Ignace Denner - 2

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Ce fut dans l’obscurité de la nuit qu’elle revint à elle, mais toute étourdie et incapable de remuer ses membres raidis. Enfin le jour parut, et alors elle vit avec horreur la chambre inondée de sang, — des morceaux de l’habit de Denner épars dans tous les coins, une touffe des cheveux arraches du valet, plus loin la hache ensanglantée, — et le corps de l’enfant, gisant sous la table avec la poitrine ouverte. Giorgina s’évanouit de nouveau, elle crut mourir ; mais elle se réveilla de cette espèce de léthargie, lorsqu’il était déjà midi. — Elle se releva avec peine, elle appela Georg à haute voix, et ne recevant aucune réponse, elle crut que Georg aussi avait été tué. Le désespoir lui donna des forces, elle s’élança hors de la chambre, dans la cour, et cria de nouveau : « Georg ! — Georg ! » Une voix faible et lamentable lui répondit du haut de la mansarde : « Maman ! ah, chère maman, tu es donc là ? viens en haut près de moi ! j’ai bien faim ! » — Giorgina monta en courant et trouva le petit dans le grenier, où il s’était glissé, effrayé du tumulte qui se faisait dans la maison, et sans oser en sortir. Giorgina pressa avec transport son fils contre son sein. Puis elle ferma la maison de son mieux, et attendit dans le grenier, d’heure en heure, le retour d’Andrès qu’elle espérait à peine revoir. L’enfant avait vu d’en-haut plusieurs hommes entrer dans la maison, et en ressortir ensuite avec Denner, portant sur leurs bras un homme mort.

Et à la fin de son récit, Giorgina, qui avait remarqué l’argent et tout ce qu’Andrès apportait avec lui, s’écria avec douleur : « Ah ! il est donc vrai ? tu es aussi… » Andrès ne la laissa pas achever ; mais il lui raconta en détail quel bonheur lui était arrivé, et son voyage à Francfort pour recueillir l’héritage.

Le neveu du comte de Vach était devenu propriétaire du domaine ; Andrès songeait à se préseuter chez lui pour lui raconter fidèlement tout ce qui lui était arrivé, découvrir les repaires de Denner, et le prier aussi de l’affranchir d’un service trop pénible et trop périlleux. Mais il ne voulut pas laisser à la maison ni son fils, ni Giorgina. Il résolut donc de charger un petit chariot à ridelles de ses effets les plus portatifs et les meilleurs, d’y atteler le cheval qu’il avait amené, et d’abandonner ainsi pour toujours, avec sa femme et son enfant, un séjour qui ne pouvait réveiller en lui que les plus affreux souvenirs, et qui, en outre, ne pouvait jamais lui offrir ni repos, ni sûreté.

Le troisième jour, fixé pour son départ, était arrivé, et il était justement occupé à remplir une caisse, lorsqu’il entendit un grand bruit de chevaux qui approchaient de sa demeure. Andrès reconnut le forestier de Vach, qui demeurait près du château ; derrière lui venait un détachement de dragons de Fulda. « Bon, nous arrivons à point, car voilà précisément le coquin à l’ouvrage, pour mettre son vol en sûreté ! » s’écria le commissaire du tribunal qui suivait les soldats. Andrès fut pétrifié d’étonnement et de crainte. Giorgina était à moitié évanouie. On les saisit tous deux, on les garotta et on les attacha sur le chariot qu’Andrès avait préparé devant la maison. Giorgina se lamentait à haute voix à cause de son enfant, et priait, pour l’amour de Dieu, qu’on le laissât avec elle. « Oui, pour que tu puisses à ton aise lui apprendre à se damner comme toi ! » dit le commissaire, et il arracha l’enfant avec violence des bras de Giorgina.

On allait se mettre en route, quand le vieux forestier, un homme rude, mais loyal, s’approcha encore une fois de la voiture et dit : « Andrès, Andrès ! comment as-tu pu te laisser entrainer par Satan à commettre de telles scélératesses ! Tu étais autrefois en toutes choses si pieux et si honnête ! — Ah ! mon brave Monsieur, s’écria Andrès dans le plus grand désespoir, aussi vrai qu’il y a un Dieu dans le ciel, aussi vrai que j’espère mourir moi-même en état de grâce, je suis innocent ! — Vous me connaissez depuis ma plus tendre jeunesse ; comment pourrais-je être devenu un aussi indigne scélérat, moi qui n’ai jamais failli à la probité ! car je vois bien que vous me croyez un abominable brigand et un complice du crime infâme qui a été commis au château de notre cher et malheureux maître. Mais je suis innocent, j’en jure sur ma vie et le salut de mon âme. — Eh bien, dit le vieux forestier, si tu es innocent, cela s’éclaircira, quoiqu’il s’élève contre toi des charges bien graves. Quant à ton enfant et à ce qui l’appartient, je m’en chargerai fidèlement, de manière à ce que, si ton innocence et celle de ta femme est prouvée, tu puisses retrouver ton bien intact et ton fils alerte et bien portant. »

Le commissaire de justice opéra la saisie de l’argent. Pendant la route, Andrès demanda à Giorgina où elle avait déposé la cassette ; elle lui apprit qu’elle l’avait livrée à Denner, ce dont elle était bien fâchée maintenant ; car ils en auraient fait la remise à l’autorité. À Fulda, on sépara André» de sa femme et on le jeta dans un sombre et profond cachot. Quelques jours après, il subit un interrogatoire. On l’accusa de complicité dans l’attentat du pillage et des meurtres commis au château de Vach, et on l’exhorta à confesser la vérité, d’autant plus que les charges qui l’inculpaient étaient presque irrécusables.

Alors, Andrès fit une relation complète de tout ce qui lui était arrivé, depuis la première visite de l’infâme Denner dans sa maison, jusqu’au moment de son arrestation. Il s’accusa lui-même avec beaucoup de repentir de son unique faute, c’est-à-dire d’avoir consenti, pour sauver sa femme et son enfant, à assister à l’attaque de la ferme, et d’avoir soustrait Denner à la captivité ; mais il protesta de sa parfaite innocence relativement au dernier attentat commis par la bande de Denner, puisqu’il était à Francfort, précisément à cette époque.

Soudain les portes de la salle du tribunal s’ouvrirent et Denner lui-même fut amené. En apercevant Andrès, il éclata ile rire avec une expression diabolique, et dit : « Eh bien, camarade, tu t’es aussi laissé attraper ? Les prières de ta sainte femme n’ont donc pas pu te délivrer ? » Les juges sommèrent Denner de répéter sa déclaration concernant Andrès, et il déposa que le garde de la réserve du comte de Vach, Andrès, en ce moment présent devant lui, était déjà depuis cinq ans son associé, et que la maison du garde avait été son meilleur et son plus sûr asile. Il ajouta qu’Andrès avait toujours reçu la part qui lui revenait dans les prises, quoiqu’il n’eût coopéré activement que deux fois à leurs expéditions ; à savoir, celle du pillage de la ferme, où il l’avait sauvé, lui, Denner, du danger le plus imminent, et puis l’affaire du château du comte qui était tombé sous le coup favorisé d’Andrès.

Andrès fut transporté de fureur en entendant cet horrible mensonge. « Quoi ? s’écria-t-il, infâme, maudit scélérat ! tu oses m’accuser du meurtre de mon digne maître, dont tu es toi-même l’auteur ? Oui, je le sais, toi seul es capable d’avoir commis ce forfait. Mais ta vengeance me poursuit, parce que j’ai renoncé à tout commerce avec toi, parce que je t’ai menacé, comme un infâme brigand et assassin, de tirer sur toi si tu tentais de passer le seuil de ma porte. Voila pourquoi tu as attaqué ma maison avec ta bande, lorsque j’étais absent ; voilà pourquoi tu as égorgé mon pauvre innocent enfant et mon brave domestique ! Mais quand même je succomberais par l’effet de ta méchanceté, tu n’échapperas pas à la terrible punition de la justice divine. » Andrès alors répéta son premier dire avec les plus saintes protestations de sa véracité ; mais Denner riait avec perfidie, adressant des reproches à Andrès de ce que la peur de la mort le stimulait à tromper lâchement le tribunal, et prétendant que c’était démentir étrangement la piété dont il faisait tant parade, que d’invoquer Dieu et les saints à l’appui de ses fausses dépositions.

