Images de la vie/08

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Chez l'auteur (p. 34-36).

LES CROIX DE BOIS


Depuis quelques jours, peut-être des semaines, j’étais malade, consumé par la fièvre. Quotidiennement, le médecin venait me voir, tâtait mon pouls, m’enfonçait son thermomètre dans la bouche comme il aurait obligeamment poussé une cigarette entre les dents d’un manchot. Puis, avec un regard de complicité vers ma femme, il déclarait que mon état s’améliorait. Je feignais, de le croire, mais je n’étais pas dupe. Ensuite, ma compagne me faisait prendre des remèdes désagréables, amers, mais malgré cela, je ne guérissais pas. Je me sentais faible, le corps brûlant et très malheureux. Je posais des questions qui faisaient sourire ou attristaient ma femme. Même, à une couple de reprises, je la vis pleurer. La chambre où je me trouvais avec sa collection de fioles de la pharmacie rangées sur le bureau me fatiguait, m’écœurait. J’aurais voulu m’évader, aller ailleurs. Et comme il arrive parfois à certains malades, je désirai revoir la vieille maison paternelle, en campagne, la maison où j’avais grandi et où s’était écoulée ma jeunesse. Avec énergie, je demandai à y être conduit. C’est là que je guérirais, déclarais-je, car, si je restais ici où je suis, je mourrais. L’idée était absurde, je le reconnais aujourd’hui. Naturellement, on m’opposa toutes sortes de prétextes pour refuser, mais j’insistai tellement qu’à bout d’excuses et de raisonnements, ma femme consentit à se rendre à ce caprice de malade. Un taxi vint donc me chercher. C’était l’hiver et la campagne était toute couverte de neige. L’on était à la fin de l’après-midi et l’aspect du paysage était loin d’être réjouissant. Il était attristant au possible. De la neige et de la neige. Des maisons couvertes de neige et de grands arbres noirs et nus qui semblaient souffrir du froid. Mais j’approchais de la vieille maison paternelle maintenant habitée par mon frère aîné qui l’avait reçue comme son patrimoine. En imagination, je revoyais la chambre où j’avais dormi autrefois pendant des années. Il me semblait que je trouverais là une atmosphère favorable, réconfortante, et que j’y obtiendrais la guérison en peu de jours. Enfin, nous arrivâmes. Lorsque ma compagne et le chauffeur qui me supportaient chacun par un bras m’eurent traîné jusqu’à la porte, j’aperçus de l’autre côté de la route, en face de la vieille demeure ancestrale, un champ planté de croix de bois, des croix toutes semblables, d’humbles et simples croix de bois pour des pauvres gens. Cela paraissait un cimetière, mais un cimetière particulier, spécial, un cimetière abandonné, d’une désolation infinie, envahi par les ronces et les mauvaises herbes dont les hautes et minces tiges, plus hautes même que les croix, dominaient l’étendue de neige blême, livide, qui inspirait des idées lugubres.

« Non, je ne voudrais pas être enterré là, me dis-je à moi-même avec un frisson d’horreur. »

Et mon esprit se mit à vagabonder. Peut-être une terrible épidémie avait-elle passé sur la région et décimé ses habitants. Probablement que dans une affolante panique, les parents des défunts avaient enfoui à la hâte leurs morts dans un trou à peine profond comme une auge et avaient précipitamment jeté quelques pelletées de terre sur les caisses en bois brut renfermant les cadavres des victimes du mortel fléau, craignant que le mal impitoyable ne les terrasse, ne les foudroie à leur tour. Oui, ce devait être cela. Une épidémie avait jeté le deuil et le désespoir dans tout le pays. Une épidémie de choléra ou de fièvre noire. Les gens étaient morts par centaines. On avait jeté les cadavres dans des tombereaux et on les avait conduits en vitesse au cimetière d’occasion. À cette idée, j’étais saisi d’horreur. Plus tard, les parents des victimes s’étaient entendus et avaient posé dans ce champ de petites croix de bois, toutes uniformes, pas même peintes, sans un nom. Par la suite, le cimetière laissé sans aucun soin avait été envahi par les ronces et les mauvaises herbes. À le voir ainsi, on aurait dit que c’était un coin maudit.

Je rêvais à cette calamité et mon esprit en proie à la fièvre faisait voyager mon imagination. Peut-être ce cimetière était-il la dernière demeure des condamnés à mort, de ceux qui avaient été des criminels, des assassins, qui avaient été pendus, dont personne ne voulait plus se souvenir, qui avaient été complètement oubliés. Par un reste de charité, on avait planté sur leur fosse des croix anonymes. Probablement que c’était cela.

Dans la maison, on me coucha dans la chambre que j’occupais jadis. Mais les vieux meubles familiers avaient été changés, remplacés par d’autres, presque neufs, et le papier peint sur les murs était différent lui aussi. Je ne reconnaissais pas la vieille demeure des ancêtres. Le voyage avait dû me fatiguer et je me sentais mal. Comme en rêve, je revoyais le champ de croix de bois dans le cimetière envahi par les ronces et les mauvaises herbes dont on apercevait les longues et minces tiges sèches dans la neige livide et blême. Cette vision hantait mon imagination, la troublait. Franchement, j’étais mal, très mal. J’eus un sommeil fort agité cette nuit là.

Le lendemain, comme je paraissais plus mal encore que la veille et que ma compagne était très inquiète, mon frère attela son cheval sur sa vieille carriole et alla chercher le médecin.

« Son pouls est mauvais et son corps est brûlant », déclara-t-il. L’on me fit avaler des remèdes acres et amers.

— Dites-moi donc, docteur, qu’est-ce que c’est que ces croix ? Pour qui sont-elles ? demandai-je, en indiquant de la main le champ en face de la maison, de l’autre côté de la route.

— Ça, c’est une pièce de terre plantée de framboisiers, et les croix que vous voyez sont les tuteurs, les soutiens pour les tiges, répondit le médecin d’un ton indulgent, plein de condescendance, pendant qu’un mince sourire apparaissait sur sa figure.

Mais vous pensez bien que le malade brûlé de fièvre que j’étais ne le crut pas.