Idylles Héroïques (Laprade)/Frantz/La Fenaison

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 180-185).



I

LA FENAISON



Vois, par-dessus la haie où chantent les fauvettes,
Dans le foin verdoyant aux teintes violettes,
Cachés Jusqu’aux genoux et montant de là-bas,
Les faucheurs, alignés, marchant du même pas.
En cercle, à côté d’eux, frappent les faux tournantes ;
Le fer siffle en rasant les tiges frissonnantes.
Et, dans le vert sillon tracé par les râteaux,
L’herbe épaisse à leurs pieds se couche en tas égaux.

À l’ombre, au bout du pré, chacun souffle à sa guise ;
Le travailleur s’assied, et sa lame s’aiguise,
Et l’on entend, parmi les gais refrains, dans l’air,
Tinter sous le marteau l’acier sonore et clair.
Plus loin, dans le soleil, qui le sèche à merveille,
Monte en cône arrondi le foin coupé la veille ;
Là, vous écoutez rire, autour des peupliers,
Les filles de la ferme en rouges tabliers,
Et la meule y reçoit de la fourche de frêne
Les gerbes de sainfoin que le râteau lui traîne.

Un char, dont l’essieu crie en montant le coteau,
Balance au pas des bœufs, son odorant fardeau,

Aux arbres du chemin, chaque fois qu’il se penche,
Laissant fleurs et gazons pendus à chaque branche
Un autre, vide encor, s’arrête ; et les enfants
Assiégeant le timon y grimpent triomphants.
Appuyé sur le joug du taureau qui rumine,
Un robuste bouvier, jeune et de fière mine,
Dont la brune faneuse accuse le repos,
Sourit nonchalamment à ses joyeux propos.
Bientôt, parmi les cris, la joie universelle,
Le gerbier tout entier sur le char s’amoncelle ;
Tant la gaîté rustique aux lèvres de corail
Sait abréger la peine et doubler le travail.

Toi, qui fuis ces labeurs que la sagesse envie,
Pourquoi, sans t’arrêter, passer devant la vie,
Voyageur poursuivi par ton rêve importun,
Et refuser ta part dans le bonheur commun ?


BERTHE.

Nouez les ronces aux charmilles

Et l’aubépine à l’églantier ;
Tendez vos rets, ô jeunes filles,
Entre les buissons du sentier.
À ce bel étranger morose
Qui voit les fleurs sans les cueillir,
Fermez, d’une chaîne de rose,

Le chemin qu’il prend pour nous fuir.


FRANTZ.

Au rossignol chanteur préparez une cage,
Tressez pour l’enfermer le jonc et le glaïeul ;

Mais au loup, s’il se montre, ouvrez vite un passage
Je suis méchant, et je veux rester seul !


BERTHE.

Ton cœur vaut mieux que tes paroles !

Tes regards sont tristes, mais doux ;
Il faut qu’ici tu te consoles,
Loin des bois où vivent les loups.

Si la faux t’effraye et te pèse,
Prends du moins ce râteau léger ;
Avec nous tu peux, à ton aise,
Faner l’herbe de ce verger.

Le goûter, au fond des corbeilles,
Va nous offrir, dans un moment,
Blanche crème et fraises vermeilles,

Et pain bis mêlé de froment.



FRANTZ.

Là-haut dans les pays où je veux aller vivre,
Il est des fleurs sans nom, il est des fruits divins ;
Et, du tronc de chaque arbre, un miel qui vous enivre
Jaillit à flots plus purs que tous les vins.


BERTHE.

Nos prés ont des fleurs aussi douces ;
Essaye un jour de leur odeur.

Pose un peu sur ton front boudeur

Ces couronnes que tu repousses.

À côté de nous reste assis
Sur ces pelouses favorites ;
Laisse à nos fraîches marguerites

Effacer tes pâles soucis.



LES JEUNES FILLES.

Vois, là-bas, sur cette gerbe,

Nu dans l’herbe,
Ce lutin blond et vermeil ;
L’enfant, déjà si folâtre
Près de l’âtre,
Qu’il est gai sous le soleil !

Vois briller sa grosse joue ;
Comme il joue !
De foin le voilà couvert.
On dirait un pavot rouge
Quand il bouge,
Un pavot dans le blé vert.

Son jeune chien, fou de joie,
Court, aboie.
Lèche ses mains, son cou blanc ;
Dans l’herbe qu’ils éparpillent
Ils sautillent
Et roulent liane contre flanc.

Le marmot est tout en nage ;

Son visage
Au grand air s’est empourpré ;

Qu’il est heureux sans mélange,
Le bel ange,

Quand on fauche dans le pré !



BERTHE.

Pourquoi t’enfuir, à perdre haleine.

Vers ces sommets, à l’horizon,
Quand on est si gai dans la plaine,
Quand le feu flambe à la maison !

Voici la nuit, le ciel se couvre,
Le dernier char vient de partir ;
Vois, là-bas, la grange qui s’ouvre
L’éclair brille pour t’avertir.

Viens donc, un râteau sur l’épaule,
Comme nous, joyeux et chantant,
Respirer, sous l’ombre du saule,

L’odeur des foins que j’aime tant.


Les chars et les faucheurs sont rentrés à la ferme :
Sur le pré ras tondu le buisson se referme ;
Mais du gazon plus vert renaît le bouton d’or,
Et l’immense bercail va se peupler encor.

Les vaches, les taureaux, détachés de la crèche,
Las de l’obscure étable et de la paille sèche,
Mugissent de plaisir, et, pressant leurs pas lourds,
Frottent leurs bruns naseaux sur le sol de velours.
Sautant de leur cavale à l’inculte crinière

Qu’enivrent l’air plus tiède et l’odeur printanière,
Les pâtres étourdis, voleurs de nids d’oiseaux,
Tressent à leurs captifs des prisons de roseaux.
Le chien jappe aux jarrets de la génisse blonde,
Le groupe des chevreaux s’éparpille à la ronde ;
Et là-bas, au soleil, s’étend, calme et serein,
Et dort le taureau noir luisant comme l’airain.