Les juges ne savaient, en effet, que penser, ni d’Andrès, dont les paroles semblaient confirmées par son air et son accent de sincérité, ni de la froide assurance de Denner. — On fit venir aussi Giorgina, qui se précipita dans les bras de son mari en pleurant, et avec les signes d’un désespoir inexprimable. Elle ne put fournir que des témoignages incomplets, et bien qu’elle accusât Denner comme l’horrible meurtrier de son enfant, Denner ne fit paraître aucun ressentiment ; au contraire, il soutint, ainsi qu’il l’avait déjà déclaré, que Giorgina n’avait jamais rien su des démarches coupables de son mari, et qu’elle était absolument innocente.

Andrès fut reconduit dans sa prison. Quelques jours après, le geôlier, homme assez bon, lui apprit que sa femme avait été relâchée de sa captivité, Denner, aussi bien que tous les autres brigands, ayant constamment affirmé son innocence, et nul indice, d’ailleurs, ne s’élevant contre elle. Le jeune comte de Vach, noble et généreux seigneur, et qui semblait douter de la culpabilité d’Andrès lui-même, avait donc fourni caution, et le vieux forestier était venu chercher Giorgina dans une belle voiture. Giorgina avait en vain sollicité la permission de visiter son mari ; le tribuual s’était montré inexorable à cet égard.

Cette nouvelle fut pour le pauvre Andrès une grande consolation ; car il était plus affecté de l’incarcération de sa femme que de sa propre disgrâce. — Néanmoins, il voyait son procès empirer de jour en jour. Il était prouvé, conformément à la déposition de Dernier, que, depuis cinq ans, Andrès avait joui d’une certaine aisance, qui ne pouvait provenir que de sa participation aux vols de la troupe. En outre, Andrès avouait lui-même son absence de chez lui le jour de l’attentat commis au château de Vach, et sa déclaration, relativement à l’héritage et à son séjour à Francfort, ne présentait point de garantie ; car il lui était impossible d’indiquer le nom du négociant dont il disait avoir reçu l’argent. Le banquier du comte de Vach et le maître de l’hôtel, à Francfort, où il était descendu, s’accordèrent par malheur pour dire qu’ils n’avaient aucun souvenir du garde-forestier qu’on leur signalait. Enfin, le justicier du comte de Vach, qui avait dressé le certificat nécessaire à Andrès, était mort, et aucun des serviteurs du seigneur de Vach ne savait rien de l’héritage, car le comte n’en avait point parlé, et Andrès avait gardé le même silence dans l’intention où il était de surprendre sa femme par cette bonne nouvelle, à son retour de Francfort. Ainsi tout ce qu’Andrès avançait pour prouver son séjour à Francfort au moment du vol, et la légitime possession de cet argent, semblait fort suspect. Denner, au contraire, s’en tenait toujours à sa première déposition, et tous les brigands qui avaient été saisis s’accordaient exactement avec lui.

Tout cela cependant n’aurait peut-être pas suffi à l’entière conviction des juges sur la culpabililé du malheureux Andrès, sans la déclaration de deux des chasseurs de Vach, qui disaient avoir vu, à la lueur des flammes, et reconnu bien positivement Andrès, lorsque le comte reçut le coup mortel de sa main. Dès lors Andrès passa aux yeux des magistrats pour un scélérat endurci et consommé, et le tribunal, se fondant sur la valeur de ces déclarations et l’ensemble des charges, le condamna à subir la question, comme moyen de fléchir son entêtement et d’obtenir de lui l’aveu de son crime.

Andrès languissait en prison depuis plus d’un an, le chagrin avait consumé ses forces, et son corps, autrefois vigoureux et robuste, était devenu faible et débile. Le terrible jour où la souffrance devait lui arracher l’aveu d’une action qu’il n’avait point commise arriva ; on le conduisit dans la salle de torture, où étaient disposés les affreux instruments dus au génie inventif de la cruauté, et où les valets du bourreau faisaient les préparatifs de son martyre. Andrès fut sommé encore une fois d’avouer le crime dont le soupçon pesait si gravement sur lui, et dont le témoignage des deux chasseurs démontrait même la certitude. Il protesta de nouveau de son innocence, et redit toutes les circonstances de sa liaison avec Denner, dans les mêmes termes employés par lui dans son premier interrogatoire. Alors il fut livré aux exécuteurs qui le lièrent avec des cordes, et le torturèrent en disloquant ses membres, et en enfonçant des pointes aiguës dans ses chairs durcies par la tension. Andrès ne put supporter un tel supplice. En proie aux angoisses de la douleur et souhaitant la mort, il avoua tout ce que l’on voulut, et il fut transporté évanoui dans sa prison.

On lui rendit des forces avec du vin, comme c’était l’habitude en pareilles circonstances, et il tomba dans un engourdissement léthargique entre la veille et le sommeil. Alors, il lui sembla voir des pierres se détacher de la muraille, et tomber avec fracas sur le pavé de la prison. Une lueur d’un rouge de sang pénétra par l’ouverture, et, au milieu d’elle, parut une figure que, malgré sa ressemblance frappante avec Denner, Andrès ne pouvait prendre pour Denner lui-même. Ses yeux étincelaient avec plus d’ardeur, ses cheveux hérissés, plantés droits sur son front, étaient plus noirs, et ses sombres sourcils s’arquaient davantage sur le muscle aplati qui surmontait son nez, recourbé comme le bec du vautour. Son visage était ridé et contourné d’une manière horrible et bizarre, et il portait des vêtements étrangers et extraordinaires, comme Andrès n’en avait jamais vus à Denner. Un large manteau rouge de feu, garni de nombreuses tresses d’or, tombait de ses épaules en plis flottants ; un large chapeau espagnol au bord retroussé avec une plume rouge flexible était posé de travers sur son front ; une longue rapière pendait à son côté, et, sous le bras gauche, ce personnage portait une petite cassette.

Le spectre fantastique s’avança donc vers Andrès, et d’une voix sourde et creuse : « Eh bien, dit-il, camarade, comment t’a plu la torture ? Tu ne dois tout cela qu’à ton opiniâtreté ; si tu avais reconnu toi-même appartenir à la bande, tu serais déjà sauve maintenant. Mais si tu promets de te livrer entièrement à moi et à ma direction, et si tu peux prendre sur toi de boire une goutte de cette liqueur, composée avec le sang du cœur de ton enfant, tu seras immédiatement délivré de toutes tes souffrances. Tu redeviendras tout d’un coup sain et robuste, et quant au point de ta délivrance ultérieure, je m’en charge. » — La terreur, l’anxiété et son affaiblissement ôtaient à Andrès la faculté de la parole. Il voyait dans la fiole que la figure lui présentait étinceler en petits jets de flamme le sang de son enfant. Il se mit à prier intérieurement avec ferveur Dieu et les saints de le délivrer des griffes de Satan acharné à le poursuivre, pour le frustrer du salut éternel dont il espérait jouir, dût-il mourir d’une mort infamante. — Alors la figure se mit à rire avec un éclat dont retentirent les murs du cachot, et tout s’évanouit dans une étouffante vapeur.

Andrès sortit enfin de cet état d’oppression, et parvint à se dresser sur son séant ; mais quelle fut sa stupéfaction en voyant, à l’endroit où reposait sa tête, la paille qui lui servait de lit agitée, soulevée par degrés, et enfin rejetée de côté. Il s’aperçut qu’une pierre du pavé avait été détachée par-dessous, et il entendit son nom répété plusieurs fois à voix basse. C’était la voix de Denner. Andrès répondit : « Que me veux-tu ? laisse-moi en repos, je n’ai rien à démèler avec toi ! — Andrès, dit Denner, j’ai pénétré à travers plusieurs voûtes pour te sauver ; car, si l’on t’emmène au lieu du supplice, auquel j’ai échappé, tu es perdu. Ce n’est qu’à cause de ta femme, qui m’intéresse plus que tu ne peux le penser, que je viens à ton secours. Tu es un poltron et un lâche. À quoi t’ont servi tes misérables dénégations ? Et moi, c’est parce que tu n’es pas revenu à temps du château de Vach à la maison, et pour être resté trop longtemps près de ta femme, que j’ai été arrêté. Mais, tiens ! — prends cette lime et cette scie, débarrasse-toi de tes chaînes pendant la nuit prochaine, et détache la serrure de la porte de ton cachot ; tu te glisseras avec précaution dans le corridor ; une porte extérieure, à main gauche, sera ouverte, et dehors tu trouveras l’un de nous qui te conduira plus loin. — Bonne chance ! » Andrès prit la scie et la lime que Denner lui tendait, et remit ensuite la pierre à sa place. Il était résolu à faire ce que lui prescrivaient la droiture et la voix de sa conscience.

