Illyrine/2/Lettre 4

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(2p. 17-28).


LETTRE IV.

Julie à son frère.


J’ai lu ta lettre, ami bien tendre, avec de l’intérêt ; je te félicite sur ta nouvelle amante : tu es bien heureux ! car elle est belle et tendre… Dis-lui que je l’ai tout de suite reconnue, que je la recevrai avec bien du plaisir ; que j’ai bien profité de ses leçons ; que quelquefois elles me sont encore utiles, malgré un époux et un amant : car ce dernier fait de si longues absences ; et le premier n’est qu’un zéro.

Tu veux savoir quelle fût ma réception ? je vais tout t’avouer. J’arrivai chez moi vers les quatre heures du soir ; les chevaux firent du bruit. Mon amant aux aguets n’attendait sûrement que ce signal ; car à peine étais-je dans ma chambre à coucher pour changer de vêtemens, qu’il parut. Il voulut me peindre tous ses transports : je le repoussai ; et se plaignant amèrement : — Julie ! quoi ! tu ne m’aimes plus ? Je ne sais pas mentir ; je ne pus lui confirmer une telle fausseté ; et le regardant d’un air souriant ; — Où prenez-vous, s’il vous plaît, que je ne vous aime plus ? — Vous ne voulez pas me le prouver, Julie ; il y a si long-tems !… si long-tems !….. ô ma Julie ? Puis, essayant de nouveau… — Arrêtez, lui dis-je : pour vous avoir prouvé toute ma tendresse, et toute ma faiblesse ; on n’est pas tout-à-fait sans principes : ce lit nuptial, cette chambre à coucher maritale, ne seront jamais souillés — Eh bien, Julie ! ce joli petit salon, qui représente plutôt un boudoir qu’un salon, je parie que votre mari n’en a jamais fait l’inauguration, avec vous, s’entend ?… Je demeurai incertaine sur ma réponse ; mais bientôt d’un bras vigoureux il m’enleva comme une plume, et me déposa sur la voluptueuse ottomane de ce boudoir : je fais encore quelque faible résistance. Que les hommes sont souples, lorsqu’ils désirent ! Il obtient de nouveaux témoignages de ma tendresse ! je partage son délire ! Puis, le regardant tendrement :

— Mon ami, qu’il me serait doux de te posséder le reste de la soirée ! mais nous ne sommes point ici à H. F…. : je trembles qu’il n’arrive ; que deviendrais-je, s’il te trouvait ici ? Vas, mon ami, vas, il m’en coûte plus que tu ne penses de t’éloigner de moi ; demain nous nous verrons chez madame V… ; je te dirai ce qui se sera passé. Adieu, ame de ma vie ! Il s’éloigne rapidement, il est échappé, il a disparu ! J’étais encore abîmée sous le poids des voluptés, penchée négligemment sur cette ottomane, lorsque mon époux se présenta ; il était monté sans bruit : je reste immobile d’étonnement à sa vue. Tu sais qu’il a la voix très-forte : me regardant avec un air terrible…

— Eh bien, madame, m’avez-vous assez déshonoré ? croyez-vous que votre lâche séducteur, vous et moi, survivront à l’infamie dont vous m’avez couvert ? répondez, madame !

Cet homme-là était trop convaincu, pour que je pusse nier. Puis, les mensonges sont de si petits moyens !…

