Images de la vie/05

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Chez l'auteur (p. 24-29).

LE MANTEAU VERT


En visitant le grand magasin à rayons où elle allait souvent passer une heure l’après-midi, Mme  Demers aperçut un manteau d’automne en drap vert avec collet d’écureuil qui lui plut beaucoup. Incontinent, elle l’acheta. Et le samedi suivant, elle l’endossa lorsqu’elle partit en automobile avec son mari pour aller passer la fin de semaine à Laval-sur-le-Lac. Or, le dimanche, rencontrant au club de golf son amie Mme  Paiement : Comment trouves-tu mon manteau ? demanda-t-elle.

L’autre l’examina un moment.

— C’est un beau manteau, mais il me semble qu’il ne convient pas à ton teint. Moi, à ta place, je l’aurais pris gris ou beige.

— C’est ton avis ?

— Moi, je t’exprime mon goût, mais les goûts, tu sais…

« Bien certain que c’est le dépit qui la fait parler ainsi parce que ça fait trois ans qu’elle porte le même manteau gris », se dit en elle-même Mme  Demers.

Mais néanmoins, la simple remarque de son amie lui avait gâté son manteau. Il ne lui plaisait plus. À quelques semaines de là, sa servante Ernestine lui demanda une journée de congé pour assister au mariage de sa sœur. Comme la fille était sur le point de sortir, Mme  Demers remarquant le pauvre vêtement qu’elle avait sur le dos lui dit :

— Écoutez, Ernestine, il me semble que vous n’êtes pas tout à fait mise pour assister à des noces. Si la chose vous convenait, je vous prêterais mon manteau vert.

— Vous êtes bien bonne, madame, répondit Ernestine, et j’accepte avec plaisir.

Et la bonne s’en alla au mariage de sa sœur enveloppée de l’élégant manteau vert. À son retour, le lendemain, elle le rendit à sa maîtresse, la remerciant chaleureusement, lui disant que sa toilette avait été fort admirée et lui avait valu des compliments.

— Alors, s’il vous plaît, vous pouvez le garder. Je vous le donne, déclara Mme  Demers qui avait comme ça de soudains élans de générosité.

Et le manteau vert à collet d’écureuil entra dans la garde-robe de la servante.

Deux mois plus tard, Ernestine se trouva un emploi beaucoup plus avantageux que celui qu’elle occupait et annonça qu’elle s’en allait. Mme  Demers se trouva mécontente parce que cela dérangeait ses habitudes. Puis, un jour, rangeant ses robes, elle songea au manteau vert et oubliant qu’elle en avait fait cadeau à son ancienne bonne, le chercha et ne le trouva pas.

— Je gage que c’est Ernestine qui l’a emporté en s’en allant, se dit-elle. Je le lui avais prêté et elle l’a gardé.

— C’est ennuyeux, déclara-t-elle le soir à son mari en soupant. J’avais prêté mon manteau vert à Ernestine et elle est partie avec. Tu vas aller le lui réclamer. Tu sais, c’est un manteau qui m’a coûté vingt-huit piastres. Il est tout neuf et je ne peux pas le jeter comme une vieille paire de bas.

Le mari n’était guère enthousiaste, n’aimant pas à se charger de ce genre de commissions.

— Si tu lui téléphonais, suggéra-t-il.

— Non, non. Il faut que ce soit un homme qui s’occupe de la chose. D’abord, moi je ne veux pas lui parler. Ce serait comme si je lui demandais une faveur. Va la voir et reviens avec mon manteau.

Mais lorsque M. Demers réclama le manteau prêté par sa femme, Ernestine éclata :

— Me prenez-vous pour une voleuse ? Croyez-vous que je serais partie avec des effets qui ne m’appartiennent pas ! Ça fait quatre ans que je travaille comme servante et personne ne peut dire que j’ai seulement pris un mouchoir. Encore moins un manteau. Je l’ai cependant, mais madame me l’a donné et sans que je le lui demande.

— Écoutez, Ernestine, fit M. Demers ennuyé par ce flot de paroles, ma femme m’a dit qu’elle vous a prêté ce manteau et elle m’a chargé de venir le chercher. Je veux le manteau.

— Oh ! madame est de celles qui donnent et reprennent ensuite. J’ai eu d’ailleurs l’occasion de remarquer qu’elle a la mémoire courte. Dans tous les cas, je vais vous le remettre le manteau mais c’est un cadeau que je lui fais à votre femme, car il m’appartient.

Et le mari rapporta le manteau à la maison.

