Illyrine/3/Lettre 111

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(3p. 24-29).



LETTRE CXI.

Julie à Lise.


C’est encore de la capitale que je t’écris ; car que t’aurais-je dit de S… où je fus passer un mois : je n’ai vu personne, monsieur m’a toujours boudé jusqu’à la veille de mon départ, que Fanny lui aura sans doute appris, me voyant faire une malle : alors quittant sa noire encolure, il fut aimable : tu sais qu’il n’a qu’à vouloir, pour l’être. À dîner, me dit des choses jolies : j’y répondis ; car sitôt qu’il me fait des avances, je suis aussi faible avec lui qu’avec mon amant : cependant, j’apportai de la réserve ; car je craignais qu’il voulût se raccommoder avec moi pour m’empêcher de partir ; et tout étant prêt, cela m’eût fort contrariée : à souper, il fit tant, qu’il obtint la permission de passer la nuit avec moi, après, seulement la promesse qu’il me laisserait partir le lendemain par la diligence, et nous passâmes la nuit très-amicalement. Pourquoi t’y prends tu si tard ? il ne manque pas de bonnes excuses à me donner. Étant dans mon lit, il sourit avec un air de persifflage. C’est moi, dit-il, qui, aujourd’hui, suis le rival de Q…te : après nous causâmes tranquillement, amicalement. Le matin, je craignais de sa part quelque objection à mon départ ; aucune. Me voici emballée dans la diligence : nous descendons pour déjeûner à V… J’éprouvai un petit mal aise ; au dîner il augmenta ; je crus que c’était la voiture, je me raffraichis. Le soir augmentait encore, toujours accusant la voiture, je ne m’appésantit pas davantage sur les suites de ces petites fatigues : cependant, lorsque je réfléchissais à l’air gogueniard du perfide en nommant son rival : enfin j’arrive à Paris ; j’attends Barthelemi, il ne vient pas ; un commandant de bataillon, qui avait fait la route avec nous, et qui de moi avait eu des soins innouis, me dit : — madame, vous attendez quelqu’un ? je ne vous laisserai pas seule que la personne ne soit venue. Je me défendis, il insiste ; une heure se passe. — Voulez-vous, madame, que je vous conduise à votre destination ? il n’y avait personne des voyageurs, celui ci était totalement étranger, que risquai-je ? je me fis conduire à la porte de M. Q…te l’officier descendit pour me donner la main. — Je ne m’éloignerai pas, madame, que je ne sois sûr que vous ayez trouvé votre parent, ou au moins son domestique ; il monte avec moi, nous avons beau frapper, sonner, ni maître, ni valet. Mon conducteur me dit : — Voici un crayon, laissez un mot que vous êtes à tel hôtel, telle rue ; je vais vous conduire chez moi jusqu’à ce que l’on vienne vous chercher. Belle dame, si on ne vient que demain, ne soyez pas inquiette j’aurai bien soin de vous.

Je vais chez lui ; c’était assez loin, près la chaussée d’Antin. À dix heures, le monsieur crut bien que je lui restais pour cette nuit ; il fit venir à souper : il avait déjà, en militaire entreprenant, cherché à m’adresser ses hommages ; mais outre que j’étais très-inquiette de la négligence mon amant, et que j’avais beaucoup de mal-aise, j’avais aussi beaucoup d’humeur. Nous nous mîmes à table, et avions à moitié soupé lorsque l’on arracha la sonnette ; c’était le domestique qui venait me dire que son maître m’attendait en bas dans une voiture ; je remerciai mon hôte, qui me fit promettre que j’irais déjeûner avec lui le jour suivant. Je trouve mon amant tout épouffé de cette avanture ; il se rejetta sur son domestique, et son domestique sur lui de ce qui-proquo.

Nous rentrâmes et nous nous couchâmes ; le plaisir de me trouver avec lui eut bientôt dissipé mes allarmes. J’étais confondue ; je ne savais à quoi attribuer ce cruel incident. Dans ma lettre de la surveille je lui avais assuré que mon mari n’avait pas cessé de me bouder, et cela était vrai, et je m’étais signée sa fidèle Lili. Au bout de deux ou trois jours, des symptômes parurent chez moi ; je fus trouver un homme de l’art à qui je contai l’avanture ; il me donna des palliatifs : comme vis-à-vis de mon amant, le mal était déjà fait, que les mêmes symptômes s’appercevaient alors à tous deux, nous nous traitâmes de compagnie ; heureusement, ce fut très peu de chose. Mou mari prit occasion de m’écrire pour me charger d’une commission peu importante, et me demanda avec tant d’emphase des nouvelles de ma santé, que je ne pus pas douter que c’était lui qui m’avait fait ce cruel présent. Mon amie, je crois qu’il n’y a pas deux êtres qui se haïssent autant que ces deux personnages là ; et moi, j’ai le malheur d’aimer l’un, et d’adorer l’autre. Eh bien ! comment trouves-tu cette gentillesse de mon mari ?

J’ai vu madame de P… ; c’est une jolie petite miniature très-aimable, beaucoup d’esprit et d’enjouement ; je la crois un peu rouée. Ô bon Dieu ! comme elle vous mène Q…te ! Que ce n’est pas là la toute douce et bonne Lili ! Son amant est un jeune homme de bonne famille, qui est capitaine de bataillon en garnison à la F. M… Il loge chez elle : ainsi c’est très-commode. Comme elle ne comptait pas beaucoup sur Q…te, elle l’eut bientôt oublié dans les bras du capitaine, qui a une très-jolie tournure et l’œil fort beau ; nous nous voyons souvent ; mais nous ne sommes pas encore en très-grande confidence : son amant ou le mien étant toujours avec nous ; mais il y a à présumer que nous deviendrons amies.

Je compte dans quinze jours retourner vers mon perfide ; mais depuis ce voyage, nous n’avons presque encore cueillé que des épines ; il faut au moins faire la récolte des roses. Adieu ; je t’embrasse.

Ta Julie.