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Idylle saphique/26

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Librairie de la Plume (p. 322-330).
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XXVI

Vers la neuvième heure de ce même matin, Flossie rêvait dans l’obscurité de sa chambre close, tiède encore de la douce chaleur de la nuit. Elle rêvait à l’avenir qui allait très vraisemblablement se dessiner au courant des heures de la journée qui commençait. Quelques rais de soleil pénétraient à travers les fentes des volets et un bruit de va-et-vient se faisait déjà entendre à l’intérieur de l’hôtel. Paresseuse, elle ne bougeait pas, mais les yeux ouverts, fixés, dans le vague elle rêvait, lorsqu’elle crût entendre le léger bruit d’un heurt contre sa porte, elle sursauta et demanda : — Qu’est-ce ? — c’est un télégramme pour Miss, lui fut-il répondu. — attendez ! — elle se précipita. On lui passa la dépêche par l’entrebâillement de la porte, alors qu’elle allongeait le bras pour la saisir, impatiente, et dissimulant avec soin le reste de sa personne, presque nue, couverte à mi-corps seulement d’un petit tricot de soie mauve, très mince, qui la dessinait, bien en chair, exquisément onduleuse et cambrée. Une rougeur lui monta au visage, son cœur battit plus fort. Tranquillement elle se recoucha, c’était plus confortable. Elle déchira le papier bleu. C’était de Will… ah !… et c’était ceci :

Miss Florence Temple-Bradfford, hôtel de Bade,
Paris — de San-Francisco.

Merci de m’appeler pour toujours près de toi. Je pars dans trois jours par le Columbia, avec bonheur. Je suis, celui qui t’aime et te comprend.

Willy Barrett.

— C’est bien, pensait-elle, tout à fait bien ! Hourrah !

Et, d’un mouvement soudain, elle rejeta au loin les draps et les couvertures, voulant se hâter, se lever et courir auprès d’Annhine avec l’annonce de la bonne nouvelle si attendue. Sans se soucier de la légèreté de son costume, — n’avait-elle pas l’embroussaillement de sa chevelure en désordre pour cacher au moins sa rougeur ? — elle ouvrit la fenêtre et poussa les volets. Il faisait un temps superbe. Le soleil resplendissant l’éblouit un instant. Elle rentra, se frotta les yeux avec des gestes câlinement enfantins, relut le télégramme et commença un pas, quelque chose entre la gigue et le cancan. Elle bousculait tout, sa table de toilette dont les cristaux tintèrent joyeusement, ses paperasses éparpillées au hasard et sur tous les meubles, puis tout à coup elle s’arrêta une jambe levée, le nez en l’air : comment parvenir jusqu’à Nhine ?… voilà le hic !… vite elle se ravisa : bah ! je trouverai bien !… Elle poussait le fatalisme jusqu’à la négligence de toute gênante préoccupation : habillons-nous et sortons, quelque chose d’heureux viendra bien me mettre sur le chemin !… S’habiller ne fut pas chose aisée, ni prompte, mais enfin, grâce à l’aide de la femme de chambre, qu’elle sonna énergiquement, voulant éviter les retards, elle en vint tout de même à bout. Déjeuner ?… elle y songeait bien vraiment ! plus tard cela, plus tard. C’était un détail facilement négligeable, cela ! la joie soutient. En s’en allant… — où ?… dehors, elle ne savait au juste, mais bien qu’invisible son étoile la guiderait — en s’en allant elle ne pût s’empêcher de sourire à l’aspect d’inextricable fouillis de sa chambre.