Lorsqu’il fit jour et que le geôlier entra, il dit qu’il désirait instamment être conduit devant un juge, à cause d’une importante révélation qu’il avait à faire. Sa demande fut exaucée dans la même matinée, et l’on croyait qu’Andréa ferait connaître de nouveaux crimes de la bande qui n’étaient que vaguement signalés. Mais Andrès remit aux juges les instruments qu’il avait reçus de Denner, et raconta l’étrange événement de la nuit. « Quoiqu’il soit bien certain et véritable que je souffre sans l’avoir mérité, ajouta-t-il, Dieu me préserve toutefois de la tentation de recouvrer ma liberté d’une manière illicite ! car je tomberais ainsi à la discrétion de l’infâme Denner, qui m’a précipité dans l’opprobre et exposé à la mort ; et, d’ailleurs, le méfait d’une semblable surprise me mériterait alors le châtiment que je souffrirai aujourd’hui innocemment. »

Telle fut l’allocution d’Andrès. Les juges paraissaient confondus et pénétrés de compassion pour le malheureux. Cependant les nombreuses preuves qui s’élevaient contre lui leur inspiraient trop la persuasion de sa culpabilité pour ne pas leur faire concevoir quelque doute sur ce nouveau témoignage. Toutefois, la sincérité d’Andrès, et surtout le résultat de ses indications sur la fuite projetée par Denner, qui fut la découverte et l’arrestation réelle de plusieurs membres de la bande dans la ville, et même aux alentours de la prison, ne furent pas sans avantages pour lui. On le transféra du cachot souterrain où il était enfermé, dans un local aéré, près du logement du geôlier. Là, il consacra son temps à s’occuper de sa chère femme et de son enfant, et à de pieuses méditations qui lui suggérèrent même, peu à peu, le courage et la résolution stoïque de déposer la vie comme un terrestre fardeau, fût-ce au milieu de nouveaux supplices. Le geôlier ne pouvait assez admirer la dévotion de ce prétendu criminel, et il était presque forcé de croire en lui-même à son innocence.

Enfin, après une année encore environ de délais, le procés compliqué et difficile contre Denner et ses complices fut achevé. Il résultait de l’instruction que la bande avait des affiliés jusque sur la frontière d’Italie, et qu’elle avait commis depuis longtemps des pillages et des meurtres de tout genre. Denner devait être pendu, puis son corps devait être brûlé. Le malheureux Andrès était aussi condamné à la potence ; mais en considération de son repentir, et de l’aveu volontaire qui avait donné l’éveil sur le projet d’évasion de Denner, et mis à même d’appréhender ses complices, l’arrêt disposait que son cadavre resterait intact et serait enseveli sur la place de justice.

Le jour fixé pour l’exécution de Denner et d’Andrès était arrivé. Le matin même, Andrès, qui était à genoux et priait silencieusement, vit la porte de sa prison s’ouvrir et le jeune comte de Vach paraître devant lui. — « Andrès, dit le comte, tu vas mourir. Allège enfin ta conscience par un franc aveu ! Dis-moi, as-tu tué ton seigneur ? es-tu véritablement le meurtrier de mon oncle ? » — Les larmes jaillirent alors des yeux d’Andrès, et il répéta encore tout ce qu’il avait déclaré devant le tribunal, avant que le supplice intolérable de la question lui eût arraché un mensonge. Il prit Dieu et les saints à témoins de la sincérité de sa déclaration, et de sa complète innocence au sujet de la mort de son maître cher et vénéré. — « Alors, il y a ici, poursuivit le comte de Vach, quelque mystère inexplicable ! Moi-même, Andrès, j’étais convaincu de ton innocence, malgré ce qui semblait la démentir ; car je savais que, depuis ta jeunesse, tu as été le plus fidèle serviteur de mon oncle, et que même, en Italie, tu l’as un jour sauvé des mains des brigands au péril de ta vie. Mais, hier encore, les deux vieux chasseurs de mon oncle, Franz et Nicolas, m’ont juré qu’ils étaient sûrs de t’avoir bien reconnu parmi les brigands, et de t’avoir vu, toi-même, tuer mon pauvre oncle. »

Andrès était agité des émotions les plus poignantes et les plus sinistres. Il s’imaginait que Satan en personne avait pris sa propre apparence pour le perdre ; car Denner lui-même ne lui avait-il pas parlé dans la prison de sa présence prétendue à l’attaque du château ? Ainsi sa dénonciation contre lui devant le tribunal n’aurait été, d’après cela, que l’effet d’une conviction intime et véritable. — Andrès convint de tout cela franchement, et il ajouta qu’il se soumettait à la providence divine, qui lui infligeait la peine d’une mort ignominieuse comme à un malfaiteur ; mais que, tôt ou tard, son innocence apparaîtrait au grand jour. Le comte de Vach semblait profondément ému ; il put à peine apprendre encore à Andrès que, suivant son désir, on avait caché à sa malheureuse femme le jour de l’exécution, et qu’elle demeurait toujours avec son enfant près du vieux forestier.

La cloche de la maison de ville commença de tinter, à intervalles mesurés, par sourdes et lugubres volées. Andrès fut vetu suivant l’usage, et le cortège se dirigea, au milieu d’une immense affluence de peuple, vers le lieu de l’exécution. Andrès priait à haute voix, et touchait par sa contenance pieuse tous les assistants. Denner montrait l’assurance d’un scélérat endurci et arrogant. Il regardait hardiment et d’un air enjoué autour de lui, et riait souvent au nez du pauvre Andrès avec une malicieuse satisfaction. Andrès devait être exécuté le premier ; il monta avec fermeté à l’échelle, suivi du bourreau. Soudain, une femme jeta un cri perçant et tomba sans connaissance dans les bras d’un homme âgé. Andrès détourna la tète : c’était Giorgina. Il pria tout haut le Seigneur de lui accorder de la force et du courage. « La haut ! là haut nous nous reverrons, ma pauvre et malheureuse femme ! je meurs innocent ! » s’écria-t-il en élevant au ciel son regard noble et pieux.

Le magistrat invita le bourreau à se dépêcher, car un sourd murmure s’élevait parmi le peuple, et des pierres volaient déjà contre Denner, qui, placé aussi en haut de l’échelle, se moquait des spectateurs et de leur compassion pour le sensible Andrès. Le bourreau s’occupait de passer la corde au cou à Andrès, lorsqu’on entendit retentir au loin ces cris : « Arrêtez ! arrêtez ! — Au nom du Christ, arrêtez ! — Cet homme est innocent ! — vous exécutez un innocent. » — Arrêtez ! — arrêtez ! répétèrent mille voix ensemble, et la garde pouvait à peine retenir l’élan du peuple, qui voulait arracher lui-même Andrès des mains de l’exécuteur.

L’homme à cheval, qui avait crié le premier, arriva alors plus près d’Andrès, et celui-ci reconnut du premier coup d’œil, dans cet étranger, le négociant qui lui avait payé à Francfort l’héritage de Giorgina. Il sentit sa poitrine se briser, pour ainsi dire, de joie et de bonheur, et il pouvait à peine se tenir debout quand on l’eut fait descendre de l’échelle. Le négociant déclara au juge qu’à l’époque même de l’attentat commis au château de Vach, Andrès était à Francfort, par conséquent à une distance de plusieurs lieues, ce qu’il prouverait devant la justice, par des témoins et d’autres preuves, de la manière la plus indubitable. Le magistrat s’écria : « L’exécution n’aura certainement pas lieu, puisque cet alibi, s’il est démontré, prouve l’innocence complète de l’accusé. Qu’on ramène donc Andrès dans la prison. »

Denner avait tout regardé fort tranquillement du haut de l’échelle ; mais lorsque le juge eut prononcé ces paroles, ses yeux enflammés roulèrent alors dans leurs orbites ; il grinça des dents, il éclata en hurlements sauvages, et sa voix retentissante jeta ces mots à travers les airs, comme les cris de détresse arrachés par le dèsespoir à un fou furieux : « Satan ! Satan ! tu m’as trompé. — Malheur à moi ! malheur à moi ! C’en est fait. — Tout, — tout est perdu ! » On le descendit de l’échelle ; alors il se roula à terre, et dit dans un râle confus : « J’avouerai tout, — j’avouerai tout ! » Son exécution fut également différée, et il fut reconduit dans la prison, où les mesures étaient prises pour rendre son évasion impossible. Mais la rancune de ses gardiens était la meilleure sauve-garde contre les ruses de ses coassociés.

