Idylles Héroïques (Laprade)/Frantz/Les Semailles

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 200-206).




IV

LES SEMAILLES





Les vapeurs de novembre et le soir qui commence
Répandent leur fraîcheur dans notre plaine immense.
Un reste de clarté, sur un nuage ardent,
Découpe le profil des grands monts d’occident.
À l’abri des sommets baignés de vapeur rose,
Le soleil, déjà las, s’incline et se repose.
Mais l’homme, infatigable à l’œuvre du labour,
Profite jusqu’au bout de sa force et du jour ;
Il pousse, avec lenteur, ses bœufs dont le poil fume.
Dans l’air qui s’épaissit tout blanchi par la brume,
On entend des bouviers traîner le long refrain.
Ah ! qu’il est beau de voir sur le même terrain,
Foulant du même pas les herbes disparues,
Six paires de grands bœufs traînant leurs six charrues !
Comme des chars de guerre, ils marchent alignés,
S’efforçant sous le joug, ardents et résignés ;
Si doux qu’on les excite avec une caresse.
Inutile au bouvier, l’aiguillon se redresse.

Mille oiseaux à l’entour, dans les sillons ouverts,
Attardés par l’appât, vont becquetant les vers.
Linot, bergeronnette et mésange hardie
Sous les pieds des taureaux courent à l’étourdie,
Voltigent sur leurs fronts, effleurent leur poitrail.
La paix règne entre tous, dans ce champ du travail.
Aux vents frais de la nuit, le bois prochain frissonne
Et jette au sillon noir l’or des feuilles d’automne.
La sorbe aux grains ambrés tremble au bout du buisson,
Le seul bruit qui domine est la vieille chanson,
La voix du laboureur, lancée à toute haleine,
Qui plane et qui s’étend jusqu’au bout de la plaine.


LE BOUVIER.

Il est noble, il s’assied près des anciens du bourg,
Le bouvier qui commande aux taureaux de labour
Domptés par sa main vigoureuse ;
De l’antique charrue il tient le gouvernail,
Et le grain sortira, fruit de son dur travail,
Du sillon large et droit qu’il creuse.

Il est vaillant jouteur du poing et du bâton ;
C’est lui qui dans la lice, aux fêtes du canton,
Lance au but les folles cavales ;
Du village ennemi son bras est redouté ;
Près de lui, beau danseur rayonnant de gaîté,
Toutes les filles sont rivales.

S’il part conscrit, bien vite il est fait grenadier.
Honneur aux hommes forts ! au solide bouvier :
Sa place est partout la première.

À table avec son maître, assis au même banc,
Il a sa bonne part du cidre et du pain blanc,
Servis des mains de la fermière.


CHANT DE LABOUR.

Plus loin ! creusez encore un plus vaste sillon,
Mes fiers taureaux, avant de rentrer à l’étable ;
Ma voix excite encor d’un paisible aiguillon
Votre lenteur infatigable.

Le travail presse, amis ! il faut qu’il dure encor
Il faut de l’héritage avoir atteint les bornes,
Avant que ce sommet cache le globe d’or
Qui luit en face entre vos cornes.

Retournons bien ce sol du levant au couchant,
Qu’il offre un lit fécond au grain que l’on y sème !
Je veux, pour de longs jours, fertiliser mon champ,
Avant de m’y coucher moi-même.


LES OISEAUX DE PASSAGE.

Plus loin toujours, ô laboureurs,
Poussez le soc de vos charrues ;
Plus loin, oiseaux avant-coureurs.
Lancez vos ailes dans les nues !
Voici l’hiver et ses horreurs ;
Passez, corbeaux, cygnes et grues.

Dans nos bois, où rôdent les loups,
Un vent noir déjà siffle et gronde.

Cherchez un asile plus doux,
Un ciel où la lumière abonde.
Volez, oiseaux, précédez-nous ;
Allez trouver un meilleur monde !

S’il est des pays sans hivers,
Des flots que nul vent ne déchire ;
S’il est des jardins toujours verts,
Où les yeux ne font que sourire.
Où les cœurs sont toujours ouverts…
Oiseaux, revenez me le dire !