Comme le jour de l’an approchait, Mme  Demers se demandait ce qu’elle offrirait bien à sa sœur Cora, sténographe dans un bureau d’avocat. Alors, comme ça, elle songea au manteau vert. « Oui, c’est ça. Ça fera un joli cadeau, un cadeau utile. »

Donc quelques jours avant le premier janvier, elle donna le manteau à sa sœur Cora. Mais celle-ci qui n’aimait pas le vert, enleva le collet d’écureuil et le posa sur un manteau beige qu’elle avait. La première fois que Mme  Demers aperçut le collet sur l’autre vêtement, elle ne dit rien, mais elle ne pouvait accepter la chose et lorsqu’elle revit de nouveau sa sœur avec son manteau beige et le collet d’écureuil :

— Si tu ne portes pas le manteau que je t’ai donné, s’il ne te plaît pas, tu pourrais me le rendre, déclara-t-elle. Je pourrais m’en servir moi-même.

— C’est ça. Je te le rapporterai, fit l’autre sèchement.

Une fois de plus Mme  Demers se retrouva en possession du manteau vert.

Comme l’on était maintenant rendu au mois de mai, Mme  Demers voulut aller passer la prochaine fin de semaine dans les Laurentides et elle invita Mme  Florence Dussault, jeune veuve de ses amies à l’accompagner.

— Ça me tente bien, mais je vais te dire, je n’ai pas de vêtement pour la saison. Tout l’hiver, j’ai porté mon manteau de fourrures et c’est à peu près tout ce que j’ai de convenable. J’en ai un vieux en drap, mais il n’est guère présentable. Tu sais, quand on travaille, quand on gagne sa vie, l’argent s’en va vite et il nous manque souvent quelque chose. Mais ça me tente vraiment d’aller avec vous autres…

— Oui, bien, j’en ai un manteau pour toi. Un beau manteau que je n’ai pas porté une demi douzaine de fois. Tiens, viens donc l’essayer ce soir.

Le vêtement allait à la perfection.

— On dirait qu’il a été fait pour moi, déclara Mme  Dussault en se regardant dans la grande glace dans la chambre de son amie.

— Il te plaît ? Alors, je te le donne, fit spontanément Mme  Demers prise d’un nouvel accès de générosité.

Et chaleureusement, la jeune veuve embrassa son amie en lui disant merci.

L’on partit donc le samedi midi pour les Laurentides. À l’hôtel, le ménage Demers et Mme  Dussault occupaient des chambres voisines séparées par une mince cloison en bois. Or, en se dévêtant le soir pour se coucher, Mme  Demers se tournant vers son mari qui passait son pyjama, remarqua :

— Tu sais, j’ai donné le manteau vert à Florence. Ça lui a fait bien plaisir.

— J’espère que tu le lui as donné pour de bon parce que je n’ai pas l’intention d’aller le lui réclamer comme j’ai dû faire lorsque tu l’avais donné à la servante, répondit M. Demers un peu agacé.

Ce fut là le commencement d’une scène comme il s’en produisait souvent dans le ménage Demers.

La jeune veuve qui était de l’autre côté de la cloison en entendit de belles et fut fort édifiée. Elle fut tellement humiliée cependant d’apprendre que son amie lui avait donné un manteau dont elle avait une première fois fait cadeau à sa servante que, de retour à la ville, elle retourna le vêtement sans donner aucune explication. L’autre toutefois se rendit compte de ses motifs et de sa manière d’agir.

Alors, cette semaine-là, comme la femme de peine qui faisait son ménage chaque samedi était à la maison et se répandait en doléances sur la misère qu’elle éprouvait à joindre les deux bouts, à payer le logement, la nourriture et le vêtement pour elle-même et sa fille, Mme  Demers s’informa :

— Quel âge a-t-elle votre fille ?

— Quatorze ans, madame, mais elle est bien prise, grande et grosse comme une femme.

— Oui, hé bien, je vais vous donner un manteau pour elle. Il est presque neuf et, avec du soin, il pourra lui durer une couple d’années.

Alors, le soir, à la maison :

Mme  Demers m’a donné un manteau pour toi, déclara la femme de peine à sa fille, en déficelant le colis.

La fillette de quatorze ans, prit le manteau du bout des doigts comme s’il eut été d’une saleté repoussante ou rempli de vermine et le regarda avec dédain.

— Je n’ai pas besoin de ses vieilleries, déclara-t-elle d’un ton méprisant. Elle se débarrasse de ses guenilles en nous les envoyant, mais on ne lui a rien demandé, hein ?

Alors prenant le manteau vert, elle le lança dans un réduit obscur sous l’escalier, avec d’autres vieilles hardes données par des âmes charitables. Et la mère le retira de là à l’automne, tout mangé par les mites.