Peu d’instants après le retour d’Andrès chez le geôlier, Giorgina était dans ses bras. « Ah ! Andrès, Andrès ! s’écria-t-elle, je te retrouve, tu es encore à moi comme autrefois, maintenant que je suis certaine de ton innocence ; car, moi aussi, j’ai douté un moment de ta franchise, de ta probité ! » — Quoiqu’on eût caché à Giorgina le jour de l’exécution, en proie à une anxiété inexprimable, poussée par un singulier pressentiment, elle était accourue à Fulda, et venait d’arriver sur la place de justice, lorsque son mari montait à l’échelle fatale qui devait le conduire à la mort. Quant au négociant, pendant toute la longue durée du procés, il n’avait pas cessé de voyager en France et en Italie, et venait en dernier lieu de Vienne et de Prague. Le hasard, ou plutôt une providence particulière, le fit arriver dans la ville, précisément au moment de l’exécution, pour sauver le pauvre Andrès de la mort et de l’ignominie. Il avait entendu raconter à l’auberge toute l’histoire d’Andrès, et cette idée l’avait aussitôt frappé d’inquiétude, que cet Andrès pouvait bien être le même garde-forestier auquel, deux années auparavant, il avait remis les fonds d’un héritage échu à Naples au profit de sa femme. Il courut donc promptement à la place de justice, où, du plus loin qu’il vit Andrès, ses doutes se changérent en conviction.

Grâces aux efforts assidus du brave négociant et du jeune comte de Vach, le séjour d’Andrès à Francfort fut prouvé jusqu’à la plus parfaite évidence, ce qui le disculpait de la moindre participation à l’attentat principal. Denner lui-même convint alors de la vérité des déclarations d’Andrès au sujet de leurs relations mutuelles, et disait seulement que c’était sans doute une illusion du diable, mais qu’il avait cru voir en effet Andrès combattre à ses côtés au château de Vach. — Quant à l’assistance forcée d’Andrès lors du pillage de la ferme, et à l’action punissable d’avoir soustrait Denner à la justice, l’arrêt des juges déclara ces torts dûment expiés par la longue et dure détention, l’application à la torture, et le risque de mort qu’avait subis l’infortuné ; il fut donc, juridiquement et de droit, absous de toute nouvelle réparation, et il se rendit avec sa Giorgina au château de Vach, dont le noble et bienfaisant seigneur lui accorda un logement dans le commun, n’exigeant de lui que les petits services de chasse, occasionnés par son goût pour cet exercice. Les frais de justice furent également acquittés par le comte, de sorte qu’Andrès et Giorgina restèrent en possession pleine et paisible de leur bien.

Le procès contre l’infâme Ignace Denner prit alors une toute autre tournure. L’événement du jour de l’exécution semblait l’avoir entièrement changé. Son arrogance moqueuse et diabolique était évanouie, et, dans l’excès de sa rage concentrée, il émettait des aveux qui faisaient dresser les cheveux des juges. Enfin, Denner s’accusa lui-même, avec tous les signes d’un profond repentir, d’avoir entretenu, dès sa plus tendre jeunesse, un pacte avec Satan, et ce fut surtout sur ce nouveau crime que fut dirigée l’instruction ultérieure avec l’intervention des membres du clergé commis à cet effet.

Denner raconta tant de choses étranges sur les anciens événements de sa vie, qu’on aurait dû les regarder comme le produit d’un exaltation insensée, si tout n’avait été constaté par les informations qu’on fit prendre à Naples, où il prétendait avoir reçu naissance. Un extrait des procédures suivies par le tribunal ecclésiastique de Naples, donnait sur l’origine de Denner les particularités remarquables suivantes.

Depuis longues années vivait à Naples un vieux et singulier docteur, nommé Trabacchio, qu’on avait l’habitude de désigner vulgairement, à cause de ses cures mystérieuses et constamment favorables, le docteur aux miracles. Il semblait que l’âge n’eût aucune action sur lui ; car il marchait d’un pas leste et juvénil, bien que plusieurs habitants pussent témoigner qu’il devait être âgé au moins de quatre-vingts ans. Son visage était ridé et contrefait d’une manière bizarre et horrible, et l’on pouvait à peine supporter son regard sans une secrète terreur, quoiqu’il procurât souvent à ses clients un si prompt soulagement, qu’il passait pour guérir parfois des maux graves et invétérés par la seule vertu de ses yeux perçants dirigés sur le malade. Il portait ordinairement, par-dessus son habillement noir, un large manteau rouge à franges et à galons d’or, sous les plis flottants duquel descendait une longue rapière. Il parcourait ainsi les rues de Naples, avec une caisse de ses médicaments préparés par lui-même, en se rendant chez ses malades, et chacun s’écartait sur son passage avec une sorte de crainte. Ce n’était même que dans les cas extrêmes qu’on osait recourir à lui ; mais jamais il ne refusait de visiter un malade, n’eût-il même qu’un médiocre profit à espérer.

Le docteur avait eu plusieurs femmes successivement mortes en peu de temps ; elles étaient toutes admirablement belles, et c’était pour la plupart des filles de campagne. Il les tenait toujours enfermées, et ne leur permettait d’aller entendre la messe qu’accompagnées d’une vieille femme d’une laideur repoussante. Cette vieille était incorruptible ; et les jeunes débauchés, séduits à la vue des jolies femmes du docteur Trabacchio, avaient vu échouer près d’elle toutes leurs tentatives, quelque bien concertées qu’elles fussent. Quoique le docteur Trabacchio se fit bien payer par les gens riches, il n’y avait pourtant nulle proportion entre les profits de son état et les richesses immenses, en argent et en joyaux, dont sa maison était pleine, et qu’il ne cachait à personne. En outre, il se montrait parfois généreux jusqu’à la prodigalité ; et il avait pris l’habitude, chaque fois qu’une de ses femmes venait à mourir, de donner un grand repas, dont la dépense équivalait assurément au double de la recette la plus abondante que pouvait lui procurer, pendant une année entière, la pratique de son art.

Sa dernière femme lui avait donné un fils, qu’il tenait également en chartre privée, sans permettre à personne de l’approcher. Ce fut seulement au repas de cérémonie, qu’il donna après la mort de la mère de cet enfant, qu’on vit celui-ci, âgé de trois ans, assis à côté du docteur, et tous les convives furent émerveillés de sa beauté et de sa précoce intelligence. Car on l’aurait pris, d’après ses façons, pour un enfant de douze ans au moins, si son aspect physique n’eût témoigné de son jeune âge. À ce même repas, le docteur Trabacchio déclara aussi que son désir d’avoir un fils étant enfin exaucé, il ne se remarierait plus. Mais sa richesse démesurée, et plus encore ses façons d’agir mystérieuses, ses cures inouies qui tenaient du prodige, et des maladies, réputées incurables, cédant à quelques gouttes d’un élixir préparé et administré par lui, quelquefois même à un simple attouchement, à un seul regard de sa part, donnèrent lieu à toutes sortes de bruits étranges qui s’accréditèrent dans Naples. On traitait partout le docteur Trabacchio d’alchimiste, de conjurateur d’esprits, et enfin, on l’accusait d’avoir fait un pacte avec le diable lui-même.