C’était un véritable capharnaüm : des piles de livres s’étageaient à terre, par-ci, par-là, d’autres traînaient ouverts, des papiers encombraient tout. Pêle-mêle, des photographies sollicitaient la faveur d’un regard : la nudité délicieusement jeune de Mebbaï dans plusieurs poses s’étalait sur une table ; vers quelque invisible amant Naléry étendait ses bras hors d’une draperie grecque ; Sarah, la divine, hautaine et fébrile, dans un enroulement de brocarts et d’orfèvreries, commandait d’un geste cruel la mort de quelque héros de drame ; Mary Anderson, les grands yeux perdus dans l’espace, les mains à ses genoux, semblait paisiblement confiante en sa beauté. La gravure d’un portrait de Maud Gonne était fichée dans une glace, et d’autres, d’autres encore : Myrrhille de Neiges, en page florentin de sveltesse fine, tenait dans un gracieux enlacement une affreuse fille de ballet ; Hading, intense, les yeux pénétrants, la tête appuyée, paraissait vouloir hypnotiser ou pétrir l’entière humanité, regard superbe de tigresse qui médite. Puis des amies, rigides en leurs toilettes de bal, invariablement vêtues de blanc satin ; Otero, dans un fouillis de tulle, montrait les plus jolis diamants du monde ; Cavalieri, en une pose courbée, profilait son buste dévêtu ; Germaine Gallois se cambrait, souriant au public entassé, sûre de l’effet de son impeccabilité et de ses charmes épanouis. Cet amas de photos avait un but, tout simplement celui de permettre à Miss Flossie la possession ouverte de l’image de sa Bien-Aimée qui s’apercevait partout. Il y avait des Nhinon de tous genres, des Nhinon de tous styles, d’innombrables Nhinon, et c’était la joie de l’étrange fille d’être ainsi entourée d’un choix de ces jolies reproductions qui illustraient si bien ses rêveries. Elle aimait à les regarder longuement, n’accordant d’attention qu’à elles, ayant entassé les autres, avec un choix cependant des plus jolies, à cause de sa famille qui ne voyait là-dedans qu’une innocente et compréhensible manie de collectionneuse.

Avant de se risquer dans la rue, Florence voulut téléphoner à Passy pour avoir des nouvelles de la nuit. Alors elle apprit qu’Annhine se trouvait mieux, qu’elle était debout, plus forte, qu’on espérait, enfin ! Elle sortit radieuse : ce sont d’heureux présages. D’heureux présages !… toute sa joie chantait en elle. Mais comment l’approcher et lui remettre ceci ?… elle chiffonnait entre ses mains le petit papier bleu roulé qui contenait tous leurs espoirs réalisés !… Un frôlement la fit se retourner, c’était une religieuse qui passait, sans doute absorbée par de saintes méditations et qui ne l’avait pas vue venir. Une inspiration !… comment n’y avait-elle pas songé plus tôt, à s’habiller en religieuse !… Elle s’enquit du premier venu où trouver de tels vêtements, des déguisements, comme si c’était pour un bal. On lui indiqua un magasin qui se trouvait au boulevard Sébastopol. C’était bien loin, mais que lui importait de franchir une distance quelconque, si le succès devait couronner ses efforts. Une fois rendue, ce ne fût pas facile, elle dut attendre, puis revenir après le déjeuner. Vers trois heures seulement, tout fut conclu, arrangé, bâclé ; alors elle redescendit de chez le couturier emportant un petit paquet de ses habits, héla un fiacre et se fit conduire rue de la Pompe. Qu’avait donc cette voiture qui n’avançait pas ?… quelle longueur ! elle en perdait la tête ! En approchant, elle craignit quelque chose d’imprévu, un obstacle. Une lourdeur lui écrasa le cœur, sinistre, douloureuse. Elle se raisonna : non, non, tout irait bien, voyons, il fallait se présenter crânement, hardiment, dire qu’on avait reçu des ordres supérieurs… de qui ?… ah ! oui, de qui ?… Bah ! elle trouverait : de Tesse, du docteur, elle dirait le premier nom venu avec aplomb, une communication importante pour Charlotte, la petite infirmière, c’est ça… ouf, elle respira, soulagée. Elle se recommanda, — j’allais faire erreur et dire à tous les saints du Paradis, — non, ce fût à Sapho qu’elle adressa une mentale supplication et d’un pas ferme, quoique modeste et approprié à sa nouvelle incarnation, elle traversa la grande cour. Ô joie !… la porte était ouverte !… ouverte aussi celle de l’antichambre qui donnait sur l’escalier !… libre, le passage !… Plus loin, pas de défense, un air d’agitation à l’étage d’Annhine, des allants et venants empressés… c’étaient des chuchotements, un trouble… quoi donc, qu’était-il… arrivé ?… des portes s’entrechoquaient… tout était en désarroi. Tant mieux !… elle se pressait… une crainte lui vint : serait-elle partie ?… Là, c’était là… tout au fond… Sur le seuil, une odeur de cire comme dans les églises, un silence… là… seulement… pourquoi ? Ah !… pourquoi tout cela ?…

