur jeter. Elle essaya de les envelopper et y renonça. Elle retombait courbée sur l’appui de la fenêtre et les lança mollement, prise de faiblesse. La femme la remercia d’un sourire, puis la fixa, en murmurant quelque chose.

Annhine regarda lentement tout autour. La mendiante continuait à parler… à qui donc ?… mais oui… c’était bien à elle !… quelle chose bizarre !… Que lui voulait-elle ?

D’un geste de sa main pâle elle se désigna :

— À moi ?…

— Oui !

— Ah !…

Un vertige la saisit, c’était elle, Flossie, ainsi méconnaissable sous cet accoutrement. Une chaleur la prit, elle trouva cependant la force de sourire.

— Demande, disait l’autre en se servant de ses mains comme porte-voix, demande une robe de chez Callot, exige pour quatre heures une vendeuse ici !

Un signe affirmatif et Nhine se retira, brisée, dans le fond de sa chambre.

Ainsi, c’était Flossie !… étrange enfant !… Ah ! elle lui ferait du bien, celle-là !… On lui avait menti, pourquoi ?… C’était très mal ! Quelle force en l’autre lui faisait vaincre ainsi tous les obstacles, déjouer toutes les ruses !… Une vie nouvelle… bien loin… elle les quitterait tous, tous les menteurs, les méchants ! Flossie l’enlèverait, elle trouverait bien le moyen de la prendre, puis de la guérir ! La mer… l’embarquement, le voyage… des pays inconnus… meilleurs !…

Elle joua son rôle, très naturellement. Elle voulait absolument une jolie robe bleue, un bleu de ciel, très clair, en taffetas brodé de blanc… C’était pour sa première sortie, car elle pourrait sortir bientôt, n’est-ce pas ?… Non, non, pas plus tard, elle voulait la commander de suite, ce matin même, ou alors tantôt à quatre heures, elle la voulait toute prête pour le jour où on lui permettrait de faire une promenade. Enfin elle trépigna, pleura, ordonna et fût obéie.