Cette dernière croyance fut le résultat d’une aventure étrange, arrivée à quelques gentilshommes de la ville. Ils revenaient, à une heure avancée de la nuit, d’un joyeux repas, et les fumées du vin leur ayant fait perdre leur véritable route, ils arrivèrent dans un carrefour solitaire et de sinistre aspect. Ils entendirent tout-à-coup, près d’eux, un singulier bruissement, et distinguèrent, non sans effroi, un grand coq d’un rouge ardent, avec un bois de cerf fourchu sur la tête, avançant les ailes déployées, et fixant sur eux des yeux humains étincelants. Ils se réfugièrent à l’écart ; le coq passa, et derrière lui venait une grande figure enveloppée dans un manteau rouge, éclatant et galonné d’or. Quand il eut disparu, l’un des gentilshommes dit tout bas à ses compagnons : « C’était le docteur aux miracles, Trabacchio ! » Cette vision fantastique avait dissipé leur ivresse. Ils s’encouragèrent mutuellement et suivirent le prétendu docteur et le coq, dont la trace lumineuse servit à les guider. Ils virent les deux figures se diriger, en effet, vers la maison du docteur, qui était située dans un endroit écarté et presque désert. Arrivé devant la maison, le coq s’éleva avec bruit dans l’air et frappa de ses ailes à la grande croisée sur le balcon, qui s’ouvrit aussitôt avec éclat. Une voix cassée de vieille s’écria en chevrotant : « Entrez ! — entrez ! venez vite. — Le lit est chaud, et la bien-aimée attend depuis longtemps ! — depuis bien longtemps ! » Alors le docteur parut monter par une échelle invisible, et entra, comme le coq, avec bruit, par la fenêtre, qui se referma avec un tel fracas que toute la rue déserte en retentit d’une extrémité à l’autre. Tout avait disparu dans la profonde obscurité de la nuit, et les gentilshommes restèrent muets et immobiles d’horreur et d’effroi.

Cette espèce de sortilége, et la persuasion des gentilshommes qui le dévulguèrent sur l’identité du personnage, compagnon du coq diabolique, avec le docteur Trabacchio, déjà si suspect, éveillèrent l’attention du tribunal ecclésiastique, qui fit dès lors surveiller avec un soin extrême, et dans le plus grand mystère, les démarches occultes de l’homme aux miracles. On découvrit, en effet, que souvent le docteur s’enfermait chez lui avec un coq rouge, et qu’ils paraissaient s’entretenir et disputer ensemble dans un étrange langage, et comme des savants qui débattraient quelque point douteux de leur doctrine. Le tribunal ecclésiastique était sur le point de faire appréhender le docteur Trabacchio comme un infâme sorcier ; mais la justice civile le prévint en ordonnant l’arrestation et l’emprisonnement du docteur, qui fut saisi par les sbires au moment où il revenait de visiter un malade. La vieille qui habitait chez lui était déjà sous bonne garde ; mais quant à l’enfant, il fut impossible de le trouver. Toutes les portes de la maison furent scellées, et l’on posta des gardes à l’entour.

Voici quel motif avait provoqué ces mesures : Depuis un certain temps, il était mort, à Naples et dans ses environs, un grand nombre de personnes de distinction, et, au dire unanime des médecins, par suite d’empoisonnements. Cela avait donné lieu à beaucoup de recherches, mais qui furent infructueuses, jusqu’à ce qu’enfin un jeune homme de Naples, connu par ses dissipations et ses déréglements, et dont l’oncle était mort empoisonné, s’avoua l’auteur du crime, en ajoutant qu’il avait acheté le poison à la vieille gouvernante du docteur Trabacchio. On épia la vieille, et on la surprit au moment où elle allait emporter une petite cassette solidement fermée, dans laquelle on trouva plusieurs fioles, étiquetées du nom de divers médicaments, mais qui contenaient en réalité autant de poisons à l’état liquide.

La vieille ne voulait rien confesser ; mais lorsqu’on l’eut menacée de la torture, elle avoua alors que, depuis plusieurs années, le docteur Trabacchio préparait ce poison, connu sous le nom d’Acqua Tof'fana, dont l’action était si efficace, et que c’était au débit secret de ce poison, dont elle avait toujours été chargée, qu’il devait la plus grande partie de ses bénéfices. En outre, elle affirma, comme un fait positif, qu’il avait fait un pacte avec Satan, et que le diable venait le trouver sous diverses figures. — Chacune de ses femmes lui avait aussi donné un enfant, sans que personne, hors de la maison, eût pu le soupçonner. Car dès que l’enfant avait atteint neuf semaines, ou neuf mois, on le massacrait sans pitié, en lui ouvrant la poitrine pour en retirer le cœur, avec des préparatifs et des cérémonies particulières. Satan n’avait jamais manqué d’assister à cette opération, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre, mais le plus souvent en chauve-souris avec un masque humain. C’était lui qui attisait, par le battement de ses ailes hideuses, le feu de charbon sur lequel Trabacchio, avec le sang du cœur de l’enfant, préparait les gouttes précieuses de cette panacée qui triomphait si miraculeusement des maux les plus incurables. Quant à ses femmes, Trabacchio les faisait périr bientôt après, par tel ou tel autre moyen occulte, et de sorte que les regards les plus perçants des médecins n’avaient jamais pu trouver sur elles le moindre indice de mort violente. La dernière femme de Trabacchio, mère de l’enfant qui vivait encore, était la seule qui n’eût pas été tuée de la sorte.

Le docteur convint de tout franchement, et semblait trouver du plaisir à déconcerter ses juges par les récits effrayants de tous ses forfaits, et surtout en entrant dans les circonstances les plus détaillées de son pacte horrible avec Satan. Les ecclésiastiques qui assistaient le tribunal se confondaient en efforts et en procédés pour amener le docteur à témoigner quelque repentir de ses péchés et à faire amende honorable ; mais ce fut en vain : Trabacchio ne faisait que rire et se moquer d’eux insolemment. Tous deux, Trabacchio et la vieille, furent condamnés à être brûlés vifs.

Cependant on avait visité toute la maison du docteur, et l’on avait saisi toutes ses richesses, qui, sauf le prélèvement des frais du procès, devaient être partagées entre les hôpitaux. On ne trouva aucun livre suspect dans la bibliothèque de Trabacchio, et pas un seul des instruments qui auraient pu se rapporter aux opérations de sorcellerie que le docteur avaient pratiquées. Seulement un caveau, qui devait avoir été son laboratoire, à en juger par un grand nombre de tuyaux qui traversaient la muraille, était si bien fermé, que tous les moyens employés pour l’ouvrir, soit par adresse, soit par force, restèrent sans résultat. Enfin, lorsque des serruriers et des maçons, commis et surveillés par les juges, entreprirent d’y pénétrer en commençant à saper et à démolir, seul expédient qui pût désormais réussir, on entendit tout-à-coup, dans l’intérieur du caveau, un bruissement qui semblait monter et descendre, et les cris confus de voix effrayantes. Les ouvriers se sentirent frappés au visage comme par des ailes glacées, et un vent froid s’agitait dans le corridor, en tourbillons menaçants, avec un sifflement aigu ; si bien que, saisis d’épouvante et de stupeur, tous prirent la fuite, et qu’enfin personne n’osait plus s’aventurer aux abords du caveau, dans la crainte de devenir fou d’angoisse et de terreur. Les ecclésiastiques, qui voulaient s’approcher de la porte, n’étaient pas plus ménagés, et l’on n’eut plus d’autre ressource que d’attendre l’arrivée d’un vieux dominicain de Palermo, à l’intervention et au pieux courage duquel on avait vu céder jusqu’alors tous les artifices du démon.

Lorsque ce moine fut enfin rendu à Naples, prêt à combattre les sortiléges sataniques du caveau de Trabacchio, il s’y rendit muni d’un crucifix et d’eau bénite, et accompagné de plusieurs ecclésiastiques et gens de justice, qui se tinrent toutefois à distance respectueuse de la fatale porte. Le vieux dominicain s’avança vers elle en priant ; mais le tumulte et le tapage retentirent encore plus violemment, et les voix horribles des malins esprits résonnaient de rires éclatants et outrageux. Le saint homme ne se laissa pourtant pas intimider ; il pria avec plus de ferveur en tenant le crucifix élevé d’une main, et de l’autre aspergeant la porte d’eau bénite. « Qu’on me donne un levier ! » s’écria-t-il à haute voix ; un ouvrier maçon le lui tendit en tremblant ; mais à peine le moine l’eut-il approché du bas de la porte qu’elle s’ouvrit d’elle-même avec un bruit et une commotion extraordinaires. Des flammes bleues couvraient partout les parois du caveau, d’où sortaient des bouffées d’une chaleur étouffante et narcotique. Le dominicain essaya néanmoins de pénétrer dans l’intérieur ; mais tout-à-coup le plancher du caveau s’écroula si bruyamment que la maison en trembla jusqu’aux fondements, et des torrents de flammes sortant du gouffre en pétillant gagnèrent et enveloppèrent tout le voisinage. Le dominicain fut obligé de fuir au plus vite, avec tous les assistants, pour ne pas être brûlé ou enseveli sous les décombres.