Elle recula, épouvantée : les volets hermétiquement fermés, la flamme des cierges qui brazillaient dans leurs funèbres lumières, des silhouettes vagues, agenouillées. Elle ouvrit les yeux sans rien voir, tellement elle se sentait atteinte… dans quoi ?… par quoi ?… alors… cet allongement de formes sur le grand lit, c’était… ! ses jambes fléchirent… elle dût s’avancer, car quelqu’un la poussait, en curiosité d’approcher.

Elle se prosterna machinalement aux pieds de la morte… oui… oui… Nhinon était morte… c’était ça !… Ah ! il fallait bien qu’elle fût morte pour qu’on ait ainsi saintement croisé ses bras et fermé ses yeux dont les paupières lourdes ne filtraient plus aucune lueur. Une indignation s’empara d’elle, elle ne put ni pleurer ni prier… elle ne voulait pas… elle ne voulait pas… quelque chose se tordit en elle, elle se releva, très vite, désirant fuir… elle ne distinguait plus rien ni personne ; seule, la vision de Nhine, vertigineuse, lointaine, la vision de Nhine reposant dans des fleurs, sa petite tête pâle posée sur les coussins, inerte, exsangue, jolie comme si elle dormait en un soulagement de souffrance qui apaisait ses traits calmes, apurés… la religieuse piété de ses mains jointes…

Figée par la sensation aiguë de sa douleur, elle croyait marcher dans le vide et se heurta contre Altesse qui ne la reconnut pas, Altesse, les yeux rouges, qui se mouchait très fort et pleurait à chaudes larmes, parmi tous les gens qui emplissaient la chambre.

Ah ! maintenant, elle distinguait tout. Du pas raidi des automates elle cherchait une issue, ne trouvant pas la porte, car on venait sans cesse. On apportait des fleurs… beaucoup de fleurs ; on donnait des ordres à des domestiques, on percevait des sonneries de téléphone.

Brusquement elle se trouva dehors, sous le jour cru… elle entendit un journaliste qui demandait des détails et les transcrivait sur son bloc-notes. Horrible !… Une expression dure, mauvaise, la crispa… son fiacre ?… ah ! oui, le voilà ! le même, sale, crotté, le vieux cheval harassé, le cocher… et elle, en religieuse !… quelle ironie cruelle !… Vite elle ferma la portière en criant :

— Allez bien loin ! où vous voudrez !… — et comme il s’entêtait à l’interroger, — allez où vous m’avez prise !

Les mêmes rues… les mêmes choses… et Nhine enfuie !… Finie la vie !… finie la joie !… finie l’Idylle !… finis tous leurs jolis espoirs !…

Elle déchira la dépêche de Will en mille morceaux qui s’éparpillèrent au dehors, rendus au néant ainsi que leurs désirs… Pas un sanglot, pas une plainte ! rien !…

Elle se sentait devenir féroce, se pencha et dit très haut afin que le cocher l’entendit bien : Allez à la grande poste !

Une fois rue du Louvre, le brave automédon eut un étonnement de stupéfaction sans pareil, quand au lieu de la jeune et timide Sœur des pauvres qu’il véhiculait depuis des heures à travers Paris, il vit sortir de sa voiture une petite Miss, très rouge, les cheveux au vent, sous le canotier crânement posé.

Il ne put contenir une exclamation de surprise.

Inattentive à son ahurissement, Flossie le paya et lui remit un paquet qu’il devait reporter au boulevard Sébastopol.

Il s’en fût, sans s’inquiéter davantage en remerciant Flossie.

Son assurance lui étant revenue, celle-ci pénétra bravement dans le Hall :

La chose était sans remède, irréparable, coupant cruellement court à tout !

Elle réfléchit un instant, puis d’une main ferme elle traça ces mots :

« Monsieur Willy Barret,
San-Francisco-Club, San-Francisco.

Désormais tout est inutile. Ne venez pas. Annhine est morte.

Flossie. »
 

(La fin de toute chose est bonne)

Dinard, Septembre 1899. — Londres, Avril 1900.
FIN.