Idylles de Théocrite et Odes anacréontiques (préface de Leconte de Lisle)

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Poulet-Malassis & De Broise (p. i-vii).






Le mode de traduction accrédité depuis le XVIIe siècle est particulièrement sympathique au goût français. La délicatesse extrême de notre langue, qui ne souffre que les termes nobles, et sa rigidité grammaticale, qui ne saurait se ployer aux tournures singulières des idiomes étrangers, trouvent une entière satisfaction dans les travaux curieux que plusieurs écrivains distingués ont exécutés sur des poëmes grecs, latins, anglais et italiens. Tous ont négligé la lettre pour s’attacher uniquement, disent-ils, à l’esprit de l’œuvre originale. Un succès incontesté a couronné leurs efforts, et ils ont enrichi la littérature nationale d’autant de conquêtes de leur génie, s’il est permis d’emprunter à M. de La Harpe l’heureuse expression qu’il emploie pour caractériser les traductions excellentes.

La haute raison qui distingue, de son propre aveu, la nation française des peuplades qui habitent le reste du globe, son goût épuré, son imagination brillante, mais toujours contenue dans les bornes du sens commun, cette passion si vive, mais sage, qu’elle éprouve pour la poésie et pour l’art, toutes ces qualités précieuses qu’elle applique aux progrès de l’industrie ne lui eûssent point permis, en effet, d’apprécier les rares beautés éparses dans les littératures étrangères, mortes ou vivantes, si de grands traducteurs ne se fussent dévoués à les rendre dignes de son attention. À vrai dire, les esprits cultivés ne reconnaissent quelque mérite à Homère, à Virgile, à Dante, à Milton, au Tasse, que depuis les profondes corrections auxquelles ont été soumis ces poètes si éloignés de la perfection dont nous nous sommes fait une habitude constante. Ce sont aujourd’hui autant d’honorables écrivains français, débarrassés de tout caractère propre, et les hommes de goût peuvent lire leurs ouvrages sans crainte. Les noms aux désinences ridicules ont disparu ; les termes barbares, que nous ne rencontrons point chez nos bons auteurs, ont fait place à des locutions permises par le dictionnaire de l’Académie ; les mœurs ont été réformées, et les vertus modernes brillent du plus vif éclat dans l’antiquité païenne. En face de ces prodigieux résultats, notre gratitude n’est égalée que par notre admiration.

Combien ne devons-nous pas regretter que deux hommes, connus par quelques travaux assez estimables, aient cru devoir suivre une autre voie dans les versions qu’ils nous ont données du Paradis perdu et de la Divine comédie ! Chateaubriand a encouru les justes sévérités de la haute critique, et nous ne pouvons que nous incliner devant l’arrêt qu’elle a rendu. Les personnes éminentes qui parlent en son nom, et qui se garderaient de tomber dans les erreurs de Milton, si elles daignaient composer et écrire un poëme analogue au sien, ont bien montré qu’il leur appartenait d’enseigner l’auteur des Martyrs. Mais que pouvaient-elles dire du dernier travail de Lamennais, de cette traduction de Dante, que quelques-uns s’obstinent à croire un chef-d’œuvre d’art et de langue ? Hélas ! les personnes éminentes ci-dessus l’ont jugée inintelligible, et elles n’en ont point parlé, et le public, après elles, ne l’a point lue. Il est donc incontestable que les versions littérales sont condamnées en théorie et en fait. Ce sont désormais les versions spirituelles qui l’emportent.

Celle-ci est littérale. J’ai pris, autant qu’il était en moi, l’empreinte exacte de l’expression. Estimant impossibles les traductions en vers, j’ai cru que la prose suffisait. Cet essai ne facilitera en aucune façon, je l’avoue, le percement des montagnes, le défrichement des landes ou la pose définitive d’un câble électrique entre l’ancien et le nouveau monde ; il est donc indigne de l’attention des esprits sérieux qui régissent la littérature ; mais

peut-être sera-t-il de quelque utilité aux poètes et aux artistes qui, ne lisant point Théocrite dans sa langue, ne le connaissent qu’à travers le bon français officiel ou par les imitations qu’en a faites Virgile.

Les Idylles, traduites jusqu’à ce jour, sont l’œuvre très-originale de leurs auteurs, et Virgile n’en reproduit pas les qualités fermes, franches et viriles, tout occupé qu’il est de rendre les forêts dignes d’un consul. Le Syracusain appartient à une époque plus savante et plus raffinée que le siècle rhétoricien d’Auguste, mais il possède de la nature un sentiment très-vif et très-vrai qu’il ne se plaît pas à dissimuler sous des formes toujours élégantes et monotones. C’est un grand paysagiste, large et sobre la fois, plein de lumière et de vigueur, autant qu’un poète énergique et passionné. Les molles tendresses virgiliennes le décolorent, l’affadissent et l’énervent absolument. Cependant, je ne puis passer sous silence l’opinion de M. de La Harpe à cet égard. Ce législateur littéraire déclare que « les bergers du Cygne de Mantoue ont plus d’esprit que ceux de Théocrite, sans jamais en avoir trop. » Si les bergers siciliens ont trop d’esprit, bien qu’ils en aient moins que les bergers mantouans qui possèdent la juste mesure, ceci regarde uniquement le prince des critiques dont la sagacité et la profondeur sont effrayantes à cet endroit.

Les Odes anacréontiques, qui suivent ici les Idylles, ont eu, s’il est possible, une pire destinée. Madame Dacier les a traduites, dit-elle, « pour faire connaître aux belles dames de son temps le plus galant des poètes grecs. » La savante femme, qui possédait admirablement, d’ailleurs, le sens exact du texte, a cru devoir l’accommoder au goût du grand siècle, d’où il suit que sa traduction est illisible.

Ces petites compositions, qui nous sont parvenues sous le nom d’Anacréon, et dont le modèle au moins est de lui, offrent, dans leur mesure, beaucoup plus de difficultés à vaincre que tout autre poésie hellénique. Elles appartiennent à un grand nombre de poètes inconnus et datent de diverses époques. Il en résulte des nuances très-délicates et variées à l’infini dans un cadre uniformément restreint. Ce sont autant de pierres gravées qui exigent de qui les veut copier une attention minutieuse et une sûreté de main qu’il est plus aisé d’ambitionner que d’acquérir. En outre, depuis Henri Estienne et Elias Andréas qui en ont donné la version latine, et la meilleure, le texte a subi tant de corrections savantes et spécieuses, qu’il faut opter entre des leçons souvent fort opposées. Dans ce choix obligé, j’ai obéi à mon sentiment personnel ; mais ce que j’ai adopté, je l’ai traduit exactement.

En dernier lieu, si mon travail donne aux amis de l’art et de la poésie, les seuls dont j’ambitionne la sympathie, une idée, même lointaine, du charme naturel et profond des Idylles, et comme une impression de cette grâce nette et précise qui caractérise les Odes anacréontiques, j’aurai atteint le but que je m’étais fixé.

L. de L.