À peine furent-ils dans la rue, qu’on vit toute la maison du docteur Trabacchio en proie à l’incendie. Le peuple accourut en foule à ce spectacle, et chacun se réjouissait et s’extasiait à voir brûler la demeure de l’infâme sorcier, sans avoir la pensée d’y porter remède. Déjà la toîture était écroulée ; on voyait jaillir de toutes parts les flammes de la charpente embrasée, et les fortes solives de l’étage supérieur seules résistaient encore à la violence du feu, quand le peuple jeta des cris de stupéfaction en apercevant le fils du docteur Trabacchio, alors âgé de douze ans, avec une petite cassette sous le bras, marcher le long d’une de ces poutres enflammées. Cette apparition ne dura qu’un moment ; les flammes qui s’élevaient de plus en plus l’eurent bientôt dérobée aux regards.

Le docteur Trabacchio parut ressentir une joie extrême lorsqu’il apprit cet événement, et il marcha au supplice avec une impudente hardiesse. Lorsqu’on le liait au poteau, il partit d’un éclat de rire, et dit au bourreau, qui prenait un farouche plaisir à le garotter solidement : « Camarade ! prends garde que ces cordes ne servent à te brûler toi-même. » Au moine, qui, pour la dernière fois, voulait encore s’approcher de lui, il cria d’une voix terrible : « Arriére ! — loin de moi ! crois-tu donc que je serai assez sot de subir une mort douloureuse pour votre bon plaisir ? — mon heure n’est pas encore venue. » — Le bois du bûcher commença alors à pétiller ; mais à peine la flamme eut-elle atteint le niveau du condammé, qu’elle s’abattit tout d’un coup comme celle d’un feu de paille, et qu’on entendit partir d’un monticule voisin un éclat de rire sardonique et prolongé. Tout le monde regarda de ce côté, et la foule fut frappée de stupeur en voyant le docteur Trabacchio, en personne, avec son habillement noir, son manteau galonné d’or, la rapière au côté, son chapeau espagnol retroussé, à plume rouge, sur l’oreille, et sa cassette sous le bras, tel enfin absolument qu’il avait l’habitude de parcourir les rues de Naples. Des cavaliers, des sbires, et cent autres personnes du peuple se précipitèrent vers l’éminence qu’il occupait ; mais Trabacchio avait disparu. — La vieille exhala son âme au milieu d’horribles tourments, et des plus affreuses imprécations contre le maître infâme de qui elle avait partagé les crimes sans nombre.

Or, Ignace Denner n’était autre que le propre fils du docteur, qui avait échappé à l’incendie, grâce aux secrets de magie qu’il tenait de son père, avec une petite caisse pleine des produits les plus précieux de son art cabalistique et infernal. Son père l’instruisait, depuis sa plus tendre jeuesse, dans les sciences occultes, et déjà son âme était voué et promise au diable, avant même qu’il eût atteint l’âge de discernement. Lorsqu’on jeta en prison le docteur Trabacchio, l’enfant resta enfermé dans ce caveau mystérieux, au milieu des esprits infernaux que son père y avait confinés par un charme de sorcellerie. Mais quand enfin ce charme dut céder aux exorcismes tout puissants du dominicain, alors l’enfant eut recours à des moyens mécaniques et secrets, qui mirent soudain tout en feu et propagèrent, en peu de minutes, les ravages de l’incendie. Pendant ce temps-là, l’enfant lui-même s’évada sain et sauf, et se réfugia dans un bois que son père lui avait indiqué. Le docteur Trabacchio ne s’y fit pas longtemps attendre, et ils prirent tous deux promptement la fuite, jusqu’à ce qu’ils arrivassent, à peu près à trois journées de marche de Naples, dans les ruines d’un ancien monument romain, où était cachée l’entrée d’une profonde et spacieuse caverne.

Là, le docteur Trabacchio fut accueilli, avec des transports de joie, par une bande de brigands, avec lesquels il était depuis longtemps en relation, leur ayant rendu souvent les services les plus essentiels par sa science mystérieuse. Ceux-ci voulaient en récompense lui décerner le titre solennel de Roi des brigands, avec un pouvoir absolu et illimité sur toutes les bandes répandues en Italie et dans l’Allemagne méridionale. Mais le docteur Trabacchio déclara ne pouvoir accepter cette dignité, à cause de la constellation particulière dont dépendait sa destinée, et qui lui imposait dorénavant la condition d’une vie errante et sans aucun lien obligatoire et déterminé. Il promit toutefois de continuer aux brigands, comme par le passé, l’assistance de son art et de sa science, et de paraître parmi eux de temps à autre. Alors ceux-ci résolurent d’élire pour Roi des brigands le jeune Trabacchio, ce qui fit un grand plaisir au docteur ; de sorte que l’enfant resta, depuis ce jour, parmi les brigands, et quand il eut atteint l’âge de quinze ans, il commandait déjà leurs expéditions et agissait en tout comme leur chef suprême.

Toute sa vie fut, depuis lors, un tissu d’horribles forfaits et de sortilèges diaboliques, auxquels son père, qui visitait souvent la bande, et qui restait parfois des semaines entières seul avec son fils dans la caverne, l’initiait toujours davantage. Cependant les mesures énergiques du roi de Naples pour la répression du brigandage qui devenait de jour en jour plus menaçant et plus audacieux, mais plus encore les dissensions intestines survenues entre les brigands, abolirent de fait cette dangereuse association des bandes sous un seul chef ; et le Roi Trabacchio lui-même, s’était rendu si odieux par l’excès de son orgueil et de sa cruauté, qu’il ne vit même plus dans les secrets de la cabale paternelle une sauve-garde assez sûre contre la haine vindicative et les poignards de ses subordonnés. Il s’enfuit en Suisse, prit le nom d’Ignace Denner, et, sous les dehors d’un marchand ambulant, parcourut les foires et les marchés, jusqu’à ce que des débris épars de l’ancienne grande bande, il s’en formât une plus petite, qui choisit de nouveau pour son chef l’ex-grand-maître du métier.

Celui-ci assura aux juges de Fulda que son père vivait encore, qu’il l’avait visité dans sa prison, et lui avait promis de le sauver de l’échafaud. Mais, comme il voyait bien, disait-il, par l’exemple éclatant du secours de la providence à l’égard d’Andrès, que la puissance maligne octroyée à son père devait avoir éprouvé une atteinte fâcheuse, il était décidé à abjurer, en pécheur repentant, tous ses rapports avec Satan, et à supporter avec résignation le châtiment d’une mort méritée.

Andrès, qui apprit tous ces détails de la bouche du comte de Vach, ne douta pas un instant que les brigands qui avaient une fois attaqué son maître aux environs de Naples n’appartinssent à la bande de Trabacchio. Il resta persuadé aussi que c’était le vieux docteur Trabacchio lui-même, qui lui était apparu dans la prison, pour le pousser, comme Satan lui-même, à une fatale démarche. Il mesura seulement alors toute la gravité des dangers qu’il avait courus depuis le jour où Trabacchio était entré dans sa maison. Pourtant, il ne pouvait encore se rendre compte bien clairement de la haine que le scélérat lui avait vouée ainsi qu’à sa femme, ni de l’avantage si important que pouvait lui procurer son séjour dans la maison de chasse.

Après tant d’orages terribles, Andrès se trouvait enfin dans une position tranquille et heureuse ; mais ces orages s’étaient déchaînés contre lui avec trop de violence, pour qu’il n’en ressentit pas toute sa vie un ébranlement fatal. Outre sa santé, autrefois si florissante, ruinée par le chagrin, par sa longue captivé, et par les atroces douleurs de la torture, au point qu’il ne marchait plus qu’en chancelant, et pouvait à peine encore aller à la chasse, Andrès voyait aussi Giorgina, dont la nature méridionale était dévorée de consomption, se flétrir et dépérir de jour en jour. Tous les secours devinrent impuissants, et elle mourut peu de mois après la délivrance de son mari. Andrès fut au comble du désespoir, et ce ne fut que l’amour de son fils, merveilleusement beau et intelligent, et le vivant portrait de la mère, qui lui apporta quelque consolation. Pour lui, il se rattacha à la vie, et s’efforça de rétablir ses forces délabrées ; et enfin, après deux ans environ de convalescence, il fut en état d’entreprendre, comme autrefois, mainte joyeuse chasse dans la forêt. — Le procès de Trabacchio était définitivement terminé, et il avait été, comme son père jadis à Naples, condamné au supplice du feu.