Tout-à-coup reprenant de l’énergie… — Eh, monsieur ! de quoi vous plaignez-vous ? je fus un bien que vous possédâtes long-tems sans en connaître le prix ; vous me négligeâtes totalement ; vous me préférâtes de viles créatures : un être sensible a cherché à me consoler de vos mépris, et vous avez encore l’injustice de traiter cela de crime. Allez, monsieur, je vais me retirer dans un couvent ; la dot modique que vous avez reçue suffira pour payer ma pension : ma fille restera à ma famille. Adieu ; il ne me reste plus qu’à vous oublier. Un ruisseau de larmes m’inondait : je veux me retirer, il m’arrête. — Non, madame, ce n’est pas votre dernier mot. Encore un instant. J’étais dans un assez galant négligé. Qui ne sait pas combien les larmes et le désespoir embellissent une femme ! Mon époux vaincu par ce nouveau charme… — Arrêtez, mon amie, je sens que je vous aime encore ; que je ne puis penser à l’idée de vous perdre pour jamais. Vous êtes sensible, votre cœur fut séduit, mais il n’est pas corrompu : et il voulut me donner une preuve des nouveaux sentimens que je venais de lui inspirer… — Arrêtez, à votre tour : je n’ai point voulu souiller votre couche nuptiale ; mais vous, ne profanez pas non plus cette ottomane ; j’y ai rendu heureux M. Q…te : il n’a pas démérité dans mon opinion. Croyez-vous que parce que je n’ai pas été unie avec lui par un prêtre, que j’en crois moins mes liens sacrés ? Jusqu’à ce que lui-même, comme vous, les rompe ? Je les crois ceux de l’honneur. Je ne vous eus jamais manqué la première ; mais vous l’avez tant de fois réitéré ! j’en fus tellement offensée ! J’ai besoin d’aimer ; et je me suis attachée lorsque j’en ai cru l’objet digne. Voici le langage que je tiendrais à toute la terre qui oserait me condamner. Vous-même, monsieur, vous-même, oseriez-vous prononcer ? Le ton, la chaleur de ce discours énergique, le pénétra jusqu’aux larmes : il me pressa de nouveau de me rendre à ses desirs. — Non, non, je ne vous appartiens plus ! — Cruelle ! c’en est trop. Mais persuadé de ne rien obtenir dans ce boudoir, il m’emporta dans ma chambre à coucher de la même manière que mon amant m’avait transportée dans le boudoir.

Ô ! quelle bisarrerie de la nature ! Oui, ce moment fut un des plus doux que j’aie ressenti avec mon mari, et qu’il ait goûté avec moi depuis notre hymen. Enfin, il porta l’excès au point, que dans ce moment où l’on est éperdus, il me disait : — Penses-tu que c’est lui !… Ciel ! je ne fus jamais si heureux ! délicieuse infidélité !…

Nous descendîmes ensemble les meilleurs amis que nous fûmes jamais. Fanny qui l’avait vu monter rouge de colère, ne sut à quoi attribuer un changement si innattendu ; elle avait sûrement déjà calculé sur cette rupture pour rétablir son crédit sur les débris de ma disgrace ; sa figure était altérée de se voir ainsi déchue au plus beau moment de ses espérances ; car tu penses bien que depuis que nous sommes en rivalité, comme nous nous haïssons bien cordialement.

Il était fort tard ; elle vint annoncer que le souper était servi : elle surprit mon mari qui me prenait un baiser, comme aurait pu faire un amant timide. Je l’entendis en passant dans la salle à manger, qui disait à l’Espérance : « oh ! pardi, mon maître est un homme sur lequel on ne peut jamais compter : elle en fera toujours tout ce qu’elle voudra ; par ma foi, je crois qu’il en est redevenu amoureux. » Nous soupâmes gaiement ; nous étions aux petits soins l’un pour l’autre : il dit à Fanny ; « Montez mon bonnet de nuit et mes pantoufles chez madame ; j’y couche cette nuit » : en obéissant à son maître, la figure de la soubrette se décomposa.

Après mille autres douceurs de part et d’autre, il fut à ses affaires ; moi, je restai réfléchissant sur la bisarrerie d’un tel être. L’après-dîner, je fus chez madame V…, où mon amant devait se rendre ; je lui contai, à-peu-près, tout ceci. — Rien ne m’étonne d’un tel homme ; mais rien non plus ne me rassure ; j’aimerais mieux que tu ne lui eusse rien avoué ; mais c’est fait : profitons de la tournure que cela a pris : j’irai chez toi à l’issue du dîner. Il vint, mon mari était dans mon appartement : nous rougîmes tous trois à l’aspect l’un de l’autre : mon mari se remit le premier ; il lui fit un accueil assez honnête. Après un petit quart-d’heure de conversation, il dit : — Madame, vous savez que je soupe en ville ; si monsieur veut vous tenir compagnie, sonnez et commandez à souper.