Pour vous suivre et sous ce ciel d’or
Guérir le mal dont je succombe.
Mon âme a déjà pris l’essor ;
J’ai les ailes de la colombe.
J’arriverai ! dussé-je encor
Franchir l’épaisseur de la tombe !

Mais là-bas, arrêtés au milieu du sillon,
Les bouviers, à genoux, plantent leur aiguillon.
Tandis qu’au-dessus d’eux les corbeaux et les cygnes
Dans les sentiers du ciel passent en longues lignes,
Sur la feuille jaunie un cortège nombreux
Serpente, au bord du bois, le long du chemin creux :
C’est la famille en deuil et d’amis entourée
Qui porte au champ des morts l’aïeule vénérée.

Les voilà disparus dans le funèbre enclos,
Et déjà l’on entend, au milieu des sanglots,
— Le prêtre ayant fini son oraison dernière, —
La terre, — ô bruit affreux ! — retombant sur la bière.

Or, seuls dans leur sentier, revenant à l’écart,
Les époux l’un de l’autre ont cherché le regard.


FRANTZ.

Ah ! je voudrais verser mon âme tout entière
Au sillon que voilà ;
Et dormir à jamais sous cette morne pierre,
Si tu n’étais pas là.

Si ma vie en son deuil n’était pas enchaînée
Aux bras de nos enfants…
Mais mon cœur sera fort contre la destinée ;
C’est toi qui le défends.

J’ai vu crouler sous moi le sol de ma colline ;
Mais l’arbre y vit toujours,
Ô mère de mes fils ! car j’ai pris ma racine
Dans nos saintes amours.

Reçois donc à cette heure, avec ma plainte amère
D’un bonheur envolé,
Tout mon cœur dans un mot : Dieu m’a repris ma mère,
Et tu m’as consolé !


BERTHE.

Et moi dans un mot je rassemble
Les plus saints noms et les plus doux ;
J’ai mon père et ma mère ensemble
Et mon frère en toi, mon époux !

Pourvu que ton cœur m’y réponde,
Notre champ est mon univers ;
J’ai mon paradis en ce monde
Tant que tes bras m’y sont ouverts ;

Tant que Dieu garde et que prospère
De nos fils le riant essaim ;
Tant que je puis, devant leur père,
Les presser tous contre mon sein.

Par eux, dans le deuil où nous sommes,
Laisse ton cœur se ranimer ;
Vis pour en faire un jour des hommes ;
Moi je leur enseigne à t’aimer.


FRANTZ.

À genoux, mes enfants, priez, pleurez près d’elle,
Que nos morts soient joyeux !
Sa voix fait tressaillir la terre maternelle
Pleine de vos aïeux.

Donnez-leur, ô mes fils, à tous ces morts augustes,
Vos premières douleurs.
Vous devez un sang pur aux vertus de ces justes ;
Qu’ils aient au moins vos pleurs !

Leur austère travail a fondé ce domaine,
Ce champ qui vous nourrit ;
Leur sagesse a glané dans la sagesse humaine
Le pain de votre esprit.

Par eux ont survécu ces chênes dont l’ombrage
Orne encor ce beau lieu ;
Par eux l’antique foi, pour suprême héritage,
Vous transmit le vrai Dieu.
Demandons nos vertus au tombeau de l’ancêtre !
Offrons-lui nos remords !
Dieu sème au fond des cœurs le bien qui doit y naître,
Dans la saison des morts.


LE SEMEUR.

La terre est assez labourée,
Des entrailles du champ ôtez le soc d’airain.
Notre âme est assez déchirée,
Des cœurs qu’il brise encore ôtez le noir chagrin.
Et vous, divin semeur, parcourez la contrée ;
La terre est assez labourée ;
Versez, versez à flots les germes du bon grain.

Prêtez au sillon la semence,
Donnez aux morts chéris leur gîte hospitalier.
La vie est là qui recommence ;
Ce champ pour une graine en rapporte un millier.
L’hiver, tout va dormir sous un linceul immense ;
Prêtez au sillon la semence,
Le printemps du Seigneur viendra tout réveiller.