Un jour, Andrès revenait avec son fils de la forêt à la tombée de la nuit ; il n’était pas éloigné du château, lorsqu’il entendit un gémissement plaintif, qui semblait partir du fond d’un fossé, dans un champ voisin. Il s’approcha et aperçut, étendu dans le fossé, un homme couvert de haillons sales et misérables, qui semblait près de rendre l’âme et en proie à une souffrance aiguë. Andrès posa à terre son fusil et sa gibecière, et retira avec peine le malheureux du fossé ; mais, lorsqu’il l’eut envisagé de près, il reconnut en frissonnant Trabacchio lui-même. Il le lâcha soudain et recula saisi d’horreur ; mais Trabacchio lui dit avec un sourd gémissement : « Andrès ! Andrès ! est-ce toi ? pour l’amour de Dieu, à qui j’ai recommandé mon âme, aie pitié de moi ! En me secourant, tu sauves une âme de la damnation éternelle ; car je sens que la mort approche et ma pénitence n’est pas encore accomplie. — Maudit hypocrite ! s’écria Andrès, meurtrier de mon enfant, de ma femme, quel démon t’a amené encore ici, pour que tu me persécutes de nouveau ? Je n’ai rien à faire pour toi. Meurs, scélérat ! et que ton corps pourrisse comme une charogne… » Andrès allait le rejeter dans le fossé ; mais Trabacchio, dans l’excès de sa désolation, s’écria : « Andrès, ne sauveras-tu pas le père de ta femme, de ta Giorgina, qui intercède pour moi au pied du trône de l’Éternel ? » Andrès frémit, le nom de Giorgina le remplit d’une triste émotion. Il se sentit pénétré de pitié pour l’indigne auteur de sa ruine, l’assassin infâme ; il souleva Trabacchio, le chargea avec peine sur ses épaules, el le porta dans sa demeure, où il le restaura de son mieux, après l’avoir fait revenir de l’évanouissement où il était tombé.

Trabacchio, durant la nuit qui précédait le jour fixé pour son exécution, fut saisi d’une horrible angoisse à la pensée de mourir de la sorte ; car il était persuadé que rien ne pouvait plus le soustraire au martyre du bûcher ; alors, plein d’un désespoir insensé, il saisit les barreaux de fer de la fenêtre de son cachot, et les secoua avec une telle frénésie qu’ils se brisèrent sous ses mains. Une lueur d’espérance vint relever son courage. On l’avait enfermé dans une tourelle élevée sur le fossé d’enceinte de la ville ; il mesura de l’œil cette profondeur, et se détermina sur le champ à s’y précipiter, pour se sauver ainsi, ou mourir. Il n’eut pas beaucoup de peine à se débarrasser de ses chaînes, et s’élança en bas. Il perdit connaissance dans le périlleux trajet, et le soleil luisait déjà quand il revint à lui. Il vit alors qu’il était tombé sur de hautes herbes parmi des broussailles, mais incapable de se mouvoir tant il avait les membres meurtris et disloqués. De grosses mouches et d’autres insectes couvraient la moitié de son corps nu, et suçaient le sang de ses blessures sans qu’il fût en état de s’en défendre. Il passa ainsi plusieurs heures dans la situation la plus pénible. Enfin, il réussit à se trainer plus loin, et arriva par bonheur à un endroit où s’était formée une petite mare d’eau de pluie, dont il but avec avidité. Un peu ranimé, il parvint alors à gravir la berge, et à gagner la lisière du bois qui s’étendait entre Fulda et le château de Vach. C’est ainsi qu’il était arrivé jusqu’à l’endroit où Andrès le trouva luttant contre la mort. L’excès de ses derniers efforts l’avait exténué tout à fait, et, quelques minutes plus tard, Andrès l’aurait certainement trouvé mort. Ce fut sans réfléchir aux conséquences que devait provoquer l’évasion de Trabacchio, qu’Andrès le transporta chez lui. Il le mit dans une chambre écartée, et lui donna les soins nécessaires, mais en usant de tant de circonspection, que personne ne pût soupçonner la présence d’un étranger ; car l’enfant même, habitué à obéir aveuglement à son père, garda strictement le secret.

Cependant Andrès voulut savoir de Trabacchio s’il était en effet le père de Giorgina. Trabacchio lui répondit qu’il l’était assurément. « Dans les environs de Naples, dit-il, j’avais enlevé une jeune fille charmante, qui m’en rendit père. Tu dois savoir à présent, Andrès, qu’un des secrets les plus merveilleux de mon père consistait dans la préparation d’un élixir précieux, dont le principal ingrédient est le sang du cœur d’enfants âgés de neuf semaines, de neuf mois, ou de neuf ans, et qui doivent être confiés volontairement au préparateur par leurs parents. Plus les enfants touchent de près à l’opérateur, plus efficace est le spécifique qui a la vertu de rajeunir à perpétuité, et même d’opérer la confection de l’or artificiel. Voilà pourquoi mon père tuait tous ses enfants. Et moi, j’étais bien aise de pouvoir sacrifier de cette manière infâme, à de semblables spéculations, la petite fille que ma femme m’avait donnée. Je ne puis pas encore comprendre de quelle manière celle-ci eut le soupçon de ma mauvaise intention, mais avant que Giorgina n’eût atteint neuf semaines, elle avait disparu avec elle, et ce ne fut que plusieurs années après que je sus qu’elle était morte à Naples, et que sa fille était élevée chez un aubergiste avare et grondeur. J’appris aussi ton mariage avec elle et le lieu de ton séjour. Maintenant tu peux t’expliquer, Andrès, mon dévouement à ta femme, et la cause de tant d’infâmes et diaboliques menées contre tes enfants. — Mais c’est à toi, Andrès, à toi seul et à ta miraculeuse délivrance par la toute-puissance céleste, que je rends grâce de mon sincère repentir, de ma contrition profonde. Du reste, la cassette pleine de joyaux que j’ai donnée à ta femme est celle que je sauvai de l’incendie de la maison de mon père ; et tu peux sans remords la garder pour ton fils.

— La cassette ? interrompit Andrès, Giorgina ne vous l’a-t-elle pas rendue, ce jour d’affreuse mémoire, où vous commîtes ce meurtre abominable ? — Oui, sans doute, répliqua Trabacchio, mais à l’insu de Giorgina je la remis en votre possession. Cherche avec soin dans le grand bahut noir qui était dans votre vestibule, tu y trouveras la cassette cachée. » Andrès fit la recherche dans le bahut, et retrouva effectivement la cassette absolument dans le même état où il l’avait reçue à garder la première fois de Trabacchio. — Cependant Andrès éprouvait intérieurement un vague déplaisir, et ne pouvait se défendre de penser qu’il lui eût mieux valu trouver Trabacchio mort dans le fossé. Il est vrai que le repentir et la conversion de Trabacchio semblaient sincères ; confiné dans sa retraite, il passait tout son temps à lire des livres de dévotion, et sa seule distraction était de s’entretenir avec le petit Georg, qu’il paraissait affectionner par-dessus tout. Andrès résolut cependant d’être sur ses gardes, et profita de la première occasion pour dévoiler le secret au comte de Vach, qui fut surpris à l’excès des singuliers incidents qu’amène le hasard.

Plusieurs mois se passèrent ainsi, l’automne touchait à sa fin, et Andrès allait plus souvent que jamais à la chasse. Le petit restait ordinairement auprès de son grand-père et d’un vieux garde-chasse qui était initié au secret. Un soir, Andrès était de retour de la chasse, lorsque le vieux garde entra, et lui dit avec sa brève franchise : « Maître, vous avez un mauvais compagnon dans la maison. L’esprit malin, Dieu nous garde ! vient le visiter par la fenêtre, et disparait en fumée et en vapeur. » Andrès, à ces mots, se sentit comme frappé de la foudre. Il n’eut pas de peine à deviner ce qui se passait, quand le vieux chasseur ajouta que, depuis plusieurs jours, à l’entrée de la nuit, il avait entendu, dans la chambre de Trabacchio, des voix étranges qui semblaient disputer ensemble, et que ce soir-là même, pour la seconde fois, il avait cru voir, en ouvrant à l’improviste la porte de Trabacchio, une figure, affublée d’un manteau rouge chamarrée d’or, s’envoler brusquement par la fenêtre.