— Monsieur, voulez-vous me faire l’honneur de souper avec moi ; je suis veuve : c’est gagner les indulgences, lui dis-je en rougissant ; Madame, vous êtes bien bonne, j’accepterai d’autant mieux, que mes parens sont à la campagne, et que j’ai besoin demain de bonne heure en ville. Je sonnai Fanny, je lui ordonnai le souper devant mon mari : cette fille ne savait plus à quelle sauce manger le poisson. Mon mari lui dit en sortant qu’il ne reviendrait pas le lendemain avant midi ; qu’il passait la nuit en loge maçonnique ; et il nous quitta.

Jamais je n’ai vu un homme plus étonné que mon amant. — Tout ceci n’est pas naturel, ma chère amie ; je connais le monde ; je n’ai jamais rencontré une telle bisarrerie ; mais profitons-en. Nous passâmes une soirée agréable, et une nuit plus heureuse encore, après avoir barricadé notre appartement : remarquez que j’ai mis moi même des draps au lit de la chambre d’ami, pour ne jamais enfreindre la loi que je m’étais faite.

Le lendemain, mon amant me quitta pour se rendre à son déparlement à L … Il doit revenir samedi coucher à S…, et y passer la journée du dimanche franc.

Si la charmante Lise veut voir et l’amant et l’époux, il faut que vous veniez coucher chez moi ; arrangez vos petites affaires pour cela. Puis, il y a un charmant bal champêtre au cours.

Sitôt que je fus habillée, il me vint en tête, pour témoigner ma gratitude à mon mari, et aussi me venger de Fanny, d’aller chez la petite marchande de modes, la prier de venir chez moi me faire des chapeaux, etc. Je n’ai jamais vu de ma vie une figure aussi embarrassée ; mais je sus bientôt la remettre, en louant son talent, et ce que savent dire les gens qui ont l’usage du monde.

Arrivée chez moi, j’ordonne à Fanny de lui disposer l’appartement d’ami. Oh ! c’est pour le coup que j’ai joui de la rage sourde de ladite Fanny. Mon mari rentra pour dîner ; il vit trois couverts. — Est-ce que M. Q…te dîne ici, Fanny ? — Non, monsieur, c’est Mlle. M… — Tu badines. — Pour ça, elle est en haut avec madame qui en raffole ; pardi, elle lui fait des chapeaux ; tout le monde n’a pas ce talent là. — Toujours de la jalousie ! Il monte. — Bonjour, mon amour ! il m’embrasse ; puis, il adressa un mot d’honnêteté à la petite, dont le minois prit mille couleurs ; véritablement, elle devint tout-à-fait jolie : mon mari ne sut comment reconnaître ce trait généreux ; mais bientôt l’habitude le fatigua de la petite, et honnêtement, il l’expulsa. Comme c’était vraiment une excellente enfant, je lui fis plusieurs cadeaux, et nous nous quittâmes, elle beaucoup plus contente de moi que de mon mari.

Mais voici un in-folio. Adieu, mes amis, en m’écrivant, ne me parlez que de vous ; comme je ne vous parle que de moi ; je vous embrasse bien tendrement : faites-en autant à ceux qui vous entourent et qui m’aiment.

Je dois te dire que Lise, ce nom que tu ne connais peut-être pas à ton amante, était celui qu’elle avait pris avec moi dans ses lettres, de crainte que mon père ne les décachetât : par ce nom de convenance, cela le dépaysait. Ajoute encore qu’elle portait la prudence jusqu’à faire mettre ses lettres à une autre poste que le lieu qu’elle habitait. Lise, ce nom lui était précieux ; c’est celui que lui donna M. de… ce jeune officier qui eut ses prémices, et qui était assez adroit pour passer dans l’appartement où étaient couchés ses père et mère, pour parvenir au sien. Je sais que le nom de Lise lui fut toujours cher, surtout d’après ce couplet qu’il laissa sur sa toilette un jour qu’il s’était un peu oublié :

    Lise déjà je vois le jour,
    Heureuse nuit, tu passes vite.

Mais, adieu pour la dernière fois ; baise bien ma Clarisse qui t’aime tant ; ne manque pas de venir samedi ; à jamais ton amie,


Julie.