Andrès, plein de colère, monta chez Trabacchio, et se plaignit amèrement sur tout ce qu’il venait d’apprendre, en lui disant qu’il pouvait s’attendre à être enfermé dans la prison du château, à moins qu’il ne renonçât absolument à toutes ses manœuvres. Trabacchio, sans se déconcerter, répliqua d’une voix dolente : « Ah ! bon Andrès, il n’est que trop vrai que mon père, pour qui l’heure du repentir n’est pas encore venue, me tourmente et m’obsède d’une manière inouie. Il veut que je redevienne son associé, et que je renonce indignement au salut de mon âme ; mais j’ai résisté avec fermeté, et je ne pense pas qu’il persiste à me troubler davantage, car il a dû voir qu’il n’a plus aucun empire sur mon esprit. Sois donc tranquille, cher et bon Andrès, et laisse-moi finir mes jours chez toi comme un pieux chrétien réconcilié avec la justice divine ! »

En effet, l’apparition diabolique semblait avoir été conjurée. Pourtant dans les yeux de Trabaccbio étincelait parfois une ardeur secrète, il lui arrivait souvent de sourire de cet air singulier et sardonique qui le distinguait autrefois. Durant la prière du soir, qu’Andrès avait pris l’habitude de faire avec lui, son corps tremblait par moment d’une manière convulsive ; et puis un courant d’air subit parcourait la chambre avec un sifflement étrange, et tournait rapidement les feuillets des livres de prière, ou bien arrachait à Andrès son chapelet des mains. « Impie Trabacchio ! infâme démon ! c’est toi qui fais ici ton train de réprouvé ! Que veux-tu de moi ? — Sors d’ici, car tu n’as nulle puissance sur mon âme ! — Fuis ! Satan ! » — Ainsi s’écriait Andrès d’une voix irritée. Mais un éclat de rire moqueur retentit tout à coup dans la chambre, et il sembla qu’un battement d’ailes résonnait en dehors contre la croisée. Ce n’était pourtant, à en croire Trabacchio, que le bruit de la pluie tombant sur les vitres, et le sifflement du vent d’automne qui avait traversé la chambre, quand le tapage diabolique recommença de plus belle, au point que le petit Georg se mit à pleurer de peur.

« Non ! s’écria Andrès, votre père maudit ne pourrait causer ici un pareil vacarme, si vous aviez renoncé à toute communauté avec lui. Il faut que vous sortiez de chez moi. Votre demeure vous est préparée depuis longtemps. Vous irez coucher dans la prison du château, et là, vous ferez votre métier de sorcier à votre aise. » Alors Trabacchio pleura beaucoup, il supplia Andrès, au nom de tous les saints, de le garder chez lui ; et le petit Georg, sans comprendre ce que tout cela signifiait, joignait ses prières aux siennes. « Eh bien, demeurez encore un jour ici, dit Andrès, nous verrons demain, à mon retour de la chasse, comment se passera l’heure de la prière. »

Le lendemain il fit une superbe journée d’automne, et Andrès se promit un riche butin. Il ne revint de l’affût qu’à la nuit close ; mais il se sentait ému d’un trouble profond et indéfinissable. La fatalité de sa destinée, le souvenir de Giorgina, l’image de son enfant assassiné frappèrent si vivement son esprit, que sa marche, ralentie par la méditation, le laissa beaucoup en arriére des autres chasseurs, et il finit par se trouver absolument seul, à demi-égaré dans un sentier de traverse de la forêt. Il songeait à regagner la route principale, quand une lumière éblouissante, qui flamboyait à travers l’épaisseur du taillis, vint frapper ses yeux. Il fut aussitôt saisi du vague et étrange pressentiment de quelque nouvelle atrocité. Il se fit jour à travers le fourré, il fut bientôt tout près du foyer. Là, il reconnut la personne du vieux Trabacchio avec son manteau brodé d’or, la rapière au côté, le chapeau retroussé avec une plume rouge sur la tête, et sa cassette aux médicaments sous le bras. Il contemplait avec des yeux étincelants le jeu des flammes qui serpentaient, sous une retorte en fer, comme des vipères rouges et bleues. Tout auprès, le fils d’Andrès, Georg, était étendu tout nu sur une espèce de gril, et le fils enragé du docteur satanique tenait déjà élevé le large couteau prêt à consommer le meurtre. — Andrès jeta malgré lui un cri d’horreur ; mais, au moment où l’assassin détournait la tête, la balle, chassée du fusil d’Andrès, l’abattit le crâne fracassé, et le cadavre tomba sur le feu, qui s’éteignit à l’instant. La figure du docteur avait disparu comme par enchantement.

Andrès accourut, délia le pauvre Georg et l’emporta en courant à la maison. L’enfant était sain et sauf ; l’angoisse de la peur lui avait ravi seulement l’usage de ses sens. — Néanmoins Andrès se sentit poussé à retourner dans le bois, pour s’assurer de la mort de Trabacchio et enterrer tout de suite le cadavre. Il réveilla donc le vieux garde qui dormait d’un sommeil lourd et profond, probablement l’effet de la perfidie de Trabacchio, et ils partirent tous deux avec une lanterne, une pioche et une bêche. Trabacchio gisait là tout sanglant ; mais, lorsqu’Andrès s’approcha, il se souleva à demi avec effort, fixa sur lui un regard horrible, et lui dit dans un râle sourd : « Meurtrier ! meurtrier du père de ta femme.les démons me vengeront de toi… — Descends aux enfers, scélérat, impie ! s’écria Andrès en surmontant l’impression de terreur qui l’agitait, descends aux enfers, toi qui as mérité mille fois cette mort que je t’ai donnée pour t’empêcher de commettre un meurtre infâme sur mon fils, sur l’enfant de ta fille ! — Tu n’as feint le repentir et la piété que pour te souiller d’une plus odieuse trahison ; mais va ! Satan réserve plus d’un tourment à ton âme, que tu lui as vendue ! » Trabacchio tomba agonisant ; il fit encore un geste de menace, et rendit le dernier soupir.

Les deux hommes creusèrent alors une fosse où ils jetèrent le corps de Trabacchio. « Que son sang ne retombe pas sur moi, dit Andrès, mais pouvais-je faire autrement ? j’étais destiné, sans doute, en sauvant mon Georg, à punir cent crimes abominables. Cependant je prierai pour son âme, et je placerai une petite croix sur sa tombe. » Mais, quand Andrès voulut mettre le lendemain son projet à exécution, il trouva la terre fouillée, et le cadavre avait disparu. On ignora toujours si cela avait été le fait de bêtes sauvages ou d’une autre intervention. — Andrès alla avec son fils et le vieux garde chez le comte de Vach, et lui fit un fidèle récit de l’événement. Le comte de Vach approuva Andrès d’avoir tué, pour sauver son fils, un brigand et un assassin ; et il fit écrire tous les détails de cette histoire, pour être conservés dans les archives du château.

Cet épouvantable dénouement avait causé à Andrès une commotion profonde, et il n’était pas surprenant qu’il passât les nuits dans l’insomnie et dans une agitation extrême. Mais, lorsqu’il s’assoupissait par moments sans veiller ni dormir, il entendait un craquement singulier résonner dans la chambre, et il croyait voir passer, puis disparaître, une lueur rougeâtre. Ayant concentré son attention pour écouter et mieux voir, il distingua enfin ces paroles murmurées sourdement : « Elle est à toi à présent, — tu as le trésor, — tu as le trésor, — tu peux commander à l’esprit ; — elle t’appartient ! » Andrès éprouva en même temps comme une révélation mystérieuse d’une puissance et d’un bonheur particuliers ; mais lorsque l’aurore vint dissiper les ténèbres, il redevint maître de lui, et, selon son ancienne habitude, il pria, avec ferveur et conviction, le Seigneur d’éclairer son âme. Après avoir prié, Andrès se dit : « Je sais ce qu’il me reste à faire, dans l’intérêt de mon salut, pour chasser le tentateur et bannir l’esprit de péché de ma maison ! » Alors, il chercha la cassette de Trabacchio, et alla la jeter sans l’ouvrir dans un ravin profond. Depuis, Andrès jouit d’une vieillesse tranquille et sereine, qu’aucune puissance maligne ne put troubler.




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